Projet de loi sur le Jour de l’émancipation
Deuxième lecture—Suite du débat
22 novembre 2018
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Honorables sénateurs, je prends aussi la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi S-255 et remercier la sénatrice Bernard d’avoir présenté cette importante mesure législative visant à proclamer le Jour de l’émancipation et à commémorer l’abolition de l’esclavage au Canada.
Comme pour d’autres aspects de la discrimination fondée sur la race, qui occupe une place dans l’histoire du Canada, la majorité d’entre nous en savent trop peu sur l’époque où se faisait l’esclavage des membres des peuples autochtones et des peuples d’origine africaine dans notre pays.
Nous savons, puisque nous en avons parlé pendant l’interpellation de la sénatrice Bernard sur le racisme anti-Noirs, que le Canada, comme son voisin du Sud, a utilisé de la main-d’œuvre non payée et qui n’était pas là de son plein gré pour construire des infrastructures et permettre aux colons venus d’Europe d’amasser de la richesse.
En 1792, 6 des 16 législateurs élus du Haut-Canada et 6 de ses 9 représentants nommés possédaient des Autochtones et des Noirs.
J’aimerais raconter l’histoire d’une personne dont nous devrions tous connaître le nom, Marie-Joseph Angélique, qui est née à Madère, au Portugal, vers 1705. Malheureusement, nous savons peu de choses sur les 20 premières années de sa vie. Nous savons qu’Angélique était une esclave qui a été vendue pour la première fois alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Elle a été emmenée à Montréal pour travailler en tant qu’esclave domestique dans la résidence de François Poulin de Francheville et Thérèse de Couagne.
Pendant qu’elle était esclave, Angélique a accouché de trois enfants dont aucun n’a survécu à la petite enfance. Certains chercheurs pensent qu’on attendait des femmes esclaves comme Angélique qu’elles produisent des enfants avec un esclave pour donner d’autres ouvriers à leur propriétaire.
En 1733, Angélique a commencé à faire valoir son droit à la liberté. Elle a demandé à madame de Francheville de l’affranchir, mais a essuyé un refus. Évidemment contrariée, elle aurait alors proféré des menaces de mort à l’endroit de madame de Francheville, en plus d’invectiver d’autres personnes.
Que cela soit véridique ou non, Angélique a clairement refusé de garder le silence. Quand madame de Francheville a pris des arrangements pour la vendre, elle a planifié son évasion, dans le but de retourner chez elle au Portugal. Lors de sa fuite, Angélique aurait mis le feu à son lit avant de se mettre à la recherche d’un bateau en partance pour l’Europe. Capturée peu après, emprisonnée, puis remise à sa propriétaire, elle a toutefois continué d’affirmer son désir de liberté.
L’année suivante, en 1734, Angélique a été accusée d’avoir incendié une grande partie de Montréal. Bien qu’elle ait nié avoir allumé ce feu, elle a été présumée coupable et condamnée à mort. En tant que femme et esclave, pauvre, noire et considérée comme une étrangère, elle n’avait aucun droit au Canada. Elle était toujours esclave lorsqu’elle est décédée sur le sol canadien.
L’esclavage a été légal au Canada pendant plus de 200 ans. Pendant plus de 200 ans, des gens comme Angélique ont été capturés et forcés d’accomplir toutes sortes de tâches contre leur gré. Ils ont résisté, affirmé constamment leur humanité et insisté pour qu’elle soit reconnue, ce qui a finalement mené à l’abolition de l’esclavage.
Depuis l’émancipation, il y a 184 ans, les Canadiens noirs souffrent encore de diverses formes de racisme systémique anti-Noirs, qu’il s’agisse d’inégalités socioéconomiques, de discrimination active, d’omissions historiques ou de surreprésentation des Noirs parmi les personnes prises en charge par les systèmes de protection de l’enfance et les systèmes de justice pénale pour les jeunes et pour les adultes.
Les Canadiens noirs souffrent de racisme anti-Noirs à tous les échelons du système de justice pénale, qu’il s’agisse de profilage racial, de fichage, de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur, de l’imposition de la détention avant procès, de l’incarcération et des inégalités dans le processus de détermination de la peine. Le Canada ne peut pas continuer de faire fi des causes profondes de la marginalisation et de la criminalisation anti-Noirs. Si on ne parle pas des stéréotypes nuisibles et des autres effets du passé colonialiste du Canada qui sont encore présents, on ne peut que nuire davantage au progrès.
Dans son rapport de 2017, le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine des Nations Unies a souligné que le racisme systémique au sein du système de justice pénale a fait en sorte que les Canadiens noirs sont surreprésentés dans les prisons. Alors que les Noirs représentent 3 p. 100 de la population canadienne, ils comptent pour 8,6 p. 100 des détenus des pénitenciers fédéraux. De plus, de 2003 à 2013, le taux d’incarcération dans la population noire a augmenté de près de 90 p. 100. Une fois incarcérés, les Canadiens noirs sont régulièrement soumis à des conditions de détention plus difficiles. Par exemple, ils sont plus susceptibles d’être placés en isolement cellulaire ou de se voir imposer d’autres mesures d’isolement. En plus d’avoir des conséquences désastreuses pour la santé mentale et la santé physique, les pratiques d’isolement en milieu carcéral peuvent gravement limiter les possibilités des prisonniers en ce qui concerne l’accès à des programmes, l’éducation, les visites et la libération conditionnelle.
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Les ravages causés par le racisme anti-Noirs à l’intérieur du système de justice pénale sont trop souvent incalculables, que ce soit pour les prévenus eux-mêmes ou pour leur famille et l’ensemble de leur communauté. Je fais miennes les recommandations du groupe de travail de l’ONU au gouvernement du Canada:
Élaborer et mettre en œuvre une stratégie correctionnelle nationale pour traiter et corriger les taux disproportionnellement élevés d’Afro-Canadiens dans le système correctionnel [...]
Abolir la mise en isolement et la mise en isolement cellulaire et trouver des solutions de rechange à l’emprisonnement.
Dans l’ouvrage Policing Black Lives, Robyn Maynard traite de la racialisation de la criminalité au Canada. Elle constate que l’association entre Noirs et criminalité remonte à l’époque des esclaves fugitifs. Les Noirs qui voulaient recouvrer leur liberté étaient considérés comme la propriété de leur maître, et leurs tentatives d’évasion étaient traitées comme un acte criminel. Au Canada, le fait de vouloir échapper à l’esclavage est d’ailleurs le premier crime à avoir été reproché aux Noirs. L’association entre Noirs et criminalité a si bien pris racine dans l’esprit des Canadiens qu’elle se manifeste dans la discrimination dont nous sommes témoins encore aujourd’hui.
Plus tôt cette année, le Canada a franchi une étape importante vers la reconnaissance de son passé raciste. Le premier ministre Trudeau a officiellement reconnu la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine et il a été le premier premier ministre canadien en exercice à reconnaître les ravages causés par le racisme anti-Noirs au Canada. Le gouvernement doit maintenant donner suite en priorité aux recommandations du groupe de travail de l’ONU afin de tourner la page sur le passé esclavagiste du pays, de mettre fin au racisme systémique et de faire en sorte que les Canadiens d’ascendance africaine jouissent des mêmes chances de réussite que leurs concitoyens.
Nous devons aussi veiller à ce que les lieux comme le site de Saint-Armand, au Québec, qui est le seul cimetière connu de personnes nées et mortes en esclavage au Canada, soient clairement reconnus comme des sites historiques. Ce site et d’autres sites semblables risquent d’être perdus parce qu’ils ne sont pas reconnus par le gouvernement comme des lieux d’une grande importance historique pour les communautés noires du Canada.
Honorables collègues, j’espère que chacun d’entre nous aura envie de s’informer et d’informer son entourage sur l’histoire des Canadiens noirs et les séquelles de l’esclavage et du racisme anti-Noirs dans la société canadienne aujourd’hui.
Appuyons le projet de loi de la sénatrice Bernard visant à proclamer le Jour de l’émancipation et continuons de favoriser des solutions qui rendent justice aux communautés, plus particulièrement celles qui ont souffert de l’histoire du Canada en matière de discrimination raciale.
Merci, meegwetch et, pour Angélique, obrigado.