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Projet de loi sur la responsabilité judiciaire par la formation en matière de droit relatif aux agressions sexuelles

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

13 juin 2017


L’honorable Sénatrice Kim Pate :

Honorables sénateurs, j'interviens aujourd'hui pour continuer de parler du projet de loi C-337, Loi sur la responsabilité judiciaire par la formation en matière de droit relatif aux agressions sexuelles.

La semaine dernière, j'ai commencé mon discours en indiquant que je soutenais l'objectif du projet de loi, c'est-à-dire de mettre un terme à l'incapacité honteuse du système de justice pénale au chapitre de la violence faite aux femmes et aux enfants, plus particulièrement les victimes d'agressions sexuelles.

En ce qui concerne la formation obligatoire en matière de droit relatif aux agressions sexuelles pour les personnes qui veulent accéder à la magistrature proposée par le projet de loi C-337, j'ai parlé d'Angela Cardinal, une plaignante autochtone sans abri et marginalisée dans une affaire d'agression sexuelle. Le juge avait exigé qu'elle soit emprisonnée avec son agresseur, comme si elle aussi était accusée, pendant les cinq jours de son témoignage.

La façon dont Mme Cardinal a été traitée par le système judiciaire nous rappelle que la dynamique de la misogynie ciblée par cette formation comme un élément de la violence faite aux femmes est également entremêlée avec des éléments liés au racisme, au colonialisme, à l'appauvrissement et aux préjugés de classe.

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Lors des audiences du comité à l'autre endroit, l'Association des femmes autochtones du Canada a souligné les effets de l'intersectionnalité qui font que les femmes autochtones comme Mme Cardinal risquent trois fois plus que les autres femmes au Canada d'être victimes d'agression sexuelle au cours de leur vie.

Cette statistique a été confirmée la semaine dernière dans la nouvelle étude de Statistique Canada sur les femmes et le système de justice pénale. L'Association des femmes autochtones du Canada établit un lien entre les décisions et les commentaires des autorités judiciaires, mais aussi ceux d'autres personnes, dans les affaires d'agressions sexuelles et la pérennisation du racisme, du sexisme et de la croyance selon laquelle la vie des femmes autochtones n'a pas de valeur, ainsi qu'avec le nombre considérable de cas de violence qui a mené à l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

Le lien entre l'expérience vécue par les femmes autochtones dans le système pénal et les effets persistants du colonialisme dont parle l'Association des femmes autochtones du Canada a été exposé par la professeure Dalee Sambo Dorough, une spécialiste des droits de la personne internationaux et des droits de la personne chez les Autochtones. Dans son essai intitulé Le droit à l'autodétermination des peuples autochtones et autres droits concernant l'accès à la justice : cadre normatif, Mme Dorough cite la définition de l'accès à la justice que donne l'Alliance globale contre le trafic des femmes et qui dit qu'il consiste à lever non seulement les obstacles juridiques et financiers, mais aussi les obstacles sociaux comme l'intimidation exercée par les institutions juridiques et législatives

Les travaux de Mme Dorough nous permettent de percevoir, par l'entremise des stéréotypes blessants auxquels les femmes autochtones doivent faire face au sein du système de justice, une réalité où le colonialisme est perpétué et où les droits des femmes autochtones sont bafoués parce qu'on leur refuse le statut qui leur permettrait de revendiquer des droits.

En raison du témoignage de l'Association des femmes autochtones du Canada et de celui d'autres témoins, le comité de l'autre endroit a ajouté au projet de loi C-337 une exigence concernant le contexte social, ainsi que des formations sur le droit relatif aux agressions sexuelles. J'applaudis cette mesure qui permettra d'accroître la sensibilisation à la dynamique de l'intersectionnalité dans le contexte des agressions sexuelles et je souhaite que ces nouvelles dispositions soient étudiées de près afin de veiller à ce qu'elles soient efficaces et qu'elles tiennent compte de la façon dont le contexte politique et l'iniquité contribuent également au déni persistant des droits des femmes, et plus particulièrement des femmes autochtones.

Les mesures de formation juridique du projet de loi C-337 découlent du traitement des juges à l'égard des femmes et du besoin d'aborder et de contester les mythes misogynes. Les cas qui servent à illustrer le besoin pour de telles mesures continuent à se produire et son plus récents que les commentaires formulés par Robin Corbin en 2014 à l'égard des femmes autochtones, comme Angela Cardinal, ainsi que d'autres qui ont dû composer avec l'appauvrissement, l'itinérance et leur propre statut d'Autochtone.

Le projet de loi C-337 s'attaque aussi à une deuxième vague de mythes entourant la présomption que la capacité des juges à évaluer la crédibilité d'une personne et leur efficacité à rendre justice aux personnes qui ont subi une agression sexuelle va de soi, sans aucune formation. La professeure Elaine Craig, lors de son témoignage devant le comité de la Chambre des communes, a attiré l'attention sur le fait que, en dépit de l'indépendance du mécanisme qui sert à nommer les juges, nous devons tout de même choisir un juge parmi un bassin très restreint de personnes privilégiées. Le fait de devoir comprendre l'expérience des autres et de remettre en question nos propres hypothèses sur le sexe, la race et la classe est une tâche que beaucoup d'entre nous avons de la misère à exécuter jour après jour. Cela doit également être difficile pour les juges, même si la diversité au sein du groupe ne cesse de s'accroître. Comme trop de cas l'ont révélé, la condition préalable pour devenir juge, soit d'avoir 10 ans de service en tant qu'avocat œuvrant dans n'importe quel domaine du droit, ne veut pas nécessairement dire que ces compétences sont acquises.

Le projet de loi C-337 propose des formations obligatoires en matière d'agression sexuelle et de tout autre contexte connexe, et vise à s'assurer que les juges répondent aux normes élevées qui leur sont imposées en raison de leur position de gardiens du système judiciaire.

En plus d'imposer des formations en matière d'agression sexuelle aux juges, le deuxième objectif du projet de loi C-337 est d'accroître la transparence et la reddition de comptes en demandant que les décisions qui sont rendues dans tous les cas d'agression sexuelle entendus par un juge sans jury soient transcrites ou enregistrées dans le but de mettre en lumière les cas où les conclusions ont été faussées par des présomptions ou des stéréotypes sexistes et discriminatoires. Les exemples récents de cas très médiatisés de juges qui font preuve d'une conduite ou d'un raisonnement discriminatoire et problématique dans des cas d'agression sexuelle comprennent notamment le fait de demander à une femme pourquoi elle n'a pas tout simplement « fermé les jambes », d'affirmer que les « personnes saoules peuvent être consentantes » et d'emprisonner des femmes afin de les forcer à témoigner dans des contextes peu favorables et qui les victimisent à nouveau. Ces cas connus soulignent à quel point il est facile pour des affirmations misogynes et bien souvent racistes, qui ne représentent pas du tout l'expérience des femmes qui sont victimes de violence, de passer inaperçues dans notre système de justice pénale. La réalité, c'est que beaucoup trop de femmes ont appris que c'était normal d'accepter ce genre de traitement, dans des proportions inouïes, si bien que pour bon nombre d'entre elles, cela illustre le symbole emblématique de la justice aveugle, un symbole de notre système judiciaire, qui devient alors un système qui est incapable de voir les répercussions des traitements qu'il fait subir aux personnes qui sont victimes, particulièrement celles qui sont marginalisées en raison de leur race, de leur sexe, de leur appauvrissement et, de plus en plus, de leur handicap.

Prétendre que les cas qui ont reçu l'attention des médias ne sont pas représentatifs ou sont des incidents isolés équivaut à nier à quel point la misogynie est courante et systémique; elle est présente chaque jour dans les salles d'audience d'un bout à l'autre du Canada. Les cas qui ont reçu une attention considérable sont simplement ceux qui ont pu être découverts grâce aux recherches effectuées par quelqu'un ou au fait qu'un journaliste se trouvait dans la salle d'audience et a décidé de faire un reportage une fois que l'affaire a été jugée.

Ainsi, le projet de loi C-337 exige que les jugements soient enregistrés, mais il ne s'agit que d'un pas pour mettre en lumière toute l'ampleur du problème, pour assurer une plus grande responsabilité des juges — et, vraisemblablement, des autres personnes dans le système — et pour garantir la protection de celles qui ont été victimes d'agression sexuelle. Cependant, afin d'être les plus efficaces possible, les exigences qui visent une plus grande transparence doivent être soutenues par d'autres mesures. Notamment, les témoins devant le comité de la Chambre ont souligné la nécessité d'avoir des ressources adéquates pour soutenir le coût élevé et le temps nécessaire pour rendre des décisions écrites.

Une autre recommandation était d'assurer que les décisions écrites qui en résultent soient publiées de façon à garantir l'accessibilité pour les chercheurs et les membres du grand public. Plus particulièrement, étant donné le rôle joué par les chercheurs comme les professeures Elizabeth Sheehy et Elaine Craig pour étudier et exposer les cas comme celui de Robin Camp, il faut prévoir des ressources pour la collecte régulière des données par des experts pour permettre des recherches et d'autres activités de sensibilisation à l'intention de tous les intervenants du système si l'on veut dépasser la connaissance fragmentaire actuelle du problème.

Je conclus en réitérant mon appui à l'objectif du projet de loi C- 337 de rendre le système de justice pénale, et surtout ses agents, plus sensibles et plus respectueux des réalités des femmes concernant leurs expériences de marginalisation et de discrimination, qui durent souvent toute leur vie.

J'espère que nous pourrons collaborer afin de rendre le projet de loi C-337 aussi efficace que possible et d'offrir les premiers éléments d'une réponse attendue depuis longtemps à la violence faite aux femmes et aux enfants, qui est trop souvent tolérée par le système de justice.

L'honorable Peter Harder (représentant du gouvernement au Sénat) : Honorables sénateurs, je prends la parole pour dire quelques mots en faveur du projet de loi C-337. Le projet de loi a été très bien décrit par sa marraine au Sénat, la sénatrice Andreychuk, et la sénatrice Pate n'a pas tari d'éloges à son endroit.

Je suis intervenu pour informer le Sénat que le gouvernement du Canada appuie cette initiative et que le projet de loi est jugé prioritaire par rapport à d'autres mesures dont nous sommes saisis.

Le projet de loi est le fruit du travail réalisé par l'autre Chambre. Le Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes a déposé un rapport intitulé Agir pour mettre fin à la violence faite aux jeunes femmes et aux filles au Canada. Dans le rapport, surtout dans la section sur l'amélioration des systèmes de police dans le système de justice pénale, le comité a souligné que :

[...] beaucoup de survivantes de violences sexistes, particulièrement d'agression sexuelle, ne croient pas qu'elles obtiendront justice. Peu de crimes de ce genre sont signalés [...]

De plus, le nombre de cas signalés à la police est très élevé par rapport au nombre de poursuites intentées dans le système de justice pénale.

En raison de cette constatation, les députés se sont penchés sur les mesures qui pourraient être prises. Le gouvernement et moi félicitons l'honorable Rona Ambrose, chef intérimaire du Parti conservateur à l'époque, d'avoir présenté le projet de loi C-337. Grâce au travail effectué à l'autre endroit, le projet de loi C-337 a été adopté à l'étape du rapport et a ensuite franchi l'étape de la deuxième lecture le 15 mai. Les partisans du projet de loi ont compris que, en agissant rapidement pour contribuer à rétablir la confiance rompue, on participe en fait aux efforts globaux visant à améliorer la façon dont l'appareil judiciaire traite les cas d'agression sexuelle. Les autres acteurs du système doivent bien sûr prendre eux aussi des mesures pour rétablir le lien de confiance. Ce projet de loi réussit à traiter les Canadiens qui aspirent à faire partie de la magistrature ou qui en font déjà partie de manière équilibrée. Grâce à lui, la magistrature autant que les organismes de soutien connexes connaîtront les attentes du Parlement concernant la formation des juges sur les agressions sexuelles et le contexte social dans lequel elles s'inscrivent.

Le projet de loi respecte aussi le principe de l'indépendance judiciaire e en laissant le soin à la magistrature de déterminer elle- même la formation que devront suivre les juges des cours supérieures et la manière dont cette formation devra être suivie — un élément auquel la sénatrice Andreychuk tenait tout particulièrement. Le lien entre le Parlement et la magistrature demeurera donc intact. J'ai d'ailleurs confirmé auprès de la ministre de la Justice que mon interprétation est la bonne.

Quant aux juristes tentés d'accéder à la magistrature, le projet de loi constituera une excellente raison pour qu'ils suivent de leur propre chef la formation requise. Ce projet de loi fait partie des nombreux textes que nous étudierons au cours des prochaines semaines, et il est particulièrement important. J'ai rencontré Mme Ambrose jeudi dernier pour lui signifier que j'appuierais sont projet de loi et que j'inviterais les sénateurs à l'étudier attentivement, il va sans dire, mais aussi à l'adopter le plus rapidement possible.

Je terminerai en rappelant à mes honorables collègues, dans l'esprit de bonne volonté qui semble animer les sénateurs des deux côtés de la salle, que le Sénat est saisi de nombreux autres projets de loi qui doivent eux aussi être étudiés, décortiqués et mis aux voix. Il a notamment été question plus tôt aujourd'hui du projet de loi C- 210. Je n'ai pas l'intention de m'attarder inutilement, simplement de souligner la bonne volonté dont ont fait montre les sénateurs de toutes les allégeances à l'égard de nombreux projet de loi. Espérons que le temps où d'aucuns s'amusaient à bloquer les projets de loi qui heurtaient leurs préférences est révolu.

Sur ce, je laisse le projet de loi entre vos mains. Je vous laisse aussi les autres projets de loi qui sont au programme dans l'espoir que nous pourrons en débattre sainement dans les prochains jours, mais que nous pourrons aussi arriver à une conclusion.

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