Projet de loi sur la responsabilité judiciaire par la formation en matière de droit relatif aux agressions sexuelles
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suspension du débat
7 juin 2017
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui au sujet du projet de loi C-337, Loi sur la responsabilité judiciaire par la formation en matière de droit relatif aux agressions sexuelles.
C'est un honneur d'agir en tant que porte-parole pour ce projet de loi au Sénat, car je soutiens fermement le principe qui le sous-tend, c'est-à-dire la nécessité de mettre un terme à une inaction systémique et troublante au chapitre de la violence faite aux femmes et aux enfants, ainsi qu'à l'héritage honteux du système de justice pénale en ce qui concerne les victimes d'agressions et d'exploitation sexuelles.
En ce qui concerne les objectifs du projet de loi C-337, je tiens à souligner les aspects du texte qui, selon moi, doivent être examinés plus longuement afin que l'on puisse aborder les questions liées à la race et à la classe sociale, notamment en raison de la crise qui sévit actuellement au Canada, de l'enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées, ainsi que de l'interrelation des rôles que jouent dans notre société les policiers, les avocats, les autorités et les services correctionnels, ainsi que les juges, au moment d'intervenir dans des cas de violence commise contre des femmes ou des enfants.
Le premier de deux types de mesures contenues dans le projet de loi C-337 a trait aux formations fournies aux juges qui relèvent du gouvernement fédéral. Le projet de loi prévoit que seules sont admissibles à la magistrature les personnes qui ont suivi des formations sur le droit relatif aux agressions sexuelles. Pour les personnes déjà nommées à la magistrature, le projet de loi n'impose pas de formations obligatoires, et ce, pour éviter toute ingérence dans l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le projet de loi exige plutôt du Conseil canadien de la magistrature, l'organisme fédéral de supervision des juges, qu'il produise un rapport sur les formations liées au droit relatif aux agressions sexuelles, qu'il fasse état du nombre de juges, par tribunal, qui assistent à ces formations et du nombre d'affaires relatives à des agressions sexuelles entendues par des juges qui n'ont pas participé à de telles formations.
Les mesures relatives aux formations à l'intention des juges visent à neutraliser deux stéréotypes, dont les présomptions misogynes généralisées qui créent des obstacles au sein du système de justice pénale pour les personnes qui ont subi une agression sexuelle et qui favorisent la non-déclaration, ainsi que le retrait des plaintes et la rétractation des victimes.
Dans son allocution devant le Sénat, la sénatrice Andreychuk a donné des exemples de la façon dont les plaignantes sont traitées par les tribunaux. Ces exemples montrent clairement l'importance pour les juges de suivre des cours de formation obligatoires sur le droit relatif aux agressions sexuelles. Je tiens à souligner, toutefois, qu'une personne qui affirme avoir été victime d'agression sexuelle se heurte à des obstacles au sein du système de justice pénale, et ce, bien avant qu'un juge soit saisi de l'affaire.
L'agression sexuelle est le crime le moins signalé au Canada. Selon Statistique Canada, 5 p. 100 tout au plus des cas d'agression sexuelle sont signalés à la police, et le pourcentage qui se rend devant les tribunaux est encore moindre.
Les professeures Elizabeth Sheehy et Elaine Craig ont effectué des recherches essentielles qui ont mis au jour le traitement réservé aux victimes d'agression sexuelle au sein du système de justice pénale et qui ont révélé que la peur de ce traitement est l'une des principales raisons pour lesquelles les victimes ne signalent pas ce genre d'agression.
Si l'on compare la réaction habituelle au signalement d'une agression sexuelle à celle pour tout autre crime, cette réticence est compréhensible.
Je ne puis m'empêcher de penser à ce que j'ai vécu il y a quelques années, lorsque j'ai signalé un crime contre les biens à la police après que quelqu'un soit entré par effraction dans ma résidence pour voler ma télévision. L'expérience aurait été bien différente si le système de justice pénale m'avait traitée de la même façon que les victimes d'agression sexuelle sont traitées ou craignent d'être traitées.
Au lieu de la réponse prévenante et professionnelle que j'ai reçue, j'imagine les types de questions qui m'auraient été posées : « Vous dites que vous possédez une télévision. Permettez-vous parfois à d'autres personnes de regarder cette télévision? Les invitez-vous dans votre maison? D'ailleurs, n'avez-vous pas la réputation de recevoir parfois des gens qui ont des casiers judiciaires dans votre maison? Peut-on voir la télévision à partir de la rue? Y a-t-il des rideaux dans vos fenêtres? La télévision est-elle dans une armoire? En gardez-vous les portes fermées? Fermez-vous les rideaux? Lorsque vous avez acheté la télévision, avez-vous placé la boîte dans le bac à recyclage au bord du trottoir pour bien montrer que vous aviez une nouvelle télévision? N'auriez-vous pas laissé le bac quelque temps à l'extérieur de la maison en signe d'invitation? En fait, ne pensez-vous pas que vous invitiez les gens à prendre votre télévision? »
Cela semble ridicule, je le sais, mais c'est une réalité bien réelle pour les victimes d'agression sexuelle. Les victimes doivent subir des enquêtes envahissantes sur leurs antécédents, ainsi que des questionnements et des contre-interrogatoires qui ont pour seul objectif de les rabaisser, de les humilier et de les intimider.
Les juges et les autres personnes en position d'autorité qui n'ont pas reçu la formation nécessaire pour bien gérer ces dynamiques finissent souvent par contribuer à la perception que la plaignante est en faute, et ce genre de phénomène risque d'être banalisé dans le système de justice pénale du Canada.
Alors que le projet de loi C-337 met l'accent sur la formation en matière d'agression sexuelle pour les juges qui œuvrent dans des cours de compétence fédérale, les réalités auxquelles doivent faire face les femmes et les enfants qui subissent de la violence font ressortir le besoin d'offrir ce genre de formation à d'autres intervenants du système de justice pénale, notamment aux policiers — comme l'ont suggéré des témoins au comité de la Chambre des communes —, aux avocats de la défense et de la Couronne, ainsi qu'à tous ceux qui fournissent des services correctionnels.
La dépréciation et la revictimisation des personnes qui ont subi une agression sexuelle ont récemment connu de nouveaux sommets lors d'une affaire fort médiatisée, R. c. Blanchard, où on a forcé la victime, Angela Cardinal, à témoigner à l'audience préliminaire alors qu'elle portait des menottes et qu'elle avait des fers aux pieds. Pendant les cinq jours de témoignage, elle a été emprisonnée dans un centre de détention provisoire aux côtés de l'homme qui l'a attaquée, et ils ont été transportés ensemble à la cour dans la même fourgonnette. Mme Cardinal n'était soupçonnée d'aucun crime. En raison de sa peur et de sa panique, ainsi que de sa difficulté à répondre aux questions de la cour, un juge a exigé qu'elle soit emprisonnée afin de veiller à ce qu'elle soit disponible pour témoigner. Le juge Eric Macklin, qui a plus tard présidé dans cette cause, a qualifié ce traitement d'abominable.
Chose tragique, avant que le dossier n'ait pu se rendre devant la Cour du Banc de la Reine, Mme Cardinal a été abattue par balle lors d'un incident où elle n'était qu'une spectatrice et qui était sans rapport avec son affaire. Sa mort veut donc dire qu'elle n'a pas pu donner de témoignage oral devant la cour, le genre de témoignage que l'on considérait comme essentiel pendant l'audience préliminaire, au cours de laquelle on avait trouvé justifié de placer la plaignante sous détention.
Ce sont plutôt les comptes rendus de ses témoignages précédents qui ont été admis au lieu d'un témoignage de vive voix, une situation rarissime dans des affaires d'agression sexuelle en dépit de ce qu'il en coûte pour les victimes de répondre à des questions et de subir un contre-interrogatoire en public au sujet des détails les plus intimes de leur vie. L'hypothèse selon laquelle ce spectacle public est nécessaire pour obtenir une condamnation dans une affaire d'agression sexuelle est remise en cause par le fait que l'individu accusé du crime dans l'affaire de Mme Cardinal a tout de même été reconnu coupable.
Son cas est un exemple de la corrélation entre les stéréotypes misogynes entourant les victimes d'agression sexuelle, particulièrement celles qui en subissent les effets dévastateurs et inadmissibles en raison de leur race et de leur classe sociale, comme Mme Cardinal et plusieurs autres victimes, et les répercussions qui menacent la confiance du public dans le système de justice pénale.
Comme l'a dit Kathleen Ganley, ministre de la Justice de l'Alberta :
[...] je crois que l'une des questions qui me tiennent éveillée la nuit, c'est, si cette femme avait été de race blanche, qu'elle avait eu un logement et qu'elle n'avait pas été toxicomane...
— et qu'elle n'était pas sans abri —
... une telle chose lui serait-elle arrivée?
Le cas de Mme Cardinal nous rappelle qu'il existe un lien très étroit entre les mentalités misogynes qui contribuent à la violence contre les femmes et les préjugés racistes, colonialistes et sociaux.