Le racisme anti-Noirs
Interpellation—Suite du débat
10 mai 2018
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation de la sénatrice Bernard, qui porte sur le racisme anti-Noirs systémique au Canada.
Comme la sénatrice Bernard l’a dit au sujet d’une autre parlementaire, la semaine dernière: « Il faut beaucoup de courage pour prendre position contre le racisme et l’oppression. » Je félicite la sénatrice Bernard de s’être courageusement attaquée aux racines et aux conséquences néfastes du racisme anti-Noirs, d’autant plus qu’elle nous a fait part du racisme qu’elle a elle-même subi au Sénat, et d’avoir été une force d’entraînement en nous exhortant à nous dresser contre l’injustice raciale.
Dans son rapport de 2017, le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine des Nations Unies a attiré l’attention sur le racisme systémique dans le système de justice pénale qui a entraîné la surreprésentation des Afro-Canadiens dans les prisons.
Le groupe de travail nous rappelle que le racisme contre les Noirs est une réalité à tous les échelons du système de justice pénale, qu’il s’agisse de profilage racial et de contrôle de l’identité ou de l’exercice de pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, de décisions relatives à la détention préalable au procès, ou encore d’incarcération et de disparité des peines.
Les Afro-Canadiens représentent 3 p. 100 de la population canadienne. Pourtant, ils représentent 9 p. 100 de la population carcérale fédérale. En 2012, 53 p. 100 des femmes noires dans les prisons fédérales purgeaient une peine pour une infraction liée aux drogues. Selon le Bureau de l’enquêteur correctionnel, dans leurs efforts pour se sortir de la pauvreté, beaucoup d’entre elles ont été recrutées pour transporter des drogues, parfois au-delà des frontières internationales. Un trop grand nombre d’entre elles, voire la plupart, ont été forcées à le faire par des menaces de violence contre elles ou leurs enfants.
Malgré le faible risque de récidive, ces femmes et les autres prisonniers noirs sont 1,5 fois plus susceptibles d’être incarcérés dans des établissements à sécurité maximale que les prisonniers non racialisés. Les femmes qui se voient attribuer une cote de sécurité maximale sont confinées dans une unité isolée à sécurité maximale dans le pénitencier fédéral pour femmes. Cet isolement limite sérieusement leur possibilité de participer à des programmes, de suivre des cours, d’avoir des visites et de recevoir des permissions de sortir et tout autre type de mise en libération sous condition qui facilite une intégration communautaire réussie et en toute sécurité.
Les signes de discrimination dans le système carcéral sont indéniables et les effets de la discrimination sur la vie des Canadiens noirs qui sont pris dans le système de justice pénale sont odieux. J’appuie fortement un bon nombre des recommandations du groupe de travail des Nations Unies à cet égard, surtout celles qui exhortent le gouvernement du Canada à élaborer et mettre en œuvre une stratégie correctionnelle nationale pour traiter et corriger les taux disproportionnellement élevés d’Afro-Canadiens dans le système correctionnel, à abolir la mise en isolement et la mise en isolement cellulaire et à trouver des solutions de rechange à l’emprisonnement.
J’aimerais, en outre, attirer l’attention tout particulièrement sur les recommandations du groupe de travail des Nations Unies touchant l’éducation, à savoir que le gouvernement se penche sur les « causes profondes de la surreprésentation des Afro-Canadiens dans le système de justice pénale », et qu’il veille à préserver l’histoire de l’esclavage au Canada et à faire en sorte que les Canadiens la connaissent, notamment en élaborant des manuels scolaires et du matériel pédagogique relatant avec exactitude les faits historiques liés à l’esclavage et à d’autres atrocités.
Tout comme aux États-Unis, l’esclavage a existé au Canada à une certaine époque. Cette partie de notre histoire, par contre, avec ses méfaits et ses horreurs, n’est pas connue ou est mise de côté par beaucoup trop de gens, ce qui n’est pas le cas chez nos voisins du Sud. Je me rappelle quand mon fils, Michael, était à l’école, un enseignant extraordinaire qui n’était pas arrivé à trouver de la documentation pour ses élèves a rédigé ses propres livres sur l’esclavage au Canada, ainsi que sur l’histoire des loyalistes noirs et des leaders noirs partout dans le monde. Pendant le Mois de l’histoire des Noirs, il a notamment créé une série de pièces de théâtre jouées par ses élèves pour les parents de la collectivité. Je ne peux vous dire combien de fois j’ai entendu murmurer dans l’auditoire des commentaires du genre : « Wow, je ne savais pas qu’une telle chose s’était passée au Canada. »
Comme pour certains éléments de l’histoire de discrimination raciale envers les peuples autochtones au Canada, trop peu de gens savent que l’esclavage a été légal ici pendant 200 ans. En 1689, le roi de France a accédé à une requête des colons français et autorisé officiellement l’esclavage au Canada alors même que cette pratique était illégale en France. Lorsque les loyalistes sont arrivés au Canada après l’indépendance américaine, ils ont emmené leurs esclaves des États-Unis.
En 1792, 6 des 16 législateurs élus du Haut-Canada et 9 de ses représentants nommés possédaient des esclaves. Selon l’historien québécois Marcel Trudel, des Canadiens noirs qui avaient été faits esclaves travaillaient dans l’atelier d’imprimerie du Montreal Gazette. M. Trudel a consigné l’histoire d’au moins 4 200 esclaves au Canada sur une période de 200 ans. Les deux tiers auraient été des Autochtones et l’autre tiers, des Noirs.
Si l’esclavage a été aboli en 1834, le racisme à l’endroit des Noirs s’est poursuivi. Le Groupe de travail d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine a souligné le rôle joué, encore de nos jours, par le système de justice pénale dans la perpétuation de la discrimination, rôle que le Vera Institute of Justice a étudié en profondeur aux États-Unis.
Le rapport de 2018 de cet institut sur la surreprésentation des Afro-Américains dans le système de justice pénale montre comment, après l’abolition de l’esclavage, le droit pénal a été détourné pour cibler les Afro-Américains et permettre la poursuite de leur surveillance et de leur exploitation. Dans le Sud, les « Codes noirs » interdisaient aux Afro-Américains de voter et de témoigner en cour, et ils permettaient, au titre des lois sur les vagabonds, l’arrestation de toute personne noire incapable de prouver qu’elle travaillait pour un employeur blanc. Ceux qui étaient reconnus coupables d’avoir « flâné » ou d’avoir « déambulé la nuit » se retrouvaient souvent en détention privée, ce qu’on appelait le prêt de détenus — autrement dit, de l’esclavage. Ailleurs dans le pays, le racisme a mené à une application déséquilibrée des lois concernant les « individus suspects », l’inconduite et l’ivresse, ainsi que des règlements municipaux.
Pendant les décennies qui ont suivi la guerre de Sécession, des universitaires, des décideurs et des réformateurs se sont servis des effets des lois racistes comme « preuve » de la « nature criminelle » des Afro-Américains criminalisés de façon disproportionnée par l’application de ces lois. Les répercussions se font encore sentir de nos jours dans les discours persistants et pernicieux au sujet de la forte criminalité dans les centres urbains, qui mène à une attention excessive des services de police envers les Afro-Américains. Aujourd’hui, les Afro-Américains risquent davantage d’être assujettis à la « loi des trois fautes » ou de vivre dans un quartier ciblé par les lois concernant les zones sans drogue, qui imposent des peines plus sévères et des peines minimales obligatoires, même dans le cas d’infractions mineures.
Les Noirs, aux États-Unis comme au Canada, risquent davantage d’être arrêtés par les policiers et que ces derniers fassent usage de la force contre eux, et sont aussi davantage susceptibles d’être incarcérés avant la tenue de leur procès, d’être accusés de crimes plus graves et de recevoir des peines plus sévères. Cependant, au Canada, l’incapacité de nommer les causes sous-jacentes de ces formes de marginalisation et de criminalisation, combinée à l’incapacité de cerner les stéréotypes nuisibles qui relient ces causes aux reliquats du colonialisme et à la discrimination, ne fait qu’augmenter le risque de perpétuer le racisme contre les Noirs et de l’exacerber.
J’ai pris de nouveau conscience de la nécessité de sensibiliser les Canadiens à l’histoire des Afro-Canadiens lorsque j’ai appris l’existence du cimetière de Saint-Armand, au Québec, et que je suis allée le visiter. Le seul cimetière connu réservé aux esclaves du Canada se trouve à une heure à peine de Montréal. Or, parce que le gouvernement refuse d’en reconnaître l’importance historique pour les Noirs du Canada, ce site et son histoire risquent de sombrer dans l’oubli.
Les expériences des Afro-Canadiens font partie intégrante de l’histoire et de l’identité de notre pays. Comme le Comité des droits de la personne a pu le constater jusqu’ici au cours de son étude sur les droits de la personne des prisonniers, l’héritage du racisme anti-Noirs persiste encore aujourd’hui, ce qui donne lieu à des attitudes et à des gestes racistes inacceptables, ainsi qu’à la marginalisation, à la criminalisation et à l’emprisonnement d’un nombre beaucoup trop élevé de Canadiens de race noire.
Honorables collègues, appuyons l’appel à l’action lancé par la sénatrice Thomas Bernard et travaillons ensemble pour corriger les injustices et les actes discriminatoires d’hier et d’aujourd’hui.
Meegwetch. Merci.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénatrice Pate, accepteriez-vous de répondre à une question?
La sénatrice Pate : Oui.
L’honorable Mobina S. B. Jaffer : Sénatrice Pate, vous travaillez sur ces enjeux depuis que je vous connais, soit depuis longtemps, et vous continuez d’attirer l’attention de vos collègues au Sénat sur ces questions.
Ma question porte sur quelque chose que vous avez dit : les Noirs sont punis plus sévèrement. Pourriez-vous nous expliquer ce que cela veut dire?
La sénatrice Pate : En fait, il existe un certain nombre de cas qui abordent la question des contrôles policiers excessifs. Le mouvement Black Lives Matter, notamment, nous a sensibilisés aux conséquences de cet enjeu.
Pour ce qui est du système correctionnel — et je pense que votre question portait directement là-dessus —, on constate que les Canadiens noirs sont plus susceptibles non seulement de se voir imposer de plus longues peines, mais aussi d’être assujettis à des peines minimales obligatoires, en raison des accusations dont j’ai parlé tout à l’heure. En outre, ils sont plus susceptibles d’être classés à un niveau de sécurité supérieur lors de leur admission en prison à cause de la nature discriminatoire du système de classement. Plus particulièrement, les femmes classées à un niveau de sécurité supérieur sont assujetties à des conditions d’isolement plus sévères parce que, contrairement aux prisons pour hommes, il n’existe pas d’établissement adapté à leur niveau de sécurité. Les femmes sont donc placées dans l’unité d’isolement à sécurité maximale du pénitencier.
En visitant les prisons, les membres du Comité des droits de la personne ont pu constater de leurs propres yeux qu’un nombre disproportionné de femmes autochtones et noires se trouvent dans ces unités.
La sénatrice Jaffer : Sénatrice Pate, je me rappelle que, alors que j’étais jeune avocate, mon supérieur m’avait dit que, lorsqu’il était juge et qu’il déterminait la peine d’un accusé, il savait toujours que ce n’était pas permanent. Tôt ou tard, ces personnes doivent réintégrer la société.
J’entends vos propos et ce que fait le Comité des droits de la personne et je me demande si nous avons oublié que, tôt ou tard, ces personnes réintégreront nos collectivités. Comment pourront-elles s’intégrer à la société si le traitement qu’elles reçoivent en prison ne les aide pas à se réhabiliter?
La sénatrice Pate : Merci beaucoup. C’était davantage une observation qu’une question. Je profite de l’occasion pour souligner que, oui, cela fait précisément partie du défi. Nous envoyons des personnes en prison, où elles sont gardées dans des conditions difficiles. Comme le fait remarquer le groupe de travail de l’ONU, nous devons mettre fin à l’isolement. Or, à l’heure actuelle, on isole des femmes classées au niveau de sécurité maximale. C’est l’une des observations qui ont été faites à l’échelle internationale.
Les personnes qui subissent cet isolement sont moins susceptibles d’avoir accès aux programmes, de recevoir des visites et de pouvoir passer à une autre catégorie du classement de sécurité. Par conséquent, il est moins probable qu’elles soient libérées sous condition dans la collectivité. Tout cela nuit à leur capacité de réintégrer la société sans que cela pose un risque pour elles et pour la collectivité.