La transparence de la propriété effective
Interpellation—Suite du débat
19 février 2019
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Je tiens à profiter de cette occasion pour vous remercier publiquement, ainsi que l’aînée Claudette Commanda de la nation algonquine Anishinabeg et les collègues, pour avoir inauguré cette nouvelle enceinte aujourd’hui de la bonne façon.
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet de l’interpellation du sénateur Wetston concernant les sociétés à numéro et les dangers qui se posent lorsque les entreprises ne sont pas tenues d’identifier leurs propriétaires bénéficiaires.
[Français]
Lorsqu’il a porté cette question à notre attention en octobre, le sénateur Wetston a décrit cet enjeu dans un système où les bénéficiaires effectifs — des individus qui possèdent au moins le quart des parts d’une société ou d’une entité ou qui sont des fiduciaires, bénéficiaires ou constituants reconnus d’une fiducie — peuvent masquer leur identité. Il nous a dit que les règles en vigueur au Canada permettent à des individus d’agir dans l’ombre et favorisent toutes sortes d’activités, aussi bien de crime organisé que d’évasion fiscale.
[Traduction]
Une des nombreuses hypocrisies associées au statu quo en ce qui concerne la propriété effective au Canada, c’est qu’elle facilite la traite des personnes et camoufle l’identité des personnes qui s’y livrent.
(1850)
Le Groupe de travail sur la traite des femmes et des filles au Canada a estimé que, seulement en 2012, environ 3 000 femmes et filles ont été victimes de la traite des personnes et 19 000 femmes et filles ont été victimes d’exploitation sexuelle. Les victimes de la traite des personnes et de l’exploitation sexuelle perdent leur liberté, leur dignité, leur potentiel humain et, trop souvent, la vie. Elles sont manipulées, contraintes d’agir contre leur gré, agressées et isolées, alors qu’elles sont vendues à répétition à des fins d’exploitation sexuelle ou de travail forcé.
Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, ou CANAFE, a récemment souligné qu’une des raisons de l’omniprésence de l’exploitation sexuelle est qu’il s’agit d’un commerce fort lucratif; cela donne froid dans le dos. Contrairement à la drogue ou aux armes, qu’on ne peut vendre qu’une seule fois, les personnes — en particulier les femmes et les filles — peuvent être vendues à répétition sur une longue période.
Plusieurs savent que le Canada est une source, un point de passage et une destination pour les victimes de la traite des personnes. Ce que peu de gens savent, c’est que la majorité des victimes de la traite des personnes au Canada viennent du Canada, pas de l’étranger. Lorsqu’on examine qui sont les victimes au Canada, on constate les effets de l’intersection systémique de la misogynie, du racisme et d’autres formes de discrimination. Ceux qui pratiquent la traite des personnes ciblent toujours les personnes qui ont vécu dans la pauvreté et l’isolement ou qui ont déjà subi des agressions.
Après une récente visite au Canada, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la violence contre les femmes a souligné que les femmes autochtones et les enfants étaient particulièrement surreprésentés parmi les victimes de la traite des personnes.
Comme en témoignent l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et le rapport du Comité de la justice de la Chambre des communes, la traite des personnes s’inscrit dans une crise beaucoup plus large de marginalisation et de victimisation des femmes et des filles autochtones, crise profondément ancrée dans notre tradition de racisme et de colonialisme.
Dans ses travaux sur l’Enquête sur la Commission des services policiers de Thunder Bay, notre collègue le sénateur Sinclair cite la recherche de notre collègue la sénatrice Boyer et établit ce lien. L’enquête désigne Thunder Bay comme une plaque tournante de la traite des personnes, particulièrement des femmes et des filles autochtones, notamment à des fins sexuelles, entre les États-Unis et le Manitoba. En 2013, l’âge moyen des femmes autochtones exploitées sexuellement n’était pas celui d’une femme mûre, mais celui d’une fille de 14 ans, voire, dans certains cas, de 10 ans.
La traite des personnes persiste parce qu’elle est considérée comme un crime à faible risque et à profits élevés. Elle passe souvent inaperçue parce qu’elle se fait sous le couvert d’une entreprise légitime, enregistrée conformément à la loi. Il s’agit d’entreprises à numéros dont les noms des propriétaires ne sont pas divulgués, ce qui contribue sans aucun doute au sentiment apparent d’impunité de ceux qui cherchent à profiter de la traite et de l’exploitation sexuelle des personnes.
Les salons de massage et les centres holistiques sont reconnus comme des endroits souvent associés à la traite des personnes. C’est un point sur lequel tout le monde s’entend et qui a été confirmé par des survivants de la traite des personnes, des policiers, des fournisseurs de services de première ligne et des décideurs municipaux. Il arrive trop souvent que les victimes de la traite des personnes soient placées dans ces entreprises pour y travailler, puis soient forcées de fournir des services sexuels.
Les policiers de Toronto qui travaillent dans ce domaine ont même avancé que toutes les victimes de la traite des personnes avaient été forcées, à un moment donné, de fournir des services sexuels dans un salon de massage légal ou illégal.
Barbara Gosse, PDG du Canadian Centre to End Human Trafficking, a expliqué au Comité de la justice de l’autre endroit qu’il est relativement facile de repérer ces entreprises le long des principales artères de la plupart des grandes villes et des localités de moyenne taille au Canada, surtout lorsqu’on sait quels indices surveiller. Parmi ces indices figurent des prix annoncés beaucoup plus bas que les prix du marché, l’accent sur une clientèle masculine, une porte principale verrouillée, des fenêtres couvertes et, parfois, l’impression que des femmes vivent sur place.
Dans un rapport publié l’année dernière, la vérificatrice générale de Toronto a indiqué que plus du quart des centres de santé holistique de la ville offraient des services sexuels, allant ainsi à l’encontre des règlements municipaux. Elle a fait remarquer que le risque de traite des personnes est plus élevé là où des entreprises offrent ce genre de service. Par ailleurs, il y a certaines catégories et habitudes de transactions ainsi que d’autres facteurs contextuels que les institutions financières peuvent surveiller afin de cerner les entreprises enregistrées qui pourraient camoufler des activités liées à la traite des personnes.
Il est cependant beaucoup plus difficile d’identifier les propriétaires bénéficiaires qui sont responsables de l’exploitation sexuelle et qui en tirent profit. Dans plusieurs provinces ou territoires, il est encore parfaitement légal d’enregistrer une entreprise sans indiquer le nom du propriétaire ou en fournissant le nom d’un agent, c’est-à-dire une personne qui est payée pour servir de prête-nom ou de personne-ressource, ou encore de créer une société fictive anonyme qui n’existe que sur papier. Ainsi, Mme Gosse dit du secret qui entoure l’identité des propriétaires d’entreprise qu’il « nourrit la traite [des] personnes au Canada ».
À cet égard, les changements apportés à la loi fédérale au moyen du projet de loi C-86 représentent un pas dans la bonne direction. À compter de juin prochain, les entreprises privées seront tenues de conserver un registre des personnes qui détiennent au moins 25 p. 100 de leurs actions. Ce registre contiendra notamment le nom de ces personnes, leur date de naissance, leur adresse et la juridiction de leur résidence à des fins fiscales, ainsi que tout autre renseignement prescrit par règlement. Toutefois, la mesure législative est loin d’être une solution complète. Fait à noter, ses exigences ne s’appliquent pas aux sociétés qui relèvent de la compétence provinciale ou territoriale.
Je suis loin de laisser entendre que tous les salons de massage et les centres holistiques sont des lieux où se déroulent des activités illégales. Toutefois, ceux qui le sont profitent d’un régime qui n’oblige pas le propriétaire bénéficiaire à divulguer son nom ni à être associé à l’entreprise enregistrée. Lorsqu’on permet à des trafiquants de trouver refuge dans des entreprises légales et enregistrées, on crée un environnement propice à la prolifération des activités illégales.
Nous savons que la traite des personnes est en hausse. Entre 2013 et 2014, le nombre de signalements liés à la traite des personnes a doublé, bien que les taux de signalement soient encore extrêmement faibles. Au lieu de faire obstacle à la traite des personnes et à l’exploitation sexuelle, les gouvernements ont plutôt tendance à mettre l’accent sur les conséquences, mais uniquement dans les cas où les victimes réussissent à s’échapper.
Pis encore, selon le Canadian Centre to End Human Trafficking, en l’absence de renseignements sur les propriétaires, les activités d’application de la loi contre les entreprises illicites mettent trop souvent l’accent sur l’intervention sur les lieux et l’arrestation des personnes présentes, mais rarement, voire jamais, des propriétaires.
De telles opérations mènent généralement à l’arrestation des victimes de l’exploitation elles-mêmes ou de responsables de niveau inférieur, dont certains sont des femmes ayant déjà été elles-mêmes exploitées.
Pour mettre un terme à la traite des personnes, notamment à des fins sexuelles, nous devons faire plus que réagir. Nous devons prévenir.
Pour mettre véritablement un terme à la traite des personnes, il faudra une série d’actions concertées pour éliminer les inégalités et la discrimination systémiques qui, essentiellement, facilitent une telle victimisation des femmes et des filles, surtout de celles qui appartiennent à une minorité raciale, qui sont pauvres, qui ont un handicap, qui ont une toxicomanie, qui ont été victimes de mauvais traitements, qui ont grandi sous la tutelle de l’État ou qui tentent de s’établir au Canada.
Nous devons mettre en œuvre les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation pour véritablement commencer à nous attaquer à l’héritage particulier et pernicieux de violence coloniale contre les femmes et les filles autochtones. Nous devons également envisager des mesures qui pourraient appuyer les femmes et les filles dans leur collectivité et réellement éliminer les inégalités systémiques actuelles, des mesures telles que le revenu de subsistance garanti, un meilleur accès universel aux soins de santé, y compris en santé mentale et dentaire, un régime universel d’assurance-médicaments, ainsi que l’éducation.
Toutefois, il serait également important de remédier à certaines des lacunes qui permettent aux trafiquants d’être humains et aux trafiquants sexuels de passer facilement inaperçus. Malgré les modifications aux exigences d’enregistrement prévues au projet de loi C-86, il reste encore beaucoup de travail à faire, et le gouvernement fédéral a l’occasion particulière de jouer un rôle structurant dans la lutte contre la traite des personnes et le trafic sexuel, notamment en exhortant les provinces et les territoires à suivre son exemple.
En plus des exigences d’enregistrement en matière de propriété effective prévues dans les lois provinciales et territoriales, le sénateur Wetston a présenté des mesures à étudier, comme l’harmonisation des informations provinciales et fédérales sur la propriété effective par l’allocation d’identifiants uniques aux sociétés et aux personnes à qui elles appartiennent.
(1900)
Alors que nous évaluons l’efficacité du nouveau système d’enregistrement et des nouvelles exigences au niveau fédéral et que nous étudions les autres solutions proposées, il est utile de se rappeler certaines des recommandations faites par le Canadian Centre to End Human Trafficking. Ces recommandations portaient notamment sur la nécessité d’enregistrer des renseignements personnels uniques et vérifiables sur les propriétaires, notamment en exigeant des documents d’identité comme le passeport ou le permis de conduire provincial, ainsi que la nécessité de voir à ce que les autorités aient un accès adéquat et rapide à de tels renseignements.
Le lien entre les sociétés à numéro et la traite des personnes n’est qu’un exemple particulièrement criant et troublant qui montre pourquoi l’attention et l’intervention de tous les ordres de gouvernement sont nécessaires pour assurer une plus grande transparence en ce qui a trait aux bénéficiaires effectifs et pour faire en sorte que les craintes concernant la confidentialité ne soient plus un obstacle à la lutte contre la traite des personnes, y compris à des fins sexuelles.
Nous devons reconnaître en toute franchise l’omniprésence de la traite des personnes au Canada et nous devons faire la lumière sur les structures d’entreprises anonymes qui la permettent. La défense des droits de toutes les femmes et de toutes les filles, surtout celles qui sont les plus ciblées au Canada, n’exige rien de moins. Merci. Meegwetch.