Le Sénat
Motion tendant à encourager le gouvernement à évaluer le coût et l'incidence de la mise en place d'un régime national de revenu de base—Motion d'amendement—Suite du débat
7 mars 2017
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Honorables sénateurs, c'est un grand honneur d'avoir l'occasion d'intervenir au sujet de la motion de notre collègue, le sénateur Eggleton, qui, l'an dernier dans cette enceinte, a déposé une motion exhortant le Sénat à encourager le gouvernement fédéral à parrainer une étude visant à évaluer le coût et l'incidence de la mise en place d'un régime national de revenu de base pour aider les Canadiens à se sortir de la pauvreté.
[Français]
Je demande instamment que nous disposions d'un revenu suffisant, et non pas simplement d'un revenu minimal de base.
[Traduction]
Comme la sénatrice Lankin l'a si habilement souligné la semaine dernière, de nombreuses personnes ont attiré notre attention sur la nécessité de remédier à l'inégalité économique.
Honorables sénateurs, la Constitution et la Charte canadienne des droits et libertés ont beau garantir l'égalité des chances, l'égalité d'accès aux ressources et le partage de la prospérité, ce n'est pas une réalité pour beaucoup trop de Canadiens.
En fait, dans la plupart des collectivités, des provinces et des territoires, on constate d'énormes écarts entre les plus privilégiés et les plus défavorisés. Ces écarts ressortent clairement lorsqu'on les examine dans une optique multidimensionnelle qui tient de la race, du sexe et des capacités. Selon Statistique Canada, un Canadien sur sept vit dans la pauvreté. Cinquante et un pour cent des enfants des Premières Nations vivent dans la pauvreté, un taux qui augmente à approximativement 60 p. 100 dans le cas des enfants qui vivent dans des réserves avec leur famille tout aussi pauvre.
En 1966, dans le cadre du Régime d'assistance publique du Canada, le gouvernement fédéral, qui était animé par des intentions progressistes, a mis en place un partage des coûts entre Ottawa et les provinces et des normes nationales en matière de programmes d'aide sociale. Or, en 1995, le Régime d'assistance publique du Canada a été remplacé par le Transfert canadien en matière de santé et le Transfert canadien en matière de programmes sociaux, et l'éviscération des normes nationales en matière d'aide sociale, de soins de santé et d'éducation qui en a découlé a permis aux provinces et aux territoires de réduire le taux d'aide sociale à des niveaux que de nombreuses personnes qualifient de criminellement bas.
Il n'existe aucun endroit au pays où les personnes peuvent vivre de l'aide sociale à moins de faire une quelconque activité qui, si elle est découverte, pourrait les pénaliser et même les criminaliser, et ce, non parce que l'activité en soi est nécessairement criminelle, mais parce qu'omettre de la déclarer est passible d'une peine d'emprisonnement. Prenons la province de l'Ontario par exemple. Si, en tant que personne seule physiquement apte, je perdais soudainement mon emploi actuel et que j'avais besoin de l'aide sociale, je recevrais 706 $ par mois, soit 330 $ pour les besoins essentiels et seulement 376 $ par mois pour le logement.
[Français]
Je vous invite, tous et toutes, à vous imaginer survivre avec cet unique revenu.
[Traduction]
Par comparaison, l'État dépense au moins 10 000 $ — dans le cas des femmes, le chiffre s'élève à 30 000 $ ou plus — par mois pour emprisonner une personne. C'est beaucoup d'argent. La plupart des femmes sont criminalisées et emprisonnées en raison de leurs réactions à des traumatismes passés et des efforts qu'elles font pour composer avec la pauvreté.
En éliminant pratiquement le concept de bien-être social et en le remplaçant par une aide financière insuffisante — il est impossible de vivre avec les paiements mensuels actuels sans source de revenu supplémentaire, ce qui, fondamentalement, équivaut à une violation des règles en matière d'assistance —, on a, en fait, créé des groupes de pauvres qui peuvent être criminalisés à l'infini.
Honorables sénateurs, les coûts humains, sociaux et financiers ne s'arrêtent pas là. Combien d'entre vous connaissent la réponse à la question suivante : à quel moment un emprunt est-il considéré comme un revenu? La réponse est la suivante : quand on est pauvre et qu'on vit de l'aide sociale.
La professeure Margaret Little, de l'Université Queen's, peut citer de nombreux exemples de personnes, surtout des mères seules, qui ont été criminalisées pour ne pas avoir signalé aux autorités certaines choses comme des dons de nourriture de la part de leurs parents ou de leurs grands-parents. Imaginez perdre votre revenu de base parce que vous n'avez pas signalé aux autorités avoir reçu un sac de nourriture d'une valeur de 59 $. L'ouvrage de Mme Little contient de nombreux autres exemples, et c'est avec plaisir que je le prêterai aux sénateurs qui aimeraient le consulter. Il s'agit de décisions qui ont été véritablement prises à l'encontre de personnes qui tentent de composer avec une situation financière totalement inadéquate. Si l'on perd l'aide sociale, on ne peut plus se nourrir. Si on ne peut plus se nourrir, on ne peut pas nourrir ses enfants non plus. Et si on ne peut pas nourrir ses enfants, on est susceptible de se les faire enlever. Comment diable peut-on juger qu'il s'agit de décisions avantageuses pour qui que ce soit et comment peut-on les justifier?
Cela peut être difficile à concevoir, mais il s'agit de la réalité pour beaucoup trop de personnes. Cela fait partie des raisons qui expliquent que tant de gens peinent à se sortir de la pauvreté et que nous avons condamné beaucoup trop de personnes à la pauvreté intergénérationnelle.
Honorables sénateurs, ajoutez à cela les quelque 4 millions de Canadiens qui sont à la recherche d'un logement abordable décent. J'en profite pour remercier la sénatrice Dyck, le sénateur Patterson et tous les membres du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones pour le rapport dont nous venons de parler, si justement intitulé Nous pouvons faire mieux! Je crois que le Canada peut certainement faire mieux, et que c'est même son devoir.
Les banques d'alimentation, mises en place il y a plusieurs décennies en tant que solution provisoire — il faut bien souligner qu'il devait s'agir de mesures provisoires —, sont maintenant une nécessité pour la plupart des gens dans le besoin. En 2016 seulement, près d'un million de Canadiens — 863 492 plus exactement — ont indiqué avoir eu recours à une banque d'alimentation. La pauvreté a des effets dévastateurs sur les personnes touchées et elle est extrêmement coûteuse pour la société canadienne.
(1820)
Que gagneraient les Canadiens si on instaurait un revenu de subsistance garanti? Certains pourraient se libérer des mauvais traitements qu'ils subissent quotidiennement ou encore sortir de la rue. D'autres pourraient arrêter de vendre leur corps pour avoir de quoi payer leur loyer ou nourrir leurs enfants. D'autres encore pourraient ne plus avoir à faire franchir illégalement la frontière à des paquets afin de joindre les deux bouts. D'autres enfin pourraient choisir de retourner sur les bancs d'école pour s'aider à sortir de la pauvreté. De leur côté, les autorités pourraient investir dans les besoins de la population et non dans la construction de prisons ou d'établissements du même acabit. Un pays aussi riche que le Canada pourrait renverser la vapeur et faire en sorte que tous ses citoyens — hommes, femmes et enfants — aient un toit sur la tête, qu'ils aient de quoi manger et se vêtir, qu'ils puissent s'instruire et qu'ils puissent enfin compter sur le soutien dont ils ont besoin pour contribuer pleinement et collectivement à la société.
Le sénateur Eggleton a parlé de l'expérience Mincome, qui a eu lieu pendant les années 1970 à Dauphin, au Manitoba, et dans le cadre de laquelle les participants recevaient justement un revenu garanti. Les détracteurs du projet prétendaient qu'il favoriserait la paresse et inciterait les participants à vivre aux crochets de la société. Or, les seuls groupes qui ont « choisi » de toucher un revenu garanti au lieu de travailler sont les femmes ayant des enfants en bas âge et les jeunes encore à l'école, deux groupes qui auraient autrement dû renoncer à ces choix de vie. Dans les deux cas, le versement d'un revenu garanti a eu d'énormes conséquences positives sur la capacité des bénéficiaires de subvenir à leurs besoins futurs et à ceux de leurs proches.
Même si le projet Mincome ne touchait qu'une localité et qu'il a duré seulement quelques années, au cours des années 1970, il a tout de même entraîné une baisse de 8 p. 100 des visites à l'hôpital, en plus de réduire la fréquence des cas de violence familiale et d'hospitalisation dus à des problèmes de santé mentale. À en croire l'ex-sénateur Hugh Segal, il a aussi fait diminuer d'au moins 5 p. 100 les coûts des programmes d'aide à l'enfance et des systèmes carcéral et judiciaire.
Pour citer l'honorable Hugh Segal et le rapport du Comité des affaires sociales intitulé Pauvreté, logement et itinérance : les trois fronts de la lutte contre l'exclusion, un revenu de subsistance garanti bénéficie à la société en :
1) améliorant la santé mentale et physique, tout en réduisant les coûts des soins de santé;
2) faisant diminuer le taux de criminalité, les frais judiciaires, les coûts des services de police et les coûts des services correctionnels, et en renforçant la sécurité publique;
3) réduisant, voire en éliminant, l'itinérance et la pauvreté;
4) améliorant l'efficacité du traitement des demandes et des revendications, permettant ainsi de réduire la bureaucratie et les coûts qui y sont associés;
5) offrant un solide filet de sécurité sociale qui serait renforcé et centralisé, ce qui permettrait aux contribuables d'épargner des millions de dollars chaque mois.
Les pays offrant des solides filets de sécurité sociale et de bonnes mesures d'aide économique produisent des enfants en meilleure santé qui s'épanouissent et qui, lorsqu'ils vieillissent, contribuent à la société, ce qui permet aussi de réduire la marginalisation et la victimisation. Des solides mesures de protection sociale, économique et éducative reposant sur des revenus de subsistance garantis et idéaux pourraient aussi éliminer les tracasseries administratives et réduire la dépendance envers les autres systèmes, comme les systèmes de santé et de justice pénale, ce qui nous permettrait d'économiser des millions de dollars supplémentaires et avantagerait tous les Canadiens.
Honorables sénateurs, si nous voulons rendre justice aux membres de la société qui sont les plus souvent marginalisés, brimés, criminalisés et placés dans des institutions, nous devons mettre fin aux injustices et à la discrimination, ainsi que prendre des initiatives claires et collectives afin de faire triompher la justice et favoriser une véritable réconciliation.
Je félicite le sénateur Eggleton de ses efforts visant à attirer l'attention de la Chambre haute sur ces questions. Je suis heureuse de me joindre à lui, ainsi qu'à nos collègues ici et à l'autre endroit, pour appuyer les mesures prises en vue de régler un problème qui peut et doit être corrigé. Merci.