Décision du Président – Rappel au Règlement (Sénateur Carignan) - Leader adjoint du gouvernement et le whip du gouvernement au Sénat
Honorables sénateurs,
Je suis prêt à rendre ma décision sur le rappel au Règlement soulevé par le sénateur Carignan, leader de l’opposition, le 3 mai. Le sénateur s’interrogeait sur le rôle et la fonction de la sénatrice Bellemare à titre de coordonnatrice législative du gouvernement au Sénat et du sénateur Mitchell à titre d’agent de liaison du gouvernement. Le Règlement du Sénat ne traite d’aucun de ces postes. Le sénateur Carignan cherchait également à déterminer si ces deux sénateurs auraient droit à la rémunération supplémentaire que prévoit la Loi sur le Parlement du Canada pour le leader adjoint du gouvernement et le whip du gouvernement.
Plusieurs autres sénateurs ont pris la parole dans le cadre du rappel au Règlement, y compris le sénateur Harder qui a déclaré que la sénatrice Bellemare est la leader adjointe du gouvernement et le sénateur Mitchell, le whip du gouvernement. Il a expliqué qu’on les désignerait respectivement coordonnatrice législative et agent de liaison du gouvernement, conformément à la préférence du gouvernement, de manière à faire ressortir l’approche non partisane et indépendante préconisée dans l’exécution de ces fonctions, comme dans ses propres fonctions de représentant du gouvernement. Après avoir entendu les arguments, j’ai pris la question en délibéré, mais j’ai accepté d’entendre le lendemain d’autres points du sénateur Carignan et des sénatrices Bellemare et Fraser. Par la suite, en plus d’examiner les points soulevés par les honorables sénateurs, j’ai fait mes propres recherches pour mieux comprendre les questions concernant le rappel au Règlement.
Je citerai d’abord la lettre que j’ai reçue du sénateur Harder et dont il a fait mention dans ses interventions sur le rappel au Règlement :
L’honorable sénatrice Diane Bellemare agira à titre de Leader adjoint du gouvernement au Sénat. En tenant compte du modèle non aligné et indépendant annoncé par le gouvernement, le poste de leader adjoint du gouvernement sera stylisé « coordonnateur législatif du représentant du gouvernement au Sénat ».
De même, l’honorable sénateur Grant Mitchell assumera la fonction de Whip du gouvernement, qui aura pour titre « Agent de liaison du gouvernement ». C’est ainsi que se traduira le rôle qu’il joue à l’appui du représentant du gouvernement en facilitant l’adoption des lois et en contribuant au fonctionnement efficace du Sénat, de façon impartiale et ouverte.
Des copies de cette lettre ont été envoyées au leader de l’opposition, au leader des libéraux indépendants au Sénat, à la sénatrice Bellemare, au sénateur Mitchell et au greffier.
Cette lettre, comme l’intervention du sénateur Harder le 3 mai, confirme que la sénatrice Bellemare est la leader adjointe du gouvernement et que le sénateur Mitchell est le whip du gouvernement. Leur rémunération est donc établie en fonction de la Loi sur le Parlement du Canada et il n’y a rien à ajouter à ce sujet.
Il y a eu, au fil du temps, différentes façons de nommer les personnes qui occupent les postes de dirigeants du gouvernement. Selon les pratiques passées, il est tout à fait approprié que le représentant du gouvernement nomme ceux qui occuperont ces postes et qui seront de très proches collaborateurs. Je signale également que les pratiques passées donnent à chaque groupe de dirigeants la liberté voulue pour déterminer comment répartir les différents rôles dont il est responsable. Le libellé qui figure au début de l’annexe I du Règlement précise que les définitions qui s’y trouvent ne sont pas contraignantes, mais qu’elles peuvent être adaptées selon les circonstances et le contexte.
La question fondamentale du rappel au Règlement est donc de savoir comment ces sénateurs peuvent être appelés.
Dans l’étude de cette quedtion, il est utile de tenir compte d’exemples antérieurs qui montrent que les titres officiels n'ont pas à faire l’objet d’une application contraignante. Il est possible d’accepter une certaine souplesse raisonnable dans la façon de désigner les postes dans la pratique.
Un premier exemple est le titre de l’huissier du bâton noir. Pendant des siècles, le titre était « gentilhomme huissier de la verge noire. » Quand la première femme a été nommée à ce poste au Sénat en 1997, le pouvoir exécutif a changé le titre pour « huissier du Sénat ». Par la suite, le Sénat a décidé, en adoptant un rapport du Comité du Règlement, que le titre du poste serait « huissier du bâton noir », et c’est le titre utilisé depuis ce temps. Le processus de modernisation du titre a été lancé par le gouvernement, même si le titre existait depuis des centaines d’années, et il a été caractérisé par une grande sensibilité à l’évolution des réalités sociétales et une capacité d’adaptation qui ont donné un bon résultat.
La souplesse caractérise aussi les désignations utilisées par de nombreux sénateurs à l’extérieur du Québec. Dans le cas de cette province, les sénateurs sont nommés pour représenter des secteurs géographiques précis. Ailleurs, les sénateurs sont nommés pour représenter l’ensemble de la province ou du territoire. Malgré ce fait, nous avons une pratique de longue date qui permet aux sénateurs d’adopter une désignation qui indique qu’ils se concentrent sur une région donnée – comme leur lieu de résidence ou une région qui revêt une importance ou une signification particulière pour eux. Certaines de ces désignations sont très précises, comme la désignation « Bloor et Yonge » qu’utilisait notre collègue aujourd’hui à la retraite, le sénateur Stollery. Parmi les sénateurs en poste actuellement, la commission de nomination du sénateur Munson, par exemple, précise qu’il est « d’Ottawa, dans la province d’Ontario », mais il a choisi la désignation « Ottawa/Canal Rideau » dans la province. Même si la commission de nomination du sénateur Plett dit qu’il vient « de Landmark, dans la province du Manitoba », sa désignation est « Landmark », car il a fait ce choix. S’il ne l’avait pas fait, il n’aurait pas de désignation particulière. J’ajouterai que les sénateurs peuvent changer ces désignations selon leur bon vouloir. Le cas de la sénatrice Cools, qui siège depuis de nombreuses années au Sénat, est un très bon exemple. La commission de nomination de la sénatrice indique qu’elle était une résidante « de la ville de Toronto, dans la province d’Ontario » lorsqu’elle a été nommée. Sa désignation actuelle est « Toronto Centre-York ». Une fois de plus, cela fait preuve d’une capacité d’adaptation, dans les limites du raisonnable.
Les pratiques concernant les affiliations politiques démontrent aussi notre capacité de nous ajuster aux circonstances. Les sénateurs ont pu, avec certaines limites, déterminer leur propre affiliation. Cette pratique a été acceptée, car elle n’a pas d’incidence directe sur les délibérations. Par exemple, notre collègue la sénatrice McCoy avait adopté la désignation « Progressiste conservateur », lorsqu’elle a été nommée, même si ce parti n’était plus reconnu au Sénat. Elle a ensuite opté pour « Indépendant progressiste conservateur » et maintenant elle utilise la désignation « Indépendant ». Bien que les pratiques concernant les affiliations politiques aient évolué avec le temps, il n’en demeure pas moins que le Sénat a fait preuve d’une certaine souplesse pour satisfaire aux désirs raisonnables des sénateurs. Cela peut s’avérer particulièrement important quand le paysage politique évolue plus rapidement que l’institution peut apporter des changements de façon officielle. Il faut se montrer conciliant pour tenir compte de cette réalité.
Permettez-moi également de parler de l’histoire du poste de Président intérimaire. La Loi constitutionnelle de 1867 ne prévoit pas un poste de vice-président au Sénat, comme elle le fait pour la Chambre des communes. Pour pallier les absences occasionnelles du Président, le Parlement a adopté en 1894 une loi qui permettait au Sénat de choisir un sénateur qui pourrait présider les travaux en l’absence du Président. Pour éliminer tout doute quant à la validité de cette loi, le Parlement britannique a ensuite adopté une loi en 1895. Près de cent ans plus tard, en 1982, lorsqu’on envisageait la possibilité d’établir un poste de vice-président, le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles a déterminé qu’il faudrait une loi pour créer correctement ce poste, et il estimait que ce projet ne devait pas aller de l’avant à ce moment-là. Le comité a reconnu que le Sénat n’avait pas le pouvoir d’établir officiellement un poste de vice-président, mais il a déterminé que le Sénat pouvait créer un poste sessionnel permettant à un sénateur de remplacer le Président. C’est là le fondement du poste du Président intérimaire, qui occupe le fauteuil en l’absence du Président. Le Sénat a accepté cette idée, qui a été incorporée dans la loi plus tard. Encore une fois, une approche souple a été adoptée pour régler un problème de façon créative qui nous a très bien servis.
Ces exemples provenant du Sénat montrent comment une approche souple et raisonnable peut être acceptable, et peut bien servir notre institution. Si nous regardons à l’extérieur de cette enceinte, je rappellerai aux honorables sénateurs que, pour un certain nombre d’années après 1993, le Parti réformiste utilisait à la Chambre des communes le terme « coordonnateur de caucus » au lieu de whip. M. Chuck Strahl, qui a joué ce rôle, a expliqué le 19 septembre 2001 « [n]ous voulions ainsi tenter de décrire le rôle que nous accordions à ce poste, c’est-à-dire celui de coordonner les activités du groupe. » Il a alors ajouté que « [l]e Règlement ne fait aucune mention du terme coordonnateur de caucus. La Loi sur le Parlement du Canada ne prévoit pas de salaire supplémentaire pour le coordonnateur de caucus. On ne dit pas que le coordonnateur de caucus doit rencontrer les autres coordonnateurs de caucus. On parle plutôt de whip parce qu'à la Chambre on a toujours nommé ces gens ainsi. » La Chambre des communes a fonctionné durant cette période avec un terme qui ne se trouvait pas dans son Règlement.
À l’extérieur de la sphère parlementaire, comme les honorables sénateurs le savent, même si des lois prévoient des titres précis pour certains postes ministériels, il y a toujours eu une certaine latitude quant à la façon de désigner ceux qui occupent un poste ministériel donné dans les faits. Je pense, par exemple, à la nomination de l’honorable Anne McLellan au poste de solliciteur général en 2003. On l’avait nommée vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Sa désignation à titre de ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile au lieu de solliciteur général avait eu lieu avant que le Parlement décide d’abolir le poste de solliciteur général et d’établir le poste de ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Récemment, le titre utilisé pour désigner l’actuelle ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien est devenu ministre des Affaires autochtones et du Nord. Ici aussi, des adaptations raisonnables peuvent être apportées dans la pratique à ce qui est officiellement prévu.
Pris ensemble, ces exemples montrent que des exigences officielles n’ont pas toujours à être contraignantes. Il peut y avoir, dans les limites du raisonnable, une certaine souplesse qui tient compte des circonstances particulières. Le Sénat a fait preuve d’une telle souplesse dans le passé, et il continue de le faire. Nous avons bénéficié de cela.
Depuis que ce rappel au Règlement a été soulevé, on s’est adressé au sénateur Harder à la fois en tant que leader du gouvernement et en tant que représentant du gouvernement. Quelle que soit l’appellation utilisée, il n’y avait aucun doute à qui les sénateurs s’adressaient. Ils parlaient au sénateur Harder. Je m’attends à ce qu’il en soit de même pour la sénatrice Bellemare dans son rôle de coordonnatrice législative du gouvernement, officiellement leader adjointe du gouvernement au Sénat, et pour le sénateur Mitchell dans son rôle d’agent de liaison du gouvernement ou whip du gouvernement. Les délibérations se sont déroulées dans l’ordre sans qu’il y ait de manquement au décorum. Les exemples que je viens de donner montrent que la souplesse à cet égard peut être raisonnablement considérée comme étant conforme à nos traditions et à nos pratiques parlementaires. Par conséquent, j’estime que l’utilisation de titres autres que ceux qui sont établis officiellement dans le Règlement, dans les limites du raisonnable, est acceptable.
Je conclus donc que le rappel au Règlement n’est pas fondé. Cela dit, je reconnais qu’il existe un risque qu’une telle approche raisonnable soit poussée à l’extrême. Il pourrait donc être souhaitable que le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement examine toute cette question et recommande au Sénat des lignes directrices et des pratiques plus détaillées.