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L'honorable Pierre Claude Nolin dans la chambre du Sénat

L'honorable Pierre Claude Nolin

43e Président du Sénat (2014–2015)

Décisions du Président

3 février 2015
Loi C-43


Je voudrais maintenant donner suite au rappel au Règlement soulevé par le sénateur Moore le 12 décembre 2014 relativement aux projets de loi omnibus.

Même si ce rappel au Règlement concernait le projet de loi C-43, Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 11 février 2014 et mettant en œuvre d'autres mesures, le sénateur Moore a remis en question les projets de loi omnibus en général, faisant valoir que ces projets de loi :

« ... touchent de nombreuses questions qui ne sont pas toutes liées. Il est donc inacceptable de contraindre les sénateurs à se prononcer sur plusieurs propositions distinctes lors d'un seul vote. Procéder ainsi est fondamentalement injustifiable et contraire au Règlement. »

Exposant ses préoccupations, le sénateur Moore a parlé de la façon dont les projets de loi omnibus sont traités au niveau provincial, national et international, et a cité des textes rédigés à ce sujet. Il a souligné que les problèmes découlant des projets de loi omnibus s'aggravent. « Il faut que quelqu'un intervienne », a-t-il conclu.

Plusieurs sénateurs se sont dit du même avis. La sénatrice Fraser a fait une distinction entre les projets de loi qui modifient plusieurs lois, mais qui sont clairement liés par un fil conducteur, et ceux qui réunissent une foule d'éléments disparates. Elle a placé le projet de loi C-43 dans cette deuxième catégorie, point de vue partagé par le sénateur Day. La sénatrice Chaput a expliqué, exemple concret à l'appui, que les projets de loi omnibus peuvent donner lieu à une étude insuffisante de certains éléments importants d'un projet de loi. Pour sa part, la sénatrice Ringuette estimait que ces mesures empêchent le Sénat de s'acquitter de son mandat qui est de porter un second regard attentif. Appuyant ce rappel au Règlement, le sénateur Eggleton a souligné qu'il était en faveur de certains éléments du projet de loi C-43, mais que la nature trop volumineuse de ce projet de loi fait en sorte que les parlementaires ne peuvent pas exprimer adéquatement leur point de vue.

D'autres sénateurs ont contesté ces arguments. Renvoyant aux pratiques de l'autre endroit, la sénatrice Martin a soutenu que les projets de loi omnibus font partie intégrante de la pratique parlementaire canadienne. Le sénateur Smith (Saurel) et le sénateur Lang ont expliqué en quoi, à leur avis, le projet de loi C-43 a effectivement un fil conducteur : il vise à mettre en œuvre un vaste plan budgétaire pour faire face à une situation économique internationale difficile et contribuer à la prospérité des Canadiens. Sensible aux préoccupations du sénateur Moore, le leader du gouvernement, le sénateur Carignan, a souligné que le Sénat peut adapter ses procédures comme il le souhaite pour régler les problèmes dont il pourrait être question ici. Ainsi, le Sénat a déjà rajusté le processus d'étude préalable prévu dans le Règlement pour permettre à divers comités de donner leurs points de vue. Cela peut aider à dissiper certaines des préoccupations mentionnées.

Pendant l'examen du rappel au Règlement, tous se sont entendus sur le fait que l'étude du projet de loi C-43 par le Sénat ne devrait pas être retardée. Les délibérations sur le projet de loi se sont donc poursuivies, et il a reçu la sanction royale la semaine suivante. Même si le sort du projet de loi C-43 est réglé, la question plus générale des projets de loi omnibus demeure. Cette question, on le sait, n'est pas nouvelle. Au fil des ans, plusieurs sénateurs se sont objectés aux projets de loi volumineux et complexes. Il est donc opportun de revoir la question.

Malgré les préoccupations concernant les projets de loi omnibus, il n'y a eu, dans les faits, qu'un seul rappel au Règlement à ce sujet au Sénat depuis 1984. Dans une décision rendue le 23 octobre 2003, le Président déclarait qu'il n'était « pas au fait d'une exigence voulant qu'un tel projet de loi doive avoir un fil conducteur ».

La situation est tout à fait différente à l'autre endroit, où le Président s'est penché à plusieurs reprises sur la question des projets de loi omnibus. Comme on peut le lire à la page 725 de la deuxième édition de l'ouvrage La procédure et les usages de la Chambre des communes, « [i]l est en effet tout à fait admissible, sur le plan de la procédure, qu'un projet de loi modifie, abroge ou édicte plusieurs lois à condition d'en donner le préavis requis, de l'assortir de la recommandation royale (au besoin) et de respecter la forme exigée. » Le Président de la Chambre des communes a parfois été prié de scinder un projet de loi, mais il a refusé de le faire sans les conseils et l'autorisation de la Chambre. Comme il l'avait déclaré le 8 juin 1988 : « Tant que la Chambre n'aura pas adopté de règles précises concernant les projets de loi omnibus, le Président n'a aucun recours, il doit s'abstenir d'intervenir dans le débat et laisser la Chambre régler la question ».

Lorsqu'un projet de loi omnibus arrive au Sénat après avoir été examiné à la Chambre des communes, il ne faut pas oublier qu'il a déjà été adopté par l'une des composantes du Parlement. Nous ne devons pas remettre en question les raisons pour lesquelles l'autre endroit a adopté ce projet de loi ou sa façon de procéder, mais nous acquitter de notre mandat législatif en effectuant un examen attentif du projet de loi en toute indépendance, ou autonomie, et de la meilleure façon possible. Des problèmes de procédure peuvent parfois se poser à propos d'un projet de loi émanant des Communes — on peut constater, par exemple, que le consentement royal est requis pour un projet de loi —, mais ces situations ne sont pas fréquentes.

Dans son rappel au Règlement, le sénateur Moore a dit, à propos des projets de loi omnibus : « Il faut que quelqu'un intervienne. » Dans la mesure où les sénateurs reconnaissent que ce type de projet de loi pose un problème, cette affirmation peut être valable. Cependant, il ne revient pas au Président d'agir de façon unilatérale et de décider de la position à adopter et quand l'adopter. Le Président se prononce sur les questions de procédure, à la lumière du Règlement du Sénat et de nos pratiques. Or, le Règlement ne prévoit rien au sujet des projets de loi omnibus, lesquels sont autorisés par nos pratiques. De ce point de vue, ces mesures font partie du fonctionnement du Parlement du Canada. En outre, il ne faut pas perdre de vue le fait que, sur le plan de la procédure du moins, la question posée à propos d'un projet de loi omnibus — et non à propos de sa teneur - est fort simple. Cette question est de savoir si le projet de loi sera lu pour la deuxième ou la troisième fois. Par conséquent, les projets de loi sont très différents des questions complexes où le Président peut, dans des situations très rares, exercer une certaine discrétion en scindant une motion.

Honorables sénateurs, il serait peut-être bon de nous pencher ici sur certaines questions plus générales touchant les projets de loi omnibus. Comme le déclarait la Cour suprême dans la décision qu'elle a rendue en 2014 dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, le Sénat est « une des institutions politiques fondamentales du Canada. Il se situe au cœur des ententes ayant donné naissance à la fédération canadienne. » En tant que sénateurs, nous avons diverses tâches et responsabilités, dont celles de représenter nos régions, de nous acquitter de nos fonctions législatives, d'exiger des comptes du gouvernement, d'œuvrer sur la scène internationale dans le cadre de la diplomatie parlementaire, d'assurer la protection des minorités, et d'étudier et de défendre les questions d'intérêt public. Et nous exécutons ces fonctions pour le Parlement national en nous servant de nos expériences et formations variées.

Fort de la vaste expérience de ses membres, le Sénat a tout ce qu'il faut pour agir à titre de Chambre complémentaire au sein du Parlement. L'idée de la complémentarité ne sous-entend pas qu'une Chambre est inférieure à l'autre. Le Sénat et la Chambre des communes jouent des rôles différents et interagissent d'une manière qui peut parfois, en effet, engendrer une certaine tension. Mais cela aboutit à un système de gouvernement qui est plus grand que la somme de ses parties. Cette interaction a toujours été au cœur de la structure constitutionnelle de notre pays. En travaillant de concert, les deux Chambres enrichissent le Parlement national et le rendent plus fort. Le Sénat propose un point de vue différent de celui de la Chambre des communes même lors de l'étude de questions semblables, et il se concentre sur des aspects différents. Par conséquent, il peut fournir un second examen attentif, et tout à fait autonome, des mesures adoptées par la Chambre élue. L'atmosphère beaucoup moins partisane qui règne en général au Sénat ainsi que les bonnes relations de travail que nous établissons entre nous, peu importe notre affiliation politique, nous aident grandement à nous acquitter de ces responsabilités.

Je dis cela, honorables sénateurs, parce que rien ne devrait nous empêcher de revoir la façon dont nous traitons les projets de loi omnibus ou tout autre aspect de nos travaux si nous estimons que des changements pourraient nous aider à mieux remplir notre rôle de parlementaires. Nous devons nous assurer de toujours répondre aux attentes des Canadiens et de toujours nous acquitter du rôle qui a été confié à cette Chambre par ceux qui ont élaboré les structures fondamentales de notre gouvernement.

Au cœur du rappel au Règlement soulevé par le sénateur Moore se trouve la façon dont le Sénat examine les mesures budgétaires et les projets de loi ayant des répercussions financières. À cet égard, je tiens à rappeler aux honorables sénateurs qu'il y a près d'un siècle, un comité spécial a étudié les droits du Sénat relativement aux lois financières. Son rapport, connu sous le nom de rapport Ross, a été déposé le 15 mai 1918 et adopté le 22 mai. Le temps est peut-être venu d'examiner la question à nouveau afin que les honorables sénateurs puissent voir comment, de nos jours, cette Chambre peut faire le meilleur usage possible de ses pouvoirs pour s'acquitter de ses fonctions. Dans le cadre de cet examen, il faudra tenir compte du principe énoncé par sir John A. Macdonald selon lequel le Sénat ne s'opposera jamais « ... aux vœux réfléchis et définis des populations ». Il conviendrait sûrement de nous pencher sur les limites convenables de ces restrictions que le Sénat s'est lui-même imposées.

Parallèlement, le Sénat — peut-être par l'entremise de l'un de ses comités — voudra peut-être revoir sa façon de faire pour mieux assurer la reddition de comptes de la part du gouvernement, particulièrement en ce qui concerne les finances publiques et les dépenses. Nos pratiques permettent au Comité des finances nationales de très bien comprendre le Budget des dépenses et les rouages du gouvernement. La valeur de cette vue d'ensemble a été reconnue par les observateurs, mais il serait peut-être souhaitable de permettre à d'autres comités de pouvoir faire de même. Sans pour autant nuire au rôle du Comité des finances nationales, le Sénat pourrait peut-être confier à d'autres comités l'étude de parties précises du Budget des dépenses qui relèvent de leur compétence. Le fait de comprendre comment d'autres instances — au Canada et à l'étranger — traitent ces questions nous aiderait à cerner les rajustements à apporter, s'il y a lieu, au fonctionnement de cette institution.

En ce qui concerne plus précisément la question des projets de loi omnibus, nous pourrions aussi proposer des changements que le Sénat pourrait apporter à ses procédures, si tel est son désir. Encore une fois, des informations sur les procédures utilisées dans d'autres juridictions pour traiter de ces projets de loi seraient utiles. En Saskatchewan, par exemple, le Règlement limite, de façon explicite, les circonstances dans lesquelles un projet de loi omnibus peut être introduit. Un tel projet de loi n'est permis que s'il traite d'une seule politique générale ou s'il fait des amendements semblables aux lois existantes.

Au Sénat nous avons pris l'habitude d'effectuer une étude préalable des projets de loi d'exécution du budget et de permettre à divers comités d'exprimer leurs points de vue sur les éléments de ces projets de loi qui relèvent de leur compétence. Un premier changement pourrait être d'intégrer ce processus au Règlement afin qu'il devienne la norme pour tous les projets de loi omnibus.

Nous pourrions aussi aller un peu plus loin en rendant ce processus systématique, et non facultatif, dans le cas des projets de loi complexes ou volumineux. Si un tel changement était adopté, le Comité des finances nationales pourrait étudier la teneur des projets de loi d'exécution du budget en collaboration avec d'autres comités sans avoir à attendre un ordre de renvoi du Sénat.

Une troisième possibilité, variation sur ce même thème, consisterait à trouver une façon de renvoyer diverses parties d'un projet de loi omnibus à différents comités, après la deuxième lecture. Les comités pourraient ainsi étudier en détail les éléments du projet de loi de leur ressort et proposer eux-mêmes des amendements.

Même sans de tels changements, les sénateurs disposent de puissants outils. Qui plus est, le Sénat peut rejeter un projet de loi, même s'il est proposé par un ministre, sans entraîner la chute du gouvernement. Nous l'avons déjà fait avec un projet de loi d'exécution du budget. Les sénateurs ont aussi l'option, à laquelle ils recourent régulièrement, de proposer des amendements aux projets de loi en comité et à l'étape de la troisième lecture.

La possibilité — rarement utilisée — de scinder un projet de loi est un autre outil dont le Sénat dispose s'il juge un projet de loi trop complexe ou trop volumineux. À l'heure actuelle, un comité ne peut pas proposer de scinder un projet de loi sans avoir obtenu une autorisation spéciale du Sénat. On pourrait toutefois modifier le Règlement pour accorder au comité qui examine un projet de loi omnibus le pouvoir d'en proposer la scission, de sa propre initiative, s'il estime que cela pourrait aider le Sénat à l'étudier ou qu'il n'y a pas de fil conducteur entre ses différentes parties. Évidemment, une telle mesure serait prise uniquement lorsque le parrain aurait eu amplement l'occasion d'expliquer pourquoi il est contre la scission du projet de loi ou de montrer le fil conducteur qui en relie les différentes parties.

Ce ne sont là que quelques idées. Il y a sûrement bien d'autres façons de régler les préoccupations qui pourraient exister à propos des projets de loi omnibus. Cependant, dans le cadre actuel du Règlement du Sénat et de nos pratiques, ces projets de loi sont acceptables et peuvent franchir les différentes étapes au Sénat comme n'importe quel autre projet de loi. Rien ne devrait empêcher le Sénat, peut-être après que le Comité du Règlement aura étudié la question, de revoir la façon dont il traite les projets de loi omnibus, s'il le souhaite. Mais ce sera au Sénat lui-même de décider des changements à apporter, s'il y a lieu; il ne revient pas au Président de les imposer.

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