Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat
10 février 2021
Honorables sénateurs, je vais proposer un amendement au cours de mon intervention.
Le suicide assisté est définitif. Il n’y a absolument aucune place à l’erreur, car des vies innocentes sont en jeu. Voilà pourquoi il faut prévoir les mesures de sauvegarde les plus rigoureuses qui soient dans un régime élargi pour inclure ceux dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible. Les tribunaux sont du même avis. Et pourtant, dans le projet de loi C-7, le gouvernement fédéral commence à faire reculer des mesures de sauvegarde qu’il a inscrites dans la loi il y a moins de cinq ans.
Le projet de loi C-7 propose d’éliminer la période d’attente de 10 jours qui sépare la demande et l’aide à mourir pour les cas où la mort est raisonnablement prévisible. Il permet la renonciation au consentement final, ouvre la porte à des directives anticipées et supprime l’obligation de faire signer la demande d’aide à mourir par deux témoins indépendants. Désormais, un seul témoin suffirait.
Nous nous aventurons en terrain dangereux et glissant, et les choses vont trop vite. Il y a seulement cinq ans, au cours de notre étude préalable sur la question de l’aide à mourir, le Comité des affaires juridiques a voté à l’unanimité pour qu’il y ait une période d’au moins 15 jours francs entre la signature de la demande d’aide médicale à mourir et l’administration de celle-ci. Nous avons fait cette recommandation au gouvernement Trudeau, mais il l’a refusée et a plutôt opté pour une période de 10 jours et, même là, cette période peut être au besoin raccourcie afin de maintenir le consentement. Et voilà qu’il abolit cette période d’attente.
Même la personne qui a conçu la première loi sur l’aide médicale à mourir, l’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, s’est dite inquiète du retrait des mesures de sauvegarde visées par le projet de loi C-7. L’automne dernier, pendant la période des questions, elle a demandé à l’actuel ministre de la Justice, David Lametti, pourquoi ce nouveau projet de loi visait à retirer des mesures de sauvegarde incluses dans le projet de loi C-14, puisque cette mesure n’était exigée ni dans la décision rendue par un tribunal inférieur du Québec dans l’affaire Truchon, ni dans la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Carter. Le ministre s’est contenté d’invoquer les consultations intensives que le gouvernement est censé avoir menées au sujet de ce projet de loi.
Il s’agissait peut-être des mêmes consultations intensives qu’un témoin autochtone a qualifiées d’inadéquates et qui, selon une autre personne, n’ont pas été menées convenablement? À moins qu’il ne s’agisse de ce que le groupe de défense des droits des personnes handicapées Inclusion Canada a décrit comme un processus précipité qui n’était pas du tout adapté au genre de tables rondes qui devrait inclure les personnes handicapées. Le ministre Lametti parlait peut-être du processus de consultation en ligne que le gouvernement a mis en place, auquel cas je peux vous assurer que la consultation était minime, puisque j’ai moi-même participé à ce processus. Les questions étaient rédigées de façon bien précise, on ne pouvait donner que des réponses limitées qui orientaient les résultats de façon particulière, et on ne pouvait fournir des renseignements supplémentaires qu’en rédigeant une réponse détaillée dont les données sont plus difficilement quantifiables.
Les médias ont rapporté que certaines personnes avaient rempli le questionnaire en ligne plusieurs fois, même des dizaines de fois. C’est ridicule. Les Canadiens n’ont pas été suffisamment consultés. Il n’y a pas eu d’examen parlementaire. Le sondage SurveyMonkey : c’est tout ce que le gouvernement Trudeau nous a fourni sur le sujet. Ce n’est pas de la consultation, honorables sénateurs, et cela ne justifie pas qu’on élimine des mesures de sauvegarde destinées à préserver la vie des gens. Le suicide assisté ne permet pas de retour en arrière.
Le Dr Harvey Schipper a prévenu le Comité des affaires juridiques à propos de la nécessité de conserver les mesures de sauvegarde prévues dans le projet de loi C-7, étant donné le manque de preuves du contraire. Il a dit ceci :
À mon avis, nous n’avons pas les preuves nécessaires pour supprimer la moindre mesure de sauvegarde. En toute justice, nous n’avons pas non plus les preuves nécessaires pour en ajouter de nouvelles. Nous ne savons tout simplement pas à quoi nous en tenir. Vous avez des données insignifiantes sur 13 000 cas.
Le Dr Schipper parlait de cas pour lesquels l’aide médicale à mourir a été administrée au Canada.
Il est tout à fait insensé de supprimer la période de réflexion. C’est contraire à ce que nous dit la biologie.
Les tribunaux ont bien compris la nécessité de mesures de sauvegarde solides pour l’établissement de tout régime d’aide médicale à mourir. Dans l’arrêt Carter, la Cour suprême du Canada a convenu avec le juge de première instance que les risques associés à la mort administrée par un médecin peuvent être limités avec une série de mesures de sauvegarde bien conçues et bien surveillées. Le jugement de la Cour du Québec dans l’affaire Truchon dit ceci :
Le Tribunal retient plutôt que les autres critères d’admissibilité et les mesures de sauvegarde déjà en place dans la loi s’avèrent suffisants pour assurer que le système puisse procurer l’aide médicale à mourir aux personnes qui y ont droit.
Aucune de ces deux décisions judiciaires ne réclame la révocation des mesures de sauvegarde existantes.
Le gouvernement Trudeau affirme que la période d’attente de 10 jours entre le moment où la demande d’aide médicale à mourir est signée et celui où l’aide médicale à mourir est administrée est une source de souffrances supplémentaires. Bien sûr, il ne tient pas compte du fait qu’éliminer cette période d’attente pourrait abréger prématurément la vie d’un patient qui pourrait changer d’avis pendant ces 10 jours. Le professeur de droit, Trudo Lemmens, a parlé du pour et du contre d’une telle mesure au Comité des affaires juridiques. Je le cite :
[…] L’argument invoqué pour éliminer
— la période de réflexion —
[…] est la souffrance cruelle qu’elle impose aux personnes qui ont déjà pris leur décision, mais il fait fi de la protection qu’elle procure à tous les autres qui ont peut-être des semaines, des mois, voire des années à vivre une vie pleine de sens. À ce que je sache, nous ne disposons d’aucune expertise juridique, éthique ou médicale qui justifie de faire primer la souffrance qu’inflige un délai à certaines personnes sur le risque que d’autres soient prématurément privées de leur vie. […] mais il n’y a plus rien à faire une fois le décès prononcé. Il serait tout à fait raisonnable d’édicter une politique publique qui pèche par excès de prudence.
Les partisans de l’aide au suicide soutiennent que les personnes qui veulent avoir accès à l’aide médicale à mourir ont déjà pris leur décision dans les 10 jours qui suivent la présentation de leur demande. Dans le cadre de l’étude préalable de la question, de nombreux témoins ont comparu au Comité des affaires juridiques et ont affirmé que les tendances suicidaires peuvent fluctuer énormément. Le Dr Harvey Chochinov a dit ce qui suit :
[...] Notre groupe de recherche a rapporté que la volonté de vivre peut fluctuer considérablement sur des périodes aussi courtes que de 12 à 24 heures. De fait, 40 % des patients auxquels on avait prescrit une dose létale de médicament en Oregon ont décidé de ne pas prendre la surdose létale, préférant laisser la maladie invoquée suivre son cours naturel.
La Dre Leonie Herx, de la Société canadienne des médecins de soins palliatifs, s’est dite préoccupée par l’abrogation de la période de réflexion de 10 jours. Elle a affirmé ceci :
Si vous abrogez la période d’attente de 10 jours, cela voudra dire que, au Canada, les gens pourront demander l’AMM et la recevoir le même jour, alors que, comme nous venons de l’entendre, jusqu’à 40 % des gens n’avaient eu aucun contact avec les soins palliatifs avant de demander l’AMM. Et maintenant, avec ce projet de loi, peut-être qu’on va mettre fin à la vie d’une personne le jour même, alors qu’elle ne dispose pas de toute l’information ou de toute l’expérience nécessaires sur la façon dont ses souffrances peuvent être traitées autrement.
Une décision de cette envergure nécessite manifestement une plus grande réflexion.
Honorables sénateurs, cette période de réflexion n’est que de 10 jours. C’est plus court que les prévisions météo à long terme ou la période d’isolement en raison de la COVID-19. On dispose d’un délai plus long pour retourner un petit achat dans la plupart des magasins. Honorables sénateurs, le Sénat est la Chambre de second examen objectif. Les Canadiens ne devraient-ils pas avoir le temps d’effectuer un second examen de la décision de mettre fin à leur vie?
Le gouvernement semble supprimer des mesures de sauvegarde sans même comprendre leurs effets. Prenons l’exemple de la disposition prévue dans le projet de loi C-7, qui réduira, en le faisant passer de deux à un, le nombre de témoins indépendants pour une demande d’aide médicale à mourir. Lorsque la ministre Patty Hajdu a témoigné devant le Comité des affaires juridiques, elle a affirmé ceci :
Le seul rôle d’un témoin est de confirmer l’identité de la personne qui signe la demande et de la dater. Les témoins ne jouent aucun rôle pour établir si une personne est admissible à l’AMM ou savoir si sa décision est volontaire et éclairée.
Cette affirmation faisait partie des observations préliminaires de la ministre, qui avaient été rédigées à l’avance. Il ne s’agissait donc pas d’un commentaire spontané. Pourtant, lorsque j’ai posé une question à ce sujet aux fonctionnaires du ministère de la Justice la semaine dernière, ils m’ont répondu ce qui suit :
Selon nous, le rôle que le témoin a à jouer relativement à la demande écrite est de confirmer l’identité de la personne qui la signe et de confirmer que cette personne comprend ce qu’elle signe et qu’elle signe de son plein gré.
Le gouvernement Trudeau semble tellement pressé de faire adopter ce projet de loi que les ministres ne se donnent même pas la peine d’en comprendre les subtilités. La ministre Hajdu sait-elle elle-même ce qui se passe? Nous savons qu’elle ignore ce qui se passe avec les marchés d’approvisionnement en vaccins, mais elle ne connaît même pas le régime concernant l’aide à mourir, un régime à l’élargissement duquel elle contribue pourtant. Une telle négligence sur une question de vie ou de mort est inexcusable chez une ministre.
C’est l’empressement du gouvernement Trudeau à apporter ces modifications aussi rapidement — trop rapidement — qui m’inquiète le plus. Alors que nous sommes en pleine pandémie, que les gens souffrent et que tout semble être reporté ou fonctionner au ralenti, le gouvernement semble déterminé à faire adopter ce projet de loi sur le suicide assisté de toute urgence. Il est prêt à jeter par-dessus bord toutes les mesures de sauvegarde possibles, comme si le navire allait couler. Pourquoi ce projet de loi? Pourquoi maintenant? Nous n’avons même pas effectué l’examen parlementaire. Nous ne savons même pas encore ce que nous ignorons. Les instances judiciaires n’ont pas demandé au gouvernement d’éliminer d’importantes mesures de sauvegarde. Voilà pourquoi je propose aujourd’hui un amendement qui rétablira la période de réflexion de 10 jours et l’exigence de la présence de deux témoins, telles qu’elles étaient prévues initialement dans le projet de loi C-14.
Honorables sénateurs, l’une de nos premières responsabilités en tant que sénateurs consiste à protéger les personnes vulnérables et à représenter leur point de vue au Sénat. Nous devons défendre l’intérêt de ces personnes vulnérables maintenant. Gardons en place ces mesures de sauvegarde essentielles afin de tenter, à tout le moins, de faire en sorte que ce projet de loi protège adéquatement les Canadiens.