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Projet de loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l'identification des criminels et apportant des modifications connexes à d'autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures)

Troisième lecture--Débat

21 juin 2022


Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-4, Loi modifiant le Code criminel.

Au cours des deux dernières années, le système de justice pénale du Canada — comme presque toutes les sphères de la société — a dû s’adapter rapidement et substantiellement pour fonctionner malgré la distanciation sociale forcée et une myriade d’autres défis posés par la COVID-19. Devant mettre à l’épreuve leurs technologies de communication modernes, la plupart des organisations ont trouvé des moyens de faire progresser l’efficacité, la fonctionnalité et la commodité, qui perdureront certainement au‑delà de la pandémie.

Ayant pratiqué le droit pendant de nombreuses années et étant membre du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles pendant son étude approfondie des délais dans le système de justice, qui s’est déroulée sur 18 mois, je suis parfaitement consciente du problème des délais excessifs et de la nécessité d’innover et de moderniser notre système de justice pénale. Cependant, alors que le système judiciaire réfléchit à la façon de changer à l’ère du numérique, l’intégrité des processus judiciaires du Canada doit rester prioritaire et ne devrait jamais être compromise pour des raisons de commodité.

Le projet de loi S-4 permet le maintien de nombreux processus électroniques dont l’utilisation a commencé pendant les confinements initiaux liés à la COVID. Cependant, il rend permanente l’option des comparutions virtuelles avant que nous ayons suffisamment de données et d’expérience pour en évaluer l’incidence. J’ai une appréhension particulière à l’égard de la proposition qui vise à permettre à un accusé de comparaître et de témoigner par vidéo à son procès criminel. En vertu de ce projet de loi, tous les procès criminels, tant pour les infractions sommaires que pour les actes criminels, et quelle que soit la gravité de l’infraction, pourraient être menés de cette façon.

Ce que je trouve le plus préoccupant, c’est l’effet que cela pourrait avoir sur la capacité d’un juge d’évaluer la crédibilité de l’accusé. Ceux d’entre nous qui ont passé beaucoup de temps dans un tribunal savent qu’il s’agit là d’un facteur essentiel dans presque tous les procès criminels. Même si nous sommes encore très loin de comprendre complètement l’effet global qu’a le fait de mener à distance des comparutions, des discussions et des procédures qui ont toujours eu lieu en personne, les données disponibles sont une source de préoccupation.

Selon un rapport du Government Accountability Office des États‑Unis sur les tribunaux de l’immigration publié en 2017, dans la moitié des cas, les juges des tribunaux participant à l’étude ont mentionné des affaires où leur évaluation de la crédibilité avait changé entre une audience par vidéoconférence et une audience subséquente en personne. Dans une affaire, un juge de l’immigration a été incapable de repérer le handicap cognitif d’un demandeur par vidéo, qu’il a par la suite jugé manifeste lorsqu’il l’a vu en personne. Dans une autre affaire, la mauvaise qualité sonore a mené à une mauvaise compréhension des faits, qui n’a été clarifiée que lorsque le demandeur a comparu en personne. Au bout du compte, ce changement dans l’évaluation de la crédibilité a modifié la décision du juge.

Une autre étude menée par les professeurs de psychologie suédois Sara Landström, Karl Ask et Charlotte Sommar a conclu qu’il y avait une différence marquée entre la crédibilité perçue à partir d’un témoignage par vidéo comparativement à un témoignage en personne. Les auteurs ont décrit un « effet de vivacité » alors que les témoignages en personne sont « émotionnellement intéressants [...] et ils ont un effet de proximité sur les plans sensoriel, temporel et spatial », en plus d’être généralement « perçus comme plus crédibles » et « plus faciles à garder en mémoire ».

Dans un article publié dans le Tulane Law Review, la professeure de droit Anne Bowen Poulin présente une documentation abondante qui permet de déduire que la vidéoconférence peut avoir une influence négative sur la manière dont l’accusé est perçu par les personnes présentes à la cour ainsi que sur les services de représentation qu’il reçoit. Par ailleurs, l’auteure indique que « quand les décideurs interagissent avec l’accusé par l’entremise d’un outil technologique, les probabilités sont plus élevées qu’ils soient moins empathiques à l’impact de leurs décisions négatives sur l’accusé ».

En comité, la sénatrice Pate a parlé de la recherche menée à l’Université de Surrey, en Angleterre, où l’on a examiné les avantages des audiences à distance. On a conclu que les accusés avaient plus de risques d’être incarcérés à la suite des audiences par vidéo, tandis que les suspects dont le dossier était administré à distance avaient moins de chance d’obtenir des services de représentation.

Des témoins qui ont comparu devant le Comité sénatorial des affaires juridiques ont soulevé d’autres enjeux concernant les vidéoconférences. Emilie Coyle, directrice générale de l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et fille de la sénatrice Coyle, a parlé de la stigmatisation que peut subir un accusé qui comparaît par vidéoconférence depuis la prison, souvent vêtu comme un prisonnier, au lieu de porter, par exemple, un complet donné par sa famille. Cette situation peut renforcer dans l’esprit du juge l’idée que la personne qu’il voit dans un milieu carcéral pendant les procédures devrait peut-être rester incarcérée, ce qui pourrait créer un préjugé en faveur d’un verdict de culpabilité.

Mme Coyle a ajouté :

[...] j’ai dit que notre société jugeait les gens qui étaient en prison sans comprendre leur histoire [...]

Comme nous avons cette idée que les gens en prison sont de mauvaises personnes, ce jugement pourrait donner lieu, dans le cas d’un procès, à un résultat qui aurait peut-être été différent si la personne n’était pas en prison.

Pour sa part, Mark Knox, du Conseil canadien des avocats de la défense, a parlé pendant son témoignage d’un « risque de dérive » et du fait que « l’on délaisse le caractère humain, le décorum et tous ces facteurs qui sont présents lors d’un procès qui se déroule, du début à la fin, devant un tribunal ». Il nous a mis en garde contre une « mise en œuvre précipitée » de ces supposées modernisations « par souci d’efficacité ».

Lorsque je l’ai interrogé sur un amendement visant à supprimer la possibilité d’avoir des procès par vidéo tout en laissant les autres procédures telles que proposées, il a répondu :

Je suis d’accord avec vous [...] nous pourrons avoir recours à d’autres méthodes et voir comment elles fonctionnent.

Le comité a aussi entendu Mme Eva Tache-Green, de Nunavut Legal Aid. Elle nous a dit que 24 des 25 communautés du Nunavut n’ont pas la technologie nécessaire pour tenir des vidéoconférences devant les tribunaux. Par coïncidence, au début de son témoignage, son visage s’est figé et le message « la bande passante du réseau est faible » est paru à l’écran. Elle se trouvait dans un bureau d’aide juridique doté d’une connectivité comparativement élevée, et même dans ces conditions, sa capacité à communiquer avec le comité a été entravée. Elle a donc dû faire le reste de son témoignage en utilisant uniquement l’audio, après avoir désactivé la caméra.

Lorsque je lui ai demandé son avis sur l’amendement, elle s’est dite d’accord, suggérant de ne pas rendre tout de suite la vidéoconférence disponible pour les procès et de commencer par des « [...] procédures qui sont moins risquées. » Elle a ajouté :

Je suis très préoccupée par la possibilité que des procès se déroulent avec un accusé qui est, bien sûr, la personne qui a le plus à perdre, et qui risque d’être exclue de la procédure en raison d’une défaillance technologique.

Chers collègues, même la meilleure technologie a ses limites. Il suffit de penser à nos travaux et aux limites que le fonctionnement hybride du Parlement a placées sur notre capacité de faire notre travail. Nous avons souvent des problèmes de connectivité, et nous sommes sur la Colline du Parlement, dans la capitale du Canada, avec des technologies de pointe et un important service technique. Parfois, un sénateur situé dans une région plutôt éloignée perd sa connexion, mais il arrive aussi souvent que nous perdions notre connexion avec un sénateur qui est dans son bureau à domicile dans une grande ville canadienne ou, pire encore, dans son bureau sur la Colline du Parlement.

On ne peut qu’imaginer les problèmes importants qu’auraient les tribunaux s’ils tentaient de se fier à la technologie vidéo pour les régions nordiques, rurales et éloignées. Par exemple, il n’est pas étonnant qu’il y ait de grandes lacunes technologiques dans le Nord de la Saskatchewan, mais il y a des palais de justice à Regina qui n’ont toujours pas le WiFi. Il n’est pas question ici de rester connectés pour un discours de 15 minutes sur Zoom; il peut y avoir des heures de témoignages de l’accusé.

Dans mon étude soigneuse de cet amendement, j’ai consulté plusieurs personnes qui travaillent dans les tribunaux et qui participent à des procédures pénales tous les jours, y compris des avocats de la défense et des juges de cours provinciales et de la Cour du Banc de la Reine. J’ai parlé à des juges qui étaient initialement enthousiastes au sujet de l’utilisation de la technologie vidéo pour les procès criminels, mais qui ont complètement changé d’avis après l’avoir vue en pratique ces deux dernières années. Ils croient fermement au bien-fondé des méthodes qui permettent des gains d’efficacité en dehors des procès, comme les ajournements par courriel, les plaidoyers de culpabilité par vidéo, etc., mais ils ont été à même de constater que beaucoup de détails se perdent quand on tient un procès par vidéo.

Les enjeux sont tout simplement trop importants. Je me suis entretenu avec un juge qui a présenté un excellent argument. Un tribunal, c’est un endroit sérieux, et tout à l’intérieur d’une salle d’audience — que ce soit l’aménagement, la tribune surélevée, les toges que portent les juges ou l’exigence de s’adresser à eux en disant « Votre Honneur » ou « Votre Seigneurie » — évoque un sentiment de sérieux, d’austérité et de respect. C’est essentiel pour que les gens qui témoignent soient plus susceptibles de se sentir tenus de respecter leur serment et les décisions du juge. Il n’y a pas de comparaison possible entre prêter serment par vidéo et prêter serment sur la Bible dans une salle d’audience bondée où peuvent se trouver la victime, l’accusateur, des journalistes et des proches.

Lorsque l’accusé est assis sur son divan chez lui ou en prison, non seulement cela compromet son droit de consulter adéquatement son avocat, mais il ne fait aucun doute que cela rend le serment moins solennel. On peut sérieusement craindre que le respect envers la cour et le processus judiciaire se détériore au fil du temps, au grand détriment de tous.

Des juges ont raconté des exemples troublants observés dans les deux dernières années. Par exemple, un accusé, qui témoignait assis sur son divan, a carrément injurié le juge, une personne a témoigné dans sa douche pendant un procès pénal et, plus troublant encore, une victime de violence conjugale a témoigné de chez elle alors que son conjoint était dans la pièce d’à côté. Dans ces circonstances, les témoignages par vidéo ont empêché les juges d’exercer tout contrôle sur le déroulement du procès.

Dans bien des procès pour agression sexuelle, c’est souvent la parole de l’un contre la parole de l’autre. Dans bien des cas, si l’accusé témoigne par vidéo, le juge n’est plus en mesure d’évaluer le comportement ou même d’observer les interactions entre la personne accusée et celle qui l’accuse, comme il peut normalement le faire dans la salle d’audience. On ne devrait pas sous-estimer les conséquences de cette situation.

Les juges de première instance ont reçu la formation nécessaire pour évaluer dans un tribunal la crédibilité des témoins, y compris celle d’un défendeur, et cette évaluation est considérée comme étant extrêmement précieuse. D’ailleurs, l’évaluation de la crédibilité faite par un juge de première instance ne doit pas être renversée par une cour d’appel, sauf dans des circonstances très rares. Cela s’explique parce que les juges de première instance peuvent évaluer la crédibilité d’une personne qui se tient devant eux, pas à distance.

Quand j’ai présenté mon amendement au Comité des affaires juridiques pour éliminer la vidéoconférence des procès criminels, le sénateur Campbell, indiquant qu’il avait témoigné à de nombreux procès, a rappelé au comité qu’« un procès ce n’est pas une mince affaire, surtout pour celui qui est accusé ».

Il a aussi ajouté : « Je ne crois pas que l’on puisse écarter la question de la crédibilité. Je pense qu’elle est primordiale dans tous les cas. »

Il a ensuite poursuivi en disant :

Je vais voter en faveur de cet amendement. Je ne crois pas que ce soit un pas en arrière. Je pense que l’on protège ainsi les Canadiens des aléas d’une technologie qui n’est pas encore suffisamment perfectionnée.

Puis, en appui à cet amendement, le sénateur White a demandé si les conséquences sur les victimes et l’importance de leur capacité à participer pleinement à un procès avaient été adéquatement prises en considération dans le cadre de ce projet de loi. Il a dit :

J’estime qu’il faut apprendre à marcher avant de songer à courir. Je ne suis pas convaincu que nous avons pu démontrer au cours des deux dernières années que nous pouvions marcher sans difficulté.

Au lieu d’adopter les amendements fort raisonnables que le sénateur Carignan et moi avions présentés, le Comité des affaires juridiques a décidé de joindre plusieurs observations en annexe pour réitérer les très graves préoccupations des témoins que nous avons entendus — des préoccupations au sujet de l’accès inéquitable aux technologies et à l’interprétation, ainsi qu’à propos de la protection de la vie privée, de la sécurité, de la confidentialité et de la possibilité pour un accusé de s’entretenir avec son avocat. Une observation va même jusqu’à préciser que des témoins « se sont inquiétés du fait que ces droits n’étaient pas suffisamment respectés ».

Honorables sénateurs, de telles conclusions ne devraient pas faire l’objet d’observations, mais plutôt mener à des amendements. Si le gouvernement Trudeau veut se traîner les pieds et ignorer les examens parlementaires obligatoires prévus dans la loi, comment peut-on espérer qu’une simple observation attire son attention?

En ce qui concerne l’amendement que je présente aujourd’hui, certains ont fait valoir que le risque est minime parce que toutes les parties doivent donner leur consentement. Cependant, de nombreux témoins ont exprimé des inquiétudes au sujet du concept même de consentement dans ce contexte, surtout en raison du très grand déséquilibre des pouvoirs qui pourrait nuire à la capacité d’un accusé à prendre librement des décisions éclairées.

Maître Emilie Coyle de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry a dit qu’une personne accusée peut se faire dire qu’elle fera face à des retards si elle ne choisit pas de donner son consentement à une participation virtuelle. Si les accusés ne sont pas parfaitement conscients de ce qui est en jeu, s’ils renoncent à la traditionnelle comparution en cour, peut-on honnêtement dire qu’il s’agit d’un choix libre? Imaginez un peu les contestations fondées sur la Charte pouvant découler du fait qu’un accusé s’est fait dire par son avocat qu’il s’agit de son unique option, ou que cette option lui permettrait de passer moins de temps en prison ou de lui économiser de l’argent. Il est facile de prévoir que si l’accusé accepte l’offre, puis qu’il est reconnu coupable, il contestera plus tard la décision en prétextant que ses droits garantis par la Charte ont été violés.

Certains soutiennent que ce n’est pas un problème parce que le juge peut simplement décider de ne pas donner son autorisation. En théorie, on ne pourrait voir aucune raison de ne pas permettre la tenue d’un procès par vidéoconférence. Un juge pourrait estimer que les problèmes imprévus de connectivité sont des problèmes mineurs, mais il ne saura jamais vraiment ce qui lui a échappé. Il se peut même qu’un procès par vidéoconférence semble s’être bien déroulé. Toutefois, les juges sont des êtres humains, et les recherches indiquent clairement qu’il y a des éléments intangibles et qualitatifs qui passent inaperçus dans une vidéoconférence, ce qui donnera probablement lieu à une évaluation incomplète, voire inexacte, de l’accusé, même de la part des juges les plus expérimentés et bien intentionnés.

Soyons clairs, l’amendement que je propose ne supprime pas la possibilité de recourir à la vidéoconférence pour les accusés dans les procès au criminel. En fait, mon amendement permettrait à l’accusé d’utiliser cette technologie pour toutes les autres procédures et comparutions judiciaires permises par le projet de loi S-4, notamment la libération sous caution, les enquêtes préliminaires, les plaidoyers et la détermination de la peine. Ma proposition vise simplement à éliminer cette option pour les procès eux-mêmes et laisse cette possibilité pour les affaires « moins importantes ». Il s’agit d’une proposition de compromis prudente.

Comme l’ont souligné les juges avec qui je me suis entretenue, la disposition permettant d’opérer de cette façon en cas d’urgence figure déjà dans le Code criminel. Si un autre confinement doit être observé, ils peuvent avoir recours à la vidéoconférence au besoin. Leur préoccupation, c’est que le projet de loi S-4 porte à croire que le procès par vidéoconférence est la méthode privilégiée par défaut ou à l’avenir. Or, il est clair que le fait d’adopter cette approche par défaut présente des risques considérables.

Je conclurai par une citation du Barreau du Québec, qui a recommandé au Comité des affaires juridiques d’exclure toute preuve testimoniale par vidéoconférence. Pour commencer, les avocats de cette association travaillent sur le terrain tous les jours, et ils ont déclaré ce qui suit :

Dans le cadre d’un procès en présentiel, une simple note passée à l’avocat, ou encore un regard qui lui est adressé par le juge ou un témoin sont susceptibles de faire bifurquer son intervention et peuvent avoir un impact important sur sa stratégie et sur l’issue du procès.

Ils ajoutent qu’en vertu de ce projet de loi : « [...] le procès à distance s’impose davantage comme le principe et non pas comme l’exception ».

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