La Loi sur les juges
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture
9 mars 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-9, Loi modifiant la Loi sur les juges. Ce projet de loi modernise le processus disciplinaire applicable à la magistrature fédérale du Canada — processus qui n’a pas été mis à jour depuis 1971. Je ne dirai pas combien de temps s’est écoulé depuis, étant donné que je suis née l’année précédente, mais je dirai simplement qu’une mise à jour s’imposait.
Le processus actuel de discipline de la magistrature présente quelques lacunes importantes que le projet de loi C-9 vise à corriger. Tout d’abord, le processus est lourd et inefficace : les multiples possibilités de révision judiciaire combinées au fait que le salaire et la pension d’un juge continuent à s’accumuler tout au long du processus de révision le rendent sujet à des retards et à des abus potentiels. Deuxièmement, la durée des multiples révisions judiciaires et les retards qui en découlent augmentent les coûts pour les contribuables canadiens, qui doivent payer la note pour l’ensemble du processus. Le projet de loi C-9 prévoit des dispositions pour remédier à ces problèmes importants. En outre, il prévoit une plus grande participation du public au processus disciplinaire grâce à l’inclusion de non-juristes dans les comités d’audience. Bien que le gouvernement doive toujours s’efforcer d’accroître la transparence, ce projet de loi constitue un pas important vers l’amélioration de la confiance du public dans le système judiciaire.
À ce stade, honorables collègues, il semble que le projet de loi C-9 soit relativement peu controversé : la Chambre des communes l’a adopté à l’unanimité.
Vous vous souviendrez peut-être également que ce n’est pas une première pour le Sénat. En effet, une version similaire de ce projet de loi — presque identique —, a été présentée au Sénat sous le numéro S-5 en mai 2021. À l’époque, j’avais interrogé le parrain du projet de loi, le sénateur Dalphond, sur les raisons pour lesquelles un tel projet de loi, qui contenait des dispositions d’ordre financier, était présenté au Sénat du Canada.
Bien entendu, le gouvernement Trudeau n’était pas d’accord et le projet de loi est resté au Feuilleton, sans être modifié, jusqu’à ce que le gouvernement déclenche des élections inutiles à l’été 2021. Après ces élections, le gouvernement a présenté de nouveau le projet de loi au Sénat, cette fois sous le numéro S-3. À l’époque, le président de la Chambre des communes a exprimé la même préoccupation que moi concernant le fait qu’un projet de loi renfermant des dispositions d’ordre financier soit présenté au Sénat.
Curieusement, le gouvernement Trudeau semble plus disposé à accepter les propositions des sénateurs libéraux que des sénateurs conservateurs.
Finalement, en décembre 2021, le gouvernement a présenté de nouveau ce projet de loi — comme il se doit cette fois-ci —, à la Chambre des communes, sous le numéro C-9. Il l’a ensuite laissé moisir pendant près d’un an, jusqu’à la fin de 2022, lorsqu’il a été modifié par le comité de la Chambre, adopté à l’unanimité par la Chambre des communes, puis renvoyé au Sénat pour faire l’objet d’un débat juste avant que celui-ci ne s’ajourne en décembre. C’est après ce long parcours que ce projet de loi nous est maintenant confié.
Pour bien comprendre les changements apportés au nouveau processus proposé dans le projet de loi C-9, il est important d’examiner d’abord comment fonctionne le système disciplinaire relatif à la conduite des juges à l’heure actuelle. Actuellement, toute personne peut soumettre une plainte contre un juge nommé par le fédéral en communiquant avec le Conseil canadien de la magistrature. On m’a informée que, bon an mal an, le conseil reçoit environ 600 plaintes, que seulement une poignée de ces plaintes mènent à une enquête et qu’une ou deux sont soumises à un comité d’enquête. À ce jour, aucun juge n’a été révoqué, mais quatre juges ont démissionné après que leur révocation eut été recommandée.
Le Conseil canadien de la magistrature reçoit la plainte et un de ses membres l’étudie afin de déterminer si elle est justifiée. Si elle ne l’est pas, la plainte est rejetée. Si elle semble assez sérieuse pour justifier la révocation du juge, la plainte est envoyée au comité d’examen formé de trois membres du conseil, qui comprend des juges en chef, des juges en chef adjoints et un juge puîné — un juge qui n’est ni juge en chef ni juge en chef adjoint —, ainsi qu’un profane qui n’a jamais été avocat ou juge. Le comité d’examen détermine si la plainte est assez sérieuse pour justifier l’éventuelle révocation du juge. Si c’est le cas, le comité d’examen renvoie la plainte au comité d’enquête, formé en majorité de juges du Conseil canadien de la magistrature, mais aussi d’avocats choisis par le ministre de la Justice.
À l’issue de l’audition de la commission d’enquête, celle-ci remet un rapport au Conseil plénier, un groupe composé d’au moins 17 membres du Conseil canadien de la magistrature, voire d’autant de membres qu’il y en a de disponibles. Le rapport du Conseil plénier doit faire l’objet d’un consensus de la part de la majorité du Conseil canadien de la magistrature, qui recommande la révocation du juge au ministre de la Justice. Le ministre recommande alors la révocation du juge à chaque Chambre du Parlement fédéral pour la soumettre à un vote.
Dans le système actuel, le juge concerné peut faire appel pour obtenir un contrôle judiciaire des décisions de la commission d’enquête et des recommandations de révocation, d’abord devant la Cour fédérale, puis devant la Cour d’appel fédérale et, enfin, devant la Cour suprême du Canada, avec l’autorisation de celle-ci. Bien entendu, chaque niveau d’appel retarde la résolution de l’affaire et coûte de plus en plus cher, les frais étant assumés par les contribuables canadiens pour l’ensemble de la procédure.
Les processus disciplinaires exigeant la révocation d’un juge sont assez rares. En fait, aucun juge fédéral n’a jamais été révoqué, la plupart d’entre eux choisissant plutôt de démissionner avant d’en arriver là. Néanmoins, le gouvernement a été incité à modifier le système d’appel en raison de cas très médiatisés de violation du processus actuel de contrôle judiciaire.
Un cas récent est celui du juge de la Cour supérieure du Québec, Michel Girouard. En 2012, le juge Girouard a fait l’objet de plaintes, dont certaines ont mené à la recommandation de son congédiement. Il a porté sa cause en appel par la voie du processus de contrôle judiciaire, puis auprès de la Cour fédérale et de la Cour d’appel, pour finalement démissionner en 2021, lorsque la Cour suprême a rejeté sa demande d’en appeler encore de la décision et que le ministre de la Justice a exprimé son intention de demander au Parlement d’approuver sa révocation. En tout, le processus a duré neuf ans, et on estime qu’il a coûté 4 millions de dollars aux contribuables canadiens. Tout au long de ces appels, le juge a continué de toucher son salaire et d’accumuler des gains ouvrant droit à pension.
En 2022, le gouvernement a modifié les règles pour l’accumulation des prestations de retraite des juges au moyen du projet de loi C-30, loi d’exécution du budget. Ainsi, les juges ne peuvent plus continuer de toucher leur pension pendant qu’ils contestent une recommandation de révocation du Conseil canadien de la magistrature. Les prestations prendraient fin le jour où le conseil recommande la révocation du juge au ministre. Il s’agit là d’une nette amélioration qui aidera à éviter les cas tels que celui du juge Girouard à l’avenir.
Le projet de loi C-9 supprime cette disposition pour modifier la date de fin. En effet, selon cette mesure législative, le juge n’aurait plus droit à sa pension à partir du jour où un comité d’audience plénier l’informe de sa décision de recommander sa révocation. Bien sûr, cette nouvelle disposition ne s’appliquerait pas si la Cour suprême du Canada annule la décision du comité d’audience plénier, si le ministre décide de ne pas révoquer le juge, ou si la Chambre des communes ou le Sénat vote contre la révocation du juge en question.
Voici le nouveau processus disciplinaire de la magistrature, tel qu’il est décrit dans le projet de loi C-9. Tout d’abord, un agent de contrôle au Conseil canadien de la magistrature détermine si la plainte est dénuée de tout fondement. Dans l’affirmative, la plainte est rejetée. Si elle n’est pas dénuée de fondement, elle fait l’objet d’un examen initial par un membre du Conseil canadien de la magistrature. Ce membre détermine si la plainte doit être renvoyée à un comité d’examen, qui est composé d’un membre du Conseil, d’un juge puîné et d’un avocat. Si ce comité détermine qu’un juge doit être révoqué, l’affaire est ensuite soumise à un comité d’audience publique, qui est composé de cinq membres : deux membres du Conseil, un juge puîné, un avocat et un non-juriste. Si la plainte ne justifie pas la révocation, elle est rejetée ou, si elle mérite des sanctions inférieures à la révocation, le comité d’examen peut exprimer des préoccupations publiquement ou confidentiellement; donner un avertissement publiquement ou confidentiellement; prononcer une réprimande publiquement ou confidentiellement; réclamer des excuses publiques ou confidentielles; ordonner au juge en cause de prendre des mesures spécifiques, notamment suivre une thérapie ou participer à de la formation; ou, avec le consentement du juge en cause, prendre toute autre mesure qu’il estime indiquée. Le juge en cause peut interjeter appel de la plainte devant un comité d’audience restreint.
Le comité d’audience restreint est constitué de trois membres : un membre du Conseil, un juge puîné et un avocat. Si le comité d’audience restreint conclut que la révocation du juge en cause pourrait être justifiée, il renvoie la plainte au Conseil en vue de la constitution d’un comité d’audience plénier. Le comité d’audience restreint peut aussi rejeter la plainte ou recommander d’autres mesures disciplinaires. La décision du comité d’audience restreinte — ou la plus grande partie possible de la décision — est rendue publique. Le comité d’audience plénier fonctionne à peu près de la même manière. Que le comité compte trois ou cinq membres, sa décision peut être portée en appel devant un comité d’appel constitué de trois membres du Conseil et de deux juges puînés. La décision de ce comité peut éventuellement être portée en appel, sous réserve de l’obtention d’une autorisation d’appel auprès de la Cour suprême du Canada.
Un article paru ce matin dans les médias nationaux a pu donner l’impression que le ministre de la Justice n’a pas de rôle à jouer dans le cadre du processus réformé prévu par le projet de loi C-9. Permettez-moi de vous assurer que ce n’est pas le cas et que l’article a été corrigé. Si un comité d’audience plénier recommande la révocation d’un juge, il rédige un rapport qu’il envoie au ministre de la Justice. Le ministre de la Justice doit répondre publiquement et, s’il décide de recommander la révocation du juge, il soumet la question au vote de la Chambre des communes et du Sénat avant de recommander la révocation au gouverneur général. Pour ceux qui s’interrogent sur l’annonce récente d’une plainte portée contre le juge de la Cour suprême Russell Brown, je tiens à préciser que l’affaire se déroulera dans le cadre de l’actuel régime disciplinaire de la magistrature, et non du nouveau régime, puisque le projet de loi C-9 n’a pas encore force de loi.
Quoi qu’il en soit, comme je l’ai mentionné précédemment, le Comité de la justice de la Chambre des communes a amendé le projet de loi C-9. Ces amendements permettent au plaignant d’obtenir une explication écrite des raisons pour lesquelles sa plainte a été rejetée, soit par un membre chargé de l’examen, soit par la commission d’examen, selon les circonstances. Ces changements introduisent une plus grande transparence dans la procédure de plainte contre la magistrature, augmentant ainsi la confiance du public dans l’équité du système.
La réforme du processus disciplinaire de la magistrature qui est proposée dans le projet de loi C-9 vise à corriger des lacunes considérables dans l’ancien régime. Premièrement, on propose des recours supplémentaires pour les cas d’inconduite qui ne sont pas suffisamment graves pour justifier la révocation d’un juge. Cela assouplit le processus disciplinaire tout en permettant de prendre des mesures correctives dans les cas dont la gravité est moindre. Deuxièmement, en réduisant le nombre de possibilités de contrôle judiciaire au cours du processus, on pourra empêcher que des procédures d’appel coûteuses se multiplient et s’étirent sur plusieurs années, comme nous l’avons vu par le passé.
Je crois que ce projet de loi mérite d’être appuyé en grande partie, mais j’ai un certain nombre de questions et de préoccupations, et je crois que les parlementaires devraient y faire attention. Le nouveau régime remplacerait le conseil plénier par un comité d’appel plus petit. Je comprends que cette mesure vise à rendre le processus plus simple et plus efficace, et je comprends ces objectifs, mais je dirais que nous devrions procéder avec prudence. La révocation d’un juge est une décision très sérieuse qui doit être étudiée avec soin. J’écouterai avec intérêt ce que les témoins auront à dire au Comité sénatorial des affaires juridiques afin de savoir si, selon eux, ce changement en particulier permettra de protéger suffisamment les droits des juges qui seront soumis à ce processus.
J’ai aussi des questions au sujet des sanctions qui, outre la révocation, peuvent être imposées à un juge en cas d’inconduite judiciaire. Selon le nouveau processus, ces autres sanctions pourraient inclure l’expression de préoccupations, un avertissement, une réprimande, l’obligation de présenter des excuses, une formation, une thérapie ou de la formation continue, mais le projet de loi C-9 ne prévoit pas la suspension temporaire d’un juge ou la retenue de son salaire.
J’ai d’autres réserves au sujet des consultations. Il semble que les consultations publiques concernant ces changements au système disciplinaire de la magistrature ont été menées il y a assez longtemps. En fait, elles ont débuté en 2016, lorsque le ministère de la Justice a affiché un sondage en ligne sur son site Web, puis procédé à l’examen de la correspondance envoyée par le public concernant le processus disciplinaire de la magistrature. Cela ne ressemble pas à une consultation publique rigoureuse.
Le gouvernement a aussi consulté de nombreux intervenants du système judiciaire, dont le Conseil canadien de la magistrature, l’Association canadienne des juges des cours supérieures, la Fédération des ordres professionnels de juristes, Conseil des doyens et doyennes des facultés de droit du Canada, l’Association du Barreau canadien, les provinces et les territoires, ainsi que les avocats qui s’étaient déjà retrouvés d’un côté et de l’autre du processus disciplinaire de la magistrature. Le ministère a aussi reçu des mémoires du Barreau du Québec et de l’Association canadienne pour l’éthique juridique. En ce qui concerne les consultations auprès des provinces et des territoires, j’aimerais bien savoir à quel moment elles ont eu lieu, car beaucoup de gouvernements ont changé ces dernières années.
Pourtant, après toutes ces consultations, je trouve étrange que le gouvernement n’ait pas pensé à consulter l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels ni aucun autre représentant faisant entendre les préoccupations des victimes d’actes criminels, dans le cadre de l’étude de ce projet de loi. Dans les années passées, nous avons vu certains juges déclencher des tollés à la suite de leurs commentaires et leurs attitudes à l’égard des victimes d’actes criminels, en particulier les plaignants dans les affaires d’agression sexuelle. Vous vous rappelez peut-être des scénarios qui ont mené mon ancienne collègue du caucus conservateur et cheffe intérimaire du Parti conservateur, Rona Ambrose, à présenter son projet de loi visant à améliorer la formation des juges dans ce domaine, une initiative dont je suis aujourd’hui fière de dire qu’elle a force de loi au Canada.
Pourtant, les consultations sur le projet de loi C-9 nous montrent que le gouvernement Trudeau a une fois de plus omis la voix des victimes d’actes criminels dans le processus. Cela devrait être un réflexe que d’inclure des victimes d’actes criminels dans les consultations sur des questions ayant un impact sur le système de justice pénale. Manifestement, ce n’est pas le cas pour le gouvernement actuel. Le traitement des victimes d’actes criminels dans la salle d’audience et tout au long de leur interaction avec le système judiciaire a un effet direct et important sur la confiance du public envers le système de justice.
Évidemment, je ne peux pas rater l’occasion de discuter d’un autre facteur qui mine la confiance du public envers le système judiciaire : l’incapacité du gouvernement Trudeau à nommer des juges sans délai. Ce problème a une énorme incidence sur les retards du système de justice pénale. Après l’arrêt Jordan, que la Cour suprême a rendu en 2016, des accusations criminelles sérieuses ont été abandonnées en raison des longs délais judiciaires.
En octobre dernier, j’ai posé au ministre Lametti une question au sujet du nombre effarant de postes vacants dans la magistrature à l’époque. Il a tenté de balayer la critique du revers de la main en disant : « [...] nous nommons des juges plus rapidement et il y aura de nouvelles nominations prochainement. » Le 1er mars, cinq mois après que j’ai posé cette question, le nombre est toujours à peu près le même. On compte toujours 86 postes vacants au sein de la magistrature canadienne.
Parmi les facteurs qui contribuent aux délais judiciaires, la nomination de juges est le seul qui dépende entièrement du gouvernement fédéral. Le gouvernement Trudeau fait preuve d’une négligence éhontée dans ce domaine, négligence qui a de réelles conséquences pour la population canadienne. Comme je l’ai dit, des poursuites criminelles graves ont dû être abandonnées à cause de délais judiciaires considérables. Le manque de juges ajoute aussi à l’incertitude des Canadiens qui ont des dossiers à traiter dans des tribunaux autres que les tribunaux pénaux, par exemple pour la garde légale des enfants, des différends concernant une assurance ou d’autres genres de conflits judiciaires qui peuvent avoir une incidence importante sur leur vie, leur famille, leur résidence, leur emploi et leur santé. Les délais judiciaires font grimper les coûts et empêchent les Canadiens qui ont des affaires judiciaires à régler de passer au prochain chapitre de leur vie. Parce que le gouvernement Trudeau ne nomme pas assez de juges, les Canadiens sont moins convaincus d’avoir un système de justice équitable.
En fin de compte, honorables sénateurs, les Canadiens doivent pouvoir faire confiance au système judiciaire. Les juges canadiens ont, à juste titre, la réputation de compter parmi les meilleurs juristes de la planète. Nous devons les soutenir et, pour ce faire, moderniser le processus relatif à la conduite des juges de manière à accroître la reddition de comptes et la transparence pour toutes les personnes concernées. Ce sera un plaisir d’étudier davantage le projet de loi en comité et d’obtenir la réponse à des questions importantes. Merci.
Les sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)