Projet de loi sur la réaffectation des biens bloqués
Deuxième lecture--Suite du débat
9 mai 2019
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-259, Loi sur la réaffectation de certains biens saisis, bloqués ou mis sous séquestre.
Je tiens à exprimer mon appui au projet de loi et je félicite la sénatrice Omidvar de ses efforts pour le présenter. Le projet de loi arrive à un moment décisif de l’histoire mondiale. Je n’entrerai pas dans les détails à cet égard, car la sénatrice Omidvar et la sénatrice Pate l’ont déjà fait très éloquemment, mais je tiens à souligner la crise qui, malheureusement, rend ce projet de loi nécessaire.
Comme le dit le préambule du projet de loi C-259 :
[...] le nombre de personnes déplacées de force dans le monde est plus important que jamais [...]
Les conflits armés et la persécution, souvent les résultats d’une mauvaise gouvernance, ou empirés par celle-ci, ont forcé environ 70 millions de personnes à fuir leur pays. Il s’agit d’un nombre effarant — deux personnes déplacées pour chaque citoyen canadien.
Même si le nombre actuel de réfugiés et de personnes déplacées dans le monde est du jamais vu, nous devons nous rappeler que ce problème n’a rien de nouveau. La guerre, la violence et la persécution ne le sont pas non plus. Durant des milliers d’années, ces fléaux ont contraint des innocents du monde entier à se réfugier dans des pays lointains.
Les événements de la seule seconde moitié du XXe siècle, depuis la Seconde Guerre mondiale et les conflits qui s’en sont suivi, jusqu’aux guerres d’indépendance qui ont marqué la fin de l’ère coloniale et aux guerres par guerre par factions interposées menées après la guerre froide, tous ces événements ont entraîné le déplacement d’au moins 210 millions de personnes, je le répète, seulement dans la période qui va de 1940 à 2000.
Comme je l’ai déjà dit ici, mes propres parents sont de ce nombre, étant venus comme réfugiés après la Seconde « Guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres » de ce qui est aujourd’hui la Roumanie. Je remercie d’ailleurs la sénatrice Omidvar de nous avoir raconté sa propre histoire.
Ce qui n’a pas changé depuis des milliers d’années et qui ne changera pas, quelle que soit la région du monde d’où des populations vulnérables sont forcées de fuir, c’est que personne ne veut — ou n’a jamais voulu — partir. C’est le cas de ceux qui ont fui l’Europe à cause des nazis et, ensuite, à cause de Staline et des guerres en ex-Yougoslavie, ainsi que de ceux qui ont fui le Vietnam à cause de la guerre, ou le Cambodge à cause des Khmers rouges, ou l’Ouganda à cause d’Idi Amin, ou l’Afghanistan à cause des talibans, ou la Syrie à cause du groupe État islamique et de Bachar al-Assad, ou le Yémen à cause de la guerre et de la crise humanitaire qui y sévit. C’est aussi le cas des Rohingyas, à cause du génocide perpétré contre eux par le Myanmar, ou des Vénézuéliens, à cause de Nicolas Maduro. Aucun d’entre eux ne voulait quitter son foyer et tous ont été forcés de le faire.
Mes parents ne voulaient pas quitter leur maison ancestrale de 800 ans. La sénatrice Omidvar ne voulait pas quitter sa maison en Iran. Le sénateur Ngo ne voulait pas quitter sa maison au Vietnam et la sénatrice Jaffer ne voulait pas quitter la sienne en Ouganda.
Je fais cette remarque, chers collègues, pour défier la perception, malheureusement trop commune et à la hausse, selon laquelle les demandeurs d’asile veulent quitter leur pays natal, souvent pour avoir accès à de différentes ou meilleures perspectives économiques.
Certes, certains d’entre eux quittent leur pays pour cette raison, et c’est une raison qui est tout à fait valable, mais ils font partie d’un groupe différent de celui dont on parle dans ce projet de loi.
Chers collègues, ce projet de loi offrira un outil de plus pour sanctionner les personnes responsables des conditions menant aux déplacements de masse. Comme l’a dit la sénatrice Omidvar le 9 avril lors du débat à l’étape de la deuxième lecture, le projet de loi S-259 « s’inscrit dans le prolongement de la Loi Magnitski ». Je ne crois pas avoir besoin de préciser que c’est à une autre de nos exceptionnelles collègues, la sénatrice Andreychuk, que l’on doit cette loi.
Essentiellement, ce projet de loi, qui a pour inspiration le Conseil mondial pour les réfugiés du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, permettra de faire payer les méchants.
Comme il est ressorti dernièrement d’une séance d’information, le problème qui a donné lieu à cette mesure législative repose sur une drôle de prémisse. Les entités étrangères dont les biens seraient bloqués par le Canada sont en effet souvent les mêmes dont les agissements — ou l’inaction — sont à l’origine des circonstances justifiant le blocage de ces mêmes biens, comme un grand cercle vicieux où se mêlent l’appât du gain, le vol, la corruption, la violence et la persécution ainsi que la fuite et le déplacement. En bloquant les avoirs des personnes en cause, puis en réaffectant à d’autres usages l’argent sale des dictateurs et autres pommes pourries à l’origine de la crise mondiale des déplacements et en utilisant les avoirs ainsi recouvrés pour venir en aide aux personnes qui ont dû fuir leur domicile ainsi qu’aux étrangers qui les accueillent, le projet de loi S-259 permettra de briser ce cycle.
Ce projet de loi repose sur les grands principes que sont la reddition de comptes, la justice, l’équité procédurale, l’ouverture, la compassion et la saine gouvernance et il permettra de mettre fin à l’impunité dont jouissent les agents étrangers corrompus depuis trop longtemps, en plus d’apporter un peu de soulagement à ceux et celles qui ont terriblement souffert.
Le meilleur exemple récent qui a capté l’attention du monde entier est la situation au Venezuela.
Comme l’a mentionné la sénatrice Omidvar durant son discours, le régime du président Maduro a contraint plus de 3 millions de personnes à s’enfuir de leur pays depuis 2014, lorsque la crise économique a débuté.
Cette migration massive a eu un impact sur les pays voisins du Venezuela en Amérique du Sud.
La Colombie a reçu 1 million d’immigrants à elle seule, alors que le Pérou en a accueilli 500 000. Même si les Vénézuéliens sont, dans la majorité des cas, bien accueillis dans ces pays, leurs hôtes font néanmoins face à de nombreux défis.
La réaffectation de biens n’aiderait pas seulement les migrants et les peuples déplacés. L’argent pourrait aussi être remis au gouvernement du pays d’accueil pour l’aider à faire face à la vague de nouveaux arrivants ou, encore, aux ONG qui se trouvent dans la région touchée. La façon dont les biens seraient distribués serait décrite dans la décision de la cour supérieure provinciale du Canada à laquelle le procureur général a demandé d’ordonner la confiscation au Canada des biens d’un dirigeant étranger. Le recours au système judiciaire et le fait que le pouvoir de décision ultime lui revient sont essentiels à l’efficacité de la mesure législative puisqu’ils empêchent toute influence politique.
Autre élément digne de mention : la disposition judicieuse voulant que toute somme découlant de l’ordonnance doive être versée au tribunal plutôt qu’au gouvernement. Cela élimine la politique de l’équation en plus de faire en sorte qu’on ne puisse alléguer que le Sénat a présenté un projet de loi de finances.
Dans le cas du Venezuela, le Canada a déjà bloqué les biens du président Maduro qui se trouvent ici. Ce projet de loi permettrait au tribunal, s’il le juge approprié selon les règles établies et des éléments de preuve raisonnables, de saisir ces biens et de distribuer ensuite les fonds aux Vénézuéliens déplacés par le régime, aux pays d’accueil ou aux ONG sur le terrain.
L’un des principaux avantages de ce projet de loi est l’intégration d’un registre public.
L’article 4 exige que la ou le ministre des Affaires étrangères mette à la disposition du public le nom des individus ou des entités dont les biens ont été bloqués et la valeur de ces biens.
Ce projet de loi prévoit non seulement d’identifier les personnes et les organismes visés, mais aussi de déterminer ce qu’ils ont fait et la manière dont ils s’y sont pris. Il s’agit d’un élément crucial du projet de loi, qui relève du principe d’ouverture et de transparence. Cela m’amène au point suivant que je souhaite soulever, soit la bonne gouvernance.
Ce principe s’applique non seulement à des entités ou à des dirigeants étrangers, mais aussi au Canada. Comme bien d’autres pays dans le monde, le Canada abrite sous diverses formes des richesses que des dictateurs et d’autres dirigeants corrompus ont volées à des institutions. Le projet de loi S-259 est un outil parmi d’autres mis à notre disposition pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices et pour punir les individus qui s’adonnent à cette pratique nuisible. Il a été question de cet enjeu plus tôt aujourd’hui dans cette enceinte.
Il y a aussi la question de la propriété effective, que les Panama Papers ont portée à l’attention du monde entier en 2016. Même si la propriété effective n’est pas illégale en soi, des gens y ont recours pour dissimuler des activités illégales. Les Panama Papers ont révélé au grand jour à quel point des individus ont souvent recours à cette pratique à des fins répréhensibles.
Le Canada est devenu un paradis fiscal surtout à cause de la bonne réputation de ses institutions gouvernementales et financières et de la solidité de son économie en général. Des dirigeants étrangers corrompus volent des institutions de leur propre pays et détournent des fonds. Ce faisant, ils volent leurs concitoyens. Puis, ils utilisent à mauvais escient la propriété effective pour créer des sociétés fictives au Canada afin de payer moins d’impôt sur leurs actifs et de cacher leurs gains mal acquis.
Le transfert des bénéfices, légitime ou non, d’un pays où les impôts sont élevés à un pays où ils sont bas, comme le Canada, réduit l’assiette fiscale dans le pays d’origine. Cette stratégie nuit aux populations qui sont malmenées par des leaders corrompus. Par surcroît, le pays où les impôts sont bas bénéficie du vol des richesses et des ressources du pays d’origine.
Il faut renforcer les règles à cet égard mais, entre-temps, il n’en demeure pas moins que des biens pillés, de divers types, sont gardés au Canada où ils fructifient. Cette mesure législative contribuera dans une large mesure à lutter contre cette tendance et à soulager la souffrance d’un trop grand nombre de gens dans le monde, ce qui est louable.
En terminant, j’aimerais rappeler un autre aspect important qui a été évoqué par la sénatrice Omidvar, c’est-à-dire que ce genre de projet de loi est plutôt rare, mais certainement pas inexistant.
La Suisse a adopté une loi semblable en 2015; la France et le Royaume-Uni, deux de nos alliés, étudient la possibilité de le faire également.
Si le Canada adopte ce projet de loi, d’autres pays dans le monde entier prendront sûrement, à leur tour, les mesures nécessaires dans leur propre juridiction.
Chers collègues, nous avons l’occasion de faire figure de chefs de file à l’égard d’un enjeu d’une importance capitale qui pourrait aider considérablement certaines des populations les plus vulnérables du monde. J’applaudis la sénatrice Omidvar d’avoir pris cette initiative et j’invite mes collègues à appuyer cette mesure. Merci.