Le système de soins de longue durée
Interpellation--Suite du débat
30 mars 2021
Honorables sénateurs, je prends la parole ce soir pour ajouter ma voix à l’interpellation de la sénatrice Seidman sur le système de soins de longue durée du Canada. Je remercie la sénatrice Seidman du leadership dont elle a fait preuve en lançant un dialogue fort nécessaire sur l’état des établissements de soins de longue durée au Canada.
C’est un dossier qui me tient vraiment à cœur. Mes propres parents, qui ont eu la chance de pouvoir rester chez eux, ont récemment déménagé dans une résidence de soins de longue durée avec aide à la vie autonome. Étant père d’un fils autiste qui vit dans un foyer de groupe, je comprends la crainte qui accompagne le fait de confier le soin d’un être cher, qu’il s’agisse d’un aîné ou d’une personne handicapée, à autrui, en l’occurrence, au système de soins de longue durée. Je pense à ce parallèle parce que beaucoup de résidants d’établissements de soins de longue durée, en particulier les personnes âgées, ont des déficiences cognitives.
Chers collègues, le dialogue déclenché par cette interpellation se fait attendre depuis longtemps. La pandémie et ses résultats ne font qu’en souligner l’urgence.
Comme nous venons de l’entendre de la sénatrice McPhedran, l’année 1984 a été un moment décisif de l’histoire des soins de santé au Canada. Non seulement la Loi canadienne sur la santé est devenue l’instrument législatif pour notre régime public d’assurance-maladie, elle est également devenue une source de fierté nationale. Elle inscrit dans la loi l’objectif principal de la politique canadienne de la santé, soit « [...] de protéger, de favoriser et d’améliorer le bien-être physique et mental des habitants du Canada [...]. » Les soins de longue durée offerts en établissement font partie de cette loi.
En effet, en 1984, le Canada s’est engagé à fournir aux aînés un environnement sûr où ils pourraient être soignés. Cependant, pour beaucoup d’entre eux, cet engagement n’a pas été respecté. Depuis longtemps, les conditions dans les établissements de soins de longue durée ne s’alignent pas parfaitement sur le principe directeur de la politique nationale en matière de soins de santé. Comme nous le savons tous, chers collègues, il existe effectivement certains exemples positifs, dont nous avons entendu parler au Sénat, mais, pour beaucoup de personnes, la réalité est bien différente.
Depuis le début de la pandémie de COVID-19, nous n’avons pas veillé à la sécurité de nos aînés dans les établissements de soins de longue durée. Je vais laisser les chiffres parler d’eux-mêmes. Les aînés qui vivent dans des centres de soins infirmiers et des résidences pour personnes âgées sont 77 fois plus susceptibles de mourir du virus que ceux qui vivent dans leur propre maison. En fait, un rapport du National Institute on Aging montre que 80 % des personnes décédées de la COVID-19 au Canada étaient des résidants d’établissements de soins de longue durée, et que 28 % de ces établissements ont connu des éclosions au Canada.
La situation dans les établissements de soins de longue durée est inégale d’une province et d’un territoire à l’autre. Elle est particulièrement préoccupante dans ma province. En Ontario, 43 % des établissements de soins de longue durée et des résidences pour personnes âgées ont connu des éclosions. Lorsque les Forces armées canadiennes ont été appelées en renfort, en avril dernier, de nombreux résidents étaient dans une situation précaire. Certains souffraient de malnutrition et de déshydratation et ils étaient laissés dans leurs sous-vêtements souillés, alors que d’autres avaient des plaies de pression et des infections non traitées. Nombreuses sont les personnes qui sont décédées des complications de la COVID-19 en étant seules et désespérées, sans la dignité à laquelle tous les humains ont droit. Pourtant, les problèmes du système de soins de longue durée ne sont pas nouveaux.
Comme l’ont si justement souligné la sénatrice Seidman et d’autres collègues, la pandémie n’a fait que mettre en lumière les vulnérabilités existantes du système de soins de longue durée. Avant la COVID-19, il y avait sept fois plus d’éclosions de maladies infectieuses dans les établissements de soins de longue durée que dans les hôpitaux en Ontario. Chers collègues, la confiance des Canadiens envers le système de soins de longue durée s’effrite depuis de nombreuses années. D’ailleurs, plus des trois quarts des Ontariens aimeraient mieux ne pas avoir à séjourner dans un établissement de soins de longue durée. La pandémie ne fait que montrer à quel point ignorer un problème de longue date peut avoir des effets dévastateurs sur le bien-être de la société.
Une réforme du système de soins de longue durée est requise depuis longtemps. Je n’ai pas le temps de passer en revue tous les problèmes du système de soins de longue durée au Canada, mais je vais en décrire quelques-uns.
Les préposés aux bénéficiaires constituent le plus grand groupe d’employés dans le secteur ontarien des soins de longue durée. Ils nourrissent, vêtissent, baignent et toilettent nos êtres chers, et ils font tout cela avec compassion, empathie et patience. Ils offrent aussi leurs services dans des résidences personnelles, notamment à mes parents âgés de 92 ans. Toutefois, à cause des conditions de travail inadéquates, il est difficile pour la province de maintenir en poste ces préposés. Même si les services fournis sont d’excellente qualité, on observe souvent de la confusion et des dysfonctionnements bureaucratiques dans leur administration.
Mes parents ont pu le constater personnellement dans le cadre des services qu’ils reçoivent à domicile : une trop grande rotation des préposés aux bénéficiaires, une coordination inégale des délais de service et un manque évident de formation. En effet, le quart des préposés quittent chaque année le secteur des soins de longue durée, alors que presque tous les établissements de soins de longue durée de l’Ontario ont du mal à combler les plages horaires et à recruter des employés.
Honorables collègues, la rémunération au salaire minimum et l’absence de congés de maladie payés ne favorisent pas beaucoup le maintien en poste des employés. Or, à cause de la pénurie chronique de personnel, les préposés aux bénéficiaires travaillent dans des conditions stressantes. Bon nombre d’entre eux sont de nouveaux arrivants au Canada et peuvent naturellement avoir de la difficulté à s’adapter. Même s’ils sont déterminés à offrir aux aînés les soins dignes et respectueux qu’ils méritent, la surcharge de travail peut parfois les empêcher de le faire. C’est particulièrement inquiétant compte tenu de la stratégie Vieillir chez soi de l’Ontario, lancée en 2010, qui a fixé des critères d’admission plus rigoureux.
Depuis, les centres de soins de longue durée n’accueillent que des aînés qui ont besoin d’un niveau de soins très élevé. C’est donc dire que les résidents de ces centres ont besoin de beaucoup de soins médicaux et de soins personnels. La triste réalité, c’est que de nombreux préposés aux bénéficiaires subissent de la violence physique et verbale de la part des résidents. En cette époque d’isolement, chers collègues, les résidents n’ont souvent pour seule compagnie que les préposés aux bénéficiaires.
Le manque de personnel est particulièrement criant dans les résidences de soins de longue durée à but lucratif. En Ontario, les centres à but lucratif emploient 17 % moins d’employés que les établissements à but non lucratif. Cette situation a indéniablement des conséquences. Ainsi, les résidences de soins de longue durée les plus durement touchées par la pandémie étaient toutes des résidences à but lucratif. Selon une étude publiée dans le Canadian Medical Association Journal, le statut d’organisation à but lucratif a une incidence sur l’ampleur que risque de prendre une éclosion de COVID-19. En effet, quand des éclosions se produisaient dans des résidences à but lucratif, on constatait « deux fois plus de résidents infectés [...] et 78 % plus de décès parmi les résidents [...] comparativement aux résidences à but non lucratif. »
Fait encore plus préoccupant, étant donné le manque de surveillance de la part du ministère de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario, beaucoup d’exploitants de résidences de soins de longue durée n’ont pas vraiment de comptes à rendre bien qu’ils n’aient pas pris de mesures adéquates pour protéger la santé et la sécurité des résidents.
Entre mars et octobre 2020, seulement 11 des 626 résidences de soins de longue durée de l’Ontario ont fait l’objet d’inspections proactives, alors que les résidents de ces établissements étaient les plus durement touchés par la pandémie.
Chers collègues, on dirait que le bien-être et la sécurité des aînés ont été sacrifiés sur l’autel des marges de profit. On n’investit pas suffisamment dans les maisons d’hébergement pour répondre à la demande sans cesse croissante de la population vieillissante, et elle est là, la triste réalité.
En Ontario, seulement 7 % des dépenses totales en santé sont consacrées aux soins de longue durée. Pour tout dire, le Bureau de la responsabilité financière de l’Ontario a calculé que, de 2011 à 2018, le nombre de lits de longue durée a crû de seulement 0,8 % dans toute la province, alors que le nombre de personnes âgées a augmenté de 20 % pendant la même période. Voilà pourquoi, en 2018-2019, près de 35 000 aînés de l’Ontario attendaient qu’on leur trouve une place dans une maison de soins de longue durée, un chiffre qui, selon le cabinet du premier ministre de l’Ontario, est passé à 38 000 en juillet de l’année dernière.
Le sous-financement des maisons de soins de longue durée a un effet sur l’ensemble du réseau de la santé. La médecine de couloir qui fait la marque des hôpitaux est particulièrement inquiétante. Le quart des personnes qui vivent dans un établissement de longue durée arrivent directement de l’hôpital, où ils ont passé en moyenne 54 jours, alors qu’ils n’avaient plus besoin de soins hospitaliers; ils attendaient simplement qu’on les transfère dans leur nouvelle demeure.
Le problème était devenu si criant que le gouvernement de l’Ontario a mis sur pied le Conseil du premier ministre pour l’amélioration des soins de santé et l’élimination de la médecine de couloir. Dans la lettre qu’il a fait parvenir au premier ministre de l’Ontario, à la ministre de la Santé et à la ministre des Soins de longue durée, en janvier 2019, le conseil dénonçait le fait que l’attente pour un lit de longue durée était de 146 jours. Elle est aujourd’hui de 161 jours.
Par rapport aux autres pays de l’OCDE, le Canada investit près d’un tiers de moins dans les soins de longue durée financés par l’État. En Ontario, du budget annuel de la santé de 63,5 milliards de dollars, un peu plus de 3 milliards de dollars sont consacrés aux soins à domicile, dont environ 2 milliards de dollars aux services directs et 1 milliard de dollars à l’administration.
Le Canada a beaucoup à apprendre de ses amis européens, dont les gouvernements ont obtenu de bien meilleurs résultats relatifs au bien-être des aînés pendant la pandémie. Dans son excellent nouveau livre, intitulé Neglect No More, André Picard, un journaliste du Globe and Mail spécialisé dans la santé, donne des exemples d’autres pays qui pourraient servir de leçons au Canada. La tendance écrasante dans les pays nordiques ainsi qu’aux Pays-Bas, en Allemagne et en France est d’offrir davantage de services à domicile aux personnes qui en ont besoin, et ce, le plus longtemps possible. Pourquoi nos aînés devraient-ils payer jusqu’à 10 000 $ ou plus de leurs économies par mois alors qu’ils pourraient recevoir des services dans le confort de leur propre maison?
Depuis le début de la pandémie, les Canadiens ont été choqués par les conséquences de l’incapacité à prodiguer des soins de grande qualité dans les établissements de soins de longue durée. Pourtant, des rapports ont été produits, des appels à l’action ont été lancés et des avertissements ont été donnés pendant des années. Tous étaient axés sur la même chose : le besoin crucial de réformer les conditions des établissements de soins de longue durée.
Chers collègues, en tant que parlementaires, les décisions que nous prenons ou ne prenons pas ont une incidence sur la vie des Canadiens. À titre de sénateurs, nous avons notamment le rôle d’examiner les questions qui nécessitent une attention particulière. La pandémie a jeté une lumière crue sur le sort des aînés au Canada.
Les gouvernements de tout le pays devraient tirer des leçons de cette expérience et élaborer des politiques et des normes qui ne restent pas sur les tablettes, mais qui sont appliquées. Nous avons besoin d’un groupe de travail actif, pas seulement d’une autre étude. Pour ce faire, il faudra un budget et de l’initiative. Nous devons répondre à la demande de la Canadian Association for Long Term Care pour faire en sorte que les établissements de soins de longue durée disposent des ressources dont ils ont besoin pour fournir le niveau et le type de soins que les aînés méritent. Établir des normes nationales devrait faire partie de cette mesure.
Je tiens à remercier une fois de plus la sénatrice Seidman de l’initiative dont elle a fait preuve dans ce dossier au Sénat. Je tiens également à remercier tous les sénateurs qui ont pris la parole. Il s’agit d’un sujet extrêmement difficile. Il faut absolument agir dans le secteur des soins de longue durée. Les soins aux aînés sont l’un des enjeux de politique sociale les plus urgents de la société, peu importe où nous vivons dans ce beau et grand pays. Cela exige de l’ordre, du bon sens et du financement. Comme les derniers mois l’ont montré, les vies des aînés — et nos propres vies à l’avenir — en dépendent. Merci.