Aller au contenu

Projet de loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Ajournement du débat

22 mars 2022


L’honorable Gwen Boniface [ + ]

Propose que le projet de loi S-232, Loi concernant l’élaboration d’une stratégie nationale de décriminalisation des substances illégales et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et d’autres lois en conséquence, soit lu pour la deuxième fois.

— Honorables sénateurs, j’ai déjà parlé du fonctionnement et d’une bonne partie de la raison d’être de ce projet de loi dans mes remarques sur son prédécesseur, le projet de loi S-229. Veuillez considérer mes remarques d’aujourd’hui comme la suite, ou le chapitre 2, de ce précédent discours.

Je crois qu’il est tout à fait approprié de commencer le débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-232, Loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances, en reprenant là où j’avais terminé mon intervention sur le projet de loi S-229, c’est-à-dire avec les grands titres. Je vais me limiter à ceux publiés depuis le début de 2022.

« Nombre record de décès par surdose en Saskatchewan en 2021 »; « J’étais en première ligne de la crise des opioïdes. Je suis heureux de partir »; « Les ambulanciers de la Colombie-Britannique sont intervenus pour plus de 100 surdoses par jour en 2021 »; « La moitié des personnes mortes à cause des opioïdes en 2020 avaient cherché à obtenir des soins de santé dans les mois précédents »; « Le Yukon déclare une situation d’urgence sanitaire liée à la consommation de substances après quatre décès pendant la première semaine de janvier »; « La région de Sudbury reste aux prises avec une hausse de surdoses et de décès liés aux opioïdes ». Finalement, pas plus tard que ce matin : « Trois surdoses signalées en une heure à Mississauga ».

Sénateurs, ce problème ne disparaîtra pas. Depuis que j’ai parlé de ce problème en mai dernier, le nombre de surdoses et de décès ne cesse d’augmenter partout au pays. Nous avons constaté que des progrès ont été accomplis. On a vu un certain mouvement dans les plateformes électorales lors des élections fédérales : le NPD souhaite depuis longtemps décriminaliser la possession simple; les conservateurs se sont engagés à investir pour créer des milliers de places dans des centres résidentiels de traitement et ont promis de considérer l’épidémie des surdoses d’opioïdes comme une crise de santé publique; le gouvernement libéral a promis de mettre en œuvre une stratégie exhaustive pour s’attaquer au problème de la toxicomanie, ce qui s’apparente à ce qui est présenté dans le projet de loi S-232.

Cette stratégie se trouve également dans le nouveau portefeuille du ministre de la Santé mentale et des Dépendances, comme en fait foi sa lettre de mandat, sauf que cette dernière ne mentionne pas la décriminalisation. L’enjeu global de la toxicomanie a seulement été mentionné brièvement dans le discours du Trône, ce qui est inquiétant. Même si des progrès sont réalisés, ils sont, à mon avis, de petits pas plutôt que les améliorations concrètes tant attendues.

Le projet de loi S-232 comprend deux avancées dignes de mention par rapport au projet de loi S-229, c’est-à-dire inclure le ministre de la Santé mentale et des Dépendances dans le processus de consultation, et une référence à la recommandation unanime du Groupe d’experts sur la consommation de substances pour décriminaliser la possession simple de substances illégales.

Rappelons que le projet de loi S-232 vise deux choses. Il oblige le gouvernement fédéral, les provinces, les territoires et d’autres intervenants à se parler, pour que le gouvernement fédéral puisse présenter au Parlement une stratégie nationale s’attaquant à l’épidémie de toxicomanie. Le projet de loi vise aussi à modifier la Loi réglementant certaines drogues et autres substances afin d’abroger les dispositions qui prévoient que la possession de certaines substances constitue une infraction — autrement dit, la décriminalisation.

Il est important de se rappeler que, dans la version actuelle du projet de loi, la décriminalisation entre en vigueur à une date fixée par décret du gouverneur en conseil. Si le projet de loi reçoit la sanction royale, la décriminalisation ne deviendra pas soudainement loi au pays. Comme l’a déclaré l’Association canadienne des chefs de police dans un rapport publié en 2020 :

Dans le contexte canadien, il sera essentiel que les centres de traitement soient établis et opérationnels avant la décriminalisation et qu’ils aient la capacité d’accueillir les personnes redirigées par la police [...]

Il serait prudent de veiller à ce que la stratégie nationale soit achevée et fasse l’objet d’un rapport au Parlement avant que la décriminalisation n’ait lieu. Les soutiens doivent d’abord être mis en place, puis la décriminalisation peut avoir lieu. Des mesures audacieuses doivent être prises. Honorables sénateurs, il s’agit de sauver des vies. Je dirais que la plupart des sénateurs ici présents ont été touchés par la toxicomanie, que ce soit par l’intermédiaire d’un membre de leur famille, d’un ami ou d’un collègue. Si ce n’est pas le cas, vous connaissez quelqu’un qui l’a été.

Chers collègues, il y a une différence entre la légalisation et la décriminalisation. Je veux que ce soit bien clair. Ces deux termes ne sont pas interchangeables. La légalisation est le retrait de toutes les pénalités pour la possession et l’usage personnel de substances, lesquelles sont remplacées par des substances dont l’accès et l’usage sont réglementés par un régime gouvernemental. La décriminalisation consiste seulement à retirer les peines criminelles liées à la possession et à l’usage de substances, mais d’autres pénalités administratives peuvent toujours s’appliquer. Après une décriminalisation, toutes les autres peines criminelles liées aux drogues illicites, comme le trafic de stupéfiants, continueraient de s’appliquer au titre du droit criminel.

Un sondage publié en février 2021 par l’Institut Angus Reid montre que le public est de plus en plus en faveur de la décriminalisation. Toutes provinces confondues, le soutien envers cette mesure était de 59 %. La majorité des provinces, à l’exception de la Saskatchewan et du Nouveau-Brunswick, appuyaient cette mesure; même dans ces deux provinces, le soutien était proche des 50 %. Fait intéressant, les résultats indiquent que les personnes âgées de 55 ans et plus étaient plutôt pour une approche de répression alors que les personnes de 18 à 34 ans étaient plutôt en faveur de décriminaliser toutes les drogues illicites et les moins en faveur d’une approche de répression.

Cet écart s’explique facilement. En 1966, il y a 55 ans, la « guerre contre la drogue », l’approche de l’administration Nixon, a été popularisée et a gagné du terrain à partir des années 1970.

Ce qu’on appelle la guerre contre la drogue est une approche qui a été abandonnée au fil du temps. Cette approche a été considérée comme un échec, et il faut en adopter une nouvelle. La jeune génération préconise une nouvelle approche.

Compte tenu du soutien croissant de la part de la jeune génération, la décriminalisation finira par faire partie des politiques publiques. Le projet de loi S-232 vise à mettre en place les mesures nécessaires avant la décriminalisation. Si on met en œuvre une stratégie avec l’entière collaboration des provinces et des territoires, on pourra assurer un processus sans heurt et offrir des moyens considérables pour lutter contre cette épidémie.

Le premier ministre a reconnu publiquement que les experts en la matière réclament la décriminalisation, et que le gouvernement s’emploie à établir comment le faire, s’il y a lieu de le faire, et comment aller de l’avant en collaboration avec les provinces. Il a aussi admis ceci :

Le gouvernement fédéral ne va pas aller de l’avant sans s’assurer que les municipalités et les provinces ont les ressources nécessaires sur le terrain.

Honorables collègues, ce que nous étudions aujourd’hui, c’est la possibilité de mettre en place une stratégie nationale qui s’appuie sur un processus de consultation des provinces.

Le premier ministre a eu la prudence de mentionner les municipalités. Elles relèvent des provinces, mais bien souvent, ce sont surtout les municipalités qui doivent composer avec les conséquences de l’épidémie actuelle. C’est le point de vue des collectivités qui permet de faire la lumière sur ces questions.

Avez-vous tendance à associer automatiquement le mot toxicomanie avec Toronto ou le quartier de Downtown Eastside à Vancouver? Me croiriez-vous si je vous disais que le service de santé de Simcoe Muskoka a enregistré un des taux de mortalité les plus élevés due à l’intoxication par les drogues? Vous avez bien entendu, honorables collègues : je parle du magnifique et paisible district de Muskoka. Sachez aussi que Timmins, Sudbury et Dryden, en Ontario, sont aux prises avec un nombre record de surdoses et de décès liés aux opioïdes. Désormais, l’abus endémique de fentanyl et de carfentanil, substance encore plus toxique, touche aussi ce type de communautés. La toxicomanie n’est plus un problème qui se limite aux grandes villes.

Les données recueillies par le coroner en chef de l’Ontario dénotent une hausse des décès liés aux opioïdes dans le Nord de l’Ontario. Santé publique Sudbury & Districts a recensé 105 décès en 2020. De son côté, Santé publique Algoma, qui englobe Thunder Bay, rapporte un total de 53 décès liés aux opioïdes, soit 17 de plus qu’en 2019. Selon des données datant de mai :

Le taux de mortalité liée aux opioïdes de 50 par 100 000 habitants, observé à Sudbury, est le plus élevé en Ontario. Viennent ensuite North Bay, Thunder Bay, Timmins et Sault Ste. Marie, qui enregistrent plus ou moins 40 décès par 100 000 habitants.

Voici les propos de Christian Provenzano, maire de Sault Ste. Marie, cités dans un article de CBC :

En fait, dans ma communauté et dans bon nombre de communautés du Nord de l’Ontario, les infrastructures de soins de santé sont inexistantes et ne sont pas financées par les autres ordres de gouvernement.

Le maire ajoute :

Nous ne pouvons pas continuer de compter sur l’infrastructure de soins de santé qui prenait en charge les problèmes de santé mentale et de toxicomanie il y a 5, 10 et 15 ans.

À Timmins, le taux de mortalité liée aux opioïdes en 2019 venait au deuxième rang après celui de Sudbury : il était de près de 47 par 100 000 habitants, soit quatre fois la moyenne de l’Ontario et le double du taux de la ville de Vancouver. Voici ce que le Dr Chris Loreto, un urgentologue de longue date à l’hôpital de Timmins, avait à dire à propos des services pour traiter les personnes ayant un problème de toxicomanie :

Nous n’avions pas de procédure officielle pour traiter les personnes ayant un problème de toxicomanie. Nous les qualifiions de « toxicomanes » et disions essentiellement qu’il n’y avait pas de ressources disponibles pour leur traitement.

En gros, nous les surveillions, nous leur donnions quelque chose pour apaiser l’anxiété, puis nous leur demandions de partir.

Malheureusement, l’absence d’options de traitement pour les personnes ayant besoin d’aide est monnaie courante dans le Nord de l’Ontario. En date de janvier 2020, il n’y avait aucun lit de désintoxication à l’hôpital de Timmins. Heureusement, on y trouve maintenant deux lits, grâce aux efforts de la Dre Louisa Marion-Bellemare. Elle et sa collègue, la Dre Julie Samson, ont lancé une stratégie de traitement à Timmins axée notamment sur la participation active à la vie communautaire. Dans le cadre de cette stratégie, des travailleurs de rue offrent des services aux gens consommant de la drogue. Les médecins viennent les chercher pour les conduire à l’hôpital afin de leur administrer Sublocade, un traitement visant à contrôler les états de manque intenses éprouvés par les consommateurs d’opioïdes. Il s’agit d’une injection mensuelle à libération prolongée de buprénorphine, qui réduit les symptômes de sevrage sans causer de l’euphorie ou de la somnolence. Le protocole habituel consiste à donner aux patients une dose quotidienne de buprénorphine sous forme non injectable pendant au moins une semaine, puis de commencer les injections de cette substance. Cependant, les patients n’attendaient pas pendant une semaine et abandonnaient le programme. On a donc commencé pour la première fois au pays à administrer d’abord une injection de Sublocade, et cela a permis d’aider 130 patients en un an.

Même la ville de Dryden, la plus petite de l’Ontario, n’est pas à l’abri de ce phénomène. Sur la population de seulement 8 000 habitants que compte la ville, on y dénombrait 70 personnes en situation d’itinérance en 2018. La ville ne dispose d’aucun refuge pour sans-abri, d’aucun centre de consommation supervisée, d’aucun centre de désintoxication et d’aucun espace permanent permettant de se rafraîchir ou de se réchauffer. Le chef de police Doug Paulson a déclaré que des gens se trouvent dans les rues à toute heure, qu’il fasse 30 degrés en été ou -30 en hiver. Comme il n’y a pas de centre de traitement en établissement à Dryden, toute personne qui souhaite obtenir de l’aide doit se rendre à des centaines de kilomètres de là, soit à Thunder Bay ou Winnipeg. Cela représente des obstacles à l’accès, notamment au niveau du transport, entraîne de longues listes d’attente et la rupture des liens sociaux qu’une personne peut avoir dans la communauté.

Au cours des cinq dernières années, les appels aux services médicaux d’urgence ont augmenté de 25 %, et on a constaté une hausse de 60 % du nombre d’appels liés à la santé mentale et à la toxicomanie. Dryden a enregistré un tiers de toutes les surdoses signalées dans le district de Kenora l’an dernier, bien qu’elle ne compte qu’un dixième de la population de la région.

Le chef de police Paulson admet que :

La majorité des problèmes rencontrés ne relèvent pas de la criminalité. Il ne s’agit même pas de problèmes dans lesquels la police devrait directement intervenir, à moins qu’il ne s’agisse d’un problème de sécurité.

À Dryden, la police est le seul service social disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Dryden a bien une équipe de crise mobile, mais elle ne peut pas fonctionner en tout temps.

Sarah Kennell, la directrice nationale des politiques publiques de l’Association canadienne pour la santé mentale, a déclaré qu’elle ne cessait d’entendre parler de l’histoire de Dryden et que cette situation existe ailleurs au Canada. En plus de la pandémie, ce phénomène vient s’ajouter à l’épuisement professionnel, à l’anxiété et à la dépression, ce qui amène de nombreux travailleurs de la santé à quitter carrément la profession.

J’ai lu un excellent article qui braquait les projecteurs sur la crise des opioïdes dans le Manitoulin Expositor. Je recommande la lecture de cet article intitulé Out of the Shadows : An in-depth look at Manitoulin’s opioid crisis à toute personne qui s’intéresse à ce problème, en particulier dans une perspective communautaire. Les décès liés à la crise des opioïdes sur l’île Manitoulin, qui compte 14 000 habitants, ont plus que triplé pendant la pandémie. En effet, on est passé de deux décès en 2018-2019 à sept décès en 2020. Les ambulanciers paramédicaux qui travaillent sur l’île ont bien peur que les véritables statistiques soient encore pires, étant donné que dans certains cas, les opioïdes ont contribué au décès sans pour autant en être la cause principale.

Paul Myre, le chef des services paramédicaux du conseil des services du district de Manitoulin-Sudbury a confirmé ces propos. Dans l’Expositor, il a déclaré :

[Nos données] ne donnent pas le portrait complet de la situation, parce que de nombreux arrêts cardiaques soudains ne peuvent être attribués avec certitude à une surdose en raison de l’existence de nombreuses variables, mais ils sont considérés comme très suspects. Malheureusement, à mon avis, la situation est bien pire que celle que montre cet ensemble précis de données. [Le jeune] âge de certains des patients ayant subi un arrêt cardiaque soudain me laisse penser qu’il y aurait une autre cause qu’un malaise cardiaque [...]

D’après M. Myre, dans la région de Sudbury et de Manitoulin, il y aurait eu en 2020 et 2021 quatre fois plus de décès liés à la drogue que de décès causés par la COVID-19, et ce, sans tenir compte des décès potentiellement causés par les opioïdes.

Les communautés autochtones vivent la même situation que les petites municipalités. Les Six Nations en Ontario, par exemple, ont recensé plus de 50 surdoses possibles en 2020, dont 3 ayant mené à la mort. Il y a également eu une augmentation remarquée de la consommation de fentanyl et de méthamphétamines et les surdoses, dans l’ensemble, ont augmenté en 2021 comparativement aux deux années précédentes.

Les décès liés aux opioïdes au sein des Premières Nations en Ontario ont bondi de 132 % seulement pendant la pandémie. La Régie de la santé des Premières Nations de la Colombie-Britannique rapportait que les Autochtones comptaient pour près de 15 % de tous les décès liés à une intoxication à la drogue en 2020, alors qu’ils ne représentent que 3,3 % de la population de la province. Plus de 250 Autochtones sont décédés en 2020, une augmentation de 120 % par rapport à 2019.

En Alberta, la nation kainai, qu’on appelle également la tribu des Blood, a rapporté 117 intoxications aux opioïdes dans la communauté seulement pour les huit premiers mois de 2021. Des données recueillies en 2020 par le gouvernement provincial indiquent que les Autochtones comptent pour 22 % de tous les décès liés aux opioïdes, en dépit du fait qu’ils ne représentent qu’environ 6 % de la population albertaine.

Ce problème n’est pas unique aux grandes villes — des localités plus petites et les communautés autochtones en ressentent les effets —, mais les grandes villes sont ébranlées quotidiennement par de nombreuses tragédies causées par l’épidémie d’opioïdes. Le Caucus des maires des grandes villes de l’Ontario — un collectif de 29 maires de localités ontariennes comptant 100 000 habitants ou plus et représentant près de 70 % de la population de la province — a publié un document d’orientation recommandant d’abord et avant tout la décriminalisation dans les cas de possession simple. Lors du vote dont il a fait l’objet, le document a obtenu l’appui unanime des 21 maires qui se sont prononcés.

Je me suis entretenue avec la mairesse de Burlington, Marianne Meed Ward, au sujet de cet enjeu et de ce document. La mairesse Meed Ward a coprésidé le comité de travail sur la santé mentale du Caucus des maires des grandes villes de l’Ontario qui a contribué à la préparation du document d’orientation. Voici ce qu’elle m’a dit :

La toxicomanie est un enjeu de santé mentale et de santé publique, il ne s’agit pas d’un problème criminel. On ne résoudra pas les problèmes en passant par le système de justice pénale. Les citoyens qui sont aux prises avec la toxicomanie méritent d’être traités, non d’être mis derrière les barreaux et d’avoir un casier judiciaire. Il est possible de reconnaître cette réalité en décriminalisant la possession simple. Cette mesure permettrait alors de concentrer les ressources et les efforts sur des solutions au problème auquel nous sommes confrontés.

Pour sa part, Jeff Lehman, maire de Barrie et président du Caucus des maires des grandes villes de l’Ontario, appuie lui aussi ce document d’orientation. Lors de notre conversation, il a déclaré :

La crise des opioïdes est à bien des égards une urgence de santé publique aussi grave que la pandémie de COVID-19. Des habitants de ma ville et de diverses collectivités partout au pays ont de la difficulté et meurent, et les ressources municipales sont loin de pouvoir répondre aux besoins du grand nombre de personnes qui ont besoin d’aide. Il s’agit d’une urgence nationale qui nécessite que nous changions notre façon de penser en tant que pays et société [...]

Les municipalités effectuent le travail préparatoire dans cette bataille perdue d’avance. Elles voient la crise de près et connaissent les personnes concernées, tant les consommateurs de drogues que les soignants. Je prête toujours attention aux collectivités lorsqu’elles nous font part de leur point de vue. Elles comprennent intimement les problèmes. Il est préférable de ne pas ignorer leur appel.

Chers collègues, je me concentre sur l’Ontario pour mettre en lumière la province que je représente, mais le problème de la toxicomanie n’est certainement pas isolé géographiquement. Il est présent dans toutes les provinces et tous les territoires d’un bout à l’autre du pays.

La Colombie-Britannique et plus particulièrement Vancouver sont souvent considérées comme les épicentres de la consommation de substances et des surdoses au Canada. Le nombre d’appels aux services d’urgence et de surdoses en Colombie-Britannique atteint de nouveaux records. Selon le service des coroners de la Colombie-Britannique, 201 décès étaient liés à la toxicomanie en octobre 2021. Il s’agit du chiffre le plus élevé de tous les mois enregistrés. De plus, il y a eu plus de décès au cours des 10 premiers mois de 2021 que pendant toute l’année 2020.

Il y a eu des décès dans tous les groupes d’âge et dans chaque circonscription sanitaire de la province. Cet enjeu ne concerne pas que le quartier Downtown Eastside à Vancouver. Honorables sénateurs, nous parlons d’une moyenne de six décès par jour en Colombie-Britannique. On compte environ 8 500 décès en Colombie-Britannique depuis que la province a déclaré l’urgence de santé publique en 2016. Les drogues toxiques constituent maintenant la cause la plus courante de mort non naturelle dans la province et la principale cause de décès chez les personnes âgées de 19 à 39 ans. Le problème en Colombie-Britannique ne fait qu’empirer en raison d’une décriminalisation de facto inégale et un faible programme d’approvisionnement sécuritaire.

Les Prairies affichent également une hausse des décès dus à l’intoxication par des drogues. L’Alberta a atteint un nouveau sommet en 2021 pour ce qui est des décès liés à la toxicomanie. En 2020, il y a eu un total de 1 351 décès — un record à l’époque — et ce total a été dépassé par 20 au cours des 10 premiers mois de 2021. Il y a eu 150 décès par mois en septembre et en octobre.

La Saskatchewan a également atteint des sommets records en ce qui a trait aux décès liés à la toxicomanie en 2021, surpassant le nombre de 2020. Le Saskatchewan Coroners Service a dénombré 464 décès liés à la toxicomanie confirmés ou soupçonnés. Un décès soupçonné est un décès pour lequel la preuve pointe vers une surdose, mais pour lequel on n’a pas encore rédigé un rapport de toxicologie ou réalisé une autopsie. Étant donné qu’il y a eu un peu moins de 330 décès en 2021, nous pouvons prédire que 2021 a été la pire année jamais enregistrée pour la Saskatchewan.

Cette suite de records de décès toujours plus élevés se poursuit au Manitoba avec une hausse de 87 % entre 2019 et 2020. Comme si cela ne suffisait pas, il y a eu une hausse de 44 % des décès liés à la consommation de substances au cours des six premiers mois de 2021 par rapport à la même période en 2020. Même si les données ne sont pas finales, le Manitoba est en bonne voie de battre le record de 2020 en 2021.

Pendant assez longtemps, le Québec a été une anomalie au Canada en matière de décès liés aux opioïdes. En 2018, le Québec était en avant-dernière position parmi les provinces canadiennes et les États américains avec seulement 2,5 décès par 100 000 habitants, soit environ 200 décès en tout. En 2019, ce nombre a doublé pour dépasser 400 décès, et il y a eu presque 550 décès en 2020. Montréal a connu une hausse de 50 % des décès liés aux opioïdes entre 2019 et 2020. Je n’ai pas encore pu mettre la main sur les chiffres pour 2021, mais si on se fie à la tendance des trois dernières années, le Québec pourrait bien rejoindre toutes les provinces situées à l’Ouest.

Dans l’Est du Québec, toutefois, on n’observe pas encore la même tendance dramatique pour l’instant, quoique l’avenir ne semble pas très positif non plus. En Nouvelle-Écosse, par exemple, le plus grand nombre de décès liés aux opioïdes — 67 — a été enregistré en 2012, alors qu’il n’y en a eu que 45 en 2021. Les totaux annuels ont oscillé entre ces deux chiffres entre 2012 et 2021. Le total des décès liés à la consommation de substances, incluant les opioïdes, est resté stable depuis 2018 avec près de 100 décès par année.

En 2020, il y a eu 82 surdoses liées à des substances illicites au Nouveau-Brunswick, ce qui représente une augmentation de 19 surdoses par rapport à 2019. Au cours de ces deux années, plus de 50 % de ces décès étaient reliés aux opioïdes. En outre, au quatrième trimestre de 2020, on a recensé 16 décès, ce qui est le nombre le plus élevé pour un seul trimestre et le double de la moyenne par trimestre pour la période de 2016 à 2019. Le premier site de prévention des surdoses à Moncton, nommé ENSEMBLE, a reçu 200 visites au cours des 18 premiers jours d’activités. Il s’agit d’un lieu où les drogues des consommateurs peuvent être testées et consommées dans un endroit sûr. Le personnel peut aussi prendre l’initiative des discussions sur la désintoxication, la réadaptation et les soins de santé.

Chers collègues, il était urgent de mettre sur pied ce site de prévention des surdoses, comme en fait foi le nombre de visites : 200 visites, c’est 200 vies possiblement sauvées.

Ce n’est que vers la fin de 2018 que les urgences de l’Île-du-Prince-Édouard ont pu dépister le fentanyl. En 2019, il y a eu cinq surdoses mortelles accidentelles liées aux opioïdes et aucune de ces surdoses n’était liée au fentanyl ou à un dérivé du fentanyl. D’un autre côté, il y a eu huit surdoses mortelles liées aux opioïdes en 2020, dont la moitié d’entre elles impliquaient du fentanyl.

Même si ces chiffres peuvent paraître peu élevés à première vue, ils représentent une augmentation statistiquement substantielle de 2019 à 2020. Malheureusement, les données pour 2021 sur les décès liés aux opioïdes ne sont pas encore disponibles. Ce que nous savons par contre, c’est que le fentanyl s’est rendu jusqu’à l’Île-du-Prince-Édouard.

Terre-Neuve-et-Labrador a peu de données sur le sujet. Du moins, nous n’avons pas réussi à en trouver beaucoup pour 2021. Quoi qu’il en soit, au cours des trois premiers mois de l’an dernier, la province a enregistré cinq morts cliniques liées aux opioïdes. En comparaison, elle en avait enregistré 24 pour toute l’année 2020 et 18 en 2019. Rien qu’en décembre dernier, à Harbour Grace, Terre-Neuve, il y a eu trois surdoses dans un bref intervalle de temps. Les travailleurs de première ligne craignent que cette tendance se maintienne en raison du fentanyl qui s’infiltre dans la province.

Honorables sénateurs, j’ai parlé en détail de certains des problèmes avec lesquels les municipalités de l’Ontario sont aux prises, mais qu’en est-il des territoires? Le Nord est-il à l’abri? Heureusement, le nombre de cas est si faible en ce moment au Nunavut que les données sont supprimées. Dans le Territoires du Nord-Ouest, les données du gouvernement font état d’une seule mort clinique liée aux opioïdes en 2019, de trois en 2020 et de deux au cours des six premiers mois de 2021.

Par contre, le Yukon est aux prises avec un immense problème. Selon la coroner en chef Heather Jones, le taux de décès liés aux opioïdes au Yukon est l’un des plus élevés au pays et se situe à 48 par 100 000 habitants. C’est deux fois et demie plus élevé que la moyenne nationale. Le territoire a enregistré 21 décès liés aux opioïdes au cours des 11 premiers mois de 2021, ce qui correspond à plus d’un décès sur cinq ayant fait l’objet d’une enquête du Bureau du coroner du Yukon. Le plus effrayant, c’est que chacun de ces 21 décès était lié à des opioïdes et à diverses formes de fentanyl.

Chers collègues, la dévastation semble inévitable. Il ne s’agit plus simplement d’un problème concernant uniquement l’Ouest canadien. La côte Est est touchée, la côte Nord aussi, de même que toutes les régions du pays. Le temps est venu de lutter contre ce fléau qui frappe si près de chez nous — si près, en fait, que chacun de nous peut l’observer dans sa cour arrière.

Les vaillants premiers répondants ont assurément remarqué une hausse des appels liés à l’intoxication par les drogues, et cela les épuise. Quand il s’agit de premiers intervenants dans les cas de surdose de drogues, on pense généralement aux ambulanciers et aux policiers, mais, de plus en plus, ce sont des pompiers qui doivent intervenir.

J’ai lu un témoignage très intéressant qui a été envoyé à la CBC le mois dernier, où Dan Scheuerman, un ancien pompier de Calgary, décrit en détail son expérience avec les opioïdes. Il a dû apprendre comment administrer du Narcan, un genre de naloxone administré par voie nasale, juste au cas où il aurait affaire à un cas de surdose.

Au début, comme il l’explique :

Après avoir transféré le patient aux services médicaux d’urgence, nous retournions à la caserne de pompiers pour attendre un gros incendie ou une autre « véritable urgence de pompiers » nécessitant la cavalerie.

Les pompiers ne considéraient pas cela comme une partie substantielle de leurs tâches.

Comme M. Scheuerman l’indique : « [...] les surdoses ont pris de plus en plus de place dans notre travail. » L’exposition accidentelle aux substances suscitait une inquiétude grandissante.

Il raconte un incident où, après avoir répondu à un appel, son équipe a trouvé un corps inerte au pied d’un escalier, entouré de seringues. Son partenaire et lui-même ont dû se contorsionner pour soulever la personne tout en évitant d’être piqués par une seringue.

Une fois que les ambulanciers sont arrivés et ont administré la naloxone, la personne a repris connaissance, mais, ayant entendu le son des sirènes, elle s’est levée d’un bond et a pris ses jambes à son cou, par peur des représailles. Si quelqu’un refuse le traitement, il n’y a rien à faire.

M. Scheuerman conclut l’article ainsi :

Maintenant qu’après 13 années de service, je prends ma retraite et je me tourne vers une nouvelle carrière, je sais que beaucoup de choses me manqueront du travail de pompier. Les équipes. La vie à la caserne. Se retrouver au cœur d’événements catastrophiques et sentir que son intervention a été importante.

Par contre, l’une des choses auxquelles j’ai le plus hâte, c’est de quitter les premières lignes de l’épidémie de surdoses d’opioïdes.

Honorables sénateurs, je vous relate ce témoignage pour vous montrer que l’épidémie est lourde de conséquences. Ce ne sont pas que les utilisateurs de substances qui en ressentent les effets, mais aussi les professionnels qui leur viennent en aide.

En ces temps difficiles, le travail des ambulanciers et des policiers n’a pas été de tout repos. Selon le Globe and Mail, les ambulanciers et répartiteurs médicaux en Colombie-Britannique ont répondu à 35 500 appels dus à une surdose en 2021 seulement, un record; c’est une augmentation de 31 % par rapport à 2020. Honorables sénateurs, cela représente en moyenne 97 appels pour surdose chaque jour de l’année.

Le président du syndicat des ambulanciers paramédicaux de la Colombie-Britannique, Troy Clifford, admet que l’on savait que les chiffres allaient en augmentant, car les ambulanciers paramédicaux s’en rendaient compte pendant chaque quart de travail, mais on ne connaissait pas l’ampleur du problème. Il soulève également un autre problème important auquel les ambulanciers paramédicaux doivent faire face. Il a dit que la crise des opioïdes a de lourdes conséquences pour les ambulanciers paramédicaux, et il ajouté les précisions suivantes :

Un nombre incroyable de membres de notre organisation sont en arrêt de travail ou en traitement à cause de troubles psychologiques qui sont certainement en grande partie attribuables à la crise des opioïdes.

Honorables collègues, si les premiers intervenants ne sont pas pleinement en mesure d’aider la population qu’ils doivent desservir en raison de troubles psychologiques, alors comment pouvons-nous nous attendre à ce que les gens dans le besoin s’en tirent mieux? L’anxiété, la dépression et l’épuisement professionnel sont des problèmes de plus en plus fréquents chez les premiers intervenants, surtout avec la pandémie qui persiste toujours.

Les obstacles sont comparables à ceux auxquels Sisyphe devait faire face, car nous n’avons pas les outils nécessaires pour les surmonter.

Je m’en voudrais de ne pas mentionner certains des effets de la crise des opioïdes sur les services de police. Dans bien des cas, c’est d’abord avec les policiers que les personnes en situation de crise liée à la toxicomanie entrent en contact. Je suis sûre que tous les anciens policiers dans cette Chambre auraient leurs propres histoires à raconter sur les situations désastreuses dont ils ont été témoins. C’est certainement mon cas.

Il n’est pas facile de contrôler la toxicomanie et les personnes qui consomment des drogues. Les policiers souhaitent aider ceux qui souffrent, mais ils doivent aussi tenir compte des besoins de la collectivité. Lorsque la présence de drogues augmente dans une collectivité, les risques pour la sécurité augmentent également.

Le sénateur White a publié une chronique dans l’Ottawa Citizen l’automne dernier, dans laquelle il a écrit :

Quand j’étais chef de la police d’Ottawa, j’ai vu de mes propres yeux les conséquences du commerce des drogues illicites sur la collectivité; pas seulement le trafic de drogues lui-même, mais les conséquences de ce commerce de drogues sur la collectivité, alors que les toxicomanes prenaient part de plus en plus à des activités criminelles pour nourrir leur toxicomanie. Il arrivait souvent que leurs crimes soient considérés comme étant mineurs, autant par la police que par la collectivité, mais, à mesure que le commerce de drogues prenait de l’ampleur, il en allait de même pour le nombre de crimes commis et pour les conséquences dans la collectivité.

Honorables sénateurs, ces crimes mineurs sont surtout des vols de biens. Ce que les toxicomanes obtiennent par le vol peut être utilisé ou vendu pour se procurer d’autres drogues, et le cycle se poursuit.

Le Service des poursuites pénales du Canada a émis une directive à l’été 2020 voulant que des solutions de rechange aux poursuites pénales pour simple possession soient envisagées dans tous les cas, sauf les plus graves. Bien que j’applaudisse le service pour faire référence aux effets de la toxicomanie sur la santé dans sa directive, ce type de décriminalisation de facto n’atteint pas l’équilibre entre la protection des toxicomanes et la sécurité de la collectivité.

Je comprends le raisonnement qui se cache derrière cette directive. Il est fondé en grande partie sur les énormes retards dans le système judiciaire. Je vois là une tentative d’accélérer le traitement, par le système judiciaire, des crimes graves et violents et de se débarrasser des crimes non violents et des délits mineurs. Au cours de l’année suivant la mise en place de la directive, 85 % des accusations de possession de drogue en Ontario ont été soit retirées, soit suspendues.

Évidemment, le pouvoir discrétionnaire des procureurs joue un rôle dans ce processus, tout comme le pouvoir discrétionnaire de la police. Avant même que le tribunal ne soit saisi d’une accusation, la police détermine, preuves et circonstances à l’appui, s’il convient de porter l’accusation.

Malheureusement, le nombre élevé d’accusations retirées ou suspendues par le procureur transmet aux policiers le message que leurs efforts ne sont pas nécessaires et qu’ils pourraient les diriger ailleurs. Après tout, les policiers utilisent leur pouvoir discrétionnaire, conformément à la loi et aux directives du Service des poursuites pénales du Canada, pour déterminer quels cas passeront à l’étape suivante du processus judiciaire.

Si le système de justice pénale ne prend pas des mesures de déjudiciarisation adéquates pour soutenir les personnes qui veulent de l’aide et qui en ont besoin, nous ne faisons que perpétuer le statu quo.

Porter des accusations pour possession simple à l’endroit de personnes qui commettent des vols mineurs non violents pour assouvir leur toxicomanie n’accroît pas le sentiment de sécurité au sein de la communauté et mine la confiance des citoyens envers la police. C’est le phénomène des portes tournantes.

Selon le chef du Service de police d’Abbotsford, Mike Serr, une personne dont la dépendance aux drogues coûte 100 $ par jour doit voler des biens d’une valeur allant jusqu’à 1 000 $ pour se procurer sa ration quotidienne. Il serait mieux avisé de miser sur le soutien communautaire et les programmes de traitement aux fins de déjudiciarisation, y compris l’approvisionnement sûr. Toutes ces options pourraient faire l’objet de discussions dans le cadre de consultations sur une stratégie nationale.

Honorables sénateurs, je suis encouragée par le soutien de plus en plus grand à l’échelle du pays envers l’adoption d’une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances. Nous avons entendu les nombreuses associations et organisations médicales et sanitaires qui réclament une approche axée sur la santé et la décriminalisation.

Cela dit, plus récemment, une figure de proue canadienne du secteur de la santé mentale et de la toxicomanie s’est jointe au mouvement. Le Centre de toxicomanie et de santé mentale a publié une déclaration le 29 septembre 2021 dans laquelle elle demande la décriminalisation complète des substances actuellement illégales.

Les forces policières se sont ralliées à l’idée de la décriminalisation qu’elles avaient auparavant de la difficulté à accepter. Non seulement l’Association canadienne des chefs de police s’est prononcée en faveur de la décriminalisation, mais c’est aussi le cas d’un grand nombre de ses homologues provinciaux, y compris de la Colombie-Britannique et de l’Ontario.

Les spécialistes appuient la décriminalisation au Canada, et des progrès sont faits à différents ordres de gouvernement, comme le prouvent les demandes d’exemption à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, qui ont été soumises par la Colombie-Britannique et l’Ontario.

La directive émise par le Service des poursuites pénales du Canada et le projet de loi C-5, dont la Chambre des communes est saisie, incluent tous les deux un régime fédéral de décriminalisation de fait. Toutefois, ce n’est pas suffisant pour combattre les décès liés à la consommation de substances.

Une approche fédérale globale s’impose. Une approche fragmentaire ne permettra pas de régler un problème pancanadien. Une crise nationale exige une réponse nationale. Une mesure législative fédérale est requise pour décriminaliser la consommation de substances.

Le maire de Chatham-Kent, Darrin Canniff, comprend l’importance d’une approche fédérale. Il est un tenant de la décriminalisation et le deuxième coprésident du comité de travail sur la santé mentale du Caucus des maires des grandes villes de l’Ontario.

Voici ce qu’il m’a dit sur l’importance d’une stratégie nationale.

[Les municipalités] ont désespérément besoin de conseils et de fonds du gouvernement fédéral pour arriver à maîtriser la situation. Elles auront besoin de toutes les ressources et de toute l’expertise du gouvernement fédéral. Il est irréaliste de s’attendre à ce que les municipalités s’attaquent avec succès à un problème de cette nature sans aide fédérale importante. Il faut une stratégie nationale pour adopter une approche unifiée utilisant l’expertise et les connaissances les plus exhaustives, ainsi que des fonds considérables. Nous sommes prêts à jouer un rôle de premier plan dans ce combat mais, sans le soutien d’Ottawa, c’est un combat perdu d’avance.

Le maire réclame une « approche unifiée », honorables sénateurs. Il s’agit d’avoir un point de référence des besoins dans chaque province, territoire et municipalité. Les stratégies des administrations ne seront pas toutes semblables, et elles ne devraient pas l’être. Les besoins varient en fonction de l’endroit où vous êtes.

Il semble tout simplement logique de fixer un point de référence fédéral et d’unifier la stratégie entre les provinces, au lieu de laisser les provinces et les municipalités se débattre seules. D’autres édiles ont demandé la même chose. Le maire de Barrie, M. Lehman, même s’il travaille à l’échelle municipale, a une aptitude innée à dégager une vision d’ensemble. Il a déclaré :

Chaque progrès qui a contribué à rendre le Canada plus juste n’a pu se produire que grâce à l’impulsion d’Ottawa. Les Canadiens ont besoin que le Parlement fasse preuve de sens moral et qu’il modifie notre perception sur les dépendances. Il faut cesser de les traiter comme des crimes et les considérer comme des maladies.

Honorables sénateurs, le fait de traiter les dépendances comme des maladies et non comme des crimes apporte l’humanité nécessaire dont nous devons faire preuve à l’égard de cette question. Après tout, chaque décès est plus qu’une simple statistique. Nous parlons ici d’être humains. Nous en perdons des milliers chaque année, ce qui représente des dizaines de milliers de proches touchés — famille, amis et conjoints confondus — qui se retrouvent aussi dans un tourbillon de désespoir.

Au début de mon discours aujourd’hui, j’ai avancé que chacun d’entre nous avait un jour été concerné par les dépendances ou connaissait quelqu’un qui l’avait été. Je sais que c’est vrai, car comme vous le savez tous, j’ai connu le désespoir de perdre un proche et je suis sûre que je ne suis pas la seule.

Honorables sénateurs, rappelez-vous mon analogie avec le sort de Sisyphe. Ce ne sont plus seulement les gens qui consomment des drogues qui tentent de pousser la pierre jusqu’au sommet de la colline. Des renforts arrivent de tous les secteurs de la société. L’effort devient un peu plus facile à soutenir avec chaque personne supplémentaire qui vient prêter main-forte, mais il est impératif de conserver l’élan pour que la roche puisse avancer vers le sommet. Tout ce que les gens peuvent faire, c’est de continuer de pousser. Heureusement, en tant que législateurs, nous ne sommes pas obligés de pousser la roche d’en bas. Au lieu de cela, nous avons les outils pour empêcher qu’elle ne dégringole jusqu’au pied de la colline.

C’est parce que, vous comprendrez, ce sont nous, honorables sénateurs, qui créons la colline et nous pouvons la rapetisser, car cette colline, c’est la Colline du Parlement. Merci, meegwetch.

Son Honneur le Président [ + ]

Sénatrice Boniface, plusieurs sénateurs aimeraient poser des questions. Acceptez-vous d’y répondre?

La sénatrice Boniface [ + ]

Bien sûr.

L’honorable David Richards [ + ]

Merci beaucoup, sénatrice Boniface. Je conviens que n’importe quel protocole médical aiderait. Je suis également d’accord avec la décriminalisation, mais je me demande si cela résoudra réellement le problème. Je pense que cela ne sera pas le cas. La méthamphétamine restera la méthamphétamine. Le fentanyl restera le fentanyl. Ces drogues ont créé des ravages dans nos collectivités au Nouveau-Brunswick. Des personnes ont supplié les membres de leur famille pour recevoir de l’aide, leur ont promis ciel et terre si elles pouvaient obtenir de l’aide, pour en fin de compte leur tourner le dos.

Nous savons ce que fait la toxicomanie. Je ne pense pas qu’il existe de solution miracle, et je sais que vous le savez. À long terme, si nous ne criminalisons pas la vente de ces drogues, la décriminalisation de leur utilisation n’aura pas beaucoup d’effet. J’espère que cela fonctionnera, mais je n’en suis simplement pas certain. Peut-être suis-je trop cynique, mais je sais ce que l’alcoolisme fait dans notre pays. Je connais ses conséquences désastreuses sur la vie de famille et j’aimerais savoir ce que vous pensez de cela.

La sénatrice Boniface [ + ]

Merci, sénateur Richards, de votre question. Il s’agit bien d’un enjeu complexe et vous avez tout à fait raison de dire que cette complexité implique une multitude de choses. Permettez-moi de prendre un peu de recul et d’éclaircir certains points.

Le projet de loi préconise la mise en place d’une stratégie nationale. Bon nombre de travaux intéressants et de qualité sont en cours au pays. Cependant, ceux-ci sont souvent improvisés et financés localement et de façon limitée, ce qui ne nous permet pas de recueillir les données dont nous avons besoin. En premier lieu, il importe vraiment que nous examinions ce qui se passe au Canada et que nous déterminions dans quels domaines notre pays peut être un chef de file à ce chapitre. Je vous invite à consulter ce que j’ai dit au sujet de la ville de Timmins et de la différence qu’on a pu y constater en peu de temps, simplement en changeant de stratégie.

Le deuxième aspect important de la décriminalisation est la honte et la stigmatisation associées à la judiciarisation, ce dont le Dr Jeff Turnbull, qui dirige l’organisme Ottawa Inner City Health, a parlé à quelques reprises lorsque j’étais en sa présence. Une fois encore, comme l’a dit le pompier de Calgary que j’ai cité, il est impossible d’assurer un suivi lorsqu’on se rend sur place, car les gens disparaissent dès qu’ils entendent les sirènes.

Ce qui serait vraiment utile, ce serait de se pencher sur ce qui fonctionne. Certains d’entre vous connaissent peut-être déjà la situation au Portugal. On y a constaté que la politique en place depuis les années 2000, à long terme, a fait que cet enjeu est maintenant vu comme un problème de santé et non plus comme un problème de criminalité. Les jeunes commencent à voir cet enjeu comme une question de santé. Ils commencent à voir les choses sous un autre angle, et ils ont ainsi moins tendance à consommer des drogues. En fait, le Portugal a constaté que son approche a permis de réduire la consommation de drogues. Il s’agit d’une approche globale qui semble fonctionner au Portugal. D’autres pays comme la Suisse et la Norvège mènent de nombreuses initiatives à ce chapitre. Il existe de nombreuses façons d’aborder le problème. Il s’agit d’un enjeu complexe et il serait malheureux que le gouvernement s’en distance pour cette raison.

Merci, sénatrice Boniface, d’avoir accepté d’être la marraine de cet important projet de loi et merci de nous en avoir parlé aujourd’hui et d’avoir expliqué la dévastation causée par les intoxications aux opioïdes, en particulier chez les Autochtones. Nous constatons que de nombreux décès auraient pu être évités au sein de cette population. Je crois que plusieurs raisons expliquent cette situation, mais les traces laissées par le colonialisme et les traumatismes intergénérationnels sont les principales raisons qui expliquent les problèmes constatés aujourd’hui. Je trouve que la réponse du gouvernement est inadéquate jusqu’à maintenant.

D’après vous, comment la réconciliation pourrait-elle contribuer à régler ces horribles problèmes et comment s’inscrirait-elle dans la stratégie nationale dont vous avez parlé?

La sénatrice Boniface [ + ]

Merci, sénatrice Boyer, de votre question et en particulier de votre référence à la réconciliation. Vous constaterez que, dans l’esprit du dialogue national qui doit avoir lieu, le projet de loi est très précis en ce qui concerne l’inclusion des communautés autochtones. Cela est fondamental, parce que, comme vous le savez mieux que moi, il est question d’un problème de santé publique très important. Pour que les collectivités du pays soient en santé, autant les collectivités autochtones que les collectivités non autochtones, nous devons remédier à cette situation. La meilleure façon de travailler à la réconciliation est de régler les problèmes de santé publique dans les communautés autochtones.

C’est un message très important qui doit être souligné et je vous remercie de le faire. Le Dr Turnbull parle avec passion de cette question. Ce sont souvent les membres des communautés autochtones, noires et de couleur qui sont les plus touchés par ce problème et qui ont le plus de difficulté à obtenir les services dont ils ont besoin. C’est donc un élément essentiel quant à la perception que nous avons les uns des autres au sein de l’humanité; si la réconciliation ne relève pas de notre humanité, je ne vois pas de quoi elle relève.

Son Honneur le Président [ + ]

Sénatrice Boniface, votre temps de parole est écoulé, mais il y a d’autres sénateurs qui aimeraient poser des questions. Demandez-vous cinq minutes de plus pour répondre à quelques questions supplémentaires?

La sénatrice Boniface [ + ]

Avec la permission du Sénat, oui.

Son Honneur le Président [ + ]

Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Son Honneur le Président [ + ]

Ai-je entendu quelqu’un dire non?

Que les honorables sénateurs qui s’opposent à cette demande veuillent bien dire non.

Son Honneur le Président [ + ]

J’ai entendu un non. Je suis désolé, sénatrice Boniface. Le consentement n’est pas accordé.

Haut de page