Le Sénat
Motion tendant à demander au gouvernement de reconnaître l’effacement des femmes et filles afghanes de la vie publique comme étant un apartheid basé sur le genre--Suite du débat
9 mai 2024
Honorables sénateurs, alors que j’interviens aujourd’hui pour vous parler de cette motion, je me rends compte de la chance incroyable que nous avons dans cette enceinte. Au cours de cette seule séance, nous avons abordé des questions qui vont du racisme environnemental aux difficultés liées au fait d’être juré en passant par la réglementation des casinos. Je vais contribuer à cette richesse en vous transportant dans un autre lieu et dans une autre réalité, c’est-à-dire en Afghanistan, pour parler de la motion no 139, qui propose que le Sénat demande au gouvernement du Canada de reconnaître que l’effacement des femmes et filles afghanes de la vie publique constitue un apartheid basé sur le genre. Je tiens à remercier la sénatrice Ataullahjan d’avoir présenté cette urgente motion.
Il est difficile d’imaginer la vie quotidienne d’une femme ou d’une jeune fille en Afghanistan, mais je vais tenter d’en brosser un tableau. Elle n’a pas le droit de sortir sans un membre masculin de sa famille. Elle n’a pas le droit d’aller au parc ni au gymnase. Elle n’a pas le droit d’aller à l’école au-delà de la sixième année, ce qui confère à l’Afghanistan la distinction douteuse d’être le seul pays au monde à refuser l’éducation aux femmes et aux filles. L’éducation — qui est une voie vers l’autonomisation, l’autosuffisance, l’autonomie et l’indépendance économique — est carrément hors de sa portée.
Elle n’a pas le droit d’aller dans un salon de beauté, car ceux-ci ont été interdits. Elle n’a pas le droit de travailler comme juge, comme parlementaire, comme chercheuse, comme enseignante, ni même dans le domaine du service communautaire. Elle n’a pas le droit d’écouter de la musique et la danse est, bien sûr, interdite. Elle n’a aucun recours si elle est menacée de violence.
Mais rien n’énerve plus les talibans que les vêtements que porte une femme. Ainsi, elle doit désormais porter une burqa qui la couvre de la tête aux pieds, avec de petites fentes qui lui permettent à peine de voir, je le sais parce que j’en ai déjà essayé une, et je crois savoir que même la couleur de ces burqas est déterminée par les talibans. Si ces décrets sont bafoués, la punition est infligée aux membres masculins de la famille, ce qui crée un environnement toxique au sein du foyer.
En plus de ce calvaire, voilà que la famine fait rage en Afghanistan. Ce sont les femmes et les filles qui sont les plus vulnérables, car les familles pauvres ont recours à des mesures draconiennes pour survivre. Selon un rapport du Programme des Nations unies pour le développement, des familles qui tentent de survivre sont obligées dans certains cas de vendre leur maison et leurs biens, de forcer leurs enfants à devenir des ouvriers et de vendre leurs filles.
Quel avenir un pays peut-il avoir quand la moitié de sa population est placée dans une prison, au sens propre comme au sens figuré?
On est en droit de se demander : « Pourquoi? » La réponse est très simple : « Parce que c’est une femme ».
Par conséquent, la sénatrice Ataullahjan a raison d’appeler les choses par leur nom — c’est un apartheid basé sur le genre — et elle demande au Canada de reconnaître cette situation comme telle. J’aime que la motion utilise le mot « effacement ». J’espère que le portrait que j’ai brossé vous aide à comprendre que, ce dont il s’agit, c’est carrément l’effacement des femmes de la vie en société et de l’espace public.
Le mot « apartheid » est lourd de sens. Il nous ramène à une époque sombre et terrible de ségrégation où les droits fondamentaux de la personne étaient rejetés en fonction de la race, et qu’il existait des lois différentes fondées sur la race.
Malheureusement, il a resurgi en Afghanistan de façon brutale et place le genre dans sa ligne de mire. La race joue également un rôle parce qu’une importante minorité hazara vit dans ce pays, de sorte que les femmes hazaras sont doublement menacées : d’abord en tant que Hazaras, puis en tant que femmes.
Chers collègues, il ne s’agit pas d’une simple discrimination, mais d’une persécution active. Lorsque les lois, les décrets et les politiques excluent les filles et les femmes des espaces publics, c’est de l’oppression et de la domination institutionnalisées et systémiques d’un sexe par rapport à un autre, et il n’y a qu’un terme pour décrire cela : l’apartheid sexuel.
De nombreuses femmes de tête afghanes — des juges, des parlementaires, des avocates, des journalistes, des joueuses de hockey et des sportives, des musiciennes d’orchestre — ont quitté ce pays. Il y a parmi elles des femmes qui occupaient des postes en vue comme Nargis Nehan, Homaira Ayubi, Nilofar Moradi et Zefnoon Safi, qui étaient des parlementaires, des avocates, des juges et des journalistes. Elles vivent maintenant au Canada. En fait, il est beaucoup plus intéressant de les écouter que de m’écouter.
L’excellent documentaire intitulé Trois femmes afghanes présente leur point de vue. Même si elles s’efforcent de s’adapter à une société étrange, qu’elles doivent relever le défi de l’intégration, qu’elles ont perdu la face — parce qu’il est impossible pour elles de tenter de trouver un emploi qui correspond à leur expérience — et qu’elles ont du mal à apprendre l’anglais, elles sont unies pour donner une voix aux sœurs persécutées qu’elles ont laissées en Afghanistan. Je tiens à féliciter chaudement notre collègue la sénatrice Marilou McPhedran pour les efforts inlassables qu’elle a déployés afin de soutenir la création du Forum féministe canadien pour l’Afghanistan, où des femmes canadiennes et afghanes s’unissent pour lutter contre ces monstres en Afghanistan.
Le Canada ne peut pas et ne doit pas collaborer avec les talibans, mais, en même temps, nous ne pouvons pas abandonner les Afghanes.
Il existe des mesures que nous pouvons prendre. Tout d’abord, nous pouvons appuyer le Forum féministe canadien pour l’Afghanistan, qui organise une activité ici, sur la Colline, le 21 mai prochain. J’encourage tout le monde à y participer parce que, comme je l’ai dit, il est bien plus intéressant d’écouter ces femmes que de m’écouter, moi. Nous pouvons les soutenir alors qu’elles renforcent leurs capacités, qu’elles tendent la main à leurs sœurs en Afghanistan et qu’elles deviennent leur voix, non seulement au Canada, mais dans le monde entier.
Deuxièmement, le Canada peut jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale, avec ces femmes à ses côtés, en modifiant, en insérant et en codifiant la terminologie de l’apartheid basé sur le genre dans le traité des Nations unies sur les crimes contre l’humanité. En mars, nombre d’entre nous dans cette enceinte ont assisté à la conférence des Nations unies sur les femme, au cours de laquelle de nombreuses séances ont été consacrées à la situation des femmes afghanes. Il n’y avait que des places debout. La sénatrice Petten et moi-même avons dû jouer des coudes pour trouver une place afin d’écouter des journalistes et les avocats afghans. Il m’est apparu clairement que cette campagne mondiale visant à inscrire l’apartheid basé sur le genre dans le traité sur les crimes contre l’humanité est solide et qu’elle jouit d’un appui de plus en plus vaste.
Il ne s’agit pas d’une idée abstraite. En quoi l’existence d’un traité multilatéral stipulant ceci ou cela change-t-elle quelque chose? Mais ce traité a du mordant. Selon le Conseil de l’Atlantique, la codification de l’apartheid basé sur le genre offre de nouvelles possibilités de traduire en justice les États et les individus qui s’en rendent coupables. Les pays signataires du traité seraient tenus d’ériger en infraction l’apartheid basé sur le genre et de mettre en œuvre des mesures visant à prévenir et à punir les crimes contre l’humanité dans leur propre cadre juridique. Cela pourrait ouvrir la voie à des poursuites fondées sur le principe de la compétence universelle, selon lequel certains crimes graves peuvent être jugés par n’importe quel tribunal, quelle que soit la nationalité de l’auteur, des victimes ou du lieu où les actes ont été commis.
L’inclusion du crime d’apartheid fondé sur le genre dans le traité sur les crimes contre l’humanité permettrait également de renforcer les obligations des États et des organisations internationales pour prévenir et punir cette forme d’apartheid, et ce, même lorsque l’État concerné n’est pas partie au traité. Cette mesure permettra — espérons-le — de mobiliser les intervenants des domaines diplomatiques, juridiques et sociaux dans le cadre du mouvement de résistance en Afghanistan, mais aussi dans d’autres situations de crise actuelles ou futures.
Une fois adoptée, cette motion marquera le début d’une intervention multilatérale concertée. Les pressions et les efforts diplomatiques à l’échelle internationale exercent une influence cruciale pouvant mener à un changement de politique en Afghanistan. À un certain point, honorables collègues, même les talibans devront s’engager dans le processus. Toute aide économique ou mesure de soutien doit être conditionnelle à ce qu’on apporte des améliorations concrètes en matière d’égalité des genres afin qu’on ne se contente pas de beaux discours sur le progrès, mais qu’on obtienne des résultats concrets à ce chapitre pour les femmes afghanes.
Où doit-on commencer à agir? Selon moi, honorables collègues, il faut commencer ici même. Chacune des personnes réunies dans cette enceinte a une mère. Bon nombre d’entre nous ont des sœurs et des filles. Par conséquent, nous devrions tous être scandalisés et indignés par le comportement de ce gouvernement voyou. Nous devrions donc tous appuyer la motion de la sénatrice Ataullahjan dont nous sommes saisis. Chacun de nous devrait avoir la volonté d’agir très rapidement, car chaque jour qui passe est un jour sombre dans la vie des femmes et des filles en Afghanistan. Merci.
Je crois que deux personnes souhaitent poser des questions. Accepteriez-vous de répondre à une question?
Sénatrice Omidvar, j’ai adoré votre discours et j’apprécie le travail que la sénatrice Ataullahjan a fait pour présenter cette motion. J’apprécie que vous ayez mentionné la sénatrice McPhedran — pas seulement en raison de la création du forum, mais je voulais aussi la remercier pour les courageux gestes qu’elle a posés en collaboration avec le Réseau des femmes pendant les dernières heures avant la fermeture de l’aéroport de Kaboul afin de faire partir des femmes.
J’aimerais vous poser des questions au sujet des mesures qui seront prises une fois que cette motion aura été adoptée et acceptée au Canada relativement aux pressions internationales visant à l’inclure dans les documents de l’ONU et dans des définitions ayant vraiment du mordant, comme vous avez dit. Quelles seront les prochaines étapes? Quel est l’échéancier envisagé? Est-ce qu’une décision sera prise à l’ONU? Si vous n’avez pas les réponses maintenant, est-ce que vous pourrez nous les transmettre? De plus, que pouvons-nous faire en tant que sénateurs, à titre individuel et par l’entremise de nos réseaux, pour faire avancer cette cause?
Encore une fois, merci, sénatrice Ataullahjan. Vous menez une entreprise très importante avec l’appui de voix fortes comme celle de la sénatrice Omidvar.
Merci beaucoup, sénatrice Lankin, pour votre question. Je tiens moi aussi à souligner les contributions de la sénatrice McPhedran, qu’elle a apportées, comme nous le savons, à un coût non négligeable pour elle-même.
La prochaine étape de la campagne se déroulera en mars 2025, lors du prochain sommet. Tous les États membres de l’ONU doivent signer le traité sur les crimes contre l’humanité. Nous savons tous que certains États membres opposeront une vive résistance à une telle initiative. Cependant, je crois savoir qu’il existe un moyen de contourner ce problème, même si je ne connais pas les détails. Le sommet de mars de l’ONU sera un point tournant.
La sénatrice Omidvar accepterait-elle de répondre à une question?
Oui.
Merci. Je suis peut-être l’un des rares sénateurs qui ont visité l’Afghanistan — j’y suis allé enfant pour des vacances d’été, si vous pouvez l’imaginer. C’était en 1969, et je n’ai que de merveilleux souvenirs d’un pays magnifique et paisible. Je tiens à vous féliciter de votre discours et à remercier tout particulièrement la sénatrice Ataullahjan d’avoir présenté cette motion.
Espérez-vous que, avant l’intervention des Nations unies, notre prise de parole puisse avoir un quelconque effet sur le gouvernement de l’Afghanistan? Est-il utile que nous fassions tous les efforts possibles pour envoyer de tels messages?
Je n’ai pas de réponse à cette question. Je ne sais pas comment les talibans entendent ou n’entendent pas les choses. Je ne sais pas s’ils ont un ministre des Affaires étrangères. Je sais qu’ils ont un ministre des mœurs, ce que l’on peut comprendre compte tenu de leur contexte. Je ne sais pas vraiment. Ils se sont isolés dans une certaine mesure. D’un autre côté, ils sont en contact avec des gouvernements régionaux. Je crois savoir que le Qatar a un rôle à jouer, tout comme d’autres pays du Moyen-Orient. Si nous prenons position et que nous nous adressons à ces autres administrations, le message sera peut-être reçu.