Le Code criminel—La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture
4 avril 2019
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, afin de vous faire part de mes préoccupations. Ce projet de loi apporte des réformes majeures à notre système de justice pénale. Un de ses objectifs est se conformer aux enseignements de la Cour suprême du Canada, plus spécifiquement à ceux de l’arrêt Jordan, en réduisant les délais de traitement dans les tribunaux canadiens. Cependant, je considère que les moyens en vue d’atteindre cet objectif sont douteux et que ce projet de loi contient plusieurs incohérences. J’attirerai votre attention aujourd’hui sur quelques enjeux particuliers, soit la reclassification des infractions, les modifications apportées au processus de sélection des jurys ainsi que les changements à la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.
En ce qui concerne le premier point, soit la reclassification des infractions, j’ai été fort surpris de constater que le projet de loi est susceptible de réduire les peines pour les crimes qu’on dit « à cravate », ce qui donne l’impression que ces crimes sont désormais moins graves et mieux acceptés par notre société. Contrairement aux prétentions du gouvernement, ces changements affecteront la détermination des peines et ne réduiront pas nécessairement les délais devant les tribunaux. Au contraire, on assistera fort probablement à une augmentation des causes inscrites dans les cours provinciales. Je ne suis pas le seul qui s’inquiète de cet effet malsain. C’est aussi l’effet anticipé par l’Association du Barreau canadien, qui a analysé les conséquences pratiques de ces modifications. Selon cette association, ce projet de loi, et je cite :
[...] se traduirait probablement par un plus grand nombre d’affaires entendues en cour provinciale, ce qui pourrait entraîner des délais supplémentaires à cette instance [...]
Il s’agit d’une autre situation, et elles sont nombreuses, où le gouvernement actuel « pellette » complètement ses problèmes dans la cour des provinces au lieu de s’y attaquer directement. Vous le savez, honorables sénateurs, la lutte contre la corruption et la fraude est importante. Je ne puis donc passer sous silence les modifications introduites par le projet de loi C-75, qui déclasse des actes criminels en infractions mixtes en autorisant désormais la déclaration de culpabilité par procédure sommaire. Notons, entre autres, que cette hybridation touche les infractions suivantes : l’article 121.(3) du Code criminel, sur la fraude envers le gouvernement; l’article 122 du Code criminel, sur l’abus de confiance par un fonctionnaire public; l’article 123(1) du Code criminel, sur les actes de corruption dans les affaires municipales; l’article 123(2) du Code criminel, sur le fait d’influencer un fonctionnaire municipal; l’article 125 du Code criminel, sur le fait d’influencer ou de négocier une nomination ou d’en faire commerce et, enfin, l’article 126(1) du Code criminel, sur la désobéissance à une loi fédérale autre que le Code criminel.
Il est plutôt ironique que des modifications soient proposées pour ces types de crimes, alors que des histoires tournant autour d’accusations semblables font couler beaucoup d’encre depuis le 7 février dernier. Convient-il de se demander pourquoi le projet de loi C-75 ne contenait pas d’amendements touchant les accords de réparation et pourquoi on les avait inclus dans le budget? Je vous rappelle que le projet de loi C-75 porte le titre suivant : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, alors que le projet de loi C-74, dans lequel on retrouvait la disposition sur les accords de réparation, portait le titre suivant : Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 27 février 2018 et mettant en œuvre d’autres mesures.
Alors, comment expliquer, honorables sénateurs, qu’un gouvernement qui se prépare à déposer un projet de loi important pour modifier le Code criminel échappe, ou plutôt glisse une partie de ses modifications dans un projet de loi budgétaire? J’attire votre attention sur le fait que ces deux projets de loi ont été déposés à deux jours d’intervalle, soit le 27 mars 2018, pour le projet de loi C-74, et le 29 mars 2018, pour le projet de loi C-75. La coïncidence ne me semble pas une explication plausible. Convenons que, si le gouvernement ne voulait pas vraiment mettre en lumière la modification au Code criminel qui permettra dorénavant de négocier des accords de réparation avec des compagnies prises en faute, il n’aurait pas agi autrement. Peut-être qu’un jour nous aurons le fin mot de cette histoire mystérieuse.
Revenons au projet de loi C-75. En ce qui concerne le deuxième enjeu soulevé par ce projet de loi, soit les modifications apportées au processus de sélection des jurys, certains ont soulevé bien des inquiétudes et des réticences à propos des dispositions abrogeant le droit aux récusations péremptoires, puisqu’il touche un droit constitutionnel, soit le droit à un procès juste, équitable et impartial. Rappelons ce qu’est la récusation péremptoire. La défense et la Couronne peuvent exclure un certain nombre de jurés potentiels sans explication. La récusation péremptoire est née de la tradition de common law il y a plus de 300 ans et son fondement est le droit à un procès impartial, qui a été cristallisé dans notre Constitution à l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour suprême, dans l’arrêt Cloutier c. La Reine, en 1979, sous la plume du juge Pratte, expliquait ce qui suit, et je cite :
Le fondement même du droit à des récusations péremptoires n’est donc pas objectif mais purement subjectif. L’existence du droit ne repose pas sur des faits qui doivent être prouvés, mais plutôt sur la simple croyance de la partie en l’existence chez le juré d’un certain état d’esprit. Le fait qu’un juré soit objectivement impartial ne fait pas que l’accusé ou le poursuivant le croit impartial; [...]
Les dispositions concernant les récusations péremptoires assurent donc tant à la Couronne qu’à l’accusé le droit à un procès impartial et la composition d’un jury sans parti pris. Les changements apportés par le projet de loi C-75 font écho au procès fortement médiatisé de R. c Stanley, qui s’est tenu en Saskatchewan et pour lequel la composition du jury n’était pas représentative de la diversité de la communauté locale. Je ferai miens les propos du Barreau du Québec, qui a présenté un mémoire au comité permanent de l’autre endroit pour expliquer la nécessité et l’utilité des récusations péremptoires. Je cite :
Les avocats perçoivent en effet dans l’apparence, les propos et le langage non verbal d’un candidat juré qu’il ou qu’elle n’aura pas la capacité d’écoute objective suffisante pour entendre la preuve qu’ils comptent présenter et poser un jugement impartial quant à celle-ci. Elles permettent également de s’assurer que l’accusé accepte la légitimité du jury et, par extension, le verdict et la sentence qui seront prononcés.
Il est, évidemment, désolant de constater que certaines des récusations péremptoires sont basées sur des critères discriminatoires. Cependant, l’abolition totale des récusations péremptoires n’assurera pas une représentation proportionnelle de la diversité culturelle dans les jurys, mais risque sérieusement d’affecter la confiance des parties et celle du public dans l’impartialité des verdicts et des sentences prononcées. Rappelons également que, à l’exception du Québec, les règles de droit civil des provinces canadiennes sont régies par la common law et que des procès devant jury peuvent avoir lieu en matière civile. Certaines provinces autorisent les récusations péremptoires pour ces procès civils. L’abolition totale des récusations péremptoires en droit criminel créerait dans ces provinces des inégalités et des incohérences entre le droit fédéral et le droit provincial.
Enfin, le dernier volet que j’aimerais aborder est la partie sur la justice pénale pour les adolescents. Le droit criminel canadien est constitué d’un fragile équilibre entre les philosophies utilitaristes et rétributivistes. En conséquence, les peines servent autant un objectif de dénonciation des valeurs qu’un objectif de dissuasion générale, c’est-à-dire décourager les sujets du droit canadien d’imiter les contrevenants. Les modifications apportées à la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents affaiblissent grandement ce dernier objectif. L’article 376 du projet de loi C-75 abroge l’obligation, pour le procureur général, de déterminer s’il est approprié de présenter une demande en vue d’assujettir l’adolescent à la peine que recevrait un adulte s’il a commis une infraction grave avec violence et s’il est âgé de plus de 14 ans.
Le retrait de cette disposition, qui constitue une mesure de protection de l’intérêt public, ouvre la porte à l’utilisation plus fréquente des adolescents par des adultes pour commettre des crimes graves, puisque le risque de peine sévère sera amoindri.
Par ailleurs, des études ont montré que les jeunes risquent de recevoir des peines similaires à celles des adultes dans moins de 3 p. 100 des causes impliquant des adolescents. Il s’agit habituellement de crimes très graves, et aussi de jeunes récidivistes.
Ce sont des cas d’exception, mais ils sont réels, et il y a des victimes bien humaines. Pourquoi se priver d’un outil de plus dont disposent les tribunaux et les procureurs de la Couronne?
On nous dit que le projet de loi C-75 vise notamment à répondre à l’arrêt Jordan et de réduire les délais dans l’appareil judiciaire. Pour atteindre vraiment cet objectif, le gouvernement devrait commencer par pourvoir les quelque 50 postes vacants au sein de la magistrature au Canada. Il s’attaquerait ainsi au problème sans causer d’inquiétude, contrairement à ce que fait le projet de loi C-75.
Le gouvernement a présenté un projet de loi qui ne s’attaque pas au problème, à savoir de réduire les délais et les retards dans le système de justice canadien. Non seulement le projet de loi C-75 ne comble pas ces retards , mais il affaiblira notre système de justice. Merci.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Des voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois, avec dissidence.)