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Projet de loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l'identification des criminels et apportant des modifications connexes à d'autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures)

Troisième lecture

21 juin 2022


Je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-4 dont le titre est Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l’identification des criminels et apportant des modifications connexes à d’autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures).

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a étudié attentivement ce projet de loi et produit son rapport le 14 juin. Le sujet le plus discuté par les témoins entendus devant le comité portait sur les enjeux et le potentiel de favoriser le recours à la comparution à distance dans le système de justice pénale. C’est pourquoi mon discours se concentrera sur cet aspect du projet de loi.

Comme on le sait tous, les mesures sanitaires pendant la pandémie ont forcé les tribunaux de tout le pays à substituer les moyens de comparution à distance, à savoir la vidéoconférence et l’audioconférence, à la comparution en personne.

Cependant, bien que la comparution à distance soit dans plusieurs cas avantageuse, elle n’est pas indiquée dans plusieurs autres cas. Il s’agit d’un constat du rapport du comité, qui indique ce qui suit :

De nombreux témoins ont noté que les comparutions à distance par audioconférence ou vidéoconférence peuvent améliorer l’efficacité du système judiciaire et favoriser l’accès à la justice. Certains ont toutefois fait remarquer que ces moyens ne devraient être utilisés que lorsque cela est approprié et ne devraient pas remplacer les procédures en personne lorsque celles-ci permettent de mieux assurer l’équité des audiences et de protéger les droits juridiques des accusés.

Voici un exemple d’une préoccupation sérieuse et légitime entendue pendant l’étude réalisée par le comité sénatorial. Le Barreau du Québec a, tant dans son mémoire que dans son témoignage, recommandé que le projet de loi ne permette pas que l’audition de la preuve testimoniale se fasse au moyen de la comparution à distance. Le mémoire indique ce qui suit :

[…] nous sommes préoccupés par les effets de la visioconférence sur l’évaluation de la crédibilité d’un témoin. La preuve testimoniale, notamment dans des dossiers criminels hautement émotifs, s’apprécie dans les nuances et les détails. À notre avis, le caractère virtuel des témoignages est susceptible d’affecter l’évaluation qui pourra en être faite en cours d’interrogatoire. Selon les cas, la visioconférence peut dissimuler certains tics ou encore, amplifier certaines expressions faciales qui peuvent être mal interprétées par les juges ou les avocats et donc, tromper leur appréciation du langage non verbal.

Pour ces raisons, le barreau recommande dans son mémoire que la preuve testimoniale soit entendue en présence des parties. Autrement dit, il juge nécessaire « [d’]exclure la preuve testimoniale du nouveau régime relatif à l’utilisation de la visiocomparution. »

Me Michel Marchand, qui a témoigné au comité à titre de représentant du Barreau du Québec, a donné des exemples très concrets de difficultés observées actuellement dans les palais de justice du Québec, lorsque des témoins sont entendus à distance plutôt qu’en personne lors de la tenue de procès, par exemple. Il a mentionné d’abord que certains palais de justice ne sont pas équipés pour faire de l’interprétation simultanée enregistrée. Il a aussi évoqué le risque qu’un témoin soit, à l’insu du juge, en présence d’une autre personne dans la même pièce de la maison pendant qu’il témoigne.

Cette possibilité m’inquiète grandement lorsqu’on pense qu’un témoin de l’infraction pourrait être en présence d’un proche de l’accusé pendant son témoignage. Ce proche pourrait alors, par sa simple présence, intimider le témoin pour qu’il ne rende pas un témoignage incriminant contre l’accusé.

Outre Me Marchand, d’autres intervenants ont rapporté au comité que le recours à la comparution à distance dans certaines prisons ou certains palais de justice ont empêché des avocats de la défense d’avoir des conversations privées avec leurs clients. Me Marchand et la professeure Nicole Marie Myers ont aussi évoqué la difficulté de s’assurer, dans certains cas, de l’identité d’une personne qui comparaît à distance, en particulier si elle comparaît par téléphone.

Même si le projet de loi S-4 autorise souvent la tenue d’audioconférences quand les vidéoconférences ne sont pas facilement accessibles, la professeure Myers a désigné au comité un problème important avec la comparution par audioconférence d’un accusé. Je la cite :

[…] l’accusé peut être mis en sourdine dans l’intention de l’empêcher de tenir des propos incriminants. Cela le rend encore plus invisible, ce qui suscite des préoccupations quant au fait qu’il n’est pas vu ni entendu au cours du processus, une conséquence encore aggravée par le fait que son avocat ne se trouve pas avec lui.

Je suis aussi préoccupé par le manque d’installations disponibles dans certains pénitenciers du Québec pour qu’un avocat et son client puissent tenir des conversations en privé par vidéoconférence, un enjeu qui a été soulevé au comité sénatorial par l’Association des avocats carcéralistes progressistes.

D’autres problèmes sérieux ont été observés au Canada dans les pratiques qui permettent aux détenus d’assister à distance, plutôt qu’en personne, aux audiences devant le juge.

Je cite par exemple cette histoire racontée par Me Michael Spratt, qui a témoigné au comité à titre de représentant de l’Association des criminalistes. Il a dit ce qui suit :

Il m’est arrivé que, au milieu d’une enquête sur la libération sous caution qui se déroulait au téléphone, car c’est tout ce que nous avions […], un agent est intervenu, disant : « Je suis désolé, nous avons besoin de cette ligne pour appeler un autre tribunal. » Mon client était sur le point d’obtenir sa libération. Le juge a répondu : « Nous sommes au beau milieu d’une enquête sur la libération sous caution. » Cet agent a raccroché. […] Nous avons dû revenir deux jours après. L’accusé a été libéré, mais non sans avoir passé deux jours de plus en détention.

Voilà donc un exemple qui va dans le même sens que l’inquiétude exprimée par la professeure Cheryl Webster et le doctorant Brendyn Johnson. Ceux-ci ont affirmé au comité que la comparution à distance pourrait avoir pour effet d’augmenter — et non de réduire — les délais auxquels doivent faire face plusieurs accusés dans le système judiciaire.

Or, je suis d’avis que les amendements adoptés par le comité sénatorial aideront, dans une certaine mesure, à répondre à certaines craintes. Ces amendements donneront des moyens et des occasions de vérifier, au cours des prochaines années, quel aura été l’effet des mesures du projet de loi S-4 relatives à la comparution à distance sur les délais judiciaires et ainsi, autrement dit, de vérifier l’efficacité de ces mesures pour le système judiciaire afin de proposer des améliorations à la loi, le cas échéant.

Rappelons que ces amendements enjoignent, d’une part, au ministre de la Justice de lancer un examen indépendant sur l’utilisation de procédures à distance dans des affaires de justice pénale et à remettre, au plus tard d’ici cinq ans, un rapport contenant des recommandations, s’il y a lieu. D’autre part, ces amendements exigent, après la production du rapport du ministre, que les dispositions législatives mises en place par le projet de loi S-4 soient examinées par un comité du Sénat et un comité de la Chambre des communes. Ces comités devront produire des rapports contenant, s’il y a lieu, leurs recommandations de modifications à ces dispositions législatives.

Voici un dernier exemple de critique que nous avons entendue sur le recours à la comparution à distance favorisé par le projet de loi S-4. Peut-on dire que les accusés incarcérés consentent librement à comparaître par vidéoconférence ou audioconférence lorsqu’on leur propose une date de comparution plus rapprochée que s’ils choisissent de comparaître en personne au tribunal?

À vrai dire, je vois un risque si le projet de loi S-4 est adopté. Je crains que le système de justice criminelle, en particulier pour les accusés ou les témoins détenus, ne recoure de plus en plus souvent à l’avenir à la comparution à distance pour des raisons de commodité administrative, et non parce qu’il s’agit, pour toutes ces personnes, de l’option la plus avantageuse et la plus équitable pour participer aux procédures judiciaires.

Cela dit, je souligne tout de même que le projet de loi S-4 offre des avantages dans plusieurs dossiers, notamment en rendant plus efficace le travail des avocats, au bénéfice de leurs clients. J’ai décrit ces avantages dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture. Dans ce contexte, j’appuie l’adoption du projet de loi S-4y, car je suis d’avis que, malgré ses imperfections, il assurera une plus grande flexibilité au système judiciaire en donnant aux accusés plus de possibilités de recourir à la comparution à distance, ce qui contribuera à une meilleure administration de la justice.

Je rappelle que ce projet de loi contient une garantie importante pour protéger les accusés sur laquelle la plupart des témoins au comité sénatorial se sont entendus. Il s’agit de l’interdiction de recourir à la comparution à distance à certaines étapes charnières de la procédure judiciaire en matière criminelle, sauf si les parties — le poursuivant et l’accusé — y consentent. Cette garantie procédurale aura pour effet, par exemple, qu’un procès devra se tenir en personne si l’accusé ne consent pas à ce qu’il se tienne par vidéoconférence.

Je vous invite donc à adopter quand même ce projet de loi, y compris sa partie portant sur la comparution à distance.

D’ailleurs, je suis tout à fait d’accord avec les propos qu’a tenus le sénateur Dalphond lors de son discours la semaine dernière, en ce qui a trait à l’appui de deux mesures spécifiques du projet de loi. La première est celle qui donne davantage de possibilités aux policiers de demander à un juge, sans avoir à se rendre physiquement au palais de justice, des mandats de perquisition, d’arrestation dans une maison d’habitation ou d’écoute électronique. La seconde mesure concerne la possibilité, lors du processus de sélection des jurés, que les candidats-jurés y assistent à distance plutôt qu’en personne.

Je vous remercie beaucoup de votre attention. Je remercie également les différents intervenants, et plus particulièrement l’Association du Barreau canadien, qui ont accepté de partager leurs observations sur le projet de loi S-4.

Son Honneur le Président [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

Une voix : Avec dissidence.

(La motion est adoptée et le projet de loi modifié, lu pour la troisième fois, est adopté, avec dissidence.)

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