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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture

8 décembre 2021


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui dans le cadre du débat lancé la semaine dernière par nos collègues le sénateur Boisvenu et la sénatrice Moncion sur le projet de loi S-206, qui propose une exception à l’infraction criminelle du non-respect par un juré de son obligation de préserver le secret du délibéré du jury.

J’aimerais d’abord discuter de l’importance du procès avec jury en droit criminel. Le principe qui veut que des accusations très graves doivent être décidées par des membres de la communauté remonte à la Grèce antique. À Athènes, une personne ne pouvait être condamnée à mort ou bannie de la ville qu’à la suite d’une assemblée tenue devant plus de 1 000 citoyens, qui étaient ensuite appelés à voter en déposant dans une urne un de ces jetons, l’un avec un trou, l’autre sans, selon qu’ils étaient favorables ou non à la culpabilité de l’accusé.

Rome avait une institution semblable. En Angleterre, le rôle et la composition des jurys ont évolué au cours des siècles. La présence d’un jury composé de 12 personnes et guidé par un juge a été importée de l’Angleterre dès que le Canada est devenu une colonie anglaise.

L’institution du jury existait donc bien avant le début de la Confédération en 1867. Le premier Code criminel canadien, qui a été adopté en 1892 et qui constituait une codification de différentes lois et pratiques en droit criminel, a évidemment reconnu le droit au procès avec jury pour les infractions les plus importantes poursuivies sur actes d’accusation, décrétant même, dans certains cas, l’obligation de tenir un procès avec jury.

Dans un rapport publié en 1980, qui s’intitule Le jury en droit pénal, la Commission de réforme du droit du Canada — dont plusieurs parmi nous souhaitent la recomposition — recommandait de maintenir cette institution décrite comme, et je cite : « une de nos institutions fondamentales, une véritable pierre angulaire de l’édifice juridique canadien ».

La commission, s’appuyant sur des études et des enquêtes, concluait que les jurés comprennent bien les affaires même complexes qui leur sont soumises et que le jury constitue un bon moyen d’insuffler des valeurs communautaires dans un procès pour en faire une application de la loi qui est garante d’une solution juste dans certains cas particuliers. On peut penser notamment aux décisions de quatre jurys différents dans les dossiers liés à la décision Morgentaler qui ont mené à la légalisation de l’avortement au Canada.

Il ne faut donc pas être surpris d’apprendre que, en 1982, les constituants ont convenu d’inclure, dans l’article 11 de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit à un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue est d’au moins cinq ans.

Honorables sénateurs, dans les faits, la majorité des affaires criminelles traitées au Canada sont jugées par un juge seul, souvent un juge provincial. Pour les infractions criminelles les plus graves, l’accusé a le droit d’avoir un procès avec jury dirigé par un juge d’une cour supérieure. Il peut toutefois choisir, pour diverses raisons, d’être jugé par un juge seul, sans jury.

Ajoutons qu’un procès avec jury est obligatoire dans le cas des infractions mentionnées à l’article 469 du Code criminel — notamment le meurtre, la trahison et le fait d’intimider le Parlement ou une législature. Le procès se déroule donc avec un jury, à moins que l’accusé et le procureur général conviennent de procéder autrement.

Je tiens à préciser, à l’intention des personnes qui nous écoutent aujourd’hui, que la participation aux jurys est une composante essentielle de notre système judiciaire. Si vous êtes convoqué un jour pour la sélection d’un jury, je vous invite à envisager avec sérieux ce service public important.

De prime abord, la tâche de juré peut sembler intimidante, et vous pourriez vous sentir malheureux ou hésitant après avoir été convoqué pour exercer la fonction de juré. Je vous invite toutefois à garder à l’esprit que, d’après la recherche menée en 2016 par la professeure Cheryl Thomas de la Faculté de droit de l’University College London, la grande majorité des gens qui ont fait partie d’un jury ont trouvé qu’il s’agissait d’une expérience positive, et non négative.

Lorsqu’elle a comparu devant le Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes le 8 février 2018, dans le cadre de l’étude sur le système de jury, la professeure Thomas a ajouté ceci :

Lorsqu’on leur a demandé de décrire leur expérience de la fonction de juré, les réponses les plus fréquentes ont été positives, avec des qualificatifs comme éducative, intéressante et informative. Les réponses les moins fréquentes ont été obtenues pour des descriptions aussi négatives que déprimante, déroutante, ennuyeuse et inquiétante. Seule une minorité a répondu que l’expérience était stressante.

Sa recherche a aussi permis de constater que 81 % des personnes qui avaient fait partie d’un jury disaient qu’elles seraient heureuses de le faire de nouveau si elles étaient convoquées.

Je passe maintenant au contenu de l’article 649 du Code criminel, que l’on propose de modifier.

Les 12 personnes choisies pour décider du sort d’un accusé — et l’on parle de 6 au Yukon et dans les Territoires du Nord-Ouest — se retrouvent placées dans un cadre qui ne leur est pas familier et, au moment où la preuve est exposée devant elles, elles assistent souvent à la présentation d’un véritable drame humain. Lorsque tout a été dit, y compris les plaidoiries des avocats, ces personnes sont isolées afin de pouvoir délibérer entre elles du sort de l’accusé. Ces discussions se font à huis clos et peuvent parfois durer plusieurs jours. À la fin du processus, la culpabilité ne peut être prononcée que si les 12 membres du jury en sont arrivés à une décision unanime.

Conformément à l’article 649 du Code criminel, adopté en 1972, ce qui s’est dit à huis clos doit demeurer secret, sous peine d’une poursuite sommaire qui peut mener à une peine d’emprisonnement maximale de deux ans moins un jour ou d’une amende maximale de 5 000 $, ou les deux. Par contre, tout ce qui a été présenté aux jurés lors du procès est public et peut être discuté avec un professionnel de la santé.

Dans un commentaire sur le secret du délibéré, la Cour suprême du Canada a dit en 2001 dans l’affaire R c. Pan :

La règle de common law sur le secret des délibérations du jury, qui interdit aux tribunaux d’admettre des éléments de preuve relatifs aux délibérations du jury et visant à attaquer leur verdict, traduit aussi le désir de préserver le secret du processus de délibération du jury et de protéger celui-ci des influences extérieures.

Quant à la principale considération de la politique invoquée à l’appui du maintien permanent du secret des délibérations du jury, la Cour suprême explique ce qui suit :

[…] la confidentialité encourage la franchise et le genre de débats ouverts et exhaustifs essentiels à ce type de processus décisionnel collégial […] Cette justification est d’une importance vitale pour l’acquittement potentiel d’un accusé impopulaire ou d’une personne inculpée d’un crime particulièrement répugnant.

Nos collègues les sénateurs Boisvenu et Moncion proposent d’ajouter une exception à l’interdiction, qui permettrait à un juré de discuter de l’ensemble de son expérience lors du procès, y compris au moment du délibéré avec ses 11 collègues, et ce, uniquement avec un professionnel de la santé, une personne qui est, par ailleurs, tenue au secret professionnel.

J’appuie totalement cette proposition, qui reprend une des recommandations formulées par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes dans son rapport unanime du 22 mai 2018, qui s’intitule Mieux soutenir les jurés au Canada.

J’ajoute qu’un projet de loi identique, présenté par le député Michael Cooper, a été adopté par la Chambre des communes, mais n’est arrivé au Sénat qu’en avril 2019, où il est mort au Feuilleton.

Je passe maintenant au soutien que l’on accorde aux jurés une fois leur mission accomplie. Comme je l’ai indiqué précédemment, le droit au procès avec jury n’existe que pour les infractions les plus graves. Ces infractions incluent les crimes contre la personne, comme les agressions sexuelles, l’infliction de blessures graves et les meurtres.

Nos collègues ont souligné que les membres du jury peuvent souffrir d’un traumatisme résultant de la présentation de la preuve dans ces affaires, qui sont parfois sordides ou pratiquement toujours sordides. C’est indéniable. J’ai moi-même, comme juge à la cour d’appel, dû revoir des centaines de dossiers criminels. Certains sont encore gravés dans ma mémoire tellement les faits étaient perturbants.

Je me rappelle en particulier le cas d’un enfant de 6 ans qui a été martyrisé et tué par la nouvelle conjointe de son père alors que ce dernier s’était absenté pour une quinzaine de jours. Le rapport de l’autopsie, les photos, les comptes rendus des ambulanciers et certains témoignages étaient si choquants qu’il m’a fallu faire des pauses pendant la lecture du dossier. J’ai vécu des moments d’horreur et j’ai pleuré plusieurs fois.

Je comprends tout à fait que des traumatismes peuvent résulter de l’exposition prolongée, pendant plusieurs jours, à des éléments de preuve très troublants.

Bon nombre de sénateurs se rappelleront le procès devant jury présidé par le juge Patrick LeSage de la Cour supérieure de l’Ontario, en 1995, qui a abouti à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour un homme reconnu coupable de l’enlèvement, de la torture et du meurtre d’adolescentes à St. Catharines, en Ontario.

En 2016, le juge LeSage, qui était alors à la retraite, a dit ceci dans une entrevue :

J’étais déjà juge depuis plusieurs années quand le procès a commencé, mais je le trouve toujours troublant, alors j’ai pensé que beaucoup d’autres personnes qui n’ont pas mon expérience le trouveraient troublant elles aussi.

Il a ajouté avoir eu recours à des services de counseling après le procès. À son avis, cette option devrait être offerte à tous les jurés. Lors du procès, il avait d’ailleurs ordonné à la Province de l’Ontario d’offrir ces services aux jurés.

En vertu de la Constitution, les provinces sont responsables d’administrer la justice, y compris la justice pénale, alors que le Parlement détient la compétence exclusive sur le droit pénal, y compris la procédure pénale. Dresser les listes de jurés potentiels et établir leur indemnisation relèvent de la compétence des provinces.

Pendant qu’ils font partie d’un jury, les jurés ont droit à une indemnisation financière et à l’hébergement. Ces mesures varient d’une province à l’autre. Par exemple, au Nouveau-Brunswick, les jurés sont indemnisés au taux de 40 $ par jour. Au Québec, le taux est de 103 $ par jour.

De plus, la question du soutien aux jurés après le procès relève de la compétence provinciale. Ici aussi, les choses varient un peu partout au Canada. En Ontario, par exemple, les jurés peuvent recevoir gratuitement jusqu’à quatre séances de counseling d’une heure après avoir terminé leur devoir de juré, grâce au Programme de soutien aux jurés. Au Québec, le règlement permet au juge président d’ordonner l’accès à du soutien psychologique, à raison d’un maximum de six séances au taux de 65 $ l’heure. Les choses sont différentes dans chaque province. Peut-être le temps est-il venu de mettre en place un système ou un programme national afin d’apporter une certaine uniformité au soutien offert aux jurés.

En conclusion, chers collègues, je vous invite à appuyer le projet de loi et son renvoi au Comité des affaires juridiques avant la pause hivernale. Le projet de loi ne règle pas tous les problèmes que vivent les jurés après un procès, mais il règle la question de l’accès à une aide professionnelle adéquate en cas de besoin. Merci. Meegwetch.

Son Honneur le Président [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)

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