Affaires sociales, sciences et technologie
Motion tendant à autoriser le comité à étudier l'avenir des travailleurs--Suite du débat
30 mars 2021
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour appuyer la motion présentée par la sénatrice Lankin demandant que le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie étudie l’économie à la demande.
La motion demande que le comité étudie l’avenir des travailleurs pour évaluer plus précisément comment sont recueillies les données et l’information sur l’économie à la demande au Canada ainsi que les lacunes potentielles sur le plan des connaissances; l’efficacité de la protection des travailleurs accordée actuellement aux gens qui travaillent par l’entremise de plateformes numériques et de programmes de travailleurs étrangers temporaires; les effets néfastes du travail précaire et de l’économie à la demande sur les avantages sociaux, les pensions et d’autres services gouvernementaux liés à l’emploi; l’accessibilité des programmes de recyclage professionnel et de perfectionnement des compétences pour les travailleurs.
La motion demande que le comité porte une attention particulière au fait que les effets néfastes de la précarité de l’emploi sont particulièrement ressentis par les travailleurs de couleur, les nouveaux immigrants et les travailleurs autochtones.
À titre de membre du Comité des affaires sociales, j’accueille favorablement une telle étude et je suis ravie de dire pourquoi j’estime que le Sénat devrait consacrer du temps et des ressources pour mieux comprendre ce secteur de l’économie.
Comme certains sénateurs qui sont intervenus avant moi l’ont indiqué, Statistique Canada définit l’économie à la demande comme suit :
[...] des travailleurs autonomes non constitués en société qui concluent divers contrats avec des entreprises ou des particuliers pour mener à bien une tâche précise ou travailler pendant une période précise.
Lorsqu’on parle d’économie à la demande et de travailleurs à la demande, on fait référence au travail à la pige, à des emplois temporaires et au travail à la journée. On fait référence à des personnes à qui nous faisons appel quotidiennement, comme les travailleurs en ligne à la demande, les chauffeurs d’Uber ou les livreurs. On fait référence aux fournisseurs de soins personnels, aux musiciens, aux artistes et à tant d’autres personnes dans de nombreux autres domaines.
Le travail à la demande n’a rien de nouveau. Récemment, la sénatrice Simons nous a appris qu’en anglais, « gig economy », l’équivalent d’économie à la demande, a déjà représenté une activité amusante, temporaire. Je suppose que nous sommes nombreux à avoir déjà effectué un tel travail, amusant ou non, à un moment donné, qu’il s’agisse par exemple de travail de rédaction à la pige, ou encore de livraison de journaux ou d’épicerie. Mon travail à la demande le plus mémorable a été un emploi d’été, il y a bien des années, lorsque ma cousine Verna et moi avons décidé d’aller travailler dans une exploitation de pommes de terre à East Selkirk, au Manitoba. Nous en avons reparlé pendant des années par la suite.
Ce qu’il y a de nouveau, au sujet du travail à la demande, c’est le nombre incroyable de Canadiens qui doivent se tourner vers ces emplois précaires pour tenter de joindre les deux bouts.
Nous savons que l’économie à la demande du Canada croît plus rapidement que jamais. Des experts attribuent cette croissance à une augmentation des emplois faciles d’accès grâce à des applications en ligne et des services sur demande qui permettent à quiconque possède un téléphone intelligent et un accès à Internet de décrocher ce genre d’emplois précaires.
De 2005 à 2016, les emplois de l’économie à la demande ont augmenté de 70 %. Cela veut dire que, durant cette période, le nombre de Canadiens occupant un emploi précaire a augmenté de 700 000, pour un total de 1,7 million de Canadiens.
Ce que nous savons du travail précaire nous laisse croire que les emplois offerts en ligne ne sont pas ce que l’on appelle de « bons emplois ». D’après les recherches menées jusqu’à présent, ces emplois se distinguent par l’insécurité, un faible salaire, une absence de possibilités d’avancement et des avantages sociaux limités. Par exemple, en 2016, le revenu net médian pour un emploi à la demande se chiffrait à environ 4 300 $. Environ la moitié des travailleurs à la demande dépendaient seulement du travail à la demande, tandis que les autres travailleurs ont recours au travail à la demande pour arrondir leur revenu. Toutefois, même avec un revenu additionnel, environ 50 % des hommes et 45 % des femmes qui travaillent à la demande font partie des deux derniers quintiles de la répartition du revenu.
Qu’est-ce que le travail à la demande? On le retrouve dans beaucoup d’industries et de professions. Pensons au domaine des arts, de la culture, du divertissement et du sport, où 25 % des hommes et 26,6 % des femmes sont des travailleurs à la demande. Selon Statistique Canada, ces champs de professions affichent une proportion de travailleurs à la demande plus élevée que dans tout autre domaine au Canada. Mais on s’étonne de trouver aussi du travail précaire dans d’autres domaines.
Une étude menée par le Centre canadien de politiques alternatives dresse un portrait fascinant des emplois de professionnels, qui se distinguent par du travail exigeant des diplômes ou des titres de compétence spécialisés, un niveau élevé de compétence ou de jugement, ou des tâches de nature plus intellectuelle. On a constaté que 22 % de toutes les professions présentent ce qui est défini dans l’étude comme un emploi précaire. Soixante pour cent de ces travailleurs sont des femmes et leur revenu est inférieur à celui que gagnent les titulaires d’un emploi stable, ce qui n’est pas étonnant. Autre caractéristique importante des emplois précaires dans ces champs professionnels : la plus grande proportion de travailleurs est âgée de 55 à 64 ans, ce qui nous indique que le travail précaire n’est pas le triste apanage des jeunes travailleurs.
Les nombreuses études que j’ai examinées, celles-ci notamment, dressent un portrait de certains éléments de l’économie à la demande, mais je dois dire que leur lecture m’a laissée plutôt insatisfaite, non pas en raison de la qualité des données, qui semble assez bonne, mais parce que de nombreuses questions restent sans réponse. Certains liens n’ont pas été complètement établis.
Par exemple, prenons la terminologie utilisée pour décrire les emplois : travail à la demande, travail précaire, travail à forfait, travail temporaire, travail à temps partiel, travail à la pige, etc. Lorsque j’entends ces termes, j’imagine un diagramme de Venn interminable avec des cercles qui se chevauchent, et le terme « travail à la demande » se trouve quelque part au milieu de ce dernier. Quel est le lien entre ces emplois, ces caractéristiques? C’est l’une des questions.
Puis, il y a la vue d’ensemble : quelle est la place de ces emplois dans l’économie globale? L’économie se dirige-t-elle à toute vitesse vers ce type de structure d’emploi, ou créons-nous encore un grand nombre d’emplois traditionnels à temps plein? Les emplois à la demande constituent-ils un développement parallèle ou un développement de substitution?
Le Comité permanent des ressources humaines de la Chambre des communes a pris des mesures pour comprendre ces nouvelles préoccupations dans son étude de 2019 sur l’emploi précaire. Cependant, l’étude du comité nous a laissés avec plus de questions que de réponses. Dans son rapport final, le comité a fini par demander plus de clarté et de meilleures données afin de comprendre l’emploi précaire et d’agir face à celui-ci, notamment en ce qui concerne la rémunération, la sécurité d’emploi, les conditions de travail et les possibilités de perfectionnement professionnel.
Le comité peut se pencher sur plusieurs changements. Nous pouvons décortiquer les concepts et les caractéristiques des emplois dans le monde de l’économie à la demande et comprendre ce qui les lie les uns aux autres. Nous pouvons examiner de plus près les données démographiques concernant les travailleurs qui participent à cette économie pour déterminer comment les femmes et les hommes, les divers groupes d’âges et les groupes racialisés sont représentés et se recoupent. Nous devons examiner les conditions de travail, les possibilités d’emploi, la sécurité d’emploi, les avantages sociaux et le salaire de ces travailleurs. Nous pouvons nous pencher sur le rôle que peuvent jouer les mesures d’aide et les politiques publiques plus vastes, telles que l’assurance-emploi, les paiements de transfert, le revenu garanti, le salaire minimum et le recyclage professionnel. Nous pouvons aussi nous pencher sur la place qu’occupe l’économie à la demande, d’un point de vue macroéconomique et déterminer quelle proportion de tous les nouveaux emplois font partie de cette économie.
Enfin, nous devons examiner l’impact de la pandémie de COVID-19 sur l’économie à la demande. Statistique Canada a récemment noté que les pertes de revenus attribuables à la COVID sont susceptibles d’être plus graves chez les jeunes travailleurs qui vivent de petits boulots et qui en dépendent plus souvent comme seule source de revenus.
Le Sénat peut contribuer à cette discussion. Nous disposons des outils nécessaires pour faire une étude approfondie, examiner les micro-développements et les macro-développements, entendre des témoignages et en apprendre plus sur la situation dans son ensemble.
Dans le cadre de ce travail, je proposerais que le comité entreprenne une étude auprès de groupes cibles afin d’obtenir directement des informations sur les défis du travail à la demande et, oui, même sur les possibilités qu’il offre. L’étude comprendrait des travailleurs de différentes professions et de différents secteurs industriels, tels que des artistes, des professionnels, des travailleurs qui se servent de plateformes numériques, des travailleurs journaliers, entre autres. Je pense que cet exercice sera une occasion d’apprentissage essentielle pour le comité et pour le Sénat.
Honorables sénateurs, en conclusion, bien que beaucoup d’entre nous aient fait du travail à la demande à un moment ou à un autre, notre carrière ne s’est pas résumée à cela. Cependant, de plus en plus, si la tendance se maintient, cela pourrait être le cas pour de nombreux Canadiens.
Cette étude promet d’être fructueuse, et j’encourage tous les sénateurs à appuyer la motion. Je pense que nous pouvons accomplir beaucoup de choses. Passons à l’action. Merci, sénatrice Lankin, et merci à vous, honorables sénateurs.