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La Loi sur la radiodiffusion

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Débat

28 juin 2021


Honorables sénateurs, je suis heureuse d’intervenir aujourd’hui au sujet du projet de loi C-10, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, à l’étape de la deuxième lecture. Je suis heureuse qu’on soit parvenu à une entente afin de nous permettre de débattre du projet de loi à l’étape de la deuxième lecture. Je remercie d’ailleurs le sénateur Gold, le représentant du gouvernement, ainsi que le sénateur Dawson, le parrain du projet de loi, de leur solide appui à l’égard du second examen objectif de ce projet de loi. Sénateurs, nous avons du pain sur la planche.

Mes commentaires seront brefs. Ils porteront sur la teneur du projet de loi C-10 et sur le processus qu’il prévoit. Un des rôles les plus importants du gouvernement consiste à réagir de manière appropriée aux changements technologiques. En matière de télédiffusion et de radiodiffusion, notre arrivée dans ce domaine a été guidée par ce qu’on appelle la rareté du spectre. Les choix étaient limités par la technologie de l’époque et les permis étaient attribués à des sociétés par un organisme de réglementation qui imposait des conditions, dont des exigences en matière de contenu canadien, en échange de l’autorisation de retirer des revenus publicitaires. C’était, et c’est toujours, le modèle de la radiodiffusion classique.

L’un d’entre vous se souvient-il d’avoir entendu la phrase « un permis pour imprimer de l’argent »? Cette phrase a été rendue célèbre non pas par le propriétaire d’une équipe sportive, mais par le détenteur d’un permis de télédiffusion. Il s’agit de Roy Thomson — lord Thomson of Fleet —, un Canadien qui avait qualifié sa nouvelle licence d’exploitation d’un réseau de télévision en Écosse de « permis pour imprimer de l’argent ». C’était en 1956. Ces entreprises autrefois prospères, connaissent une baisse considérable de leurs revenus de nos jours, surtout en raison de la popularité croissante d’Internet et de sa vaste gamme de choix pour les consommateurs canadiens dans les services de diffusion en continu et les médias sociaux.

Le gouvernement a conçu le projet de loi C-10 de manière à répondre à cette transformation profonde du paysage de la radiodiffusion. En effet, de la même façon que les gouvernements ont réglementé les technologies de distribution par câble et par satellite par le passé — qui avaient aussi considérablement augmenté les choix pour les consommateurs —, le gouvernement souhaite maintenant réglementer les services Internet. Le modèle et le cadre sont là.

L’objectif principal du projet de loi C-10 est simple : appliquer les règles auxquelles sont assujettis les diffuseurs traditionnels au Canada aux entreprises qui offrent des services de diffusion en ligne aux consommateurs canadiens, notamment Netflix, Amazon Prime, Spotify et ainsi de suite. Cela permettra d’égaliser les règles du jeu, et c’est le principal message du gouvernement au sujet du projet de loi C-10.

En langage plus bureaucratique, le projet de loi C-10 place sous le régime de la Loi sur la radiodiffusion les entreprises qui offrent en ligne du contenu audio ou audiovisuel aux consommateurs canadiens, de sorte qu’elles seront soumises à des obligations réglementaires semblables à celles des diffuseurs conventionnels de la radio et de la télévision. On imposera à ces entreprises dites en ligne des frais, des dépenses et des exigences en vue d’appuyer et de promouvoir la production canadienne et les créateurs canadiens.

En outre, le projet de loi C-10 exige des contributions pour les productions autochtones et de langue française. Il est aussi question d’appuyer les projets dirigés par des femmes, des membres des communautés LGBTQ+ ou racialisées, des minorités culturelles, des personnes handicapées et d’autres communautés. Surtout, le CRTC a pour tâche de déterminer toutes ces exigences et de les appliquer d’une manière à la fois souple, prévisible, juste, fondée sur l’information, équitable et éclairée par des consultations.

La teneur du projet de loi C-10 a soulevé de nombreuses questions importantes de nature générale, à savoir y a-t-il lieu de réglementer Internet et, si oui, comment? Le projet de loi propose-t-il vraiment la meilleure façon de s’y prendre? Les consommateurs canadiens auront-ils moins de choix une fois les changements entrés en vigueur? Quelles seront les exigences en matière de contenu canadien et comment seront-elles appelées à changer? Qu’en est-il l’avenir de la propriété canadienne des entreprises de radiodiffusion et est-ce que cela aidera d’une quelconque façon les radiodiffuseurs traditionnels à survivre? Il y a aussi beaucoup de questions sur la manière dont les exigences seront appliquées, comme les seuils au-delà desquels les entreprises en ligne pourraient être visées par la nouvelle réglementation; la manière dont on assurera que le contenu canadien est visible et découvrable sur les plateformes en ligne, y compris celles qui présentent du contenu d’utilisateurs; à savoir si le Parlement devrait donner au CRTC de plus amples directives que celles données par le projet de loi C-10; et d’autres questions semblables. Le comité sénatorial aurait beaucoup de questions de fond à étudier.

Cela dit, je tiens à parler brièvement du processus inhabituel qui a entouré les délibérations sur le projet de loi C-10 à l’autre endroit et du fait que ces événements ont rendu notre second examen objectif encore plus important. Le projet de loi a été présenté à l’étape de la première lecture le 3 novembre dernier à l’autre endroit. Le Comité permanent du patrimoine canadien a lancé l’étude préalable de la mesure législative le 1er février au moyen de deux réunions avec 17 témoins. Le comité a ensuite organisé sept réunions consécutives sur le fond du projet de loi C-10, une fois qu’il en a été saisi officiellement le 19 février. Plus de 50 parties intéressées ont alors présenté des observations.

Les premières réunions du comité semblaient aller bon train. Les choses ont toutefois déraillé après le début de l’étude article par article le 16 avril. Le 23 avril, l’article 4.1 du projet de loi a été supprimé par les députés ministériels du comité. Cette décision visait en fait à inclure les médias sociaux dans le projet de loi, contrairement aux garanties qui avaient été données auparavant. La modification a considérablement changé la portée de la mesure législative et déclenché une tempête de protestations. Les opposants ont fait valoir qu’elle ouvrait la porte à une réglementation générale du contenu utilisateur sur les médias sociaux. Le ministre du Patrimoine canadien et le ministre de la Justice ont comparu devant le comité, un groupe d’experts a été convoqué et un deuxième énoncé concernant la Charte a été présenté, mais rien n’a mis fin à la controverse.

Ce mouvement de protestation est devenu très visible dans la sphère publique, ce qui a ouvert la porte à une obstruction systématique des travaux du comité par l’opposition — une obstruction continue par les députés de l’opposition siégeant au comité — jusqu’à ce que le gouvernement, avec l’appui des députés bloquistes du comité, prenne une mesure extraordinaire : une motion d’attribution de temps pour les travaux du comité. Selon les médias, cette procédure — une motion d’attribution de temps visant les travaux d’un comité — n’avait pas été utilisée depuis plus de 20 ans. Avant que le comité renvoie le projet de loi à la Chambre le 10 juin, il s’était réuni 30 fois : 2 fois pour l’étude préalable, 10 fois pour entendre des témoins et 18 fois pour effectuer l’étude article par article.

Chers collègues, j’ai écouté beaucoup de ces réunions. Au cours des deux derniers mois, chaque vendredi après-midi, à 13 h, j’ai allumé mon ordinateur pour écouter les délibérations du comité. ParlVU est devenu mon service de diffusion en continu préféré, et les délibérations du Comité du patrimoine sur le projet de loi C-10 sont devenues ma série de télé-réalité canadienne préférée. On ne savait jamais à quoi s’attendre.

La dramatique s’est poursuivie même après les travaux du comité. Le projet de loi a été renvoyé à la Chambre des communes, où le Président a décidé que plus de 20 amendements étaient irrecevables parce qu’on les avait votés après l’attribution de temps. Ensuite, la plupart de ces amendements ont été réintégrés à la mesure législative durant la session marathon à l’étape de la troisième lecture, qui s’est tenue lundi soir dernier, c’est-à-dire il y a une semaine à peine, et qui s’est poursuivie jusqu’à 1 h 30 mardi matin. Après tout cela, chers collègues, le projet de loi est arrivé au Sénat.

Honorables sénateurs, consacrer 30 réunions et plus de quatre mois à l’étape de l’étude en comité est peut-être inédit, mais j’affirme que ce projet de loi aura tout de même besoin d’une étude plus approfondie.

Ce projet de loi contient beaucoup de bons éléments. Il a des objectifs sérieux, un bon cadre et beaucoup d’éléments importants. Le projet de loi C-10 bénéficie de l’appui d’intervenants canadiens des milieux des arts, de la culture et de la radiodiffusion, dont beaucoup proviennent de l’immense communauté culturelle de Toronto, où j’habite, et cela compte beaucoup pour moi. Des organisations comme la Writers Guild of Canada, l’Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists, la Canadian Media Producers Association, CBC/Radio-Canada et bon nombre des principaux télédiffuseurs canadiens appuient ce projet de loi. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, des questions restent en suspens et le processus à l’autre endroit s’est avéré tendu.

Par-dessus tout, chers collègues, j’ai l’impression que la confiance du public s’est effritée, et je crois que le Sénat pourrait jouer un rôle positif à cet égard. J’ai hâte que le Sénat étudie ce projet de loi. J’encourage fortement les sénateurs à renvoyer ce projet de loi au comité pour qu’il obtienne le second examen objectif dont il a tant besoin. Merci. Meegwetch.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Sénatrice Dasko, deux sénateurs ont levé la main. Accepteriez-vous de répondre à des questions?

Certainement, merci.

L’honorable Ratna Omidvar [ + ]

Merci, sénatrice Dasko, pour ce discours très réfléchi et factuel sur ce qu’est le projet de loi C-10 et ce qu’il n’est pas. J’ai vraiment apprécié cette déconstruction. Vous avez posé un certain nombre de questions auxquelles il est important que le comité réponde.

Quand j’ai passé ce projet de loi en revue, j’ai été frappée par une chose, qu’elle soit voulue ou non, à savoir que, lorsque le projet de loi parle de contenu canadien, il parle avant tout de médias traditionnels comme la musique, le cinéma et ainsi de suite, mais qu’en est-il du contenu numérique? Car le numérique semble vraiment inciter les Canadiens à innover.

Il y a à Ottawa une artiste appelée Laura Kelly, qui a été suivie sur Internet par 18 millions de personnes pendant la pandémie et qui n’arrête pas de vendre ses œuvres non seulement au Canada, mais aussi dans le monde entier. Dans quelle mesure cette nouvelle mesure législative aidera-t-elle les producteurs canadiens de contenu numérique?

Merci de votre question, sénatrice Omidvar.

Le projet de loi impose à d’autres plateformes les exigences relatives au contenu canadien. À l’heure actuelle, quand on parle de médias traditionnels, on parle du fait que les médias traditionnels doivent produire du contenu canadien. Par exemple, la télévision : on doit y voir du contenu canadien à certaines heures de la journée, un certain pourcentage de ses programmes et de sa programmation doivent être canadien et elle est tenue de consacrer un certain pourcentage de ses revenus à du contenu canadien ou à des productions canadiennes. C’est cela que l’on va voir appliquer aux plateformes en ligne.

L’honorable Leo Housakos [ + ]

Honorables sénateurs, j’aimerais d’abord remercier bon nombre d’entre vous d’avoir reconnu la nécessité de réaliser un examen rigoureux de ce projet de loi plutôt que d’en précipiter l’adoption, comme l’aurait souhaité le gouvernement. Oui, c’est ce que souhaitait le gouvernement, et non seulement le Bloc québécois ou le NPD. Cela ressort de manière plutôt évidente d’une observation formulée il y a quelques semaines par la cheffe de cabinet du ministre Guilbeault, avant que nous ne recevions ce projet de loi, alors qu’elle a déclaré au National Post que le gouvernement s’attendait à ce que le projet de loi soit adopté par la Chambre des communes et le Sénat avant qu’ils n’ajournent pour l’été.

Comme je l’ai dit alors, il faut une certaine dose d’arrogance pour faire une telle déclaration avec autant d’aplomb. Cela ne venait pas du Bloc québécois ni du NPD, mais bien du gouvernement, et ce désir de voir le projet de loi adopté coûte que coûte ressort certes manifestement du cheminement procédural de ce dernier à la Chambre des communes, en particulier au comité.

C’était, du moins à mon avis et de l’avis de nombreux observateurs connaissant bien les parlements de style Westminster et la démocratie parlementaire, un affront absolu à la pratique et à la procédure parlementaires, au détriment de l’institution et du projet de loi en soi. Ce n’est pas la voie que nous, parlementaires, devrions aspirer à suivre, ni au Sénat ni à l’autre endroit. Nous ne pouvons certainement pas contrôler ou même tenter de contrôler ce qui se passe à la Chambre des communes, pas plus qu’ils ne peuvent contrôler ou ne devraient tenter de contrôler ce qui se passe ici. Tout ce que nous pouvons contrôler, c’est notre façon de gérer nos travaux. En ce qui concerne le projet de loi à l’étude, nous devrions procéder sans tenir compte des motivations politiques et des visées électorales qui ont guidé la Chambre des communes.

Nous devons bien étudier ce projet de loi et nous concentrer sur la bonne gouvernance et les bonnes politiques plutôt que sur les bonnes tactiques politiques. C’est ce que nous semblons faire depuis le début du débat, et j’en remercie les sénateurs.

Mes préoccupations à propos de ce projet de loi touchent à la fois son contenu et le processus employé.

Certaines des préoccupations ayant trait au processus ont été évoquées par le Président de la Chambre lorsqu’il a choisi, à juste titre, d’annuler les amendements qui avaient été faits en secret à ce projet de loi par le comité; toutefois, il me semble tout à fait clair que c’était bien plus en raison d’un rappel au Règlement soulevé par l’opposition officielle qu’à cause d’un sentiment du devoir de la part du gouvernement, qui a cru bon d’adopter ces amendements à la Chambre, devant les Canadiens.

Je ne dis pas cela pour gagner des points pour le Parti conservateur, mais plutôt pour corriger la version des faits du gouvernement, qui a affirmé qu’il n’avait pas eu le choix d’adopter ces amendements en secret, mais qui a pourtant choisi, dès qu’il en a eu l’occasion, de corriger le tir en proposant ces amendements au Sénat. Voilà une présentation très « libérale » des faits tels qu’ils se sont produits.

Je m’éloigne du sujet, chers collègues. Le point à retenir, c’est que le processus qu’a utilisé la Chambre est responsable, en grande partie, des problèmes que nous pose, à moi et à de nombreux intervenants, le projet de loi C-10, car ce processus a eu des conséquences.

Sans vouloir offenser mon collègue et ami le sénateur Dawson, parrain du projet de loi, je dois dire que ce projet de loi n’atteindra pas les objectifs que décrit le gouvernement. Le discours prononcé par le sénateur Dawson la semaine dernière simplifiait à l’extrême, je le dis respectueusement, le but du projet de loi C-10 et ses conséquences. Je remercie les sénateurs qui ont participé au débat de la semaine dernière, et je tiens particulièrement à remercier la sénatrice Simons, qui a, selon moi, comparé très clairement ce que ce projet de loi est censé accomplir et ses effets réels. J’aborderai sûrement bon nombre des points qu’elle a soulevés.

Je me pencherai tout d’abord sur l’objectif premier de ce projet de loi, c’est-à-dire la modernisation de la Loi sur la radiodiffusion. Nous conviendrons tous, je crois, que cette modernisation a déjà trop tardé, puisque la Loi sur la radiodiffusion n’a pas été mise à jour depuis 1991. Cela dit, je crois que le projet de loi rate complètement la cible.

En résumé, le sénateur Dawson et le gouvernement Trudeau ont dit de ce projet de loi qu’il visait à uniformiser les règles du jeu pour les géants du Web, les entreprises de diffusion en continu étrangères et les diffuseurs conventionnels du Canada. Ils disent aussi que c’est un moyen de protéger les artistes canadiens, en particulier dans les communautés minoritaires comme les communautés autochtones et la communauté LGBTQ+ et, dans le cas du Québec, de protéger la langue française et la culture francophone.

Cela semble formidable, mais comme je l’ai dit, c’est une façon trop simpliste de voir le projet de loi et le problème qu’il vise à résoudre.

La principale lacune de ce projet de loi, c’est qu’il tente de se servir des instruments réglementaires qui ont été adoptés dans les années 1990 pour réglementer un petit nombre bien défini de télédiffuseurs et de radiodiffuseurs autorisés pour les appliquer au vaste univers que représente Internet dans les années 2020. Ce faisant, il accorde au CRTC des pouvoirs sans précédent, et ce, sans établir de définitions ou de cadre précis pour indiquer clairement comment les utiliser.

Nous n’avons qu’à penser au principal mécanisme que ce projet de loi vise à créer, soit la nouvelle catégorie d’entreprises en ligne qui devront maintenant s’enregistrer et se soumettre à des règles en tant que diffuseurs.

Le projet de loi C-10 définit ces entreprises comme étant des entreprises :

de transmission ou de retransmission d’émissions par Internet destinées à être reçues par le public à l’aide d’un récepteur.

Cette définition est si vague qu’elle pourrait inclure Amazon Prime ou n’importe quelle personne qui a un site Web et un balado.

Dans la Loi sur la radiodiffusion, le terme « émission » comprend les sons ou les images — ou leur combinaison — où le texte écrit n’est pas prédominant. Cette définition peut donc s’appliquer à des vidéos, des baladoémissions, des photos et des mèmes et peut comprendre aussi bien un film de 100 millions de dollars produit par Netflix qu’une vidéo de 15 secondes publiée sur TikTok.

Pour ce qui est du problème auquel cette mesure législative est censée remédier, le gouvernement continue d’encadrer les activités actuelles dans lesquelles les géants étrangers de la diffusion en continu avalent littéralement les pauvres petits radiodiffuseurs canadiens et, par conséquent, les artistes canadiens en souffrent. Et, ma foi, le gouvernement se présente comme celui qui arrive à la rescousse en affirmant qu’il fera en sorte que les méchants géants de la diffusion en continu paieront leur juste part et que les Canadiens en bénéficieront, particulièrement les artistes et les producteurs.

Même après la séance d’information technique d’aujourd’hui, le gouvernement établit un parallèle entre la baisse des recettes de la radio et de la télévision traditionnelles et l’augmentation des profits des géants étrangers de la diffusion en continu, et il soutient que cette situation nuit à l’appui au contenu et aux artistes canadiens.

Qui plus est, le gouvernement soutient également, dans les termes les plus simples, que le projet de loi C-10 rétablira l’équilibre et la distribution de la richesse. Je suis désolé, chers collègues, mais ce point de vue ne correspond pas à la réalité.

Il est vrai que les radiodiffuseurs canadiens accusent une baisse de recettes et que les sociétés de diffusion en continu semblent prendre de l’expansion. Cependant, cette situation fait ressortir un problème qui est lié au modèle d’affaires des radiodiffuseurs traditionnels ainsi qu’aux conditions d’exploitation qui leur sont actuellement imposées par la Loi sur la radiodiffusion.

La réponse à ce problème n’est pas d’imposer les mêmes exigences réglementaires aux services de diffusion en continu. On devrait plutôt lever ces restrictions pour les diffuseurs traditionnels. Nous devrions en profiter pour adapter ce cadre très archaïque à l’ère du numérique, plutôt que d’essayer de ramener l’ère du numérique dans une époque surannée.

Quant à l’argument qui consiste à dire que les « diffuseurs » en ligne ne contribuent pas à la musique et aux histoires canadiennes, que ce sont des « profiteurs » et que le système d’aide au contenu canadien est en péril, c’est tout simplement faux.

Cela vous surprendrait-il, chers collègues, si je vous disais que, selon le rapport annuel de 2020 de l’Association canadienne des producteurs médiatiques, plus de la moitié des productions au Canada sont désormais internationales et qu’elles reçoivent 5 milliards de dollars de financement par des producteurs internationaux chaque année?

Grâce à ces investissements, de jeunes Canadiens talentueux ont la possibilité de rester au Canada tout en apprenant et en développant leurs compétences, afin de travailler pour les meilleurs et de créer des histoires exceptionnelles qui font vibrer les publics du monde entier.

La formation, l’expérience et les compétences développées par les créateurs canadiens qui travaillent dans des productions internationales contribuent à bonifier leur travail et à assurer le succès des productions canadiennes.

Des dizaines de milliers de créateurs canadiens au pays veulent avoir plus de possibilités de travailler dans des productions internationales au Canada et veulent que la politique culturelle de notre pays soutienne leurs ambitions.

Les joueurs mondiaux ont sans aucun doute été la force motrice derrière le secteur canadien florissant de l’audiovisuel, représentant 90 % de la croissance totale au cours de la dernière décennie.

Les investissements étrangers ont aussi joué un rôle dans la production de contenu canadien, ces investissements ayant plus que doublé au cours des 10 dernières années. En ce moment, selon le rapport annuel de l’Association canadienne des producteurs médiatiques, ils représentent 26 % du financement total de la production de contenu canadien.

Le financement étranger est la plus importante source unique de financement pour les productions télévisuelles anglophones au Canada, et arrive au second rang, derrière les crédits d’impôt provinciaux, pour ce qui est de l’ensemble des productions cinématographiques et télévisuelles au pays.

Je pourrais vous fournir des exemples précis, mais comme je ne dispose que de 45 minutes pour mon discours, vous pourrez communiquer avec moi plus tard pour les obtenir.

Le gouvernement actuel est bien le seul en ce moment à vouloir créer un système qui tente de réglementer tout et tout le monde. Lorsque l’Union européenne a décidé de réglementer les grands services de diffusion en continu, elle a formulé dans sa législation des définitions claires de ce qu’étaient les services de diffusion en continu et les vidéothèques.

En Australie, que le ministre du Patrimoine se plaît à donner en exemple quand il parle de ce qu’il souhaiterait faire, la réglementation se limite aux services de diffusion en continu dont les revenus sont supérieurs à 100 millions de dollars et qui possèdent un million d’abonnés.

C’est seulement au Canada que l’on trouve un gouvernement qui, de son propre aveu en décembre dernier, souhaite s’en prendre aux sites Web personnels, aux balados, aux audiolivres, aux services de diffusion en continu d’événements sportifs, aux jeux PlayStation, aux applications d’entraînement à domicile, et même aux sites Web pour adultes.

Cette absence de limites claires quant à ce qui peut être réglementé constituait un problème fondamental de ce projet de loi même avant le retrait de l’article 4.1.

Par ailleurs, il est parfaitement équitable pour nous de demander s’il s’agit véritablement d’un projet de loi destiné à uniformiser les règles du jeu pour les radiodiffuseurs canadiens et à investir dans la culture canadienne, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’un autre abus de pouvoir destiné à contrôler la vie des Canadiens et à restreindre leur liberté d’expression.

Toutefois, selon ce que le parrain du projet de loi a dit — un peu à la manière d’Oprah Winfrey —, tout ira bien, car tout le monde va recevoir de l’argent. Le sénateur Dawson aurait tout aussi bien pu dire « Une voiture pour vous, et pour vous aussi! De l’argent pour tout le monde! La vie est un rêve! » Apparemment, les créateurs et les producteurs canadiens vont rouler sur l’or grâce au projet de loi C-10. Tout le monde sera aux anges.

Toutefois, comme la sénatrice Simons l’a dit à juste titre, « Ne vous méprenez pas : il ne s’agit pas d’une sorte de manne financière instantanée pour les producteurs canadiens. » En effet, au risque d’être accusé de trop simplifier les choses, je dirais que cette mesure législative ne permettra pas aux artistes de recevoir de l’argent. Ce sont plutôt les intermédiaires, ou les gardiens, comme on les appelle souvent, qui en bénéficieront.

Comme je l’ai déjà dit, plutôt que de moderniser la loi afin de la mettre au diapason de l’ère numérique, nous semblons vouloir ramener l’ère numérique à une époque révolue afin de l’harmoniser avec un cadre vieilli qui bénéficie aux gardiens, qui se sont retrouvés à observer de l’extérieur les progrès de l’ère numérique, et ils n’aiment pas cela. Ils n’aiment pas la concurrence, pas plus qu’ils ne souhaitent améliorer leurs services.

Le talent canadien n’est pas en difficulté, bien au contraire. Le talent canadien est florissant — y compris au sein des minorités et des groupes racisés sur lesquels le gouvernement s’est attardé —, et pas seulement au pays, mais aussi partout dans le monde.

J’aimerais encore une fois citer la sénatrice Simons :

[...] la production cinématographique et télévisuelle canadienne est plus robuste que jamais : en 2018-2019, avant la COVID, les productions ont atteint des niveaux records. Soulignons par exemple que Netflix, qui n’a pas l’obligation légale de produire du contenu canadien, finance une quantité surprenante et non négligeable de productions canadiennes originales. Elle met aussi à la disposition d’un vaste public international des films et des émissions de télévision tels que Schitt’s Creek, Kim’s Convenience et Funny Boy.

Chers collègues, pourquoi devrions-nous interférer? Pour quelles raisons? Le problème ne vient pas d’un manque d’investissement dans les talents ou le contenu canadiens. Le problème, si on le perçoit de cette façon, est que tout cela se produit sans l’intervention d’intermédiaires comme le Fonds des médias du Canada.

Les intermédiaires n’ont plus leur part du gâteau, et encore pire pour eux, ils ne contrôlent plus quels artistes et quels producteurs reçoivent des fonds. Ils veulent décider qui sont les gagnants et les perdants de l’histoire. C’est toute la beauté de l’ère du numérique. Le succès des artistes et des producteurs ne dépend plus des gardiens du système.

La liberté du numérique permet aussi aux artistes et aux producteurs de diffuser directement leurs œuvres sur Internet. Elle leur permet de se rencontrer et de choisir avec qui ils veulent travailler, sans intervention des associations professionnelles et sans avoir besoin de quémander des fonds auprès de divers organismes et conseils.

Une fois de plus je vous le demande : pourquoi devrions-nous interférer?

Je réitère que le ministre Guilbeault voudrait faire croire à la population canadienne qu’il est seulement question de faire en sorte que les grands diffuseurs numériques, les géants du Web, soient obligés de produire plus de contenu canadien et de payer leur juste part des impôts et des contributions que les radiodiffuseurs traditionnels doivent payer, le tout afin de protéger des emplois canadiens dans le secteur de la culture.

L’écart le plus évident entre la rhétorique et la réalité se trouve peut-être dans les promesses d’investissements supplémentaires en matière de contenu canadien que le ministre a faites à la communauté artistique, investissements qu’il affirme être en mesure d’imposer aux géants du Web. Lors du dernier débat tenu à la Chambre des communes, son secrétaire parlementaire a affirmé n’avoir aucune idée de ce que les géants du Web gagnaient au Canada, et que seule l’adoption du projet de loi C-10 nous permettrait de le savoir.

Pourtant, le ministre prétend aussi pouvoir évaluer à 830 millions de dollars exactement les investissements qu’on s’attend à ce que ces mêmes géants du Web fassent dans la culture canadienne après l’adoption projet de loi C-10; il a cité ce chiffre aux parties prenantes avec une grande confiance.

Les membres de l’opposition du Comité du patrimoine ont demandé à plusieurs reprises comment il est arrivé à ce chiffre et ils ont même adopté une résolution demandant au ministre de fournir un calcul détaillé expliquant ce chiffre. Huit mois plus tard, il ne l’a toujours pas fait. Cela mérite d’être répété. Il ne s’agit pas d’investir dans les artistes canadiens et les histoires canadiennes. Il s’agit de rediriger ces investissements en passant par des tiers de sorte que les intermédiaires, les gardiens, obtiennent leur part. Il n’y a là rien de juste ou d’équitable. Ce n’est certainement pas juste pour les créateurs ni pour les producteurs ni pour les consommateurs.

Les exigences en matière de réinvestissement dans le contenu que le ministre a pensé à imposer aux grandes plateformes de diffusion en continu en vertu du projet de loi C-10, soit plus de 30 % des revenus bruts canadiens, compteraient parmi les plus élevées au monde, et elles pourraient avoir exactement l’effet contraire de celui recherché.

Des exigences trop lourdes ne feront qu’inciter les Netflix, Disney et autres de ce monde à quitter le marché canadien et à céder leur programmation américaine à une plateforme canadienne existante, comme HBO le fait avec Crave de BCE, ce qui réduit le choix du consommateur et l’accès au service à cause de son prix.

Si cela se produit, le secteur culturel canadien pourrait non seulement ne pas obtenir les 830 millions de dollars promis par le ministre, mais il pourrait aussi se retrouver avec moins de revenus que ce qu’il reçoit actuellement, puisqu’il n’y aurait plus d’incitatifs encourageant les grands diffuseurs numériques à produire des émissions canadiennes pour des consommateurs canadiens. Donc, les consommateurs paieront plus cher et auront moins de choix, et des emplois canadiens seront perdus.

En ce moment, la plateforme Netflix investit plus dans les productions canadiennes que bon nombre de diffuseurs traditionnels. Elle assure des emplois aux acteurs, aux producteurs, aux scénaristes et aux équipes de tournage canadiens et présente des histoires typiquement canadiennes. Cependant, une grande partie de ce qu’elle produit ne répond pas actuellement, dans de nombreux cas, aux exigences de contenu canadien simplement parce que ce n’est pas un producteur canadien qui en détient les droits. C’est dire à quel point le principe dont nous parlons ici est archaïque.

Une production peut être tournée au Canada, avec des acteurs canadiens, avoir été écrite par un Canadien et raconter une histoire canadienne, mais parce que Netflix est le détenteur des droits plutôt qu’un Canadien, cela ne sera pas considéré comme du contenu canadien. Pensons, par exemple, au film québécois francophone de Netflix ayant coûté plusieurs millions de dollars et intitulé, Jusqu’au déclin, qui est considéré comme un film étranger plutôt qu’un film canadien.

Voilà ce qu’il reste de la protection et de la promotion des talents québécois et de la culture francophone.

Par contre, une production qui se déroule aux États-Unis et qui raconte une histoire américaine pourrait compter comme du contenu canadien si le détenteur de droits est un réalisateur canadien ou une maison de production canadienne. Nous voyons cela constamment avec les histoires de crimes véritables. L’émission est en tous points américaine. Or, à la fin du générique, on constate que la production a reçu du financement canadien parce qu’elle est canadienne.

Je ne vous expose là que l’incidence du projet de loi sur les productions médiatiques conventionnelles. Qu’en est-il des médias de substitution et des petits créateurs de contenu indépendants qui se servent des plateformes de médias sociaux pour gagner leur vie? Ils seront les plus grands perdants dans ce processus.

Si le projet de loi C-10 est adopté dans sa forme actuelle, le Canada deviendra le premier et le seul pays au monde à réglementer les algorithmes des médias sociaux pour déterminer la découvrabilité du contenu, autrement dit quelles vidéos sont plus ou moins visibles. Cela comporte trois grandes implications.

Premièrement, en accordant la priorité à certaines catégories de contenu, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, donnerait naturellement un rang inférieur à d’autres catégories de contenu dans l’ordre de priorité. Non seulement cela limiterait la liberté d’expression, cela équivaudrait à choisir, comme je l’ai dit plus tôt, des gagnants et des perdants.

Deuxièmement, pour déterminer quel contenu sera prioritaire parce qu’il est « plus canadien » il faudra se doter de normes de réglementation, lesquelles ressembleront probablement au système complexe de certification de contenu canadien que le CRTC utilise en ce moment, que j’ai décrit il y a quelques instants.

Les bénéficiaires de ce système seront les entreprises de production de médias bien établies et bien financées, qui ont des lobbyistes, des coffres bien garnis et des avocats pour en tirer pleinement profit, soit encore des gardiens, et non les artistes indépendants sur YouTube, qui veulent devenir viraux et être le prochain Justin Bieber ou la prochaine Lilly Singh.

Troisièmement, si nous devenons le seul pays à réglementer les médias sociaux de cette façon, nous pouvons nous attendre à ce que d’autres pays en fassent autant. Actuellement, les plateformes de médias sociaux offrent ce qui équivaut à un libre marché pour les artistes, et les créateurs de contenu canadien trouvent souvent leur plus grand auditoire à l’extérieur du Canada.

Si le Canada oblige les plateformes de médias sociaux à afficher en premier les publications à teneur canadienne certifiée dans les recherches mondiales et les suggestions de vidéos, d’autres pays pourraient faire la même chose en restreignant la découvrabilité de nos artistes à leurs auditoires.

Compte tenu des tendances protectionnistes de l’Union européenne, donner aux artistes francophones du Québec un accès préférentiel à un marché de 7 millions de personnes au Canada pourrait signifier que ceux-ci finiront par avoir un accès réduit à un marché de 60 millions de francophones en Europe.

L’Accord Canada—États-Unis—Mexique, qui a été négocié par le gouvernement, comprend l’exception pour la culture canadienne qui existait dans l’Accord de libre-échange nord-américain, sauf que, chers collègues, ce n’est pas le cas. L’article 32.6(4) permet aux États-Unis de prendre des mesures de rétorsion d’effet commercial équivalent lorsque le Canada se fonde sur l’exemption, et ce, contre n’importe quel secteur de notre économie, que ce soit la culture, les produits laitiers ou le bois d’œuvre. En intervenant dans les algorithmes des médias sociaux, le projet de loi C-10 pourrait avoir une incidence sur des activités économiques de centaines de millions de dollars et, partant, provoquer ce genre de réponse.

Le projet de loi pourrait causer d’autres dommages collatéraux, comme ceux auxquels le sénateur Loffreda a fait allusion, c’est-à-dire des effets sur les services de diffusion en continu de moindre envergure et les producteurs de contenu étranger consommé par des minorités ethniques du Canada. Les grands services de diffusion en continu étrangers comme Netflix pourraient, ultimement, décider de poursuivre leurs activités au Canada après l’adoption du projet de loi C-10 et de refiler la note aux consommateurs, mais les services établis en Inde, en Israël ou en Europe de l’Est qui s’adressent aux minorités ethniques du Canada dans une langue autre que l’anglais ou le français n’ont pas un marché suffisamment grand pour justifier le fait de rester et de se plier aux exigences du CRTC. Résultat : la culture et la diversité au Canada s’appauvriront.

Je le répète, le projet de loi profite aux gardiens, et non aux créateurs ou aux producteurs. Les mêmes gardiens profitent depuis de nombreuses années de la Loi sur la radiodiffusion, qui est maintenant désuète, et on veut faire en sorte qu’ils continuent d’en profiter.

Il n’y a pas de meilleur exemple que les vastes pouvoirs accordés par le projet de loi C-10 au CRTC pour réglementer Internet, y compris le contenu généré par les utilisateurs, sans lignes directrices claires encadrant l’exercice de ces pouvoirs. Pas plus tard que la semaine dernière, le parrain du projet de loi au Sénat nous a assurés que ces lignes directrices viendraient et que nous devions faire confiance au processus : le ministre mettrait au point les lignes directrices après avoir mené des consultations auprès des intervenants. Je suis désolé, honorables sénateurs, mais je n’y crois pas. À en juger par le passé, les intervenants ne devraient pas non plus y croire.

Selon le gouvernement, cette mesure législative est fondée sur des consultations auprès des intervenants de l’industrie, qui ont mené à la publication du rapport Yale, et elle jouit d’un vaste appui parmi ces intervenants. Le sénateur Dawson l’a affirmé la semaine dernière. En fait, il a donné une liste d’intervenants qui sont en faveur du projet de loi. Honorables sénateurs, je peux moi aussi fournir une liste d’intervenants, mais qui sont d’une opinion bien différente et qui s’inquiètent du libellé de la mesure législative, en particulier depuis qu’une série d’amendements ont été adoptés à la Chambre. Ces intervenants me disent que le projet de loi dont nous sommes saisis est bien différent de ce qui a été proposé pendant les consultations, de ce à quoi ils s’attendaient, de ce qu’on leur avait annoncé et de ce qui avait été présenté initialement. À leur avis, au lieu de s’améliorer au fil des étapes du processus législatif et des consultations à la Chambre, le projet de loi s’est détérioré.

Son Honneur le Président [ + ]

Un instant, sénateur Housakos. Honorables sénateurs, il semble y avoir un problème du côté de l’interprétation. Pouvons-nous suspendre la séance cinq minutes? Je vais m’enquérir de la gravité du problème. Que les sénateurs qui sont contre la suspension de cinq minutes veuillent bien dire « non ».

Son Honneur le Président [ + ]

Honorables sénateurs, il semble que le problème soit réglé. Nous reprenons le débat sur le projet de loi C-10. La parole est au sénateur Housakos pour le temps de parole qu’il lui reste.

Le sénateur Housakos [ + ]

Honorables sénateurs, je souligne que 127 amendements complexes et hautement techniques ont été proposés après la comparution des témoins lors de l’étude en comité, y compris 28 par des députés ministériels. Regroupés, ces amendements dépassaient en longueur la version initiale du projet de loi. Une telle situation n’est pas courante au Parlement et, lorsqu’elle se produit, c’est une indication que le gouvernement n’a pas fait ses devoirs et que la mesure proposée doit faire l’objet d’un examen plus approfondi. Les intervenants de l’industrie qui ont accepté une réglementation et des mesures fiscales inévitables et qui n’ont pas jugé nécessaire de témoigner devant le comité de la Chambre des communes constatent maintenant que des changements substantiels ont été apportés à la portée de ce projet de loi. Ces intervenants estiment à juste titre essentiel que la Chambre haute entende leurs préoccupations quant aux conséquences — imprévues ou non — des changements proposés et qu’elle envisage des amendements pour pallier celles-ci.

C’est particulièrement vrai de la suppression de l’article 4.1, une disposition qui protégeait le contenu créé par les utilisateurs. La suppression de cette disposition en particulier semble avoir déclenché une opposition à ce projet de loi dont on n’avait pas encore entendu parler jusqu’ici.

YouTube, Google, Facebook, TikTok, Spotify et d’autres grands services de médias sociaux qui sont les plus touchés par les modifications à l’article 4.1 n’ont jamais eu l’occasion de témoigner pour dire dans quelle mesure cette modification les toucherait. Le comité n’a pas non plus entendu les groupes représentant les créateurs numériques, des artistes indépendants qui gagnent leur vie principalement grâce au contenu qu’ils publient sur les médias sociaux. Ces artistes méritent de faire entendre leur voix tout autant que les groupes représentés par les grands lobbyistes. Cependant, on leur a refusé la possibilité de s’exprimer parce que lorsque la disposition qui les touchait le plus a été supprimée du projet de loi, il était déjà trop tard pour eux.

Je note également que le comité a entendu de nombreux intervenants favorables au projet de loi, mais qu’il n’a entendu que très peu de témoins experts comme des universitaires, des juristes et d’anciens employés et commissaires du CRTC. Ces experts auraient pu expliquer les conséquences de cette mesure et donner un point de vue éclairé sur la façon dont d’autres États, notamment l’Australie et l’Union européenne, ont élargi l’application de la loi sur la radiodiffusion pour qu’elle englobe Internet.

Mon objectif n’est pas de dire à l’autre endroit comment conduire ses affaires, et je ne vous demande pas non plus de le faire. Je signale simplement que, en toute conscience, je ne crois sincèrement pas qu’on puisse soutenir que ce projet de loi a fait l’objet de l’examen parlementaire nécessaire. Comme il ne semble certainement pas tenir compte des consultations menées auprès des intervenants du milieu, comment pouvons-nous croire que les lignes directrices que le ministère donne au CRTC en tiendront compte? Cependant, il s’agit d’une lacune qui se corrige aisément en s’assurant qu’on invite tous les groupes concernés à témoigner et qu’on envisage d’apporter des amendements qui tiennent compte de leur point de vue.

Voilà qui m’amène à parler des conséquences de cette mesure législative sur la liberté d’expression.

Ce qui me préoccupe, c’est que le gouvernement a lancé le débat sur le projet de loi C-10 en adoptant une position sur la liberté d’expression, pour adopter une position tout à fait différente à la fin du processus.

Voici ce qu’a affirmé le ministre à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi en novembre 2020 :

Il ne faut pas oublier que nous mettrons en place différentes mesures d’encadrement. [...] le contenu créé par les utilisateurs, les actualités et les jeux vidéo ne seraient pas visés par la nouvelle réglementation. En outre, toute entité devrait atteindre un seuil économique élevé avant que la réglementation s’applique à elle. Cela fait en sorte de ne pas dénaturer Internet. Tout ce qu’on demande, c’est que les entreprises qui génèrent de grandes quantités de revenus au Canada contribuent de façon équitable.

Le ministre faisait référence à l’ancien article 4.1 proposé dans le projet de loi, que le gouvernement a lui-même présenté. Le paragraphe 4.1(1) qui est proposé dit :

La présente loi ne s’applique pas :

a) aux émissions téléversées vers une entreprise en ligne fournissant un service de média social, par un utilisateur du service — autre que le fournisseur du service, son affilié ou le mandataire de l’un deux— en vue de leur transmission par Internet et de leur réception par d’autres utilisateurs;

b) aux entreprises en ligne dont la seule radiodiffusion est celle de telles émissions.

Autrement dit, chers collègues, le contenu généré par les utilisateurs était explicitement protégé; donc, ceux qui étaient directement concernés n’ont pas ressenti le besoin de témoigner lorsque le projet de loi a été étudié à l’autre endroit. Toutefois, cette protection explicite ne figure plus dans le texte. La suppression de l’article 4.1 est un changement fondamental pour ce qui est de la portée des répercussions sur le contenu qu’ils produisent. Par conséquent, ils méritent tous qu’on les écoute.

On propose maintenant de donner au CRTC le pouvoir de prendre des arrêtés quant à la découvrabilité des créateurs canadiens de programmes. Le CRTC pourrait aussi forcer les plateformes des réseaux sociaux à consacrer une partie de leurs dépenses financières au contenu canadien et à transmettre des données à l’organisme de réglementation.

Qui a été consulté avant de procéder à ce changement, chers collègues? Certainement pas les utilisateurs ou les producteurs de contenu. Quelle recommandation du rapport Yale suggère qu’il faudrait que le contenu généré par les utilisateurs ne soit plus protégé par le projet de loi sur la radiodiffusion? Aucune ne le suggère.

Le parrain du projet de loi a fait remarquer lors du débat de la semaine dernière que le gouvernement avait reçu des pressions externes pour supprimer l’article 4.1. Si ces pressions ne provenaient pas des utilisateurs ou du rapport Yale, d’où venaient-elles donc? Il me semble qu’il faudrait creuser la question, chers collègues.

C’est la raison pour laquelle il est absolument impératif que le comité sénatorial consulte les Canadiens concernés et informés, ainsi que les producteurs de contenu généré par les utilisateurs, pour entendre leur point de vue sur ces dispositions.

Le gouvernement prétend que les dispositions qu’il a intégrées au projet de loi sont constitutionnelles et ne portent pas atteinte aux droits des Canadiens selon la Charte. Le gouvernement a fait préparer par le ministère de la Justice un énoncé concernant la Charte qui l’affirme. Voici ce que dit expressément l’énoncé préparé par le ministère de la Justice, en novembre de l’année dernière :

Les utilisateurs de services de médias sociaux qui téléversent des émissions pour les transmettre à d’autres utilisateurs et qui ne sont pas affiliés à un fournisseur de services ne seraient pas assujettis à la réglementation en matière de radiodiffusion [...]

Cela paraît plutôt clair, sauf que, bien sûr, le gouvernement a enlevé ensuite cette mesure de protection explicite. L’analyse du ministère se poursuit en ces termes :

Le projet de loi conserve le rôle et la souplesse du Conseil dans l’établissement des exigences réglementaires à imposer aux entreprises de radiodiffusion, si tant est qu’il y en ait, compte tenu de la politique et des objectifs réglementaires prévus dans la Loi sur la radiodiffusion, de la grande diversité des entreprises de radiodiffusion et des différences entre celles-ci, ainsi que de ce qui est juste et équitable.

Chers collègues, la décision du gouvernement de supprimer l’article 4.1 qui avait été proposé donnerait potentiellement au Conseil un pouvoir énorme, celui d’encadrer d’un point de vue réglementaire le contenu généré par les utilisateurs. Si tel est le cas, cela pose un sérieux problème. Le gouvernement prétend que cette atteinte potentielle à la liberté d’expression est conforme à la Constitution et que la loi prévoit qu’elle doit être interprétée et appliquée d’une manière compatible avec la liberté d’expression.

Chaque fois que nous soulevons des questions sur la protection de la liberté d’expression et les médias sociaux, le gouvernement rétorque que les utilisateurs sont protégés par le paragraphe 2(2.1) du projet de loi et que l’article 4.1 n’était pas nécessaire. Cet argument n’est pas très logique. Si l’article 4.1 n’était pas nécessaire, le gouvernement ne l’aurait pas inclus initialement, et les fonctionnaires de Patrimoine canadien n’auraient pas dit que les deux exemptions étaient requises dans la note qu’ils ont envoyée au ministre en décembre dernier.

Penchons-nous sur ce que prévoit vraiment chacune de ces dispositions. Le paragraphe 2(2.1) indique que les utilisateurs qui téléversent des émissions sur les sites des médias sociaux comme Facebook, YouTube et TikTok ne constituent pas par ce fait une entreprise de radiodiffusion et ne sont donc pas assujettis personnellement à des conditions comme les exigences en matière de contenu canadien ou les contributions au Fonds des médias du Canada, lesquelles seront imposées aux services de diffusion en continu comme Netflix et Amazon. Cette exception se trouve toujours dans le projet de loi. Sa portée est très étroite : essentiellement, elle prévoit que le fait de téléverser une vidéo n’est pas suffisant en soi pour que la personne soit assujettie à la réglementation, mais elle pourrait l’être en fonction d’autres critères.

L’article 4.1 portait sur les émissions téléversées par des utilisateurs sur des sites de médias sociaux. Il précisait que le CRTC et la Loi sur la radiodiffusion ne pouvaient pas encadrer de tels programmes. Les députés du gouvernement libéral ont voté contre cette partie de leur projet de loi.

La principale distinction ici est que le paragraphe 2(2.1) protège les gens qui parlent, alors que l’article 4.1 protégeait les propos tenus. Le fait que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ne considère pas les gens qui téléchargent une vidéo sur YouTube comme un radiodiffuseur ne veut rien dire si le CRTC peut faire en sorte que YouTube modifie ses algorithmes de manière à ce que presque personne ne visionne ladite vidéo. Cela ne veut rien dire si le CRTC peut choisir le genre de vidéos que les gens visionnent.

Voilà le danger pour la liberté d’expression auquel la sénatrice Wallin et d’autres, dont moi, font référence. Le CRTC ne va pas dire à Millie de supprimer sa vidéo de chat, mais il peut certainement s’assurer que la vidéo de chat ne sera jamais vue en forçant la plateforme à ne pas lui donner la priorité.

Je rappelle à tous que le paragraphe 2(b) de la Charte protège la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ». Cela ne veut pas dire que vous pouvez dire ce que vous voulez, mais plutôt que des commissaires nommés par des politiciens peuvent limiter délibérément votre capacité à vous faire entendre dans ce qui est devenu le plus important moyen de communication de notre époque.

Je vous préviens également que le projet de loi C-10 pourrait être considéré comme faisant partie d’une attaque en trois volets du gouvernement contre les libertés en ligne des Canadiens. Le projet de loi C-10 laissera le CRTC choisir le contenu qui pourra être visionné, dans une certaine mesure. Par ailleurs, le projet de loi C-36, présenté le dernier jour de séance de la Chambre, rétablit l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui menace les droits à la liberté d’expression et à l’application régulière de la loi.

Et, à l’automne, le ministre du Patrimoine entend créer un organisme de réglementation qui aura le pouvoir de faire retirer tout contenu qu’il juge offensant dans les 24 heures. Lorsqu’on lui en a parlé, le ministre a répondu : « Si vous croyez que le C-10 a créé de la controverse, vous n’avez encore rien vu. »

Il serait probablement judicieux de ne pas se contenter de l’analyse de la conformité du projet de loi C-10 à la Charte menée par le ministère de la Justice. L’avis du ministère de la Justice quant à la constitutionnalité des projets de loi n’est pas toujours le même que celui de la Cour suprême du Canada. Le comité devrait recevoir des spécialistes et des gens avec des points de vue opposés sur la question afin de déterminer si le projet de loi et ses dispositions sont vraiment conformes à la Charte des droits et libertés.

Sans préjuger de l’affaire, je constate cependant que des gens bien informés ont déjà exprimé clairement leurs inquiétudes à ce sujet. Bon nombre de mes collègues connaissent probablement l’avis de Michael Geist, professeur à l’Université d’Ottawa, qui a affirmé ceci :

Cela en dit long sur l’imposition, par le CRTC, de conditions pour ce qui est priorisé ou mis en valeur dans le fil de suggestions des utilisateurs. J’estime que cela revient nettement à réglementer la liberté d’expression.

M. Geist ajoute :

Cela demeure un projet de loi impossible à appliquer et dangereux, axé sur les demandes des lobbyistes plutôt que sur l’intérêt des Canadiens.

Il signale que nul autre pays au monde n’a adopté une telle réglementation.

Nous devons rétablir l’article 4.1 ou exclure de la portée du projet de loi toute réglementation de ce genre de contenu, y compris la découvrabilité, qui concerne sans l’ombre d’un doute [...] le libre choix et, en fin de compte, la neutralité du Net.

J’exhorte le comité sénatorial à entendre directement le professeur Geist et à le laisser nous présenter ses arguments.

Le professeur Geist n’est pas seul. L’ancien conseiller du premier ministre Jean Chrétien, Warren Kinsella, a déclaré :

Nul autre pays au monde ne propose de réglementer ainsi Internet, hormis la Chine et l’Iran. Le projet de loi n’est pas, non plus, ce que les avocats appellent « proportionnel ». Nul autre pays au monde n’utilise une masse pour tuer une puce, comme le fait le projet de loi C-10.

Certains sénateurs seront peut-être instinctivement en désaccord avec le professeur Geist ou M. Kinsella, mais je crois que ce qui me frappe, c’est qu’ils sont loin d’être les seuls à tirer de telles conclusions à l’égard de ce projet de loi.

Timothy Denton a été commissaire au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, ou CRTC, de 2008 à 2013. Il est maintenant président de l’Internet Society Canada Chapter. Selon un article qu’il a publié dans le Financial Post en mars dernier, le projet de loi ne porte pas sur la radiodiffusion, mais plutôt sur le contrôle de la liberté d’expression sur Internet :

Leur proposition fondamentale est toutefois stupéfiante : la liberté d’expression sur des supports vidéo ou audio devrait relever du CRTC, y compris la liberté des Canadiens d’utiliser Internet comme bon leur semble pour atteindre les publics et les marchés.

M. Denton poursuit en ces termes :

En pratique, conformément au libellé actuel de la Loi sur le CRTC, un président et deux commissaires constituent un comité d’audience. Par conséquent, trois personnes nommées pour des raisons politiques pourraient étendre la compétence du CRTC sur la parole […]

Bruce Pardy, professeur de droit à l’Université Queen’s, a exprimé ses propres préoccupations juridiques au sujet du projet de loi C-10. Il a affirmé ceci :

Le projet de loi C-10 ne réglementera pas directement les Canadiens qui utilisent ces services, mais il réglementera le contenu qu’ils affichent et accordera ainsi au CRTC le pouvoir d’exiger des entreprises technologiques qu’elles fassent le sale boulot. Les entreprises réglementeront leurs utilisateurs et modifieront la « découvrabilité » du contenu conformément aux politiques du CRTC. Le projet de loi C-10 ne supervisera pas directement le contenu en ligne, mais menace indirectement de l’étouffer.

Le professeur Pardy soutient que cette approche a de sérieuses répercussions constitutionnelles et soulève la possibilité d’un État administratif toujours grandissant qui érode progressivement, mais indirectement, les libertés fondamentales.

Chers collègues, nous devons étudier ces critiques de très près. Nous devons entendre directement des témoins de toutes les sphères de la société. Je crois que ces enjeux soulèvent des questions fondamentales sur la nature de la société dans laquelle nous voulons vivre.

Le Sénat occupe une place unique pour entreprendre ce travail, mais je suis d’avis qu’il faut également donner au comité le temps dont il a besoin pour étudier adéquatement les graves enjeux qui sont en cause.

Il nous faudra examiner attentivement ce que le ministre et le gouvernement ont avancé et ce que le ministère de la Justice a affirmé sur les incidences du projet de loi en ce qui a trait à la Charte, ainsi que les témoignages d’autres juristes et experts en communication.

Selon moi, un examen approfondi réalisé par un comité du Sénat est d’autant plus impératif, compte tenu de la vitesse à laquelle ce projet de loi a franchi toutes les étapes du processus législatif à l’autre endroit.

Comme on l’a mentionné plus tôt, le Président de la Chambre, qui est lui-même membre du parti au pouvoir, a été obligé d’intervenir pour remédier aux manquements à la procédure parlementaire commis au comité, où on a adopté des amendements en secret.

En tant qu’ancien Président, j’ai été impressionné par son intégrité. On ne peut qu’imaginer la pression politique qu’il a dû subir pour fermer les yeux.

En dépit du courage du Président dans ce dossier et du fait que ces derniers amendements n’ont pas été inclus dans le projet de loi lors du débat à la Chambre, j’estime que la façon dont a été traité le projet de loi à l’autre endroit devrait inquiéter l’ensemble des députés et des sénateurs. J’en déduis que, s’il y a un projet de loi pour lequel le Sénat doit procéder à un second examen objectif, c’est bien celui-là.

Chers collègues, en résumé, le projet de loi ne vise pas à accroître les investissements dans le talent canadien et les histoires canadiennes : il vise à contrôler ces investissements. Il vise à déterminer qui tient les cordons de la bourse. En réalité, l’ère numérique a offert aux artistes et aux producteurs plus de liberté et de souplesse que jamais pour montrer leurs œuvres à un vaste auditoire partout dans le monde, à l’extérieur du Canada.

Ce faisant, les gardiens ont été écartés du processus. D’ailleurs, au cours des dernières années, ils ont été pris au dépourvu. Ils ne reçoivent plus leur part du gâteau et ils ne contrôlent plus le succès ou l’échec d’un artiste ou d’un producteur canadien. Le projet de loi vise à leur redonner le contrôle, et ce sont les créateurs et les consommateurs qui sont perdants.

Voilà pourquoi, à mon humble avis, le projet de loi contient suffisamment d’éléments pour que je vote résolument contre. Cependant, chers collègues, il est impératif que nous commencions également à examiner les moyens de renforcer la culture et le contenu canadiens, de profiter de l’ère numérique moderne et de l’utiliser à notre avantage pour exposer au monde le talent des artistes et des producteurs canadiens. Le Canada n’a rien à craindre. Nous pouvons rivaliser avec le monde entier. Nous l’avons vu avec les Justin Bieber, les Céline Dion et les Bryan Adams de ce monde. Être Canadien, c’est être fort et être capable de se démarquer dans le monde.

Chers collègues, je demande à tous les partis de faire en sorte que le projet de loi fasse l’objet d’une étude approfondie par un comité et que, au minimum, les amendements nécessaires soient apportés pour corriger le projet de loi afin de répondre aux besoins du milieu culturel, des artistes du pays, de faire du Canada la nation forte qu’il est et de faire découvrir le Canada au reste du monde.

Chers collègues, je vous remercie d’avoir écouté mes préoccupations et j’attends avec impatience les travaux du comité très compétent et la poursuite du débat sur la question.

Son Honneur le Président [ + ]

Sénateur Housakos, il vous reste une minute et 45 secondes. Il y a un sénateur qui souhaite poser une question. Acceptez-vous d’y répondre?

Le sénateur Housakos [ + ]

Bien sûr.

L’honorable Dennis Dawson [ + ]

Le sénateur Housakos, parlementaire chevronné, a dit que s’il parlait pendant 44 minutes, il ne resterait peut-être pas de temps pour les questions. Je n’ai que quelques commentaires, en fait. Comme vous le savez, la liste des témoins reflétait le fait que la majorité des députés qui forment le comité de l’autre endroit sont des députés de l’opposition.

Le CRTC n’est pas l’ennemi des Canadiens. Depuis une cinquantaine d’années déjà, il défend, promeut et protège les intérêts des artistes et des producteurs canadiens. Le CRTC n’est pas un ennemi. Il n’a jamais brimé la liberté d’expression. Au contraire, il protège tout ce que les Canadiens peuvent faire. Êtes-vous d’accord, sénateur Housakos?

Le sénateur Housakos [ + ]

Sénateur Dawson, nous avons tous les deux beaucoup d’expérience en tant que parlementaires. Vous en avez même beaucoup plus que moi. Je peux vous dire ceci : j’ai très hâte d’examiner ce projet de loi en comité pour débattre tous les aspects qui peuvent être améliorés. Je pense que tous les sénateurs conviennent qu’il comporte de nombreuses lacunes. Je n’ai aucun problème avec le CRTC, dont le mandat émane du Parlement du Canada. Comme je l’ai mentionné quelques fois dans mon discours, la Loi sur la radiodiffusion a été conçue il y a 30 ans pour une réalité complètement différente.

En raison de notre âge, nous sommes tous les deux des immigrants dans ce monde numérique, mais les jeunes Canadiens et les gens plus jeunes que nous savent que la manière de communiquer d’aujourd’hui est très différente de celle d’il y a 30 ans. Il faut revoir en profondeur le mandat du CRTC et la manière de le mettre en œuvre. Nous devons trouver une façon d’encourager les plateformes numériques d’aujourd’hui à continuer d’offrir davantage de contenu, de présenter les talents des Canadiens, d’investir dans les talents des Canadiens...

Son Honneur le Président [ + ]

Je suis désolé, sénateur Housakos, mais votre temps de parole est écoulé. Je m’excuse de vous interrompre.

L’honorable Pamela Wallin [ + ]

Honorables sénateurs, c’est vraiment incroyable que nous soyons en train de débattre de la nécessité de protéger la liberté d’expression au Canada. Ce qui était censé proposer une mise à jour de la Loi sur la radiodiffusion et de nouvelles règles pour les géants de la technologie prévoit maintenant tout autre chose. Et comme le ministre l’a lui-même laissé entendre, si vous trouvez qu’il y a matière à controverse avec le projet de loi C-10, attendez de voir le prochain, en faisant référence au projet de loi C-36. On constate clairement l’intention du gouvernement avec la présentation de ce projet de loi complémentaire.

Il est peut-être opportun de rappeler que les membres actuels du Cabinet souscrivent assez ouvertement à l’idée d’autoriser le gouvernement fédéral à contrôler les médias sociaux. La ministre de l’Infrastructure Catherine McKenna a déclaré que si les médias sociaux ne peuvent pas se réglementer eux-mêmes, les gouvernements le feront.

Je souligne également que les projets de loi entrent en vigueur par l’intermédiaire de règlements et que, dans une ébauche de décret, en avril, le ministre Guilbeault a indiqué que les règles devaient être conformes à la « vision du gouvernement [...] et traduire les intentions générales du gouvernement. » Il a aussi déclaré que les règlements devraient cibler « [...] les effets nuisibles des contenus dommageables qui ridiculisent les politiciens et affaiblissent les institutions publiques [...] » Est-il sérieux? Critiquer les politiciens devrait être interdit, censuré?

Les projets de loi constituent un affront à ce que beaucoup d’entre nous considèrent comme des valeurs démocratiques et canadiennes. Le projet de loi C-36 est dangereux. Le projet de loi C-10 comporte de graves lacunes. Les deux minent la liberté d’expression et imposent la censure.

J’aimerais parler des nombreuses préoccupations que des experts, des universitaires, des producteurs et des utilisateurs d’Internet ont soulevées à l’égard de la teneur du projet de loi C-10, de ce qui en a été retiré et de ce qu’il ne contient toujours pas.

Premièrement, rappelons le processus par lequel le Sénat a été saisi du projet de loi C-10. La tactique employée à l’autre endroit pour que le projet de loi soit renvoyé au Sénat avant l’ajournement pour l’été est une insulte pour notre démocratie parlementaire et une honte pour bien des gens.

Les lobbyistes des géants du Web voulaient que l’on retire l’article 4.1. Or, c’est une disposition essentielle qui permet clairement d’éviter que l’on considère les particuliers qui utilisent les médias sociaux comme des diffuseurs en ligne qui seraient par le fait même assujettis à la réglementation et qui pourraient faire l’objet de censure. Cependant, le gouvernement a retiré cette protection de son propre projet de loi de façon sommaire, malgré l’avis contraire des rédacteurs mêmes du projet de loi. Lorsqu’on lui a demandé, à maintes reprises, d’expliquer cette décision, le ministre du Patrimoine canadien a simplement dit que cette disposition n’était pas nécessaire. Or, elle l’est, car ceux qui ne sont pas exclus de façon explicite sont inclus de façon implicite.

Bien entendu, cela a alerté les experts et le public, qui ont vu que le projet de loi pouvait accorder au CRTC le pouvoir de réglementer la liberté d’expression en ligne. Même au moment où ces préoccupations ont été soulevées au comité et alors que l’opinion publique se dégradait, le gouvernement a imposé la clôture pour mettre fin aux travaux du comité sur le projet de loi, ce qui n’avait pas été fait depuis 20 ans. Des députés — libéraux, même — ont rejeté la décision du président du comité dans un genre de minicoup d’État, pour présenter d’importants — et secrets — amendements. À juste titre, le Président de la Chambre a déclaré nuls et non avenus tous ces amendements secrets.

Chers collègues, on croirait qu’il s’agit là d’un message à l’intention du gouvernement pour qu’il revoie son approche et reformule le projet de loi. Aucune loi ne devrait « accidentellement » risquer de nuire à la liberté d’expression. S’il faut à un projet de loi des dizaines d’amendements juste pour satisfaire un groupe d’intérêt ou pour obtenir l’appui des électeurs, il est alors temps de reprendre le travail. La même chose s’est produite avec le projet de loi C-69.

Au lieu de cela, les libéraux ont présenté à nouveau tous leurs amendements secrets et ils ont imposé une session marathon pour parvenir à leurs fins. En fin de compte, on ne votera pas sur ce projet de loi avant l’automne, étant donné le calendrier. Cet étalage d’autorité choquant était donc tout à fait inutile, mais, nous en sommes là maintenant. Voyons donc ce que le projet de loi C-10 permettra de faire.

Il dit que le système canadien de radiodiffusion devrait répondre aux besoins de la population en mettant l’accent sur de nombreux groupes minoritaires, notamment des groupes ethniques et linguistiques. Il exige que les géants du Web investissent dans le contenu et les médias canadiens, et qu’ils produisent un tel contenu. Il accorde au CRTC des pouvoirs de surveillance et de réglementation supplémentaires. Je vous renvoie à ce qu’a dit le ministre. Tout cela doit cadrer avec la vision du monde du gouvernement.

L’exigence pour les services en ligne de promouvoir le contenu « canadien » au moyen de nouvelles règles de « découvrabilité » est problématique parce que l’article 4.1 qui protégeait explicitement le contenu généré par les utilisateurs — les publications sur Twitter et Facebook ou les vidéos téléversées sur YouTube — a été supprimé. Le gouvernement fait valoir que les articles 2.1 et 2.2, qui prévoient que certains utilisateurs des médias sociaux ne sont pas considérés comme des radiodiffuseurs en ligne, sont suffisants. Encore une fois, je ne suis pas d’accord. On pourrait faire passer un camion dans les trous de ce projet de loi.

Soyons clairs : si le projet de loi est adopté, il changera le contenu Internet auquel nous avons accès et il transformera certainement les façons d’interagir avec celui-ci.

Le sénateur Dawson a invoqué un argument bidon quand il nous a assuré que le gouvernement ne veut pas censurer ou réglementer les vidéos de chats ou les photos de votre repas. Cependant, la question n’est pas là. La question est de savoir qui déterminera en quoi consiste une entreprise « canadienne » de diffusion en ligne, que signifie un contenu « canadien » en ligne, quel type de contenu sera diffusé obligatoirement et quel type de contenu sera mis de côté à tel point qu’il disparaîtra. En l’occurrence, on ne parle pas uniquement de réglementation, mais de censure.

Bien sûr, il n’est pas écrit explicitement dans le projet de loi que « la liberté d’expression sera interdite ». Le gouvernement n’a pas à le dire. En exigeant que les plateformes en ligne fassent la promotion de « la vision du gouvernement » et du contenu canadien, par l’intermédiaire d’exigences de découvrabilité, conformément à ce qui est demandé à l’alinéa 2(6)r), le gouvernement détermine les émissions qui sont canadiennes et celles qui ne le sont pas.

Nous donnons aux plateformes technologiques et au CRTC le pouvoir de déterminer ce qui est du contenu « canadien » ou non. Certains réussiront le test; et d’autres, non. Qui pourrait réussir le test? Eh bien, selon le ministre, les gens qui publient du contenu critiquant le gouvernement en place seraient jugés « non canadiens ».

Qu’en est-il du contenu révélant des vérités difficiles ou controversées sur notre histoire nationale? Qu’arrivera-t-il aux Canadiens qui téléchargent régulièrement du contenu politique critiquant le gouvernement? Je cite encore une fois le ministre, qui affirme que le gouvernement a l’intention de présenter plusieurs mesures législatives ayant pour but de :

[soutenir] la démocratie et la cohésion sociale au Canada en faisant la promotion d’un écosystème d’information fiable, diversifié, sûr et exempt de désinformation et de contenu illégal, y compris les discours haineux.

En gros, si vous ne pensez pas qu’un certain point de vue devrait être considéré comme de la désinformation, faites très attention à ce que vous publiez.

On voit bien pourquoi tant de gens disent qu’il s’agit d’une atteinte à la liberté d’expression. Si le Canada tente de soumettre la diffusion audiovisuelle à ces exigences, il serait le seul pays démocratique à le faire. Cela suscitera une forte opposition, et le qualificatif de « démocratique » deviendra difficile à accoler au Canada.

Donc, encore une fois, devrions-nous accorder le pouvoir de décider ce qui est ou n’est pas canadien au CRTC ou à une nouvelle commission de personnes nommées dont le ministre a parlé? Souhaite-t-on accorder ce pouvoir aux grandes entreprises technologiques elles-mêmes? Dans nos communications en ligne, nous sommes déjà la proie, une proie facile, d’algorithmes secrets, discriminatoires et parfois politiquement tendancieux des entreprises technologiques que sont Google, Facebook, Twitter et Amazon. Ces entreprises n’ont pas peur d’utiliser leur pouvoir pour faire taire les critiques. On a vu ce qui s’est passé aux États-Unis. Les menaces ont résonné jusqu’ici. Le projet de loi C-10 et maintenant le projet de loi C-36 sont acclamés par leurs partisans, précisément en raison de leur capacité à museler les personnes qui s’expriment en ligne et avec lesquelles ils ne sont pas d’accord.

Cela me rappelle ces mots de Noam Chomsky :

Si nous ne croyons pas à la liberté d’expression pour les personnes que nous méprisons, c’est que nous n’y croyons pas du tout.

Alors pourquoi ce projet de loi ne rend-il pas ces algorithmes plus clairs? Comme l’a dit la sénatrice Simons la semaine dernière, « on ne peut pas réglementer convenablement des médias numériques avec des instruments conçus pour les médias analogiques ». Je suis du même avis.

La Loi sur la radiodiffusion doit être — pour utiliser une expression à la mode — « réinventée » pour refléter la réalité d’Internet. Le contenu produit au Canada ne devrait pas être indûment promu ou rendu obligatoire sur les plateformes de diffusion en continu. Si le contenu est de qualité, les gens le chercheront et le regarderont. Et c’est déjà ce qui se passe, d’après les statistiques. N’est-ce pas là la raison d’être d’Internet? Avoir une plateforme ouverte à tous les contenus, pour que nous ayons le choix? Toute modification apportée à la Loi sur la radiodiffusion devrait protéger les libertés des consommateurs, dans le respect, bien sûr, du Code criminel.

Chers collègues, sommes-nous si inquiets par rapport à notre identité culturelle, à tel point que nous serions prêts à tirer un trait sur notre liberté d’expression et sur la diversité des opinions pour avoir un contenu canadien acceptable selon les critères du gouvernement?

Son Honneur le Président [ + ]

Sénatrice Wallin, mes excuses. Je suis dans l’obligation de vous interrompre. Il est 18 heures, et conformément à l’article 3-3(1) du Règlement et aux ordres adoptés le 27 octobre 2020 et le 17 décembre 2020, je suis obligé de quitter le fauteuil jusqu’à 19 heures, à moins que le Sénat ne consente à ce que la séance se poursuive.

Si vous voulez suspendre la séance, veuillez dire « suspendre ».

Son Honneur le Président [ + ]

La séance sera suspendue jusqu’à 19 heures, et nous vous accorderons le reste de votre temps de parole à notre retour, sénatrice Wallin.

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