Le Sénat
Motion tendant à ce que tous les comités prennent en considération les influences et impacts de la technologie dans le cadre de toute étude pour le reste de la présente session--Suite du débat
29 mai 2025
Conformément au préavis donné le 28 mai 2025, propose :
Que, pour le reste de la présente session, tous les comités prennent en considération les influences et impacts de la technologie dans le cadre de toute étude, dont les projets de loi, la teneur de projets de loi, l’étude des budgets des dépenses et les études spéciales, autorisée par le Sénat, les études déjà autorisées mais pas encore terminées y compris.
— Honorables sénateurs, je suis heureux d’entrer dans l’arène pour cette 45e législature.
En 2018, Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, s’est présenté devant un comité du Sénat américain pour une audience censée répondre à de graves préoccupations au sujet de la confidentialité des données ainsi que de la responsabilité numérique. Un échange tiré de cette audience est rapidement devenu viral. Compte tenu de l’affirmation selon laquelle il y aurait toujours une version gratuite de Facebook, un sénateur a demandé à M. Zuckerberg : « [...] comment pouvez-vous maintenir un modèle commercial dans lequel les utilisateurs ne paient pas pour votre service? » M. Zuckerberg a répondu : « Sénateur, nous affichons des publicités. » Cette réponse a suscité à la fois des rires et un certain questionnement dans le monde entier.
Cette audience a révélé un décalage générationnel et institutionnel entre les législateurs et les technologies qui bouleversent nos sociétés et nos économies. Il est apparu qu’il existait un fossé entre le rythme d’évolution des technologies et la capacité des législateurs à comprendre et à utiliser la technologie en toute connaissance de cause, et encore plus en ce qui concerne la gestion des risques et l’exploitation des possibilités qu’elles offrent.
Ce type de décalage n’est pas un phénomène strictement américain; il peut tout aussi bien se produire ici et, d’une certaine manière, c’est déjà le cas. Sur le plan législatif, nous ne sommes pas à la hauteur de nos pairs. Il est peut-être impossible de combler entièrement le fossé générationnel, mais nous pouvons néanmoins nous pencher sur notre capacité, en tant qu’institution, à légiférer à une époque où les technologies évoluent à grande vitesse; nous devons le faire, même.
C’est ce qui m’amène à présenter la motion à l’étude. Elle demande que, pour le reste de la présente session, tous les comités sénatoriaux prennent en considération les influences et impacts de la technologie dans le cadre de toutes leurs études. Chers collègues, je ne dis pas que nous devrions tous apprendre à coder, principalement parce que ce serait inutile étant donné que ChatGPT peut maintenant écrire du code informatique sur demande. Je me concentre plutôt sur le fait que, peu importe le domaine dans lequel ils travaillent, les membres des comités doivent être en mesure de réfléchir de façon critique et responsable aux effets que peut avoir la technologie sur les enjeux que nous étudions et à la façon dont les mesures législatives façonneront l’intégration et l’utilisation de la technologie au Canada.
Il n’est plus possible de voir la technologie comme un secteur isolé ou un domaine d’expertise pointu. Il s’agit plutôt d’une force perturbatrice et transversale qui façonne tous les aspects de la société et de notre économie. Chaque heure, chaque mois et chaque année, des dizaines de millions de Canadiens utilisent Internet ou des applications un nombre incalculable de fois.
Les avantages qu’offrent de tels services s’accompagnent de préoccupations grandissantes concernant la sécurité de nos systèmes numériques et des données qu’ils contiennent.
La technologie suscite des innovations créatrices de marchés qui peuvent contribuer aux progrès en matière d’environnement et de richesse ou, au contraire, leur nuire. J’ai déjà salué certaines de ces innovations au Sénat et en ligne, notamment celles d’entreprises de technologie financière qui aident les Canadiens à se bâtir un dossier de crédit et celles d’innovateurs qui, en se concentrant sur l’élimination du dioxyde de carbone, sont des chefs de file de la révolution verte.
La technologie transforme également notre façon de travailler, de l’automatisation et l’intelligence artificielle aux plateformes de services à la demande, ce qui soulève de nouvelles questions sur les droits et la protection des travailleurs, ainsi que sur l’avenir du travail. Les modèles économiques traditionnels sont complètement bouleversés, et les entreprises traditionnelles sont remplacées par de nouvelles entreprises qui connaissent une croissance plus rapide que quiconque aurait pu l’imaginer, un processus appelé « destruction créatrice ».
Dans notre démocratie, la technologie influence le discours public de nouvelles façons. La propagation de la désinformation et du contenu généré par l’intelligence artificielle menace l’intégrité de nos processus démocratiques. Autrement dit, la technologie perturbe le processus décisionnel traditionnel et la façon dont nous déterminons les solutions qui conviennent le mieux aux Canadiens.
Je pense qu’il est juste de dire que le rythme de la transformation numérique continuera à s’accélérer. Il faut donc s’attendre à un alourdissement du programme législatif au cours de la présente législature, surtout par rapport à la précédente. Au cours de la 44e législature, trois projets de loi du gouvernement ayant une incidence importante sur l’économie numérique ont reçu la sanction royale. Il s’agit du projet de loi C-11, Loi sur la diffusion continue en ligne, du projet de loi C-18, Loi sur les nouvelles en ligne, et du projet de loi C-69, Loi sur la taxe sur les services numériques, qui faisait partie de la loi d’exécution du budget de 2024.
Cinq autres projets de loi ont été déposés sans franchir l’étape de la sanction royale : le projet de loi S-6, Loi concernant la modernisation de la réglementation; le projet de loi C-26, qui porte sur la protection des cybersystèmes essentiels; le projet de loi C-27, Loi de 2022 sur la mise en œuvre de la Charte du numérique; le projet de loi C-63, Loi sur les préjudices en ligne, et le projet de loi C-65, Loi sur la participation électorale. Ces mesures législatives abordaient certaines des questions complexes qui évoluent rapidement et que nos lois et nos règlements ont du mal à suivre. Il reste encore beaucoup à faire, surtout si nous voulons rattraper notre retard pour devenir une économie novatrice de premier plan dans le secteur numérique.
Pour remplir notre fonction de Chambre de second examen objectif préparée au monde d’aujourd’hui, nous devons reconnaître que la technologie n’est plus un aspect facultatif de notre travail; c’est un aspect fondamental de notre travail.
Nous savons tous que la force du Sénat réside dans les travaux de ses comités, car c’est là où nous approfondissons notre réflexion pour examiner et améliorer les politiques importantes pour les Canadiens. Cependant, aujourd’hui, seul le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a un mandat directement lié à la technologie. Je ne prétends pas que les travaux d’autres comités ne sont pas axés sur la technologie, mais il n’y a aucun mandat ou rôle défini clairement et officiellement à cet effet.
Cependant, je crois que nous devons éviter de cloisonner les questions relatives à la technologie dans les responsabilités d’un seul comité ou de quelques comités. Au contraire, la technologie devrait être au cœur des travaux de tous les comités.
Cela me ramène à la motion dont nous sommes saisis. Elle demande que, pour la durée de la présente session, tous les comités prennent en considération les influences et les répercussions de la technologie dans leurs travaux, tant dans le cadre de l’examen de projets de loi que dans le cadre d’études spéciales. Comme vous le savez, c’est le Comité du Règlement, et non un simple sénateur, qui est officiellement chargé de recommander des modifications aux mandats des comités. Cependant, malgré plusieurs tentatives pour trouver des moyens d’accorder plus d’importance à la technologie au sein des comités, dont la proposition d’inclure les domaines des sciences et de la technologie dans d’autres comités existants, le Comité du Règlement n’est pas parvenu à un consensus sur cette question.
Chers collègues, nous savons que le Sénat compte d’innombrables partisans de cette question. C’est pourquoi j’ai jugé important de proposer une sous-étape qui pourrait nous aider à avancer pendant que le Comité du Règlement poursuit son important travail. Si elle est adoptée, comment cette motion fonctionnerait-elle concrètement? Je vais vous faire deux propositions.
Premièrement, nous pouvons nous appuyer sur nos ressources institutionnelles existantes, comme l’expertise de la Bibliothèque du Parlement. Les analystes de la bibliothèque fournissent déjà aux sénateurs un soutien spécialisé et impartial dans différents aspects de leur travail, notamment au sein des comités. Cette motion permettra aux analystes d’examiner comment une politique donnée interagit avec la technologie et de signaler les tendances ou les risques technologiques pertinents dans les notes d’information destinées aux comités. Les analystes de la bibliothèque peuvent également aider les comités en trouvant des témoins spécialistes d’une technologie propre à un secteur ou de la technologie en général qui peuvent conseiller les comités sur les questions technologiques.
Tout comme nous recueillons l’avis d’économistes, de juristes et d’experts en la matière, nous devrions normaliser la participation des technologues, des innovateurs et des experts en politique numérique aux délibérations des comités. Cela nous permettra de mieux évaluer les risques, les possibilités et les conséquences imprévues des technologies ou des projets de loi qui pourraient autrement passer inaperçus. Ces suggestions peuvent aider les sénateurs à renforcer leur confiance et leur capacité à examiner les questions politiques sous l’angle technologique, tant au sein des comités qu’à plus vaste échelle. Ce qui est encore plus important, c’est que cela ne nécessiterait aucune ressource supplémentaire de la part du Sénat, car ce travail serait intégré aux responsabilités existantes des analystes.
J’ai été ravi d’apprendre que notre nouvelle bibliothécaire parlementaire, Christine Ivory, avait déjà mis en œuvre des plans visant à faire en sorte que la Bibliothèque du Parlement puisse offrir un meilleur soutien à tous les comités du Sénat et de la Chambre en matière de technologie et d’innovation. Je soutiens pleinement ses efforts et j’espère que la Bibliothèque du Parlement continuera à bénéficier des ressources et du soutien nécessaires pour permettre à son personnel de répondre aux besoins des parlementaires dans ce domaine crucial.
Deuxièmement, nous pouvons promouvoir l’élaboration d’un outil stratégique d’évaluation technologique similaire à l’analyse comparative entre les sexes plus, ou ACS Plus. Tout comme l’ACS Plus, qui tient compte de considérations linguistiques et régionales lors de l’évaluation des politiques publiques, nous pourrions également promouvoir un outil stratégique d’évaluation technologique qui nous aiderait à déterminer la manière dont les politiques interagissent avec les technologies. Cet outil pourrait nous inciter à nous poser des questions pertinentes, telles que : Comment cette politique interagit-elle avec les technologies émergentes? Le projet de loi risque-t-il de restreindre inutilement l’adoption de nouvelles technologies? Qui bénéficiera des bouleversements technologiques et qui sera laissé pour compte? Quelles sont les lacunes réglementaires actuelles et, le cas échéant, quelles sont les mesures de protection requises? Comment ces technologies influenceront-elles cet enjeu maintenant et au cours des cinq ou dix prochaines années? Comment pouvons-nous garantir que le projet de loi permette une souplesse réglementaire qui s’adaptera aux changements technologiques continus?
Il existe des politiques et des outils d’évaluation efficaces dont nous pouvons nous inspirer pour atteindre cet objectif. J’ai déjà mentionné l’ACS Plus. Le guide étape par étape pour l’évaluation de la concurrence du Bureau de la concurrence, qui permet d’évaluer si une politique est favorable ou défavorable à la concurrence, est un autre excellent exemple. Il y a également l’outil d’évaluation de l’incidence algorithmique du Conseil du Trésor, qui évalue les risques liés à l’intelligence artificielle et que l’on peut adapter aux objectifs des politiques publiques. Le fait de promouvoir un outil similaire pour la technologie serait, pour nous législateurs, une étape charnière vers la mise en place de perspectives technologiques cohérentes et avant-gardistes dans l’ensemble de nos importants travaux.
Honorables sénateurs, cette motion ne vise pas à légiférer sur des technologies ou des plateformes en particulier. Il s’agit plutôt de renforcer notre capacité au Sénat à examiner de manière approfondie les mesures législatives et les politiques à l’ère de la technologie. Cette motion nous invite à apporter un changement simple, mais significatif, à l’un des aspects les plus importants de notre travail de sénateurs : nos comités. En appliquant systématiquement une perspective technologique à notre examen des mesures législatives et à nos études en comité, nous pourrons élargir nos compétences afin de légiférer, de faire enquête et de donner des conseils de manière efficace sur cette force omniprésente et perturbatrice.
Les enjeux sont considérables. Si nous ne comprenons pas bien la dynamique de la technologie dans nos politiques publiques, nous risquons de créer des lois dépassées et inefficaces, de passer à côté de diverses occasions d’innovation et de croissance économique et de laisser subsister des lacunes en matière d’éthique, de confidentialité, d’équité et de confiance du public. Le choix qui s’offre à nous est donc simple : réagir aux répercussions de la technologie ou commencer à les déterminer. J’espère que nous choisirons la seconde option.
Merci, chers collègues.