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Affaires sociales, sciences et technologie

Motion tendant à autoriser le comité à étudier l'avenir des travailleurs--Suite du débat

8 décembre 2020


L’honorable Ratna Omidvar [ - ]

Honorables sénateurs, permettez-moi de revenir sur mes commentaires interrompus concernant la motion de la sénatrice Lankin sur l’avenir du travail. Au cours de la courte période précédant la pause, j’ai parlé de notre capacité particulière et de notre responsabilité de nous tourner vers l’avenir lorsque nous étudions des questions de fond essentielles à notre avenir en tant que société. Je rappelle aux honorables sénateurs que nous sommes la Chambre de second examen objectif et non, comme nous l’avons vu au cours de la dernière heure de débat, un second lieu de réflexion politique.

Nous allons nous tourner vers l’avenir, mais avant cela, je veux revenir sur le passé. L’histoire nous permet d’apprendre de nombreuses leçons précieuses, notamment sur le plan des perturbations. J’ai cherché une source d’inspiration dans le passé et je suis tombée sur l’invention de la locomotive à vapeur dans les années 1700 en Grande-Bretagne.

Cette invention n’était rien de moins qu’une révolution et a changé le contexte du travail et l’avenir des travailleurs à cette époque. Les gens ont commencé à être payés à l’heure au lieu de travailler du lever au coucher du soleil. Les usines qui fonctionnaient à la vapeur ne se trouvaient plus seulement à proximité de l’eau; elles pouvaient être n’importe où.

Cette invention a suscité le foisonnement des transports et des infrastructures, mais la révolution industrielle avait aussi un côté sombre, puisqu’il devenait plus facile que jamais de faire travailler les enfants. Les nouvelles usines et les nouvelles mines avaient grand besoin de travailleurs, et elles nécessitaient l’exécution de tâches simples dont les enfants pouvaient facilement s’acquitter. Ainsi, dès l’âge de 6 ans, des enfants devaient travailler 14 heures par jour, presque sans pause. Ils n’avaient pas le temps d’aller à l’école.

Mes descriptions n’ont toutefois rien de comparables à celles de Charles Dickens, qui a dépeint le travail des enfants de manière inoubliable dans David Copperfield et Oliver Twist. Hier comme aujourd’hui, les grandes innovations s’accompagnent de grands bouleversements. Elles procurent à certains richesse et réussite et à d’autres inégalités et pauvreté.

On peut comparer, selon moi, la révolution technologique actuelle à la révolution industrielle. La nature du travail a changé. Premièrement, les gens ne conservent plus le même emploi, ni la même carrière, jusqu’à la retraite. Deuxièmement, les industries qui ont longtemps été des piliers de l’économie et produit d’excellents résultats, comme l’industrie manufacturière, ont été victimes de la mondialisation ou transformées par la technologie. Elles sont de plus en plus automatisées et exigent moins de main-d’œuvre. Troisièmement, on voit apparaître des emplois tout à fait inédits et sans précédent, comme ceux de gestionnaire de contenu ou d’influenceur sur les réseaux sociaux.

Tout comme l’invention de la locomotive à vapeur a entraîné une hausse du travail des enfants, les perturbations causées aujourd’hui par la technologie numérique ont donné lieu à des conditions de travail précaires. C’est le côté sombre de l’économie numérique, car dans ce milieu de travail, les avantages sont rares, voire inexistants, les congés de maladie sont inhabituels, il n’y a pas de jours fériés payés et la sécurité d’emploi est impensable.

L’explosion de l’univers numérique et des nouveaux outils numériques a mené à ce que nous appelons communément aujourd’hui l’économie à la demande, et c’est maintenant devenu une tendance dominante dans notre société. Les travailleurs trouvent facilement du travail en utilisant des applications comme Uber et Lyft, et selon Statistique Canada, ce type de travail, qui a connu une croissance de 70 % de 2006 à 2016, est effectué par 1,7 million de travailleurs.

C’était en 2016, il y a quatre ans. Depuis ce temps, l’univers numérique a connu une croissance tellement importante que les chiffres sont probablement beaucoup plus élevés aujourd’hui, et ils iront en augmentant.

L’étude a révélé que l’économie à la demande n’est pas une source de revenus lucrative. En moyenne, elle permet aux gens de gagner seulement 4 000 $. Ce n’est certainement pas beaucoup d’argent pour quelqu’un qui doit se loger, se nourrir et se vêtir. C’est peut-être suffisant comme argent de poche ou comme source de revenus secondaire, notamment pour un étudiant, mais vous conviendrez certainement que personne ne peut vivre avec une telle somme.

Les Canadiens semblent être du même avis. Selon un sondage mené par Angus Reid, deux Canadiens sur trois se disent préoccupés par l’absence d’avantages sociaux, et la majorité d’entre eux voient d’un mauvais œil le fait que les travailleurs temporaires et contractuels ne sont protégés par aucun cadre réglementaire.

Je crois aussi qu’en étant désormais paritaire, le Sénat risque de s’intéresser à la place des femmes dans l’économie à la demande, car elles y sont plus présentes que les hommes. Cela dit, comme dans bon nombre d’autres secteurs d’activité, il semble y avoir là aussi un écart salarial entre les travailleurs des deux sexes. Les femmes travaillent à un taux horaire inférieur de 37 % à celui des hommes, même en tenant compte de variables comme les heures travaillées, les études exigées, la catégorie d’emploi et le niveau de rétroaction. Ces données sont tirées d’une étude réalisée par l’Institute for Gender and the Economy, qui confirme que les vieux préjugés contre les femmes sont encore présents dans les secteurs d’activité modernes.

J’ajouterais que c’est dans le secteur des arts, du divertissement et des loisirs qu’on trouve le plus de travailleurs à la petite semaine, car ces secteurs comptent traditionnellement beaucoup de femmes.

Les immigrants récents représentent un autre segment de la population très présent dans l’économie à la demande. Un tiers des travailleurs masculins du secteur étaient des immigrants récents, ce qui ne me surprend pas. Nous ne sommes toujours pas parvenus à régler les questions du chômage et du sous-emploi chez les immigrants récents même si je veux saluer les efforts de tous les ordres de gouvernement. L’Université Ryerson, dans le cadre d’un projet de recherche dirigé par Laura Lam, souligne la montagne d’obstacles qui empêchent les immigrants de travailler dans leur domaine, puis compare cette situation ardue avec la facilité de trouver d’autres emplois par l’entremise des plateformes numériques. Ainsi, de plus en plus d’immigrants se tournent vers l’économie à la demande.

La recherche conclut que le travail à la demande est devenu une forme de rite de passage pour les immigrants. Les ateliers clandestins d’autrefois ont été remplacés par les plateformes à la demande d’aujourd’hui. Le tout est vendu comme une « économie du partage » au nom de « l’innovation ».

J’espère toutefois que nous serons en mesure de résoudre ce problème des plus pervers à l’aide des technologies. Si les plateformes numériques peuvent établir un lien entre les conducteurs automobiles et les passagers, il doit y avoir une façon de faciliter l’accès à la reconnaissance des titres de compétences pour les immigrants, avec des moyens que nous ne sommes peut-être pas capables d’imaginer aujourd’hui.

La technologie peut ouvrir des portes. Déjà, des plateformes numériques permettent d’empêcher les partis-pris des interviewers fondés sur la consonance des noms des candidats. Vous en avez peut-être entendu parler, certains interviewers font une présélection des curriculum vitæ fondée uniquement sur l’origine des noms qui y figurent. Ils rejettent les noms qui ne leur sont pas familiers, possiblement sans même réaliser les préjugés dont ils font preuve.

La technologie apporte une solution à ce problème. Elle pourrait nous permettre d’en faire encore plus, par exemple de donner l’occasion aux ingénieurs de se trouver un travail d’ingénieur et aux enseignants de se trouver un travail d’enseignant plutôt que de finir chauffeurs d’Uber.

Je n’ai rien contre la technologie et je ne suis pas entièrement fermée à l’idée d’une certaine économie à la demande. Je crois qu’elle comporte des avantages et des inconvénients. Malgré les défis qu’elle pose, elle offre aux travailleurs la flexibilité de choisir leur horaire de travail. Elle permet de gagner rapidement de l’argent aux personnes qui viennent de perdre leur emploi ou à celles qui n’arrivent pas à se trouver du travail. Elle permet à beaucoup de gens de gagner un peu plus d’argent, comme les étudiants et les retraités. En outre, elle permet de trouver plus facilement un équilibre entre le travail et la famille.

Cette étude doit donc trouver des façons de tirer profit des avantages et d’atténuer les inconvénients afin de rendre ce nouveau monde plus acceptable pour tous. Il est urgent de repenser les prestations d’assurance-emploi, les congés de maladie payés, les droits des travailleurs et les conditions de travail. À mesure que le nombre de travailleurs qui se joignent à l’économie à la demande augmente, déterminer s’ils sont des employés ou des sous-traitants devient de plus en plus urgent.

J’aimerais également parler du langage employé dans la motion au sujet des travailleurs étrangers temporaires. Les travailleurs étrangers temporaires ne sont pas tous des travailleurs qui vivent de petits boulots. Néanmoins, ils jouissent de droits restreints en milieu de travail, tout comme les travailleurs qui vivent de petits boulots. En raison des bas salaires, des droits restreints et de leur statut temporaire, leur situation est doublement, voire triplement, précaire.

La hausse du nombre de travailleurs étrangers temporaires a entraîné une hausse des cas de mauvais traitements, en particulier lorsqu’un travailleur est lié à un employeur particulier et non à un secteur, ce qui fait en sorte qu’il est difficile, voire impossible, pour lui de remédier à la situation. Dans le cadre du débat sur la crise, nous avons beaucoup parlé des mauvais traitements, des logements et des conditions de travail dans de nombreuses exploitations agricoles au Canada, mais j’estime que l’absence de débouchés et de garanties, les bas salaires et le statut temporaire des travailleurs créent les pires des conditions. L’étude devrait s’intéresser particulièrement au statut temporaire des travailleurs, à son incidence sur le marché du travail ainsi qu’aux travailleurs eux-mêmes.

À titre d’exemple, permettez-moi de souligner que les travailleurs étrangers temporaires qui sont liés à un seul employeur, quel qu’il soit, sont tenus de cotiser à l’assurance-emploi, mais ils peuvent rarement présenter une demande de prestations d’assurance-emploi et s’attendre à ce qu’elle soit acceptée. Je pense que cette pratique devrait heurter notre sens de l’équité.

Enfin, j’aimerais parler de la manière dont l’étude devrait être menée, selon moi. Comme je siège depuis longtemps au Comité des affaires sociales, je suis consciente qu’il s’agit d’un comité très occupé et auquel on a tendance à renvoyer de nombreux projets de loi d’initiative ministérielle et d’initiative ministérielle. Comme solution, je propose que le comité principal forme un sous-comité chargé d’étudier la question, car elle est importante et doit être étudiée en profondeur. Il serait logique de former un sous-comité à cette fin.

En fait, il serait raisonnable d’envisager un mandat permanent pour un tel sous-comité, puisque le domaine dont est chargé le comité est immense. Après tout, le comité ne se penche pas seulement sur les affaires sociales, mais aussi sur la science et la technologie. Si nous étions en mesure — ce n’est pas mon cas — d’agiter une baguette magique et de repenser les comités, ce comité devrait, théoriquement, être scindé au moins en deux ou trois comités. Mais je serais satisfaite que le changement s’opère progressivement. La création d’un sous-comité constituerait un pas important.

Il existe un précédent à cette idée. Lorsque le Comité des affaires sociales a rédigé un important rapport sur la pauvreté, le logement et l’itinérance, un sous-comité dirigé par le sénateur Keon a mené une étude sur la santé de la population. Les études ont été bien reçues par le gouvernement et ont suscité des modifications à des lois et des règlements.

En conclusion, je crois qu’il est important d’étudier les perturbations, tant bénéfiques que néfastes, causées par l’économie à la demande; d’examiner des modifications aux lois et aux règlements qui protégeraient les travailleurs, l’économie et les employeurs; de nous pencher sur les groupes démographiques qui sont particulièrement concernés, comme les femmes, les immigrants et les travailleurs temporaires; d’avoir l’audace d’imaginer de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes et à de vieux problèmes. Honorables sénateurs, j’exhorte le Sénat à entreprendre ce travail. Merci.

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer la motion de la sénatrice Lankin qui tend à autoriser une étude sur l’avenir des travailleurs canadiens, une étude dont nous avons grandement besoin alors que nous constatons l’essor de l’économie à la demande au Canada. Bien sûr, ce n’est pas un phénomène nouveau, comme l’a dit la sénatrice Omidvar. C’est une tendance que nous voyons évoluer depuis quelques années déjà.

Entre 2005 et 2016, la proportion des travailleurs canadiens qui travaillaient dans l’économie à la demande est passée de 5,5 % à 8,2 %. On ne peut que s’attendre à ce que cette proportion augmente, puisqu’on demande aux Canadiens partout au pays de rester à l’intérieur et d’éviter les foules, lorsque c’est possible. Cette situation se traduit par un recours accru aux services de livraison à domicile, aux applications de livraison de nourriture, aux services de livraison de colis et aux services de transport individuel à la demande. Au cours des dernières semaines, le Comité permanent des finances nationales a entendu des histoires vécues à propos de ce phénomène. De plus, tout comme la demande pour ces services a augmenté, le nombre de Canadiens qui cherchent du travail a aussi monté en flèche. Selon un article récent dans Options politiques paru en août de cette année, le taux de chômage pour la cohorte principale des travailleurs de 25 à 54 ans est passé de 5,5 % à 8,9 % en une année. D’ailleurs, il a été démontré que de longues périodes de chômage se traduisent par une transition vers l’économie à la demande.

Nous avons tendance à voir ces emplois comme des emplois secondaires temporaires qui servent de sources de revenu d’appoint. Par ailleurs, nous les associons généralement à de jeunes personnes qui saisissent toutes les occasions pour essayer de gagner quelques dollars supplémentaires. Or, la réalité est tout autre. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai eu la chance de m’entretenir avec des travailleurs à la demande de la région de Waterloo dont les groupes d’âge s’étendaient sur une cinquantaine d’années. Ils ne se considèrent pas comme des travailleurs à la demande, mais simplement comme des travailleurs, car c’est leur travail. Ces gens-là n’étaient pas des étudiants qui voulaient gagner plus d’argent dans leurs temps libres, mais plutôt des mères et des pères qui essayaient de joindre les deux bouts. Ils ont parlé de pauvreté, d’un vif désir d’atteindre une plus grande stabilité financière et de l’espoir qui s’amenuise, tout comme leur réseau de soutien. Ils cherchent seulement la stabilité financière, mais ils craignent de devenir rapidement invisibles dès qu’on commencera à discuter de la reprise économique.

Comme l’a fait observer la sénatrice Lankin, ces emplois ne sont assortis d’aucun avantage social ni d’aucune sécurité d’emploi, et la pandémie ne fait qu’empirer la situation. Même s’ils tombent malades, ces travailleurs n’ont accès à aucun congé de maladie et sont forcés de choisir entre poser un risque pour la santé publique ou renoncer au chèque de paie qui sert à régler leurs factures, aussi maigre soit-il. Comme il a été mentionné plus tôt, selon Statistique Canada, en 2017, un emploi dans l’économie à la demande représentait un revenu annuel d’environ 4 300 $. Répétez ce montant à quelques reprises et réfléchissez-y bien. De plus, les travailleurs qui se situent dans les 40 centiles inférieurs de l’échelle des revenus annuels sont environ deux fois plus susceptibles de faire du travail à la demande que les autres travailleurs.

Je crains également que, à mesure que de plus en plus de Canadiens font la transition vers l’économie à la demande, ces services continuent de chasser les emplois syndiqués traditionnels qui sont plus viables à long terme. Il suffit de prendre l’exemple d’Ottawa. La ville a légalisé les applications de covoiturage telles qu’Uber et Lyft en 2016 seulement. Depuis, près de 600 chauffeurs de taxi auraient quitté leur emploi parce que leur revenu quotidien a chuté d’au moins 40 %. Pour faire concurrence à ces nouveaux services de covoiturage, de nombreuses villes envisagent de déréglementer leur propre industrie; un nivellement par le bas qui laisse assurément les travailleurs d’une industrie encore plus vulnérables qu’avant.

Honorables sénateurs, je sais qu’on pourrait avoir l’impression que je suis ici pour condamner les entreprises qui ont perturbé certaines industries, mais ce n’est pas du tout le cas. Toute économie a besoin de solutions innovatrices, et le succès que connaissent ces services est bien la preuve qu’ils sont en forte demande. Cela dit, tant que ces entreprises exerceront leurs activités dans un système qui les autorise à verser une somme dérisoire à leurs travailleurs, tout en les privant des avantages qui sont devenus essentiels pour de nombreux Canadiens, elles continueront de le faire. Nous ne pouvons pas laisser les travailleurs porter tout le fardeau de la défense de leurs droits.

En février, les travailleurs canadiens de l’entreprise Foodora ont obtenu le droit de se syndiquer, mais cette dernière a annoncé quelques mois plus tard qu’elle mettait fin à toutes ses activités au Canada. Elle a dit que c’était à cause de la pandémie, mais le choix du moment est quelque peu suspect.

Honorables sénateurs, c’est là que nous pouvons entrer en jeu. Ce n’est pas un dossier où il possible de changer rapidement les choses et de légiférer pour rétablir un équilibre favorable aux travailleurs canadiens. Nous devons faire tout notre possible pour trouver un moyen de faire prospérer à la fois les entreprises innovatrices, le Canada et les travailleurs canadiens. Je crois comprendre que cette question est dans la mire du Comité des affaires sociales depuis un bon moment, et il est de plus en plus urgent d’effectuer une étude de la sorte. Les conséquences dévastatrices de la crise actuelle se feront sentir pendant de nombreuses années et seront difficiles à prédire. Certains peuvent être gagnants tandis que d’autres sont perdants, mais nous ne devons pas être pris au dépourvu quand cela arrive. Il est on ne peut plus clair que l’économie à la demande avait le vent dans les voiles au début de la pandémie et qu’elle pourrait bien en ressortir plutôt gagnante que perdante.

Si nous voulons faire preuve de prévoyance, il est essentiel que nous commencions à examiner de près comment les Canadiens peuvent tirer un maximum d’avantages de l’économie à la demande.

Je ne peux imaginer une meilleure place pour commencer une telle réflexion qu’au très respecté Comité sénatorial permanent des affaires sociales, de la science et des technologies. Voilà pourquoi j’appuie la motion.

Merci. Meegwetch.

L’honorable Nancy J. Hartling [ - ]

Honorables sénateurs, je prends la parole depuis le territoire traditionnel non cédé des Mi’kmaqs.

Tout d’abord, je tiens à remercier la sénatrice Lankin d’avoir été une chef de file au Sénat, à bien des égards. Ses années d’expérience non seulement dans le domaine législatif, mais aussi dans le mouvement syndical et dans le secteur caritatif lui ont permis d’acquérir une bonne compréhension des enjeux et un vaste savoir.

Certains ignorent peut-être que les nouveaux sénateurs dont je fais partie sont arrivés au Sénat en 2016, la sénatrice Lankin a joué un rôle de premier plan pour nous aider à apprendre nos nouvelles responsabilités. Elle nous a invités à partager des repas et à discuter de divers sujets et diverses idées. La sénatrice Lankin avait toujours le temps de nous guider et de nous expliquer comment les choses fonctionnent. Elle était comme une marraine qui partageait sa sagesse, ce dont je lui suis très reconnaissante.

Ainsi, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer cette excellente motion sur l’avenir des travailleurs en ce qui a trait aux emplois précaires, à l’adoption des plateformes numériques pour le travail et à l’économie à la demande.

Merci, sénatrice Lankin, de proposer cette motion demandant au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie d’examiner de plus près ce sujet important et opportun. C’est certainement le bon moment pour s’en occuper, puisque plusieurs discutent actuellement des failles observées dans notre économie et nos lieux de travail. C’est d’autant plus important de se pencher maintenant sur ce dossier en raison de la pandémie. En effet, les répercussions économiques de la COVID-19 n’ont pas été ressenties également dans l’ensemble de la société canadienne. Beaucoup de personnes ne s’en remettront financièrement qu’après des années, alors que d’autres en ont profité et prospèrent. Le temps se prête maintenant à l’évaluation de l’avenir de notre marché du travail pour le rebâtir en mieux, tout en tenant compte du bien-être des Canadiens.

L’expression « économie à la demande » nous ramène à une ancienne époque, où les gens décrochaient un petit boulot — habituellement une prestation musicale dans un bar ou lors d’un événement dans une salle communautaire. Ils étaient payés en argent et peut-être avec quelques bières aussi, mais ils n’avaient droit à aucun autre avantage ni aucune autre rémunération.

Il y a un lien direct avec les « petits boulots » d’aujourd’hui — ou « économie à la demande » —, qui forment un marché de l’emploi caractérisé par la prévalence de contrats à court terme ou de travail à la pige au lieu d’emplois permanents.

La définition du terme s’est considérablement élargie et elle englobe désormais de nombreux travailleurs qualifiés ainsi que plusieurs applications et sites Web, où on peut demander un petit boulot, comme chauffeur pour Uber, Lyft ou Amazon livraison, comptable-conseil ou autre expert financier pour SpareHire, et divers emplois à la pige, comme infographiste, concepteur Web, rédacteur et spécialiste du marketing pour Fiverr. Ceux qui mettent leur propriété à louer sur des sites comme Airbnb sont aussi considérés comme faisant partie de l’économie à la demande.

Comme vous pouvez le constater, il y a divers types d’emplois et différentes façons de participer à cette économie. Certaines personnes gagnent leur vie en participant à de nombreux secteurs de l’économie à la demande, par choix ou par obligation. Par exemple, quelqu’un peut être chauffeur la nuit et concepteur Web le jour tout en louant son logement sur Airbnb pour obtenir un revenu supplémentaire. Plus vous avez de compétences et de ressources, plus vous pouvez avoir de petits boulots. Le plus gros inconvénient, c’est que ces boulots n’offrent pas de stabilité d’emploi, de congés de maladie payés ou d’avantages sociaux.

Dans ma famille, je connais bien l’économie à la demande. Dans les années 1950, ma grand-mère exploitait une maison de chambres pour touristes, un gîte touristique, elle accueillait des pensionnaires et elle gérait un magasin de campagne. En définitive, elle avait un gagne-pain et travaillait fort, mais elle n’avait pas d’avantages sociaux ni de pension. Elle était une ardente partisane des jeunes femmes qui allaient à l’université et elle m’a encouragée fortement à faire des études pour avoir de meilleurs débouchés.

Ma grand-mère, une personne âgée, avait un revenu très limité. Elle vivait avec sa fille, qui lui donnait un soutien financier. C’est ce que j’appelais avoir un « revenu à la pièce ». En mettant à profit les compétences qu’elle avait, elle pouvait recueillir un peu d’argent ici et là et ainsi générer un certain revenu.

Ma grand-mère m’a beaucoup appris, et j’ai moi aussi dû me faire un revenu à la pièce. Tôt dans ma carrière, je travaillais dans un organisme sans but lucratif tout en étant inscrite à deux programmes universitaires. Mon salaire était modeste et j’avais très peu d’avantages sociaux, mais j’aimais mon travail. Puisque j’élevais mes enfants seule, j’avais besoin de rapporter un peu plus d’argent pour subvenir à nos besoins. Je me trouvais des petits boulots pour arrondir mes fins de mois. J’avais un immeuble à revenu, je louais une partie de ma maison, je travaillais à contrat pour l’université, et j’en passe. Je pouvais ainsi assez bien gagner ma vie, quoique sans bénéficier d’avantages sociaux ni cotiser à un régime de pensions.

Si je raconte ces expériences personnelles, c’est pour souligner l’importance de comprendre que beaucoup de Canadiens vivent dans l’économie à la demande, ou plutôt, y survivent. Ils réussissent à joindre les deux bouts, mais ils n’ont aucune sécurité à long terme. Selon une récente étude de Statistique Canada, la proportion de Canadiens qui travaillent dans l’économie à la demande est à la hausse — une tendance inquiétante.

Depuis le début de la pandémie, beaucoup de gens ont du mal à trouver un gagne-pain. Ceux qui travaillaient dans un secteur offrant des emplois précaires n’étaient peut-être pas admissibles aux programmes comme la Prestation canadienne d’urgence offerte par le gouvernement fédéral. On sait déjà que les femmes, les immigrants et les Autochtones sont particulièrement touchés par la situation actuelle.

Pour toutes ces raisons, je suis tout à fait d’accord pour que le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie mène une étude approfondie afin d’explorer davantage ce sujet et de faire des recommandations sur des enjeux comme la paie adéquate, les conditions de travail et les droits des employés, autant d’éléments menacés dans l’économie à la demande. Les entreprises de ce secteur peuvent exploiter les travailleurs pour obtenir un avantage concurrentiel. Par conséquent, beaucoup de travailleurs gagnent moins que le salaire horaire minimum et n’ont aucune sécurité financière.

Beaucoup de facettes pourraient être explorées. Il sera important d’inclure les personnes marginalisées, particulièrement les Noirs, les Autochtones, les personnes racisées et les femmes. J’ai hâte de lire un rapport sur l’avenir des travailleurs de l’économie à la demande, car je crois qu’il nous éclairera et nous aidera à préparer l’avenir. Merci.

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