Projet de loi sur le commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada
Deuxième lecture--Suite du débat
3 décembre 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-210, qui prévoit la constitution du Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse. J’appuie pleinement l’objet du projet de loi et je félicite la sénatrice Moodie de son dévouement. Toutefois, je ne suis pas convaincu que le projet de loi dont nous sommes saisis est la meilleure solution.
Franchement, je suis déçu par le manque de respect envers les Autochtones qu’on observe dans l’ensemble du projet de loi, ainsi que par le fait qu’ils n’ont pas véritablement été consultés ou donné leur avis. Je suis certain que cela n’a pas été fait de mauvaise foi, mais que cela découle plutôt d’une connaissance et d’une compréhension limitées des relations avec les peuples autochtones. Je sais aussi que le bureau d’une sénatrice ne possède pas les capacités et les ressources nécessaires pour assurer la coordination avec beaucoup d’organisations, de communautés et de gouvernements autochtones. Cependant, cela ne justifie aucunement la décision de ne pas tenir compte des droits, des intérêts et de la situation uniques des Autochtones durant l’élaboration, puis la mise en œuvre du projet de loi.
Honorables sénateurs, pour favoriser la réconciliation, les législateurs de tous les ordres de gouvernement doivent s’engager à abandonner l’unilatéralisme des siècles passés. Pour ce faire, nous devons tous approfondir notre compréhension et notre respect des Autochtones, de même que nous associer et collaborer avec eux même quand c’est difficile ou que cela nous rend mal à l’aise.
Avant d’aborder le fond du projet de loi S-210, j’aimerais commenter la situation des enfants et des jeunes autochtones qui sont de loin le groupe le plus marginalisé et désavantagé au Canada. Selon un rapport récent sur la pauvreté des enfants, qui s’appuie sur les données des recensements de 2006 à 2016, une proportion effarante — 47 % — des enfants inscrits des Premières Nations vivent dans la pauvreté, soit un taux deux fois et demie plus élevé que la moyenne nationale. Le pourcentage grimpe jusqu’à 53 % pour ceux qui vivent dans des réserves. En Saskatchewan et au Manitoba, on parle de 65 %. Le rapport indique également que 32 % des enfants non inscrits des Premières Nations vivent dans la pauvreté. C’est le cas de 25 % des enfants inuits et 22 % des enfants métis. Aucun de ces chiffres n’est dû au hasard.
Pendant des siècles, la Couronne a cherché à assimiler, à écraser et à effacer tous les aspects de l’existence des peuples autochtones, y compris notre identité, notre langue, notre culture et notre souveraineté. Les legs de ce système contribuent à un traumatisme intergénérationnel complexe et persistant. Nous sommes passés de l’autosuffisance économique à la dépendance. La situation est aggravée par les logements inadéquats et insuffisants, l’eau non potable, les services de base inférieurs et d’autres conditions qui découlent d’un sous-financement chronique. Il y a aussi la violence, le racisme et la discrimination systémique.
La vérité, c’est que même nos enfants et nos jeunes les plus résilients souffrent. Un profond sentiment d’impuissance et même de désespoir persiste, ce qui contribue sans aucun doute à l’épidémie de suicides qui affecte un grand nombre de nos communautés aujourd’hui.
Honorables collègues, les enfants et les jeunes des communautés autochtones du pays sont souvent perçus et traités comme s’ils comptaient moins et méritaient moins que d’autres. C’est évidemment faux. Par ailleurs, comme il s’agit du groupe de la population le plus jeune et connaissant la plus forte croissance, nous ne pouvons tout simplement pas continuer de ne pas tenir compte de ces gens et de ne pas les placer au cœur de nos priorités.
Les enfants et les jeunes des communautés autochtones veulent être heureux, en santé et outillés pour rebâtir et revitaliser leurs communautés ainsi que pour reprendre leur vie et leurs communautés en main. Les parents, les communautés et les organismes veulent les aider à réaliser leur vision. Cependant, les progrès sont trop souvent freinés par le gouvernement fédéral et par d’autres intervenants en position d’autorité, en raison du désintérêt, de l’inattention ou des mesures unilatérales qui se cachent derrière de bonnes intentions. Pour amorcer une réconciliation véritable et durable, nous devons commencer à écouter et à agir. Nous devons reconnaître les droits des peuples autochtones et tenir compte de leurs points de vue, de leurs intérêts et de leurs besoins particuliers dans notre processus décisionnel. Il faut établir un dialogue véritable et éclairé et amorcer une collaboration avec les Autochtones en les considérant non pas comme des subordonnés, mais des égaux.
Honorables sénateurs, j’aimerais maintenant parler du projet de loi S-21 proprement dit. Cindy Blackstock, militante indéfectible pour les droits des enfants autochtones, a préparé un excellent document d’information que nous devrions analyser attentivement. Parmi les lacunes qu’elle a cernées dans le projet de loi S-210, soulignons qu’il ne reconnaît pas suffisamment les obligations particulières du Canada à l’égard des enfants, des jeunes, des gouvernements et des communautés des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Cela m’a paru évident lorsque que j’ai lu le préambule du projet de loi, qui dit ceci :
[Q]ue les enfants et les jeunes qui relèvent de la compétence fédérale — tels que les enfants et les jeunes inuits, métis et des premières nations — ne peuvent pas se prévaloir des régimes provinciaux et territoriaux de protection des droits de la personne [...]
Cette déclaration est inexacte. Étant donné que le sénateur Patterson en a parlé dans son discours, je n’ajouterai rien d’autre.
Une autre lacune du projet de loi qui a été identifiée par la Dre Blackstock est le mépris des pratiques de longue date des communautés et des familles des Premières Nations, des Métis et des Inuits visant à sauvegarder les droits et les intérêts de leurs enfants au moyen de leurs lois et de leurs pratiques. Ce qui est encore plus troublant, c’est que le projet de loi laisse entendre que la pratique consistant à séparer les enfants et les jeunes autochtones de leur famille et de leur culture est un phénomène du passé plutôt qu’une pratique qui se poursuit, ce qui est totalement faux. Il y a plus d’enfants et de jeunes autochtones pris en charge aujourd’hui qu’il n’y en avait dans les pensionnats au plus fort de leur utilisation, ce qui contribue à ce qui est maintenant connu sous le nom de « rafle du millénaire ».
Chers collègues, l’appel à la création d’un poste de commissaire unique secondé par un commissaire adjoint pour les enfants et les jeunes autochtones est une autre lacune grave du projet de loi. Cette approche verticale viole l’un des droits les plus fondamentaux des peuples autochtones, le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire notre droit de contrôler, sans pression ni ingérence, les questions qui nous touchent directement, notamment celles qui concernent nos enfants et nos jeunes, et d’établir avec la société dominante et l’État une relation fondée sur la participation et le consentement. Le poste de commissaire unique proposé par le projet de loi renforce un paternalisme qui traite les peuples autochtones comme des pupilles de l’État qui ont besoin d’être contrôlés et dirigés, et il encourage ceux qui sont en position d’autorité à prendre, sans nous consulter, des décisions qui nous concernent et qui peuvent parfois avoir des conséquences dévastatrices.
On en trouve un exemple clair dans l’application du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui est fondé sur des valeurs occidentales et eurocentriques et qui a été utilisé pour justifier le fait d’arracher beaucoup trop d’enfants et de jeunes Autochtones à leur famille et à leur communauté. Ce n’est que récemment que l’on a reconnu l’importance de préserver la culture et d’assurer une égalité réelle dans la fourniture de services. L’adoption du projet de loi C-92, qui visait à rétablir la compétence des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille, a constitué une avancée cruciale. Contrairement au projet de loi C-92, le projet de loi S-210 constitue un pas en arrière.
Pour respecter le droit à l’autodétermination, d’autres personnes et moi avons conclu que le commissaire national à l’enfance et à la jeunesse doit avoir comme pendant un commissaire se consacrant à l’enfance et à la jeunesse autochtones. D’ailleurs, l’Assemblée des Premières Nations a adopté des résolutions à l’appui de la création d’organismes de surveillance indépendants pour protéger les besoins, les droits et les points de vue uniques des enfants et des jeunes autochtones. Seul un commissaire se consacrant à l’enfance et à la jeunesse autochtone correspondrait à cette vision.
Nous devrions aussi nous inspirer de l’Australie, où l’on a créé un poste de commissaire national de l’enfance en 2012. L’an dernier, une déclaration de principe éclairée, signée par plus de 70 organismes et sept commissaires à l’enfance ou défenseurs de l’enfance du pays, a réclamé de toute urgence la création d’un poste de commissaire aux enfants et aux jeunes autochtones, sur un pied d’égalité avec le commissaire national à l’enfance. La déclaration souligne que ce serait conforme au droit à l’autodétermination. Elle affirme aussi que ce poste devrait être occupé par une personne qui possède les qualifications, les connaissances et l’expérience nécessaires et surtout, qui est Autochtone, qui possède une compréhension de la culture et qui entretient les relations culturelles nécessaires pour être en mesure de comprendre et de promouvoir les intérêts supérieurs des enfants et des adolescents autochtones. Je suis tout à fait d’accord. Nous avons besoin de plus de solutions mises en œuvre par les Autochtones. C’est l’exclusion des peuples autochtones des décisions qui les concernent qui a mené aux problèmes d’aujourd’hui.
Les professeurs Hadley Friedland et Naiomi Metallic, qui sont aussi défenseures des droits des enfants autochtones, ont porté à mon attention d’autres lacunes dans le projet de loi, la plus importante étant peut-être la suivante :
Les enfants autochtones sont les seuls à relever directement de la compétence fédérale (compétence conférée par le paragraphe 91(24) concernant divers services essentiels fournis aux familles autochtones, particulièrement celles qui vivent dans les réserves), mais ce projet de loi semble les reléguer à un rôle secondaire, puisqu’ils n’en sont pas le point central. Cela n’a aucun sens, puisque les enfants autochtones sont les seuls à relever directement de la compétence du Canada.
Les professeures ont mentionné que le projet de loi ne fait pas référence aux lois pertinentes, comme la Loi sur le ministère des Services aux Autochtones, qui confirme que le ministre des Services aux Autochtones a la responsabilité de fournir des services aux peuples autochtones, y compris aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves. Il ne mentionne pas non plus la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, l’ancien projet de loi C-92, qui porte seulement sur les enfants autochtones, détermine les normes minimales dont les juges doivent tenir compte pendant les audiences sur le bien-être des enfants, et prévoit que le gouvernement fédéral doit négocier avec les gouvernements autochtones le financement et les services liés à l’exercice de l’autonomie gouvernementale autochtone en matière de services à l’enfance et à la famille.
Les professeures m’ont aussi signalé que le projet de loi ne mentionne pas les recours, c’est-à-dire ce qu’une personne ou un tribunal peut faire en cas de non-respect de la loi. Il s’agit d’une lacune importante dans le contexte des enfants et des jeunes autochtones, surtout quand on sait que, dans une décision rendue récemment par la Cour provinciale de l’Alberta, la juge déclare que le projet de loi C-92 ne lui donne pas le pouvoir ni l’autorité d’ordonner des mesures de réparation si le gouvernement ne se conforme pas aux exigences de la loi.
Chers collègues, l’absence de mécanismes exécutoires réduit considérablement la possibilité que ce projet de loi atteigne son but, c’est-à-dire d’assurer une reddition de comptes du gouvernement fédéral au sujet des droits des jeunes et des enfants, particulièrement des plus vulnérables d’entre eux.
Rappelons-nous par exemple qu’en 2016, le Tribunal canadien des droits de la personne a conclu qu’en sous-finançant consciemment et négligemment les services, y compris les services à l’enfance, le Canada s’était rendu coupable de discrimination à l’endroit des enfants vivant dans une réserve. Il a alors reçu l’ordre d’indemniser chacun des enfants concernés de même que certains parents et grands-parents. On attend toujours. Le pire, c’est que le gouvernement fédéral continue de sous-financer les services sociaux et sanitaires destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans une réserve. C’est regrettable, mais ce projet n’y changera strictement rien.
C’est très bien de pouvoir mener des enquêtes, de faire des constatations et de formuler des recommandations, mais de nombreux rapports, études et interpellations ont déjà attiré notre attention sur ces problèmes. Les peuples autochtones ont une bonne idée de ce qui doit être fait. Le problème, c’est le manque de volonté politique pour passer à l’action.
Pourquoi, dans ce cas, ce projet de loi compte-t-il sur le bon vouloir du gouvernement fédéral et des autres parties intéressées pour défendre les droits des enfants et des jeunes autochtones alors qu’il a été prouvé maintes et maintes fois que cela ne suffit pas?
Chers collègues, je rappelle que le Canada s’est souvent fait reprocher de ne pas avoir de mécanisme central permettant de recueillir et d’analyser des données désagrégées sur les enfants. Il est explicitement fait mention du contrôle et de l’évaluation des enquêtes sur la négligence et de la publication de rapports annuels sur le nombre d’enfants autochtones qui sont pris en charge par l’État, sur les motifs de la prise en charge, sur les dépenses totales engagées pour les besoins des services offerts par les organismes de protection de l’enfance et sur l’efficacité des diverses interventions. Rien de tout ça ne se retrouve dans le projet de loi S-210.
Même si le projet de loi était modifié pour combler cette lacune, les droits des peuples autochtones d’être propriétaires des renseignements qui les concernent, de les contrôler, de les posséder et d’y avoir accès doivent être respectés parce qu’ils sont étroitement liés à l’autodétermination ainsi qu’à la préservation et au développement de leur culture.
Pour conclure, honorables sénateurs, je tiens à préciser que je ne suis absolument pas opposé à la protection et à la promotion des droits des enfants et des jeunes. Il serait absurde que quiconque l’insinue. Je pense tout simplement que le projet de loi S-210 n’est pas la réponse, du moins pour les enfants et les jeunes autochtones. Ce que je sais, c’est que le projet de loi ne fait que mentionner en passant les groupes autochtones. Il est empreint d’attitudes colonialistes et paternalistes, et il manque de substance parce qu’il accorde peu d’importance aux besoins, aux droits et aux points de vue propres aux enfants et aux jeunes autochtones ainsi qu’à leurs parents, à leur communauté et à leur gouvernement.
Les peuples autochtones doivent participer au processus décisionnel du début à la fin en tant que partenaires égaux. On doit nous offrir une occasion réelle de collaborer à l’élaboration des projets de loi sur des questions qui nous touchent. Si une telle approche avait été adoptée pour le projet de loi S-210, il n’aurait pas tant de lacunes. Comme ce n’est pas le cas, nous allons devoir étudier un grand nombre d’amendements dans l’espoir de sauver un projet de loi boiteux. Cette situation m’amène à poser la question suivante : sommes-nous vraiment prêts à imposer unilatéralement un autre projet de loi aux peuples autochtones sans prévoir suffisamment de temps pour leur permettre de participer pleinement ou sans étudier les répercussions sur leurs droits? Je ne me sens pas à l’aise de procéder de cette façon. Je préférerais nettement prendre le temps nécessaire pour élaborer une mesure législative qui est respectueuse et adaptée aux particularités culturelles. Merci. Wela’lioq.