
La Loi sur les compétences linguistiques
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
1 mars 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-220. Je veux d’abord reconnaître que je prends la parole sur le territoire traditionnel et non cédé du peuple algonquin anishinaabe.
Je veux également remercier la sénatrice McCallum du discours percutant qu’elle a livré jeudi dernier.
Je suis un fier L’nu. Je suis la preuve vivante de la résistance et de la résilience de mon peuple, qu’on appelle également le peuple mi’kmaq. Nous sommes encore là malgré les actes colonialistes et génocidaires posés par le Canada, par ses institutions et par ses représentants. Nous continuons de nous battre pour reprendre le contrôle de nos vies et de notre destinée alors que nous poursuivons la guérison des traumatismes passés et actuels que nous vivons.
En tant que sénateur d’Epekwitk, qu’on appelle également l’Île‑du-Prince-Édouard, j’ai le privilège et la responsabilité de défendre les Premières Nations et tous les peuples autochtones et, dans le cas présent, de partager mon point de vue quant à l’importance de nous assurer, en particulier dans le contexte de la réconciliation, que toutes les langues autochtones soient considérées comme égales à l’anglais et au français et non inférieures.
Chers collègues, des générations d’Autochtones canadiens ont été privées d’occasions que d’autres tiennent pour acquises. Nous souffrons d’un manque d’accès à des services et des infrastructures de base à cause d’un sous-financement chronique. Nous sommes en moins bonne santé et nous avons une espérance de vie plus courte. Nous sommes davantage touchés par la pauvreté et l’itinérance. Nous avons des niveaux de scolarité et de réussite économique moins élevés. Enfin, nous sommes surreprésentés dans les systèmes de justice pénale et de protection de l’enfance. Les chances sont contre nous avant même notre naissance.
J’ai d’importantes réserves au sujet du projet de loi S-220. À mon avis, ce projet de loi est le reflet de la méconnaissance et de l’incompréhension des dures réalités auxquelles sont confrontés les Autochtones d’un bout à l’autre du Canada. De plus, il représente le maintien du statu quo qui a directement contribué à exclure, plutôt qu’à inclure, les Autochtones de toute participation à la vie publique.
La nomination de Mary Simon, la première Inuk et la première Autochtone à occuper le poste de gouverneure générale du Canada, est un événement historique et une source d’inspiration. Nous devrions tous célébrer cet événement comme étant une étape importante vers la reconnaissance de la pluralité linguistique du Canada. Plutôt que de remettre en question sa capacité d’occuper ce poste, nous devrions applaudir le fait que Mary Simon parle l’anglais et l’inuktitut et qu’elle s’est engagée à améliorer son français. En 2022, on ne devrait pas considérer que le français et l’anglais ont plus de valeur que les langues autochtones ou qu’ils leur sont supérieurs.
Comme Mary Simon, je suis un survivant des externats autochtones. Comme Mary Simon, on ne m’a pas donné la chance d’apprendre le français pendant mon enfance. Ceux d’entre nous qui ont fréquenté ces institutions gérées par le gouvernement fédéral — nous sommes près de 200 000 — ont reçu une éducation inférieure aux normes. On accordait davantage d’importance à la religion qu’aux matières scolaires. En conséquence, beaucoup d’entre nous ont été privés de compétences de base en littératie et en numératie.
Contrairement à Mary Simon, je ne maîtrise pas ma langue autochtone à cause des répercussions intergénérationnelles des externats et des pensionnats autochtones. Peu de gens de mon entourage peuvent parfaitement lire, écrire et parler le mi’kmaq. Ceux d’entre nous qui ont appris à maîtriser l’anglais ont eu de la difficulté pendant de nombreuses années.
Il y a 30 ans, le portrait de la réussite scolaire chez les jeunes Autochtones était plutôt sombre. La situation n’a pas suffisamment changé depuis. Le taux d’obtention de diplôme pour les personnes non autochtones est de 88 %; pour les Autochtones qui vivent dans une réserve, il peut être aussi bas que 36 %. Faut-il donc s’étonner que le taux d’obtention d’un baccalauréat des Autochtones soit le tiers de celui des non-Autochtones?
Très peu d’Autochtones peuvent mener la longue et distinguée carrière, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la fonction publique, qu’a connue Mary Simon. Très peu d’entre eux, sinon aucun, ont suivi son chemin. Le fait qu’elle ait été en mesure de conserver sa langue autochtone, l’inuktitut, à un moment où les langues autochtones étaient réprimées ou anéanties rend son parcours encore plus remarquable. Sa réussite remarquable n’est pas la règle, mais l’exception.
Je ne veux pas insinuer que ce n’est pas important d’apprendre le français ou l’anglais ou de devenir bilingue. Toutefois, les Autochtones ont trop souvent été pris dans les querelles entre les intérêts coloniaux. Dans le contexte du régime d’assimilation et de génocide infligé par l’État à des générations d’Autochtones, il est facile de comprendre comment le projet de loi S-220 pourrait contribuer à perpétuer la souffrance plutôt que de l’alléger.
On m’a privé de parler ma langue. J’ai été contraint d’apprendre l’anglais. Un nombre considérable d’Autochtones d’un bout à l’autre du Canada subissent le même sort. J’aimerais dire à tous les détracteurs de Mary Simon qui lui reprochent de ne pas parler le français malgré toutes ses années dans la fonction publique : réfléchissez sérieusement à la raison pour laquelle elle ne l’a pas fait. Puis, j’ajouterais : ne voyez-vous pas à quel point il est cruel de dire aux Autochtones — dont on a fait disparaître, en usant de violence, la langue et la culture — qu’ils doivent apprendre une autre langue des colonisateurs afin d’être considérés dignes de servir le Canada ou de mériter de pouvoir le faire?
Chers collègues, nombreux sont les Autochtones qui continuent de se battre pour se réapproprier leur culture et leur langue. Toutefois, nous pouvons agir autrement.
Je souhaite attirer l’attention des sénateurs sur la réussite des Mi’kmaqs de la Nouvelle-Écosse. Dans les années 1990, alors que près de 30 % des élèves obtenaient leur diplôme d’études secondaires, les Mi’kmaqs de la Nouvelle-Écosse ont commencé à prendre l’éducation en main dans leurs communautés. Ils ont notamment créé des programmes d’immersion qui ont donné de bons résultats; ainsi, des enfants ont pu s’épanouir tout en apprenant l’anglais et le mi’kmaq. Maintenant, 90 % des élèves mi’kmaqs de la Nouvelle-Écosse obtiennent leur diplôme d’études secondaires. Comme Mary Simon, beaucoup de ces élèves parlent leur langue autochtone. Cela devrait être la norme partout au Canada, selon moi.
Si le projet de loi S-220 est adopté, il signalera toutefois à ces élèves que, malgré leur réussite scolaire et le fait qu’ils parlent leur langue autochtone, ils ne sont toujours pas de taille à servir l’intérêt public au Canada. Est-ce vraiment le message que nous souhaitons transmettre aux enfants et aux jeunes autochtones?
Au prix de ma culture et de ma langue, j’ai reçu une piètre éducation qui m’a nui quand j’essayais de rivaliser avec mes pairs. Au prix de ma culture et de ma langue, on m’a enseigné l’anglais mais pas le français. Au prix de ma culture et de ma langue, on me demande maintenant de rebâtir une barrière que Mary Simon a fait disparaître. Est-ce juste? Non, ce n’est vraiment pas juste.
Chers collègues, j’estime que, sous sa forme actuelle, le projet de loi S-220 représenterait un recul par rapport au bon travail que nous avons accompli ces dernières années. Au cours des premières années où j’ai siégé parmi vous au Sénat, la Loi sur les langues autochtones a été adoptée. Contrairement au mythe selon lequel seuls le français et l’anglais sont fondamentaux au Canada, le préambule de la loi reconnaît que les langues autochtones furent les premières à être parlées sur ces territoires. Pourtant, la Loi sur les langues autochtones n’est pas allée jusqu’à faire des langues autochtones des langues fédérales officielles. Je dis « fédérales » ici parce que l’inuktitut, entre autres, est une langue officielle dans les Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut. Cette omission doit être corrigée.
La Loi sur les langues autochtones donne suite à l’appel à l’action no 14 de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada. Elle répond aussi un peu à l’appel à l’action no 13 : « Nous demandons au gouvernement fédéral de reconnaître que les droits des Autochtones comprennent les droits linguistiques autochtones. »
Dans le contexte du projet de loi que nous étudions aujourd’hui, la sénatrice McCallum a demandé que les langues autochtones soient inscrites dans la Constitution, et je suis d’accord avec elle. Nous devons déterminer comment accomplir cela et comment mieux répondre à l’appel à l’action no 13.
Seules deux langues sont explicitement nommées et protégées dans la Charte des droits et libertés de notre Constitution. Il est important de noter que la Charte ne décrit pas entièrement les droits linguistiques du français et de l’anglais et n’en fait pas la promotion. À titre d’exemple, l’avancement des droits linguistiques est prévu dans des lois comme la Loi sur les langues officielles et la Loi sur les compétences linguistiques. Bref, ces droits sont mis en œuvre par ce type de lois.
Les droits des Autochtones sont également reconnus et prévus dans la Charte. Cette formulation est importante parce que la Charte n’est pas la source de ces droits. Les droits des Autochtones ont été énoncés lentement et judicieusement par la Cour suprême du Canada, et ces droits ne sont pas exhaustifs.
En ce qui concerne les droits linguistiques, je souligne que la Loi sur les langues officielles ne supprime pas les droits juridiques et coutumiers des autres langues.
Chers collègues, je ne peux pas appuyer le projet de loi S-220 en raison de son intention d’exclusion. Toutefois, si le projet de loi est renvoyé au comité, j’appuie la suggestion du sénateur Dalphond d’examiner la validité constitutionnelle de l’utilisation de la Loi sur les compétences linguistiques pour restreindre la nomination du gouverneur général.
J’ajoute que nous devrions profiter de cette occasion pour réfléchir à la manière dont nous pouvons commencer à concrétiser les droits des langues autochtones. Par exemple, nous pourrions envisager de remplacer « les deux langues officielles » par « deux langues officielles quelconques ». Ce changement ne diminuerait pas la présence du français ou de l’anglais comme langues officielles, car ces deux langues sont assurément plus courantes au Canada.
Mais si certains déplorent que Mary Simon ne parle pas les deux langues officielles, je répondrai qu’elle parle deux langues officielles du Canada — une des langues originales et une des langues postérieures — et j’espère que d’autres de nos langues originales feront la transition vers les langues officielles aux échelons provincial, territorial et fédéral.
Beaucoup d’entre nous commencent maintenant leurs discours par une reconnaissance du territoire. Comme le sénateur Dalphond l’a fait remarquer à juste titre, Mary Simon nous a dit, lors du récent discours du Trône, que les reconnaissances territoriales doivent aller au-delà du symbolisme.
Cela m’amène à mon dernier point. Je tiens d’abord à signaler que j’ai le plus grand respect pour mes collègues et que je les crois quand ils disent soutenir la réconciliation. Toutefois, je souhaite formuler un sérieux avertissement : appuyer le projet de loi S-220 dans le contexte actuel ne va pas dans le sens des efforts visant à réparer les torts passés et présents.
Si nous ne sommes pas prêts à endurer un certain inconfort découlant des réalisations remarquables de certains Autochtones, la réconciliation devient un acte symbolique vide de sens. Une réconciliation véritable et durable n’est pas censée être facile. Elle doit s’accompagner d’actions visant à mettre un terme aux discours et aux pratiques racistes et coloniaux, notamment le mythe selon lequel le Canada a été fondé sur la dualité linguistique. En réalité, le Canada n’a pas été bâti sur la dualité linguistique : il a plutôt écrasé une pluralité linguistique.
Au Sénat, nous sommes chargés de légiférer sur des questions qui auront une incidence sur les Autochtones, mais on dirait que, chaque fois, il y a une incompréhension et une méconnaissance de la véritable histoire du Canada. Si nous voulons vraiment nous assurer que les Autochtones ne sont pas indûment touchés par nos décisions, nous devons combler de toute urgence cette lacune.
Imposer comme condition préalable pour le gouverneur général de parler l’anglais et le français, plutôt que l’anglais, le français ou une langue autochtone, mine la voie vers une véritable réconciliation.
Je suis conscient que le français est peut-être en train de mourir, mais les langues autochtones du Canada, elles, se font étouffer depuis des décennies, et beaucoup d’entre elles ont déjà disparu. À mon avis, la protection de la langue française ne doit pas se faire au détriment de la protection des langues autochtones. Pourquoi devrait-il en être ainsi?
Chers collègues, le projet de loi S-220 ne tient pas compte des réalités historiques et actuelles qui empêchent les Autochtones non seulement d’apprendre ou de maintenir nos langues autochtones, mais aussi d’apprendre à parler couramment l’anglais ou le français, et encore moins les deux.
Comme l’a dit la sénatrice McCallum, nous ne vous demandons pas d’apprendre nos langues, nous vous demandons simplement de ne pas vous mettre en travers de notre chemin, comme cela a si souvent été le cas. Veuillez garder cela à l’esprit lorsque vous délibérerez sur le projet de loi S-220. Wela’lioq, merci.