Aller au contenu

Les émissions de carbone

Interpellation--Suite du débat

27 février 2020


Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui dans le cadre de l’interpellation lancée par la sénatrice Coyle sur le cheminement du Canada vers la décarbonisation.

À l’heure actuelle, les températures mondiales moyennes sont de près de 1,2 degré Celsius supérieures aux niveaux d’avant l’ère industrielle. Le réchauffement est deux fois plus élevé au Canada et trois fois plus élevé dans l’Arctique. Ces changements entraînent des vagues de chaleur intenses, la fonte du pergélisol, l’élévation du niveau de la mer, des phénomènes météorologiques extrêmes intenses et fréquents, la perte de biodiversité et l’extinction d’espèces. Chacun de ces impacts provoque à son tour une série d’effets domino qui touchent toutes les facettes de notre société.

Nous avons rompu l’équilibre fragile des systèmes qui permettent à la vie d’exister sur la planète. Les pressions exercées sur l’atmosphère, la cryosphère, l’hydrosphère et la biosphère déstabilisent les systèmes naturels, qui, par le fait même, deviennent moins prévisibles. Par exemple, les changements dans les modèles de températures et de précipitations réduisent le rendement des cultures dans certaines régions, et les événements météorologiques violents déplacent des familles. Ces deux phénomènes touchent de manière disproportionnée les populations vulnérables.

Le dégel du pergélisol cause chaque année des dommages d’une valeur de 51 millions de dollars aux infrastructures publiques des Territoires du Nord-Ouest. Les collectivités et les industries du Nord canadien sont particulièrement vulnérables, car elles dépendent fortement du pergélisol pour les fondations de leurs bâtiments et de leurs routes. Au cours de mes travaux sur les effets cumulatifs dans le bassin hydrographique du fleuve Mackenzie, j’ai appris que cet immense bassin est un système naturel essentiel eau-glace-climat qui contribue à stabiliser le climat de la terre entière.

Lorsqu’on considère l’érosion côtière dans l’Arctique, certaines îles subissent une perte de littoral à un rythme 20 à 30 fois plus rapide que partout ailleurs au Canada. Nous parlons de pertes de plus de 40 millimètres par année. Au printemps dernier, lors d’une mission dans l’Arctique avec la marine canadienne, j’ai appris qu’il y a 10 ans, nous mesurions l’érosion annuelle en millimètres; aujourd’hui, nous la mesurons en mètre. Honorables sénateurs, notre territoire est littéralement en train d’être submergé par les océans.

Les données scientifiques sont claires, et si nous n’écoutons pas et nous ne prenons pas de mesures, on se souviendra de la présente génération de politiciens — je nous compte là-dedans — comme de celle qui a été indifférente. Nous savons tous que les conséquences négatives et désastreuses des changements climatiques ne sont pas chose du futur; la situation s’aggrave de jour en jour. Si nous souhaitons maintenir une infime partie de la prospérité et du bien-être dont nous jouissons aujourd’hui, nous devons agir maintenant sur deux fronts : atténuer les émissions et nous adapter aux changements climatiques.

Les systèmes de soutien de la Terre, comme les émissions, ne connaissent pas de frontières. Il est essentiel de voir la Terre de manière globale, comme un réseau de systèmes interconnectés qui doit être considéré dans son ensemble. Les émissions de chaque pays se combinent à celles des autres. Nos destins sont liés. À titre d’exemple, les émissions en aval associées à la combustion des combustibles fossiles que le Canada exporte chaque année sont tout aussi importantes que les émissions qui proviennent de l’intérieur de nos frontières, car elles doublent notre empreinte annuelle. Ces émissions auront des répercussions au Canada même si elles sont produites à l’extérieur du pays. Nous partageons tous la même atmosphère.

L’extraction, le traitement et la combustion de combustibles fossiles à des fins énergétiques sont les activités qui émettent le plus de gaz à effet de serre. D’ailleurs, 78 % de la hausse totale des émissions entre les années 1970 et 2010 est attribuable à la combustion de combustibles fossiles et aux processus industriels. Notre dépendance à leur égard et notre réticence à faire la transition vers des sources qui produisent moins d’émissions de carbone aboutissent à un processus de décarbonisation lent et inefficace.

En raison de notre inaction passée, l’époque où des réductions progressives auraient suffi est malheureusement révolue. Seule une transformation rapide peut donner des résultats à ce stade. Il faut éviter le piège de l’amélioration, où quelques réductions se produisent à court terme, mais nuisent au besoin essentiel de voir la transition dans son ensemble.

Chers collègues, les manifestations de 2019 pour le climat et le fait que la lutte contre les changements climatiques soit devenue un enjeu électoral incontournable montrent que la question préoccupe la population. La plupart des Canadiens, de toutes les provinces, estiment qu’une transition énergétique s’impose et ils ont voté pour des partis qui ont un plan pour le climat.

Les institutions financières réagissent. Nous devons tenir compte des données économiques. En 2017, les investissements mondiaux dans les énergies renouvelables ont dépassé 279 milliards de dollars, somme qui s’ajoute aux 2,2 billions de dollars investis depuis 2010. Les investissements dans les combustibles fossiles fondent comme neige au soleil, exactement comme la neige dans l’Arctique canadien. Jusqu’à maintenant, plus de 1 000 institutions se sont départies de 14 billions de dollars d’investissements dans des sociétés pétrolières et gazières, notamment le fonds souverain d’une valeur de 1 billion de dollars de la Norvège, et BlackRock, le plus grand gestionnaire de fonds du monde, a annoncé son retrait. Des compagnies d’assurance comme AXA, Swiss Re et Zurich Insurance, ont annoncé qu’elles n’assureraient plus les projets pétroliers non conventionnels.

Plutôt que de faire appel aux institutions financières canadiennes et à nos caisses de retraite pour consolider un secteur en déclin, nous ferions mieux d’affecter ces ressources à une juste transition pour les travailleurs. Cette année, un rapport d’étude du gouvernement finlandais prévenait que les paramètres économiques impossibles à maintenir du secteur pétrolier pourraient faire dérailler le système économique mondial d’ici quelques années. On ne parle pas de décennies ici.

Le gouvernement s’est engagé à dépasser les objectifs de réduction des émissions de 2030 du Canada et à faire en sorte que le pays n’émette plus de gaz à effet de serre d’ici 2050. Pour ce faire, il fixera des cibles quinquennales juridiquement contraignantes ans et il créera un groupe d’experts pour recommander la meilleure voie à suivre pour atteindre chaque cible. Inscrire des mécanismes de reddition de comptes dans la loi sera essentiel pour que nous cessions d’adopter des cibles inatteignables que nous ratons systématiquement.

Dans l’esprit de l’interpellation de la sénatrice Coyle, j’exhorte le gouvernement à respecter cette promesse. Il est temps de profiter de cette occasion pour améliorer fondamentalement les institutions sociales et économiques, rejeter les idéologies dépassées et pernicieuses, accepter les données probantes et les faits, et élaborer un plan ambitieux, transparent et responsable.

Nous ne sommes pas seuls dans la poursuite de cet objectif. Deux pays sont déjà carboneutres, et 67 autres, notamment tous les pays de l’Union européenne, ont pris des mesures déterminantes pour atteindre leurs cibles de carboneutralité. Les pays chefs de file ont inscrit leurs politiques dans la loi ou ils ont formé des coalitions multipartites pour mettre leur plan à exécution. Le Canada, la 10e économie du monde, traîne derrière avec 102 autres pays dans le dossier le plus important du XXIe siècle.

Un débat de société s’est entamé sur la décarbonisation. Le Deep Decarbonization Pathways Project, l’Energy and Materials Research Group, le Projet Trottier pour l’avenir énergétique, le Solutions Project et le plan d’action Winning on Climate ont tous proposé des solutions et ils soulignent tous la nécessité de repenser l’évolution des normes et des comportements culturels. Idéalement, le tout nouvel Institut canadien pour des choix climatiques, qui regroupe certains des plus grands spécialistes canadiens de la croissance propre et de l’atténuation des changements climatiques, contribuera à cette importante entreprise.

Les Canadiens sont des innovateurs, et nous devons permettre à la créativité de chacun de réinventer l’avenir autour d’un grand dialogue social, en commençant par s’assurer que la question de la crise climatique fait partie des programmes scolaires et des programmes de formation à travers le Canada, en prenant pour exemple la récente initiative de l’Italie.

Je voudrais attirer votre attention sur une initiative en particulier, soit celle du Front commun pour la transition énergétique du Québec, qui a proposé une feuille de route afin que la province atteigne la cible de zéro émission nette d’ici 2050 dans tous les secteurs clés de la société. Le document est issu d’un processus collectif itératif qui a exigé la participation d’ONG communautaires, d’ONG qui s’occupent de questions liées à l’environnement, aux droits de la personne, au développement et à l’économie, de groupes citoyens, autochtones, agricoles, de syndicats et de chercheurs universitaires. Tout le monde doit participer. Ces groupes ont implanté un processus itératif pour que la réflexion et la consultation se poursuivent, afin de travailler à développer un consensus social autour d’une vision transformationnelle et positive de l’avenir.

J’espère que ce genre d’initiatives se multiplieront à travers le pays et que nous, parlementaires, ferons tout en notre pouvoir pour les encourager.

Le meilleur plan de décarbonisation couvrira de nombreux secteurs et fera appel à une variété d’outils et de technologies. L’un de ces outils est constitué de solutions axées sur la nature qui utilisent les services des écosystèmes pour réduire les émissions et stocker le carbone. Elles présentent des solutions rentables, passives sur le plan énergétique, nécessitant peu d’entretien et renforçant la résilience. Elles présentent des avantages connexes tels que la construction de puits de carbone, le développement d’habitats et la protection de la biodiversité et des services écologiques. Leur plus grand avantage cependant est d’ouvrir des perspectives de développement économique. La gestion des forêts, la préservation et la conservation des zones humides et l’agriculture sont des exemples de solutions axées sur la nature. C’était d’ailleurs le sujet du panel de discussion que j’ai organisé hier et je remercie vivement tous ceux qui y ont participé, quelle que soit leur affiliation politique.

L’adoption obligatoire de codes de construction est une autre solution à portée de main. L’efficacité énergétique dans le secteur de la construction et l’électrification de nos transports en commun sont des mesures faciles à adopter sans tarder.

On entend souvent des arguments sur le coût de ces initiatives. Chers collègues, je vous mets au défi de justifier les coûts de l’inaction sur les plans économique, financier, sociétal et moral.

En 2011, la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie a prédit que le coût de l’inaction pourrait atteindre 91 milliards de dollars par an au Canada d’ici 2050. Les phénomènes météorologiques violents ont déjà coûté 1,9 milliard de dollars en dommages assurés en 2018, contre une moyenne de 405 millions de dollars par an entre 1983 et 2008. Qui paie tout cela? Nous tous. Bien entendu, c’est pour les groupes les plus vulnérables que la facture est la plus lourde.

En conclusion, j’appuie de tout cœur l’initiative de la sénatrice Coyle sur cette question. L’heure n’est plus aux beaux discours; il est de plus en plus pressant d’agir.

À cet égard, je tiens à souligner que, à l’autre endroit, il existe un caucus omnipartite sur les changements climatiques, qui organise des activités d’information pour les députés. J’exhorte mes collègues à participer à ces activités et à réfléchir à la possibilité de créer un tel caucus au Sénat.

Nelson Mandela a déclaré ce qui suit :

Notre peur la plus profonde n’est pas que nous ne soyons pas à la hauteur. Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toutes limites [...] En nous libérant de notre propre peur, notre présence libère automatiquement les autres.

Nous disposons des connaissances et de la technologie nécessaires. Les moyens financiers n’ont jamais été aussi grands dans l’histoire. La seule chose qui manque, chers collègues, c’est le courage d’avancer ensemble avec audace. Il est temps d’être puissant.

Haut de page