Les enjeux concernant l'Arctique
Interpellation--Suite du débat
27 février 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui sur un sujet qui, pour des raisons évidentes, me tient beaucoup à cœur en tant que sénateur de la région de l’Arctique. Je ne vais pas revenir sur les éléments que la sénatrice Bovey a abordés avec tant d’éloquence dans son discours lorsqu’elle a lancé cette interpellation, sauf pour dire que je suis tout à fait d’accord avec elle sur tout ce qu’elle a dit. Nous avons effectivement besoin d’un comité spécial qui se consacre à l’étude de l’Arctique, une vaste région qui comprend le plus long littoral et 40 % de la superficie terrestre du pays.
Pendant la dernière législature, nous nous sommes penchés plus particulièrement sur les six — qui sont plus tard devenus les huit — principaux thèmes du Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du gouvernement actuel dans le but de les approfondir. Au final, je pense que le rapport produit par le comité arrivait à un moment opportun, était pertinent, renfermait des recommandations pouvant être mises en œuvre et constituait un point de départ pour l’élaboration de directives claires en matière de politiques.
La sénatrice Bovey a signalé avec justesse « le caractère interrelié des divers problèmes ». Il faut absolument, pour la sécurité et la prospérité futures de l’Arctique, donc du Canada, que les décisions en matière de politiques soient fondées sur une connaissance approfondie des liens entre tous les enjeux.
Je veux donner quelques exemples de questions d’actualité qui ne s’intègrent pas bien dans les portefeuilles ministériels. Par exemple, j’attire l’attention de mes honorables collègues sur une déclaration de principe qui a récemment été faite concernant l’Organisation maritime internationale. Le ministre des Transports, Marc Garneau, et le ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne, ont annoncé que le Canada appuyait pleinement l’interdiction totale du mazout lourd. Le 21 juin, j’ai pris la parole au Sénat en faveur de cette initiative, car elle était dictée par les dirigeants inuits. J’ai toujours appuyé le droit des Inuits de prendre des décisions au sujet de leur patrie traditionnelle. Cependant, à l’époque, aucun d’entre nous n’avait accès aux informations que nous avons aujourd’hui.
Récemment, un reportage publié dans le Nunavut News indiquait ce qui suit :
Selon un rapport de Transports Canada, le transport maritime pourrait coûter de 4 à 11 % de plus — soit de 248 $ à 679 $ par ménage — si les navires ne pouvaient plus utiliser de mazout lourd. Cela aurait des effets sur le coût de la nourriture, des meubles, des appareils électroménagers, des matériaux de construction, des fournitures de récolte, des équipements médicaux, de l’électricité et des opérations minières.
Le reportage indiquait également ceci :
Toute augmentation du coût des biens de consommation, même s’il s’agit seulement de 4 %, aura une incidence sur le pouvoir d’achat de collectivités déjà vulnérables.
En réponse à ce reportage, le ministre du Développement économique et des Transports du Nunavut, David Akeeagok, a fait la déclaration suivante :
Il ne faut pas que l’interdiction d’utiliser et de transporter du mazout lourd dans l’Arctique fasse augmenter les dépenses courantes comme la nourriture, les articles ménagers, les matériaux [...] Le gouvernement du Nunavut réclamera que toute interdiction comprenne des mesures visant à compenser l’augmentation des dépenses pour les Nunavummiuts et l’industrie.
On a annoncé hier qu’un sous-comité de l’Organisation maritime internationale propose d’interdire le mazout lourd, mais que l’interdiction s’accompagne d’une disposition qui pourrait exempter les navires de transport maritime rapide dans l’Arctique canadien des nouvelles règles jusqu’au 1er juillet 2029. Nous devons donc nous poser la question suivante : le gouvernement du Canada a-t-il discuté d’éventuelles mesures de compensation avec le gouvernement du Nunavut et d’autres autorités de l’Arctique? Quelles conséquences cette interdiction peut-elle avoir sur l’exploitation des ressources, le transport et d’autres industries connexes?
Notre approche à l’égard des aires protégées doit tout autant faire l’objet d’un examen parlementaire. Les cibles plus élevées du Canada en matière d’aires protégées terrestres et marines peuvent également avoir des conséquences sur le développement dans l’Arctique. Beaucoup pensent déjà que je parle de l’exploitation des ressources. Bien que je n’aie pas caché mon soutien à l’exploitation responsable des ressources dans le Nord, je dois signaler aux sénateurs une distinction importante : la position du Canada est que les aires protégées doivent correspondre à la catégorie la plus stricte des six catégories d’aires protégées de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Non seulement ces catégories interdisent l’exploitation des ressources naturelles dans les aires concernées, mais elles interdisent également :
[...] la présence d’infrastructures permanentes, d’industries extractives, d’agriculture, de moyens de transport motorisé ou de tout autre indicateur de technologie moderne ou durable.
Chers collègues, les termes « infrastructures permanentes » et « indicateurs de technologies modernes et durables » désignent les routes, les ports en eau profonde, les infrastructures à large bande, les infrastructures énergétiques et d’autres investissements que les habitants du Nord réclament. Étant donné que les habitants de l’Arctique canadien ont fréquemment indiqué qu’il s’agissait d’une priorité, notre rapport contenait plusieurs recommandations liées aux infrastructures et au développement.
Selon Canadian Geographic, c’est le Nunavut qui contribue le plus aux aires protégées du Canada : il compte pour 21,4 % du total. Après le Nunavut, il y a le Québec, qui compte pour 14,3 % du total. Qu’arrivera-t-il avec cette pression accrue visant à protéger davantage de territoire? Quelle proportion du territoire doit se voir privée de possibilités de croissance et d’indépendance économique?
Si le Canada souhaite protéger une plus grande proportion de son territoire pour rétablir sa réputation environnementale, il est peut-être prêt à inclure des terres qui correspondent aux aires protégées de catégorie VI de l’Union internationale pour la conservation de la nature conformes aux principes du développement durable.
Comme le premier ministre Savikataaq l’a indiqué dans sa déclaration de la semaine dernière à l’Assemblée législative du Nunavut :
La création de toute nouvelle aire protégée ou aire de conservation au Nunavut aurait une incidence considérable sur notre capacité à gérer nos terres et nos ressources et à mener des négociations pour la prise de décisions, ce qui entraînerait des conséquences potentiellement désastreuses.
Ne devrions-nous pas alors voir s’il n’y aurait pas moyen de concilier les objectifs des politiques du Canada et les objectifs des dirigeants dans le Nord de manière à ce que le Canada et le Nord y trouvent leur compte? Un comité spécial de parlementaires ayant acquis une expertise dans les affaires du Nord pourrait faire des recommandations sensées comme celle-ci. Il n’y a pas de comité équivalent à la Chambre des communes.
Passons finalement à un sujet d’intérêt pour beaucoup de Canadiens : notre protection, notre sécurité et notre souveraineté. Le 13 février 2020, le général américain Terrence O’Shaughnessy a déclaré au comité sénatorial américain des services armés que les États-Unis et le Canada avaient perdu leur avantage militaire sur la Russie dans le Nord. Le président Poutine a dit clairement que sa priorité absolue était le développement économique dans l’Arctique russe pour en faire une force économique dans un pays dont l’économie tourne au ralenti. Il a aussi l’intention d’insuffler un sentiment de fierté à la Russie comme grand pays nordique offrant un raccourci attrayant et lucratif pour le transport vers l’Asie, ce qu’on appelle la route maritime du Nord.
Les preuves corroborant la vision qu’a Poutine de la mise en valeur des ressources énergétiques terrestres et maritimes non négligeables de la Russie abondent. En janvier dernier, quatre nouvelles lois énonçant la stratégie de la Russie dans l’Arctique jusqu’en 2035 ont été adoptées.
Cette stratégie comprend de forts incitatifs fiscaux pour l’extraction des hydrocarbures au large des côtes et sur terre, visant principalement le gaz naturel liquéfié extrait sur la terre ferme, et un programme ambitieux d’infrastructures pour des ports maritimes et des pipelines. La Russie fait également d’énormes investissements dans la route maritime du Nord, non seulement pour se donner un accès aux ressources naturelles de l’Arctique, mais aussi pour établir un corridor maritime pour les biens chinois expédiés vers l’Europe.
La stratégie russe tient notamment compte du fait que la zone arctique de la Russie, qui compte pour environ 10 % du produit intérieur brut du pays, est nettement sous-peuplée. La Russie a reconnu que tous les principaux indicateurs de l’indice de développement humain sont plus élevés dans le Nord que la moyenne nationale. Si cela rappelle quelque chose aux sénateurs, c’est peut-être parce qu’il en va de même dans le Nord canadien. Or, les Russes ont remarqué que la population dans l’Arctique russe a diminué considérablement au cours des 15 dernières années. Ils ont donc décidé de rendre le Nord plus attrayant en accueillant les investissements étrangers dans des secteurs inédits, en créant des emplois grâce à divers mégaprojets régionaux et en attirant les jeunes — et plus particulièrement les jeunes professionnels — dans la région grâce à des subventions hypothécaires.
Au sud, nous constatons que Donald Trump compte exploiter les ressources énergétiques de l’Alaska, qui offrent un autre moyen de répondre aux besoins énergétiques des États-Unis tout en réduisant leur consommation de pétrole étranger. Le professeur John Higginbotham, de l’Université Carleton, est un spécialiste reconnu des affaires du Nord. Il décrit les mesures prises par les États-Unis pour accroître leur présence dans l’Arctique dans une lettre d’opinion intitulée : « Il nous faut une vision économique pour l’Arctique, mais le Canada manque de leadership ». Il mentionne un projet de loi présenté au Sénat américain où l’on propose de nouveaux ports sur la côte arctique de l’Alaska et des réseaux de transport maritime pour appuyer les gros brise-glaces de la Garde côtière qui viennent tout juste d’être autorisés et les navires de surface de la marine américaine, qui sont de plus en plus actifs dans l’Arctique.
L’un des aspects les plus sinistres de la vision de Poutine pour l’Arctique consiste à concevoir des systèmes d’armement perfectionnés, y compris des missiles hypersoniques qui se déplaceraient à une vitesse pouvant équivaloir à cinq fois la vitesse du son et qui pourraient être lancés des airs depuis l’Arctique soviétique — et il est fort possible que la Chine mette au point elle aussi des armes aussi perfectionnées.
Jusqu’à présent, le Canada n’a pas prévu les budgets pour moderniser le Système d’alerte du Nord, qui prend de l’âge, et il a décliné l’invitation à se joindre au système américain de défense antimissile balistique. Que fait le Canada? Quelle est la vision du Canada pour l’Arctique?
Le cadre stratégique pour l’Arctique formule des objectifs, mais laisse des questions sans réponses. Voici ce qu’en dit le professeur Higginbotham :
À l’origine, le cadre stratégique pour l’Arctique a été présenté comme un plan qui allait définir la stratégie et les mesures que le Canada allait mettre en œuvre dans l’Arctique jusqu’en 2030, et qui tiendrait compte à la fois des défis et des orientations à l’échelle nationale et internationale. Pendant trois ans, le gouvernement a multiplié les promesses, les tergiversations et les atermoiements à l’égard du « codéveloppement » et de la présentation de ce cadre.
Bien des gens espéraient que l’on produise un livre blanc ambitieux et détaillé sur le futur projet d’édification nationale du Canada dans le Grand Nord, un projet qui tiendrait compte des objectifs relatifs à la sécurité et aux questions sociales, environnementales, autochtones et économiques, et qui comprendrait surtout un plan d’infrastructure à long terme capable de produire de la richesse.
Un tel plan national d’investissement dans l’Arctique, surtout s’il était assorti d’un solide volet maritime, aurait pu permettre aux collectivités et aux administrations régionales de s’épanouir dans un nouvel environnement difficile et compétitif.
On a plutôt eu droit à un ensemble disparate de politiques ministérielles ponctuelles et d’annonces budgétaires qui reflétaient l’identité progressiste et le discours social de l’équipe Trudeau, mais ces propositions ont été faites avant même qu’un cadre d’orientation ait été conçu et débattu par les Canadiens du Nord et du Sud.
Honorables sénateurs, voilà pourquoi il nous faut un comité qui se penche exclusivement sur les questions qui touchent l’Arctique. Nous ne pouvons pas continuer de faire des investissements et de prendre des décisions pour le Nord sans les soumettre à un processus d’examen transparent et responsable qui tient compte du point de vue des populations nordiques. Un comité de l’Arctique pourrait mener ce genre d’examen. Merci.
Bonjour, sénateur Patterson. Je suis heureuse de vous revoir au Sénat. Accepteriez-vous de répondre à une question?
Oui.
Je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que la situation dans l’Arctique et les changements qui y ont lieu sont importants et doivent faire l’objet d’une étude. Nous sommes tous conscients de la faible présence du Canada dans le Nord. Il est vrai que les Russes le sont davantage. Les recherches et l’armée le confirment.
Quel devrait être le mandat d’un tel comité? Quels devraient être ses trois sujets d’étude prioritaires?
Je vous remercie de votre question. Le Comité spécial sur l’Arctique, qui n’a eu qu’environ un an pour faire son travail, avait pour mandat d’étudier les changements rapides qui ont lieu dans l’Arctique. À mon avis, ce mandat fondamental demeure d’actualité.
En ce qui concerne les sujets d’étude prioritaires, je dirais qu’il reviendrait au nouveau comité de les déterminer. J’ai néanmoins une suggestion, qui s’appuie sur un discours que vous avez prononcé récemment au Sénat sur les changements climatiques. Depuis des années, le gouvernement parle de réduire la dépendance aux combustibles fossiles dans l’Arctique. Comme vous le savez, mon territoire, le Nunavut, est entièrement dépendant du diésel pour la production d’électricité et le chauffage des maisons. Il n’y a pas d’autres sources d’énergie à grande échelle.
Si le Canada est déterminé à lutter contre les changements climatiques, pourquoi de nouvelles technologies de remplacement ne sont-elles pas mises au point? Les gens du Nord les adopteraient avec plaisir pour remplacer les carburants qui produisent beaucoup de gaz à effet de serre en plus d’être difficiles à manipuler. La question de l’énergie durable serait très certainement une priorité.
Une autre priorité s’est dégagée de l’étude du comité : la nécessité de développer les infrastructures, ce qui serait bénéfique non seulement pour le Nord, mais également pour l’ensemble du Canada et qui contribuerait à stimuler la croissance du PIB du pays.
Je vais m’arrêter ici, mais c’est ce qui me vient spontanément à l’esprit.