Projet de loi sur le commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada
Deuxième lecture--Suite du débat
19 novembre 2020
Honorables sénateurs, aujourd’hui, je veux parler du projet de loi S-210, Loi constituant le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada. Je remercie notre collègue, la sénatrice Moodie, de présenter cette importante mesure législative.
Je soutiens la création d’un commissariat national, puisque cela pourrait améliorer la qualité de vie des jeunes Canadiens.
Il est important de confier à ce bureau un mandat qui lui permettra de répondre efficacement aux besoins de tous les jeunes Canadiens. Il est également essentiel que ses travaux et leur évaluation reposent sur des données fiables, et que ces données soient analysées comme il se doit en évitant le plus possible les interprétations tendancieuses. Ses travaux doivent prendre appui sur la science, des données pertinentes et le raisonnement critique, faute de quoi le bureau risque d’être comparable à une maison construite sur le sable. Même si tout semble beau de l’extérieur, le tout s’écroulera quand la pluie tombera, les inondations surgiront et les vents souffleront.
Il y a deux points sur lesquels j’aimerais attirer votre attention pour les prochaines étapes du projet de loi; premièrement, les données; deuxièmement, le mandat.
Commençons par les données. Le Canada a encore un long chemin à faire avant de pouvoir compter sur des données nationales pertinentes, valables et fiables qui pourraient servir à mieux comprendre les éléments complexes liés à la santé et au bien-être de tous les enfants et adolescents canadiens. Par exemple, le Conseil consultatif canadien de la statistique a énoncé ce qui suit dans son rapport publié en octobre 2020 :
Il n’existe actuellement aucune norme ni façon coordonnée d’évaluer les exigences en matière de données prioritaires au sein du gouvernement fédéral. Il est nécessaire de transformer fondamentalement la manière d’évaluer les besoins en données statistiques au Canada.
Le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada doit prendre appui sur les meilleures données valables et pertinentes sur le plan scientifique. Les données doivent être accessibles à l’échelle nationale et faire régulièrement l’objet d’une collecte et d’une analyse indépendantes. Les données doivent pouvoir nous indiquer où et pour qui les besoins sont les plus urgents, en plus de ce qui a été fait ou non. Ensuite, elles pourront servir à orienter les politiques et les diverses interventions.
Le Bureau ne peut pas attendre que les organismes de défense des droits lui fournissent les données nécessaires à la prise de décisions cruciales. Ces organismes comprennent tant ceux au pays qu’à l’étranger.
Rien ne sert de recueillir des données qui ne sont pas haut de gamme. Mieux vaut ne pas avoir de données du tout que d’en avoir de mauvaises.
Permettez-moi d’illustrer mon point. Je vais me concentrer sur les données en santé mentale chez les jeunes, car c’est un domaine que je connais assez bien. Scott Patten, Ph. D., a récemment signé un article dans Options politiques sur les données en santé mentale recueillies grâce à nombre de sondages et d’enquêtes menés au Canada pendant la pandémie. Globalement, on a constaté que ces données sont de piètre qualité en raison d’une méthodologie problématique, de mesures inappropriées et d’un biais fréquent dans l’interprétation. Il en résulte souvent des reportages sensationnalistes qui déforment la réalité. Hélas, cela a même contribué en partie à l’inconfort psychologique et au non-respect des lignes directrices en santé publique que l’on constate actuellement.
Malheureusement, notre attention est aussi détournée des besoins réels, soit des jeunes qui sont le plus dans le besoin, les plus marginalisés, ceux qui souffrent le plus. Ce sont exactement les besoins de ces groupes de jeunes que le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse se doit de considérer.
Ce travail nécessite des données solides et significatives. C’est facile de permettre à l’enthousiasme de teinter les « preuves » que les chercheurs recueillent et publient. Nous savons tous que c’est tout à fait possible de trouver de prétendues preuves pour justifier ce que nous croyons être la vérité. En fait, nos cerveaux sont programmés ainsi. Les mécanismes psychologiques que sont les raccourcis du cerveau, le biais de confirmation et le choix des priorités en fonction de la conformité sociale sont bien connus et interviennent souvent dans toutes sortes de défenses d’une cause et de débats. Ces mécanismes sont amplifiés lorsque de fortes émotions entrent en jeu. Si nous, les législateurs, n’en sommes pas conscients, ils peuvent avoir des effets pernicieux sur nos décisions. Il est essentiel d’employer des efforts conscients pour éviter ces pièges lors de la mise en place de cette fonction.
Honorables sénateurs, c’est cela, le second examen objectif : se servir des meilleures données possible et essayer de faire en sorte que nous appliquions une évaluation cognitive constructive et critique aux questions dont nous sommes saisis.
Voici un exemple pour illustrer ce que je veux dire à l’aide de certaines statistiques qui ont été citées par des défenseurs des enfants bien intentionnés. N’ayez crainte, il ne s’agira pas d’une répétition ennuyeuse d’un cours de statistique universitaire — du moins, je l’espère.
Ces données sont tirées du rapport Des mondes d’influence 2020 publié par l’UNICEF. Le rapport aborde plusieurs facettes de la santé et du bien-être, mais je me concentrerai sur une seule, qui me servira d’exemple. Sachez que je ne cherche pas à faire des extrapolations à partir de mon analyse ni à l’appliquer à l’ensemble du rapport. Je ne me suis pas, non plus, fié à mon interprétation personnelle : j’ai plutôt recueilli l’opinion d’experts canadiens, les docteurs Patten (Université de Calgary), Kurdyak (Université de Toronto) et Black (Université de la Colombie-Britannique).
Le rapport présente un critère appelé le « bien-être mental », pour lequel le Canada se classe au 31e rang sur 38 pays. À première vue, ce résultat semble très inquiétant. En y regardant de plus près, on découvre toutefois une autre réalité. Ce critère regroupe deux composantes : on regarde si les enfants sont satisfaits de leur vie, ainsi que le taux de suicide moyen sur une période de trois ans parmi les jeunes de 15 à 19 ans, par tranche de 100 000 jeunes.
Les perceptions personnelles sont grandement influencées par de multiples facteurs, notamment les attentes irréalistes, ce qui remet en question la validité d’un critère comme « se sentir satisfait de sa vie ». Il existe, en psychologie, tout un champ d’étude consacré à la théorie de la privation relative, qui montre que, si une personne a des attentes irréalistes ou que les promesses qui lui ont été faites ne sont pas tenues, elle ressentira toute une gamme de sentiments négatifs; elle se sentira, par exemple, mécontente, insatisfaite ou contrariée. Aux fins du critère, on dira peut-être qu’elle est « peu satisfaite de sa vie ». Ce genre d’impression n’est toutefois pas une façon objective et significative d’évaluer ce qu’elle vit.
Pourtant, le Canada n’utilise pas cette mesure. « Comment le Canada peut-il figurer dans un classement mondial et se comparer aux autres, s’il n’utilise pas cette mesure, aussi inadéquate et aussi trompeuse puisse-t-elle être », me demanderez-vous? On peut lire dans le rapport de l’UNICEF que, dans la mesure où la moitié de cet indice global était inapplicable, elle ne serait pas appliquée aux calculs, mais que le Canada serait tout de même comparé aux autres pays classés selon les deux volets de l’indice complet.
Honorables sénateurs, ce n’est pas une façon de mesurer quoi que ce soit. Le Canada ne peut fonder ses politiques sur l’enfance et la jeunesse sur un tour de passe-passe statistique.
Voyons maintenant de quoi est fait le second élément de l’indice global, à savoir le taux de suicide. Encore une fois, il y a un problème, un gros problème. Le taux de suicide dans un endroit donné peut être un indicateur des problèmes sociaux qui y ont cours, de la prévalence des maladies mentales et de la toxicomanie, des problèmes d’accès à des services de qualité en santé mentale ou d’une foule d’autres facteurs, mais il ne peut pas servir à mesure la santé mentale ni le bien-être mental d’une population. De plus, comparer le taux de suicide en Italie, en France ou ailleurs avec celui du Canada, c’est comme comparer des pommes avec des oranges parce que de très nombreux facteurs jouent sur le taux de suicide d’une population donnée.
Hélas, mal utilisées, les données sur le taux de suicide peuvent causer d’autres problèmes aussi graves.
Je vais étayer mon propos par des données de Statistique Canada. En 2015, 203 jeunes âgés de 15 à 19 ans sont morts du suicide au Canada. En 2016, il y en a eu 185. En 2017, il y en a eu 223.
De toute évidence, si on choisit 2015 ou 2016 pour établir le taux de base pour les interventions, les résultats seront bien différents. Si une intervention avait été mise en œuvre en 2015, on aurait pu conclure à tort que l’intervention a fonctionné, puisque le nombre de 2016 est inférieur. En revanche, si on avait mis en œuvre l’intervention en 2016, on aurait pu conclure à tort que, puisque le nombre de 2017 est beaucoup plus élevé, l’intervention a aggravé la situation. Les deux conclusions seraient erronées.
En outre, ces données n’indiquent pas le fait que le suicide chez les jeunes n’est pas distribué de manière égale ou aléatoire au Canada. Les taux de suicide sont beaucoup plus élevés dans les populations autochtones et inuites. Le taux de suicide chez les hommes est de loin supérieur à celui des femmes, parce qu’ils utilisent des moyens plus meurtriers pour s’enlever la vie, comme les armes à feu. Les données n’indiquent pas non plus la hausse subtile, mais bien réelle, et progressive du taux d’automutilation et de suicide chez les jeunes adolescentes au cours de la dernière décennie.
En étudiant seulement les données générales d’un groupe d’âge restreint, on perd de vue le fait qu’il faut investir dans l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de prévention du suicide efficaces pour les segments de la population qui en ont le plus besoin.
J’insiste sur la nécessité de données robustes, significatives et indépendantes qui sont interprétées adéquatement et communiquées efficacement pour montrer ce dont le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse a besoin pour améliorer le sort des enfants. Il nous faut des données solides sur tous les aspects de la santé et du bien-être des jeunes.
Je remercie le Dr John LeBlanc, de l’Université Dalhousie, qui a défini en gros les critères de telles données. Ces données doivent être transparentes, pertinentes, représentatives, recueillies périodiquement, de grande qualité et bien traduites pour les décideurs et le public. Des données de cet ordre, comme l’Instrument de mesure du développement de la petite enfance, sont déjà recueillies par l’Institut canadien d’information sur la santé, mais ce n’est pas suffisant, d’autant plus que cette mesure n’est pas recueillie partout au Canada, alors il est difficile de s’en servir pour guider les interventions et évaluer leur incidence. Il reste beaucoup à faire et il faut s’atteler à la tâche.
J’aimerais maintenant parler brièvement du mandat. De 2000 à 2011, plus de 25 bureaux du type commissariat à l’enfance ont été créés dans le monde. Nous sommes maintenant en 2020 et le Canada peut apprendre de leur expérience, de leurs erreurs ainsi que de leurs réussites. Dans la plupart des cas, ces commissariats ont été conçus conformément aux Principes de Paris de 1991, qui précisent que les éléments clés de la composition d’une institution nationale sont son indépendance et son pluralisme.
À mesure que le Canada progresse, il est essentiel qu’il se dote d’un commissariat véritablement indépendant, non seulement indépendant de toute entité gouvernementale, mais aussi indépendant de tout autre groupe de défense des intérêts. De plus, il doit refléter la réalité pluraliste de ce pays. Il doit être structuré de manière à ce que les populations diversifiées du Canada puissent efficacement et adéquatement participer au développement, aux activités de gouvernance et à l’évaluation.
Il existe des critères et des normes d’accréditation internationaux qui peuvent servir à orienter l’établissement de la structure et du mandat du bureau. Il y a notamment ceux qui ont été mis en œuvre par le Réseau européen des médiateurs pour enfants. Peut-être que le comité chargé d’examiner ce projet de loi pourrait envisager de se pencher plus en détail sur cette option.
En outre, il est important que ce bureau fasse l’objet d’un examen constructif, significatif et critique. Pour tout dire, c’est peu ou pas utile de créer un bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse s’il est impossible de déterminer la mesure dans laquelle ce bureau parvient à améliorer la vie des enfants au Canada. Le bureau doit démontrer qu’il réussit avant tout à améliorer la vie des enfants et des jeunes qui sont toujours laissés pour compte, qui vivent dans la pauvreté et qui sont victimes de racisme, les enfants et les jeunes autochtones, ceux qui sont réfugiés et tous ceux dont la capacité de bénéficier de l’ensemble des richesses du pays a été et continue d’être limitée par les inégalités structurelles.
Il faut aussi être capable de déterminer si le rendement sur l’investissement est satisfaisant ou non. Pour ce faire, le bureau doit faire l’objet d’un examen rigoureux, robuste et indépendant. Si cette approche n’est pas intégrée au projet de loi dès le départ, il est peu probable qu’elle le soit par la suite.
Honorables sénateurs, en terminant, je veux répéter que je suis en faveur de la création du bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada : un bureau qui est indépendant et pluraliste, qui a clairement pour mandat de veiller à l’amélioration de l’état de santé et du bien-être de tous les enfants canadiens, et qui se sert de données significatives et solides, les meilleures données disponibles, pour déterminer les besoins et la portée de son action. Je suis en faveur d’un bureau qui est évalué de façon indépendante en fonction non pas de ses activités, mais des résultats qu’il obtient, et d’un bureau qui cherche principalement à répondre à tous les besoins des jeunes dont la vie nécessite le plus d’être améliorée. Merci.