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Projet de loi sur la diffusion continue en ligne

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

19 octobre 2022


L’honorable Michael L. MacDonald

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.

J’ai le privilège d’être sénateur depuis plus de 13 ans, ce qui m’a permis de voir passer de nombreux projets de loi au Sénat. Pendant la majeure partie de cette période, j’ai été membre du Comité des transports et des communications, dont j’ai fini par devenir le vice-président puis le président, jusqu’au début de la législature actuelle, après les élections de l’an dernier. Au fil des ans, j’ai acquis passablement d’expérience dans le domaine des communications.

Je crois pouvoir dire sans me tromper que ce projet de loi est l’une des mesures législatives les plus controversées qui ont été présentées au cours des dernières législatures. La plupart des projets de loi les plus controversés ont fait l’objet d’une opposition de la part de groupes d’intérêts particuliers, tandis que d’autres ont, à divers degrés, suscité la controverse au sein de la population canadienne.

Cependant, ce projet de loi suscite une vive inquiétude chez les Canadiens ordinaires. Par « Canadiens ordinaires », j’entends les gens qui, en temps normal, ne s’intéressent pas à la politique — notamment les gens de moins de 40 ans qui ne suivent pas les nouvelles et ne lisent pas les journaux. C’est ce qui rend ce projet de loi si unique.

De nombreux Canadiens considèrent que ce projet de loi aura un impact très direct sur leur vie personnelle, parce qu’il concerne directement leurs habitudes d’écoute et de visionnement de contenu. D’autres Canadiens — généralement plus jeunes — comprennent que ce projet de loi risque de limiter leur capacité de s’exprimer en ligne. Le projet de loi fait planer le spectre d’une réglementation gouvernementale qui viendra nuire à cette capacité.

Je voudrais citer quelques propos qui montrent l’ampleur des inquiétudes soulevées au sujet de ce projet de loi. Lors de l’étude menée par le Comité des transports sur le projet de loi C-11, Tim Denton, président de l’Internet Society Canada Chapter, a fait la déclaration suivante :

[N]ous nous opposons au projet de loi C-11, car il repose sur une idée fondamentalement attentatoire des communications, constitue un élargissement substantiel et indu de l’autorité gouvernementale et menace le moteur d’innovation et de croissance économique qu’est Internet.

Nous nous opposons à l’élargissement presque sans limite du pouvoir réglementaire du gouvernement sur les communications. Le projet de loi [...] englobe pratiquement tous les documents audio et vidéo diffusés en ligne.

Il y a également J.J. McCullough, youtubeur et chroniqueur, qui a dit ceci au comité :

[...] les créateurs de contenu et les consommateurs ne considèrent pas simplement que le projet de loi C-11 est mal écrit — bien qu’il le soit [...] — de nombreuses personnes pensent que le projet de loi est foncièrement mal motivé. Parmi les dizaines de créateurs et de spectateurs de vidéos en ligne que j’ai entendus, tous ont été très clairs : ils n’ont aucune envie de vivre sous la botte d’un gouvernement qui a le pouvoir de forcer des plateformes comme YouTube à prôner, à promouvoir, à suggérer ou autrement à encourager certains types de contenus canadiens auprès de Canadiens qui n’ont pas choisi librement de le[s] voir.

Dans son témoignage devant le comité sénatorial, Morghan Fortier, copropriétaire et présidente-directrice générale de Skyship Entertainment, une entreprise de Toronto qui produit du contenu pour les enfants, qui compte plus de 48 millions d’abonnés et qui a accumulé plus de 20 milliards de visionnements au cours de deux dernières années, a déclaré :

Le projet de loi C-11 est un danger non seulement pour mon entreprise, mais aussi pour des milliers de créateurs de contenu canadien qui ont bâti cette industrie avec rien de plus que leur voix bien à eux et leur travail acharné. Leur contenu est apprécié par des millions de Canadiens ici au pays et par plusieurs millions de personnes à l’étranger. Ils font tout cela sans l’aide de l’État et sans que le gouvernement n’impose aux gens la manipulation de faux algorithmes.

Les sénateurs peuvent être d’accord ou non avec ces points de vue, mais ils ont comme élément commun la conviction que le projet de loi C-11 représente une attaque contre le choix des consommateurs et contre la liberté des entrepreneurs en ligne du Canada. Essentiellement, le projet de loi C-11 est de plus en plus perçu comme une attaque contre la liberté d’expression, la liberté de choix du consommateur et la liberté de presse.

La liberté de presse a été établie en 1835 — dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Canada — par Joseph Howe, qui était le rédacteur en chef du principal journal de la Nouvelle-Écosse. Il a été accusé de diffamation par ceux qui détenaient le pouvoir social et politique de l’époque et, comme aucun avocat ne voulait le représenter, il a dû se défendre lui-même au tribunal.

Joseph Howe a gagné sa cause, mais je me demande ce qu’il penserait des circonstances actuelles entourant les grands médias canadiens. CBC/Radio-Canada et les médias imprimés traditionnels sont maintenant subventionnés à hauteur d’environ 2 milliards de dollars par année. La plupart des grands médias étant désormais à la solde du gouvernement, les Canadiens réfléchis exigent d’avoir accès à des points de vue indépendants qui ne sont pas compromis par l’ingérence du gouvernement.

Les ingénieurs sociaux qui font partie du gouvernement souhaitent laisser le CRTC décider à quelles informations les Canadiens pourront avoir accès. Ils veulent laisser des bureaucrates anonymes, qui n’ont pas de comptes à rendre, décider quels contenus les Canadiens devraient consommer. À qui cela profitera‑t‑il? Rogers, Bell et Shaw pourraient en tirer un avantage financier, comme ils le font toujours. Ces trois fournisseurs de services engrangent des milliards de dollars chaque année — parfois chaque trimestre — et Rogers tente actuellement d’acheter Shaw pour la modique somme de 26 milliards de dollars. Ils ne semblent pas trop souffrir de la situation actuelle, c’est le moins qu’on puisse dire.

Rappelons, toutefois, que le Canada est l’un des pays où Internet, les services de téléphonie et le câble coûtent le plus cher. De toute évidence, le CRTC n’est qu’un tigre édenté, qui ne protège pas vraiment les intérêts des consommateurs canadiens.

Le gouvernement souhaite maintenant donner à ce même CRTC le pouvoir de contrôler les algorithmes qui aiguilleront les gens vers les informations et les opinions qu’il préfère et qu’il approuve, tout en limitant leur accès aux informations et aux opinions qui ne cadrent pas avec ce que le CRTC considère comme un contenu bien canadien.

Ainsi, examinons les objectifs de politique publique que le projet de loi prétend régler. Les partisans du projet de loi C-11 ont surtout l’impression qu’à l’heure actuelle la loi canadienne ne s’applique pas aux services étrangers de diffusion Web en continu, comme ceux qui diffusent sur Internet. La perception est que ces géants de la technologie siphonnent des milliards de dollars du pays, sans aucune exigence de réinvestir dans le système canadien. Cependant, en réalité, nombre de ces géants réinvestissent des milliards de dollars dans l’économie canadienne.

Malgré cette réalité, il n’en demeure pas moins qu’une perception commune est que leurs investissements sont insuffisants. Le projet de loi est censé régler ce problème.

Le projet de loi a aussi pour but de garantir que les investissements arrivent bien jusqu’aux entreprises et artistes canadiens. Il est conçu pour essayer de forcer les services de diffusion en continu à donner aux téléspectateurs canadiens l’occasion de découvrir des émissions canadiennes. Je comprends à quel point cette perception est bien ancrée. Je sais qu’elle a servi de fondement à la politique culturelle canadienne pendant, au moins, la deuxième moitié du siècle dernier.

Toutefois, cette approche n’est pas compatible avec la réalité du monde branché sur Internet dans lequel nous vivons. Par conséquent, on constate une dichotomie. D’un côté, il y a le point de vue traditionnel selon lequel, compte tenu des éléments de notre histoire, la culture canadienne est hautement vulnérable à moins que le gouvernement ne la protège avec de la réglementation et des mesures de contrôle. D’un autre côté, les 30 dernières années ont démontré exactement le contraire, c’est-à-dire que la culture et le contenu canadiens ont été florissants dans un contexte où il y a peu de réglementation.

Ce qui m’inquiète le plus à propos du projet de loi, c’est qu’il semble largement être axé sur la première façon de voir. Autrement dit, il ne tient pas compte de la nouvelle réalité qui est progressivement apparue au cours des dernières décennies.

Alors, même si je ne siège pas au Comité des transports et des communications, j’ai porté une attention particulière aux critiques de plus en plus nombreuses à l’égard de ce projet de loi. Il m’apparaît de plus en plus évident qu’avec cette mesure, qui repose sur des politiques culturelles provenant du siècle dernier, le gouvernement va beaucoup trop loin. Quels que soient les arguments relatifs à la politique publique en sa faveur, le projet de loi est trop unilatéral parce qu’il ne tient pas compte des réalités contemporaines. À moins de lui apporter des amendements en profondeur, ce projet de loi risque fort de générer des réactions hostiles, à un point tel que je crains que le projet de loi, y compris les politiques valables qu’il renferme, deviennent insoutenables.

Ce qui pose problème dans ce projet de loi semble se trouver dans les articles 4.1 et 4.2. Ce sont les articles qui ont trait à l’application du projet de loi au contenu généré par les utilisateurs. Ce sont ces articles que la sénatrice Simons a décrits à juste titre comme l’enfant terrible du projet de loi. Cette perception est très largement répandue, et c’est certainement en partie à cause de la piètre façon dont le gouvernement a géré la question du contenu généré par les utilisateurs dans le cadre du projet de loi C-11 et du projet de loi précédent, le projet de loi C-10.

En ce qui concerne cette question la Consumer Technology Association a dit ceci dans un mémoire présenté au comité sénatorial :

Nous craignons [...] que [...] le projet de loi C-11 nous ramène à la case départ en imposant un nouveau contrôle réglementaire, lequel limiterait la découverte et le choix de contenu par les utilisateurs.

Les restrictions relatives aux fonctions de recherche et de sélection par les utilisateurs sont d’autant plus préoccupantes de nos jours que l’Internet offre déjà à ces derniers la possibilité de diffuser ainsi que de choisir, de recevoir et de sauvegarder des contenus parlés, musicaux et vidéo.

L’association s’est dite très préoccupée par la portée du projet de loi C-11 et par son manque de précision sur certains aspects, notamment en ce qui concerne les pouvoirs octroyés au CRTC et l’utilisation de ces pouvoirs. Que prévoient donc précisément les articles 4.1 et 4.2 du projet de loi?

J’ai tenté de comprendre le problème en des termes simples. Essentiellement, ces articles sont censés exclure le contenu généré par les utilisateurs, mais ils créent aussitôt une exception à cette exclusion. Le paragraphe 4.1(2) note que malgré le paragraphe 4.1(1), la loi s’applique bel et bien à l’émission, au contenu généré par les utilisateurs, dans l’un ou l’autre des cas suivants :

a) elle est téléversée par le fournisseur du service, son affilié ou le mandataire de l’un deux;

b) elle est visée par un règlement pris en vertu de l’article 4.2.

L’alinéa b) est très inquiétant parce que les règlements autorisés à l’article 4.2 sont d’une portée extrêmement vaste, et c’est le moins qu’on puisse dire.

Selon certains témoins, en théorie, le CRTC pourrait décider arbitrairement de tenir compte de n’importe quel facteur, à sa discrétion, dans la prise de règlements ciblant des émissions aux termes de la loi. C’est exactement pour cette raison que tant de Canadiens ordinaires, des créateurs et des consommateurs, sont extrêmement préoccupés.

Dans son témoignage devant le comité sénatorial, Morghan Fortier a décrit la situation de la façon suivante :

Ce qui me tient éveillée la nuit, à propos de ce projet de loi, c’est le risque qu’on interdise du contenu jugé non canadien [...]

Mme Fortier a parlé de la possibilité que d’autres pays prennent des mesures de représailles :

[…] si ce projet de loi est adopté, nous sommes faits. Je ne parle pas de mon entreprise. Je veux dire que nous n’avons même plus besoin de parler de ce projet de loi parce que c’est terminé. Ses effets se feront sentir sur les créateurs de contenu régional, les petits créateurs de contenu comme les grands créateurs de contenu. Le monde nous regarde. L’Australie et le Royaume-Uni suivront. Si les États-Unis décidaient de ce qui est juste, cela changerait complètement la donne, et personne ne semble en parler : cela me fait peur.

Elle a ajouté ceci :

Il y a des raisons pour lesquelles Internet est si libre et ouvert. Il est exceptionnellement problématique de tenter de mettre en place un projet de loi qui permette au gouvernement d’imposer les comportements qu’il veut et de bloquer intentionnellement les contenus d’une certaine nature.

Je sais que le Comité sénatorial des transports et des communications examine très sérieusement ces préoccupations, et je sais que les sénateurs des deux côtés de l’allée les connaissent. Certains d’entre vous ont souligné dans leurs remarques les effets négatifs possibles de ce projet de loi. Je trouve cela encourageant, car je pense que nous assistons à une vague d’inquiétude dans tout le pays quant aux implications de ce projet de loi et de certaines de ses dispositions les plus gênantes. J’ai bon espoir que lorsque nous étudierons le projet de loi en troisième lecture, nous recevrons de notre comité sénatorial un texte qui tentera au moins d’aborder certains de ces problèmes graves. Je crains que si nous adoptons ce projet de loi sans répondre aux préoccupations soulevées par tant de Canadiens, en particulier les jeunes, nous risquions de saper la légitimité de toute notre politique de radiodiffusion.

À cet égard, je pense qu’il est utile de rappeler les propos tenus par J.J. McCullough devant le comité :

Parmi les dizaines de créateurs et de spectateurs de vidéos en ligne que j’ai entendus, tous ont été très clairs : ils n’ont aucune envie de vivre sous la botte d’un gouvernement qui a le pouvoir de forcer des plateformes comme YouTube à prôner, à promouvoir, à suggérer ou autrement à encourager certains types de contenus canadiens auprès de Canadiens qui n’ont pas choisi librement de le[s] voir.

Nous devons nous rendre compte que si nous ne tenons pas compte de cet avertissement, ces créateurs canadiens disposent d’options. S’ils décident tout simplement de retirer leur contenu du Canada, nous en sortirons tous perdants.

J’encourage donc tous les sénateurs à écouter les préoccupations importantes et légitimes de tous les Canadiens à cet égard. La liberté de parole, la liberté d’expression et la liberté de la presse sont protégées par la Constitution. Ce sont des valeurs canadiennes fondamentales que l’on ne devrait jamais compromettre. Merci.

Son Honneur le Président [ + ]

Voulez-vous prendre la parole ou poser une question, sénatrice Dupuis?

L’honorable Renée Dupuis [ + ]

J’aimerais poser une question au sénateur MacDonald, s’il accepte d’y répondre.

Son Honneur le Président [ + ]

Il vous reste une minute, sénateur MacDonald.

Oui.

La sénatrice Dupuis [ + ]

Merci, sénateur MacDonald. Est-ce que je peux vous demander de donner des précisions sur le problème que vous voyez? Vous dites que les problèmes liés au projet de loi C-11 se trouvent dans les articles 4.1 et 4.2.

À l’article 4.1, on précise ce qui suit : « La présente loi ne s’appliquerait pas à une émission téléversée par une entreprise en ligne [...] », mais on prévoit qu’il y a une possibilité que cette émission soit visée par un règlement pris en vertu de l’article 4.2, où l’on précise les critères de règlements qui pourraient s’y appliquer.

Est-ce que vous pouvez préciser — ou reprendre l’explication que vous avez donnée — quel est exactement le problème causé — entre autres, mais plus précisément — par l’article 4.2 en ce qui a trait aux émissions qui seraient exclues conformément à l’article 4.1?

Son Honneur le Président [ + ]

Sénateur MacDonald, votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous cinq minutes pour répondre aux questions?

Oui.

Son Honneur le Président [ + ]

Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Son Honneur le Président [ + ]

Le consentement est accordé pour répondre à cette question.

Eh bien, comme vous le savez, je ne suis pas la seule personne que cela préoccupe. Comme je l’ai mentionné dans mon discours, la sénatrice Simons a soulevé les mêmes préoccupations. Dans leur forme actuelle, les articles 4.1 et 4.2 sont contradictoires. L’un laisse supposer qu’il y aura une protection et l’autre la retire. Que doit-on en conclure?

Cela ne m’inspire pas confiance, et cela n’inspire décidément pas confiance aux témoins, qui connaissent très bien ce domaine. Je crois que tout cela doit être mieux expliqué et mieux justifié. C’est pourquoi j’ai hâte que le projet de loi soit renvoyé au comité pour voir s’il sera possible de régler, en particulier, les dispositions en question, puisqu’elles ne semblent pas inspirer aux Canadiens la confiance qu’ils méritent et dont ils ont besoin quand il s’agit de liberté de parole, de liberté d’expression et de libre accès à l’information sur Internet.

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