Projet de loi sur le réseau de digues de l'isthme de Chignecto
Deuxième lecture--Suite du débat
28 novembre 2023
Honorables sénateurs, je suis heureux de participer aujourd’hui au débat sur le projet de loi S-273, Loi sur le réseau de digues de l’isthme de Chignecto, présenté par notre collègue des Maritimes, le sénateur Quinn. Je prends la parole à titre de porte-parole à l’égard de ce projet de loi.
Pour ceux qui connaissent peut-être moins bien la terminologie topographique, un isthme est une langue de terre séparant deux grandes étendues d’eau et réunissant deux masses terrestres. Comme l’a fait remarquer, à juste titre, le sénateur Cotter dans son discours, « isthme » est certainement l’un des mots les plus difficiles à prononcer, du moins en anglais. Pas étonnant que les gens des Maritimes ont toujours désigné la région en général par l’euphémisme « marais de Tantramar ». C’est beaucoup plus facile à prononcer.
Il existe quatre isthmes distincts et importants au Canada : l’isthme d’Avalon, qui relie la presqu’île Avalon à la principale portion de l’île de Terre-Neuve; l’isthme de Sechelt, sur la Sunshine Coast de la Colombie-Britannique; l’isthme de Niagara, qui sépare les lacs Érié et Ontario; ainsi que l’isthme de Chignecto, dont il est ici question, qui sépare le détroit de Northumberland, dans le golfe du Saint-Laurent, de la baie de Fundy, au sud-ouest, et qui relie les provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick.
Cependant, cette bande de terre d’une largeur de 13 miles reliant la Nouvelle-Écosse au continent de l’Amérique du Nord existe dans des circonstances uniques. Comme il s’agit du seul lien terrestre entre la Nouvelle-Écosse et la partie continentale du Canada, cet isthme joue un rôle essentiel pour l’industrie et l’économie, des marchandises commerciales d’une valeur de plus de 35 milliards de dollars empruntant le corridor chaque année, de même que 15 000 véhicules au quotidien et des millions de personnes par année.
La totalité des liens routiers et ferroviaires, des télécommunications par fibre optique et des pipelines passe par ce corridor. Il faut aussi noter que cet accès routier est presque aussi important pour Terre-Neuve qu’il l’est pour la Nouvelle-Écosse. Ce qui pose un problème immédiat sur le plan structurel, toutefois, c’est qu’il passe sur des terres qui sont à peine au-dessus du niveau de la mer et que ces terres, quoique très fertiles, sont aussi très plates. Cette vulnérabilité pose un risque particulier qu’il faut atténuer, surtout compte tenu du fait que la baie de Fundy soumet la région aux marées les plus hautes et les plus fortes au monde.
On a maintes fois évoqué les changements climatiques, mais je rappelle aux honorables sénateurs que le niveau de l’océan Atlantique augmentait bien avant que l’expression « changements climatiques » soit à la mode. Cela fait plus de 300 ans qu’on érige des digues par nécessité, afin de protéger ces terres et ces côtes uniques.
Le sénateur Quinn a présenté au Sénat un résumé utile de l’historique des systèmes de digues construits par les Acadiens à partir de la fin du XVIIe siècle. Ils ont construit une série de digues en terre afin de protéger les terres agricoles contre les vigoureuses marées de la baie de Fundy. Bon nombre de ces digues existent toujours, même si elles ne font généralement plus que quelques pieds de hauteur.
Lorsque les planteurs de la Nouvelle-Angleterre sont arrivés pour cultiver les terres laissées vacantes à partir de 1759, ils ont restauré et agrandi les digues agricoles existantes au cours des décennies qui ont suivi, construisant de plus grosses digues qui ont abouti à la construction de la digue Wellington de 1817 à 1825. Cette digue protège plus de 3 000 acres de terres agricoles de première qualité. Elle a une hauteur de plus de 50 pieds, et sa base mesure 120 pieds.
En 1948, à la suite des pressions constantes exercées par les habitants des Maritimes, qui reconnaissaient que les digues nécessitaient d’importantes améliorations, le Parlement a adopté la Loi sur l’utilisation des terrains marécageux des provinces Maritimes, qui obligeait le gouvernement fédéral à assumer la totalité des coûts de construction et de reconstruction des digues et des barrages dans la région. Aujourd’hui, 75 ans plus tard, ce sont les mêmes digues qui doivent être remplacées, améliorées ou renforcées pour un coût estimé à 650 millions de dollars. Je pense que tous mes collègues des Maritimes seraient d’accord pour dire que des phénomènes météorologiques violents se produisent à une fréquence alarmante dans notre région — certainement plus fréquemment que ce dont je peux me souvenir. Peut-être vous rappellerez-vous que cet été, la Nouvelle-Écosse a connu des précipitations records pendant 24 heures en juillet, alors que certaines régions ont reçu près de 10 pouces de pluie — ou 250 millimètres. Ces pluies étaient d’une ampleur sans précédent.
Depuis quelques années, les Canadiens de l’Atlantique sont aussi confrontés à des risques croissants d’ouragans. Avec la hausse de la température de surface des océans le long de la côte Est, les scientifiques constatent que la côte Atlantique devient un terrain propice aux tempêtes tropicales et aux ouragans qui se dirigent vers le Nord. Leur intensité augmente, leur fréquence aussi. Ils sont accompagnés de vents forts, de pluie et de vagues dangereuses et leur passage est synonyme de destruction pour les Canadiens de l’Atlantique.
Chers collègues, lorsqu’on pense à la fois à la fréquence et à la gravité de ces phénomènes météorologiques ainsi qu’à l’élévation du niveau de la mer, on comprend pourquoi les gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse ainsi que les résidants se demandent avec une inquiétude croissante si le système de digues de Chignecto est adéquat.
Qu’arriverait-il si cette infrastructure vétuste faisait défaut? Qu’arriverait-il si cette étroite bande de terre — qui est essentielle au commerce, offre un corridor utilitaire et joue un rôle névralgique pour la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve — était compromise et devenait impraticable? On peut imaginer à quel point ce serait catastrophique pour l’économie et les industries du pays et pour les résidants et les entreprises de la Nouvelle-Écosse et du Canada atlantique.
Puisque le gouvernement fédéral est responsable du commerce interprovincial, les gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse estiment qu’Ottawa devrait prendre en charge 100 % de la facture. Or, le gouvernement fédéral ne propose d’en couvrir que 50 %, par l’intermédiaire du Fonds d’atténuation et d’adaptation en matière de catastrophes. Ce n’est pas seulement inéquitable, c’est injuste et inique. Avec le projet de loi, le sénateur Quinn propose de déclarer que le réseau de digues de Chignecto est à l’avantage général du Canada, un principe stratégique qui a son fondement dans la Constitution et qui permet au gouvernement fédéral de faire relever de sa compétence les ouvrages qu’il juge être d’intérêt national.
Le sénateur Quinn rappelle à juste titre que les Pères de la Confédération ont donné au Parlement le pouvoir déclaratoire de déterminer que des ouvrages sont d’intérêt national afin de les faire relever de la compétence fédérale. En outre, ce que propose le sénateur Quinn n’est pas sans précédent.
Pendant des années, la frontière américano-canadienne entre Windsor et Detroit a en effet servi d’unique corridor commercial terrestre entre les deux pays. Le pont Ambassador, de propriété privée et américaine, constituait ainsi le seul accès pour le trafic routier, sauf qu’il était souvent congestionné, ce qui nuisait à l’activité commerciale et à la circulation des personnes.
En 2012, le gouvernement Harper a décidé de résoudre le problème en faisant construire le pont international Gordie-Howe, qui sera ouvert en 2025. Il n’a pas été nécessaire d’adopter de déclaration pour construire le pont, car tous les passages frontaliers internationaux relèvent du gouvernement fédéral, et on réclamait un nouveau pont depuis longtemps. On paiera la structure de 4 milliards de dollars en imposant des péages, une approche d’utilisateur-payeur dont j’ai toujours appuyé le principe lorsqu’il convient d’opter pour ce modèle.
Par la suite, en 2014, le gouvernement Harper a mis en place la Loi visant le nouveau pont pour le Saint-Laurent, qui dit que le pont Champlain de Montréal et les ouvrages connexes sont déclarés être à l’avantage général du Canada. La structure du pont original, qui était fort achalandé, avait été jugée en mauvais état, mais le gouvernement du Québec et la Ville de Montréal avaient dit qu’ils n’avaient pas les moyens de payer le nouveau pont. Cependant, contrairement au pont international Gordie-Howe, l’affaire relevait incontestablement de la province. Les municipalités sont des créatures des provinces et, au Canada, les ponts municipaux ne relèvent tout simplement pas du gouvernement fédéral. Cependant, comme les besoins étaient pressants, le gouvernement Harper a décidé de contribuer à la construction du nouveau pont Champlain.
Cependant, le gouvernement fédéral a aussi déclaré que cet engagement était assorti de conditions : il était entendu que le pont aurait un péage et que le contribuable fédéral serait remboursé pour les coûts initiaux du nouveau pont Champlain. J’appuie sans réserve cette approche financièrement responsable, qui permettait de résoudre le problème dans l’immédiat tout en respectant la répartition des pouvoirs prévue dans la Constitution.
Après l’élection du gouvernement Trudeau, les libéraux ont laissé tomber cette décision raisonnable et financièrement responsable d’imposer un péage sur le nouveau pont. Plutôt, le nouveau gouvernement Trudeau a fait don à Montréal une nouvelle infrastructure coûteuse et névralgique qui relève incontestablement de la municipalité et de la province. Le nouveau pont sera payé exclusivement par le contribuable fédéral, une facture salée de 4,2 milliards de dollars.
Chers collègues, je pense que le pont Champlain est d’une importance vitale pour notre économie et qu’il était judicieux pour le gouvernement fédéral de prendre l’initiative de remplacer la structure originale en décrépitude. Cependant, je pense aussi que le gouvernement Trudeau aurait dû prendre la décision équitable, honorable et financièrement responsable de conserver le péage sur le pont. Or, puisque les libéraux ont établi ce précédent, l’ensemble des régions, des provinces et des Canadiens devraient jouir d’un traitement équivalent dans les dossiers de cette nature.
À titre de référence, comparons la question de la gestion du nouveau pont Champlain à celle du pont de la Confédération, qui relie l’Île-du-Prince-Édouard au continent. Je me souviens très bien de ce projet. Quand la décision a été prise de construire le pont de la Confédération, le regretté Stewart McInnes était ministre des Travaux publics, et j’étais son chef de cabinet. Depuis 1873, le gouvernement a l’obligation prescrite de fournir des infrastructures de transport à l’Île-du-Prince-Édouard, ce qui, traditionnellement, signifiait un service de traversier.
Pourquoi est-il équitable aujourd’hui pour les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard et les gens qui visitent cette province de continuer à payer un péage tandis que d’autres ponts payés par le gouvernement fédéral en sont exemptés, surtout lorsqu’il s’agit, comme pour le pont de la Confédération, d’infrastructures qui relèvent de la responsabilité du gouvernement fédéral? Il est tout à fait raisonnable de se poser la question.
Aujourd’hui, les Canadiens se rendent enfin compte que la responsabilité financière et le gouvernement Trudeau se repoussent mutuellement, comme les mêmes pôles d’un aimant. Or, la plus récente manœuvre des libéraux, c’est-à-dire l’exonération fiscale sélective à l’égard du chauffage domestique, montre qu’ils sont apparemment incapables de traiter les Canadiens de façon juste et équitable.
Je m’en voudrais de ne pas faire remarquer que la capitale de la Nouvelle-Écosse compte deux ponts, qui enjambent le port d’Halifax. Ils sont financés par le gouvernement provincial et les administrations municipales. Leur entretien est payé à même les péages que doivent verser les utilisateurs. Ils ne bénéficient d’aucune enveloppe du fédéral, et il n’est pas question qu’on élimine les péages. Je n’en veux pas aux municipalités, à la province ou à quiconque, du moment que cela facilite un peu les choses pour toutes les parties concernées, mais il est temps de revenir à un gouvernement qui ne traite pas les Canadiens différemment selon la région du pays. Les Canadiens méritent mieux.
Comme le nouveau pont Champlain, qui a coûté 4,2 milliards de dollars, est un corridor économique essentiel par où passent environ 20 milliards de dollars de marchandises entre l’île de Montréal et la rive sud du Saint-Laurent, je considère que l’investissement du fédéral en vaut la peine, mais il constitue un précédent. Par souci d’équité entre les régions, la même logique devrait s’appliquer aux infrastructures essentielles d’intérêt national qui se situent dans les Maritimes. L’isthme de Chignecto est un point de passage obligé par où transitent annuellement pour 35 milliards de dollars de marchandises, et le coût de la solution proposée équivaut à peine au septième de celui du nouveau pont Champlain. Le gouvernement fédéral devrait faire ce qui s’impose, c’est-à-dire cesser de tergiverser et faire son travail.
Les gens des Maritimes ont l’habitude d’être oubliés ou traités comme des citoyens de seconde zone par les gouvernements successifs à Ottawa. En fait, les Pères de la Confédération l’avaient prévu. Lorsque John A. Macdonald et les Pères de la Confédération se sont réunis pendant deux semaines à Charlottetown, six jours entiers ont été consacrés uniquement à la création du Sénat et à sa composition. Ils ont constitué un Sénat formé sur la base de la représentation régionale. Bien que nous soyons nommés en fonction de notre province, notre représentation est régionale, et nous devons nous rappeler que l’un de nos devoirs est d’assurer l’équité régionale.
Je ne doute pas que la protection de ce corridor vital soit dans l’intérêt national, et je félicite le sénateur Quinn d’avoir pris l’initiative de ce projet de loi et d’avoir contribué à son avancement. Renvoyons-le en comité afin que nous puissions poser les questions importantes. Posons des questions sur la vulnérabilité du réseau de digues par rapport aux phénomènes météorologiques et sur les conséquences de la disparition de cette liaison terrestre.
Demandons comment cela affecterait le commerce interprovincial et les industries qui dépendent du chemin de fer et de l’autoroute, ou comment le commerce international serait affecté si le port d’Halifax ne pouvait pas gérer ses importations et exportations comme à l’habitude. Demandons comment Terre-Neuve réagirait si elle était coupée de sa principale ligne d’approvisionnement.
Dans son discours, le sénateur Cormier se disait préoccupé par le recours au pouvoir déclaratoire du gouvernement fédéral et il a cité notre ancien et estimé collègue André Pratte comme source pour appuyer ses incertitudes. Je ne me souviens pas d’avoir entendu de telles réserves lorsqu’il a été annoncé que le contribuable fédéral paierait le nouveau pont Champlain. Le sénateur a peut-être changé d’avis depuis ce temps. Cependant, à mon avis, ces réserves sont de nature ésotérique, et le véritable enjeu est maintenant qu’un traitement équitable doit être offert à toutes les régions du pays, ce qui devrait être une priorité pour tous les sénateurs.
Chers collègues, renvoyons le projet de loi au comité dès que possible pour qu’il l’étudie en profondeur. Le Canada a un isthme à protéger et à préserver. Merci.
Le sénateur accepterait-il de répondre à une question?
Oui.
Sénateur MacDonald, je vous remercie de ce discours dans lequel vous avez exposé clairement de multiples raisons pour lesquelles le Sénat doit étudier ce projet de loi.
Je souhaite avoir quelques éclaircissements à propos de certains des points que vous avez mentionnés. Ma première question porte sur le pont Champlain; vous avez souligné, à juste titre, qu’il s’agissait d’un projet entrepris par le gouvernement fédéral, mais j’aimerais savoir si celui-ci a eu recours au pouvoir déclaratoire prévu par la Constitution.
Je poserai tout de suite une deuxième question, si vous le permettez, puisque je n’aurai peut-être pas d’autre occasion de le faire. Est-ce que le recours au pouvoir déclaratoire pour le projet concernant l’isthme signifie que le gouvernement devra assumer plus que 50 % des coûts, pourcentage qu’il s’est déjà engagé à verser dans le cadre du programme? Il pourrait n’accorder aucune somme ou assumer la pleine responsabilité du projet. Le recours au pouvoir déclaratoire n’est-il qu’une décision de politique, alors que nous voulons simplement renvoyer le projet de loi au comité, comme vous l’avez dit?
Sénateur Quinn, je répondrai d’abord à votre deuxième question. Il n’est pas nécessaire d’associer le pouvoir déclaratoire à une partie précise du coût éventuel. Qui financera le projet? Nous ne forçons personne à dépenser de l’argent ni à déclarer combien d’argent il faudra dépenser.
Pour ce qui est du pouvoir déclaratoire, à ma connaissance, le gouvernement s’est servi du pouvoir déclaratoire pour la construction du pont Champlain. J’ai peut-être mal compris, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je crois que c’est exact.
Non. Je vous remercie de cette précision.