Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
6 juin 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-248, une initiative présentée par une ardente et diligente défenseure de l’autonomie et de la dignité des patients, la sénatrice Wallin. Je sais que, tout comme elle l’a fait pour son amendement au projet de loi antérieur du gouvernement, la sénatrice fonde ce projet de loi sur son expérience personnelle et douloureuse et le présente avec les intentions les plus sincères.
Dans les discours que j’ai prononcés dans le passé au sujet de l’aide médicale à mourir, j’ai souligné ma préoccupation à l’égard de la rapidité et de la magnitude avec lesquelles le gouvernement élargit ce régime qui, à l’origine, était une réponse prudente et circonspecte à une décision de la Cour suprême du Canada.
Bien que nous étions tout à fait conscients à l’époque que la légalisation du suicide assisté entraînerait un changement de paradigme, la plupart d’entre nous étaient également conscients de la nécessité que la loi soit claire, rigoureuse et exempte de toute ambiguïté pour éviter que l’on mette fin prématurément à des vies faute d’évaluation prudente et sans le consentement explicite de la personne.
Pour beaucoup d’entre nous, les mesures de sauvegarde prévues à l’époque étaient insuffisantes. Pourtant, comme je l’ai déjà dit, jamais je n’aurais pu imaginer qu’à peine quelques années après qu’on ait balayé du revers de la main nos mises en garde contre cette « pente savonneuse », nous légaliserions le suicide pour les personnes souffrant d’une maladie mentale et déposerions des rapports de comité recommandant d’étendre le suicide assisté aux enfants. À mon avis, ces propositions sont indéfendables.
Je ne mettrais toutefois pas le projet de loi S-248 dans cette catégorie. Je comprends la logique derrière les demandes anticipées, en particulier en ce qui concerne les patients ayant reçu un diagnostic de maladie d’Alzheimer ou de démence, qui craignent de vivre dans un état inconcevable à mesure que leur maladie progressera.
Cela dit, en pratique, cette mesure législative éliminerait une des mesures de sauvegarde les plus fondamentales du régime de suicide assisté du Canada, soit la nécessité d’un consentement final sans équivoque, incontestable et clair avant de mettre un terme à la vie d’une personne.
Les demandes anticipées éliminent, pour le médecin, la capacité de vérifier le souhait du moment d’une personne, laissant ainsi place à la possibilité bien réelle qu’on mette fin à la vie d’une personne contre sa volonté.
Dans l’arrêt Carter, la Cour suprême du Canada a souligné à plusieurs reprises qu’une personne qui demande le suicide assisté doit y consentir clairement. Si le consentement doit être clair et sans équivoque, il doit aussi être concomitant. Selon des experts, des données montrent qu’il existe un risque que l’on fournisse le suicide assisté à un patient contre son gré.
Le rapport que le Conseil des académies canadiennes a produit pour le gouvernement du Canada au sujet des demandes anticipées d’aide médicale à mourir dit notamment ceci :
Le principal risque posé par les demandes anticipées d’AMM est qu’une personne reçoive l’aide à mourir contre sa volonté.
Ce risque est confirmé par les données de Santé Canada. Les premier, deuxième et troisième rapports de Santé Canada sur l’aide à mourir au Canada montrent qu’en moyenne, environ 20 % des personnes qui ont retiré leur demande d’aide au suicide l’ont fait immédiatement avant de recevoir l’aide au suicide.
Il s’agit d’une statistique frappante, qui devrait tous nous faire réfléchir.
Je n’étais pas membre du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, mais j’ai lu les témoignages et le rapport final avec beaucoup d’intérêt. Bien que certains témoins se soient montrés clairement favorables à ce que propose la sénatrice Wallin, d’autres ont soulevé de sérieux problèmes d’ordre juridique, éthique et pratique au sujet des demandes anticipées.
Trois grandes préoccupations sont ressorties des témoignages. La première, c’est que les gens ne peuvent pas prédire exactement ce que sera leur qualité de vie à l’avenir, particulièrement s’ils sont atteints d’une maladie chronique. La deuxième préoccupation, c’est que les gens n’auraient pas l’occasion de retirer leur consentement. La troisième préoccupation, c’est que les patients vulnérables risqueraient de subir des abus, des pressions et une influence indue au sujet des demandes anticipées.
En ce qui concerne le premier point, plusieurs témoins ont donné des exemples des limites de notre capacité à évaluer notre qualité de vie future. La Dre Romayne Gallagher, professeure clinicienne en médecine palliative à l’Université de Colombie-Britannique, a témoigné au nom de la Société canadienne des médecins de soins palliatifs et a déclaré :
[...] la littérature médicale et les sciences sociales nous rappellent que les gens sont incapables de prévoir à quoi ressemblerait leur vie s’ils devenaient gravement malades ou handicapés. Les gens s’adaptent à la maladie et au handicap et adaptent leurs besoins pour avoir une qualité de vie décente. De nombreux problèmes de santé sont longs et imprévisibles.
Le Dr Jonas-Sébastien Beaudry a également fait remarquer que les patients qui ont fait une demande anticipée peuvent avoir des expériences et des désirs différents de ceux qu’ils ont eus dans le passé. Ils n’ont jamais fait l’expérience d’une vie avec des capacités cognitives réduites.
Il a donné l’exemple d’un homme de 75 ans, John, qui a perdu la capacité de prendre ses propres décisions en matière de soins de santé. Il est généralement admis que lorsque des décisions de soins de santé sont prises au nom de quelqu’un d’autre, elles ne doivent l’être que dans l’intérêt du patient. Le Dr Beaudry a fait remarquer que l’on pourrait supposer que Jean, sans démence, à l’âge de 50 ans par exemple, connaîtrait son avenir mieux que quiconque et qu’il saurait instinctivement ce qui convient le mieux à Jean à l’âge de 75 ans.
Toutefois, cela n’est pas si évident. D’une part, il se peut que John prenne des décisions avant tout pour ne pas être un boulet pour les membres de sa famille. Il peut également imaginer qu’il sera alité et très dépendant et éprouver de la honte à cette idée. Ces suppositions peuvent être fondées sur des croyances discriminatoires largement répandues concernant la qualité de vie des personnes malades et handicapées, et sur la question de savoir si leur vie vaut la peine d’être vécue.
Le Dr Beaudry a fait remarquer que de nombreuses personnes vivent une vie heureuse en dépit de divers problèmes médicaux importants ou d’un niveau élevé de dépendance. Cependant, si John, ou un membre de sa famille ou de son équipe soignante, n’est pas d’accord, ou n’est pas conscient de cela en raison de généralisations sur le capacitisme, John, à 75 ans, deviendrait la victime de ces stéréotypes sur le capacitisme ou l’âgisme.
Le point principal du Dr Beaudry est que, lorsqu’il s’agit de soins de santé, nous devons prendre soin du patient qui se trouve devant nous, même s’il est atteint d’une démence avancée. Cela ne signifie pas que les expériences passées de John ne sont pas pertinentes. L’évaluation holistique de ce qui est dans son intérêt peut inclure ses souhaits et préférences passés.
En fin de compte, il ne faut simplement pas donner le dernier mot aux anciennes convictions d’un patient, en particulier lorsque ces dernières ont été formulées dans un contexte cognitif et expérientiel éloigné.
Le comité a entendu la Dre Alice Maria Chung, une gériatre qui travaille depuis plus de 30 ans avec des patients âgés et qui enseigne l’évaluation des capacités aux étudiants en médecine, aux internes et aux médecins en exercice, afin qu’ils soient en mesure de déterminer si un patient est capable de prendre une décision médicale.
La Dre Chung a posé cette question :
De quel droit la personne que nous sommes à 60 ou à 70 ans peut-elle juger de la qualité de vie qu’elle aura à 80 ou 90 ans? Les patients atteints d’une maladie chronique peuvent souvent s’adapter à leur nouvelle situation et trouver un équilibre et une estime de soi, et sentir que leur qualité de vie est plutôt bonne.
La vaste documentation médicale dont nous disposons tend à confirmer ce qu’elle avance. Elle a aussi indiqué que c’est ce qu’elle constate dans le cadre de sa pratique.
En réponse à ces préoccupations, la sénatrice Wallin a dit qu’on voit cela constamment dans le domaine juridique. Nous rédigeons des testaments, que nous confions à des avocats, nous rendons des ordonnances de non-réanimation, et cetera. Tout cela est vrai. Cependant, nous savons tous que mettre fin à la vie d’une personne sans avoir la certitude qu’elle y consent à ce moment-là est complètement différent. Dans ce cas précis, je dirais que, s’il y a un risque de commettre une erreur, l’éthique veut qu’on n’aille pas plus loin.
Le deuxième problème, c’est qu’une personne ne pourrait pas retirer son consentement, ce qui est un aspect essentiel du consentement donné en connaissance de cause. Le consentement est un concept qui est entré dans le discours public dans les dernières années, et la société a pris conscience que, dans les situations les plus graves, le consentement doit avoir été accordé récemment et de façon explicite et sans équivoque. Or, je ne peux imaginer de circonstances plus graves où on doit s’assurer qu’il y a consentement.
Sommes-nous vraiment en train de suggérer que l’absence de refus constitue un consentement? Nous savons que ce n’est pas le cas et que ce n’est pas possible.
Nous sommes tous d’accord pour dire que l’autonomie d’une personne doit être respectée, et si une personne est capable de prendre des décisions et de les communiquer clairement, il est raisonnable de penser que ces souhaits doivent être respectés. Cependant, nous avons décidé en tant que société qu’il y a des limites nécessaires à la liberté d’autonomie.
Le Dr Félix Pageau, gériatre et chercheur, a déclaré au comité :
Le gouvernement doit protéger les gens vulnérables et protéger les gens contre eux-mêmes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a fixé un âge légal pour la consommation d’alcool ou encore obligé le port de la ceinture de sécurité en voiture et du casque à moto. La liberté d’autonomie n’est donc pas absolue au Canada; elle est encadrée.
De même, la loi actuelle impose des limites nécessaires à la capacité d’une personne à prendre des décisions futures sans possibilité de changer d’avis sur la décision médicale la plus grave qu’elle puisse prendre. Il est bien documenté qu’en ce qui concerne l’aide médicale à mourir les demandes et les avis changent immédiatement avant l’administration. Des demandes sont retirées. Cette possibilité de retirer son consentement à la dernière minute doit être maintenue.
Enfin, l’autorisation de directives préalables pour les personnes atteintes de démence et de la maladie d’Alzheimer risque d’entraîner des abus. Les gens subissent déjà une influence indue pour éviter d’être un fardeau pour leurs proches. Comme l’a déclaré la Dre Chung :
J’ai de nombreux patients qui ont eu le cœur brisé après avoir été incités par leur famille à vendre leur maison et à déménager dans un centre pour ne pas être un fardeau. À l’heure actuelle, les mesures de sauvegarde ne me permettent pas de protéger les aînés vulnérables contre l’exploitation financière. Je pense qu’il est impossible d’élaborer des mesures de sauvegarde qui permettraient de les protéger adéquatement contre une influence indue en vue de leur faire accepter ou demander l’aide médicale à mourir.
Trudo Lemmens est un expert en droit et en politique de la santé. Dans le mémoire présenté à un comité mixte sur le sujet, il a présenté un contexte international, expliquant les exigences d’autres pays qui ont mis en œuvre la demande anticipée de suicide assisté. Il a indiqué ceci :
[...] la Belgique [n’autorise] l’aide médicale à mourir demandée par anticipation que pour des personnes devenues inconscientes de façon permanente, afin d’éviter d’euthanasier des personnes qui aiment encore la vie et peuvent résister. Au départ, les Pays-Bas avaient du mal à accepter l’aide médicale demandée par anticipation, car ils considéraient qu’il était impossible de la justifier par les « souffrances insupportables » du patient, puisqu’il ne pouvait plus confirmer ces souffrances. Le pays l’accepte maintenant, même dans les cas où les personnes semblent résister.
Aucun de ces régimes ne prévoit un consentement explicite et concomitant à l’aide médicale à mourir, ce qui est probablement exigé par notre Constitution compte tenu de l’accent que la Cour suprême met sur le consentement éclairé dans l’arrêt Carter.
M. Lemmens souligne que notre régime actuel d’aide médicale à mourir va déjà beaucoup plus loin que la réglementation en Belgique, mais que, parallèlement, nos services de soins sociaux et de soins de santé sont inférieurs à la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE. Il a ajouté que les dispositions relatives aux demandes anticipées d’aide médicale à mourir prévues dans le régime actuel des Pays-Bas ont possiblement occasionné des défis éthiques et juridiques insurmontables — ce qui n’est pas surprenant.
Chers collègues, bien que j’éprouve énormément de compassion pour les personnes qui ont reçu un diagnostic terrible de troubles neurocognitifs, une réalité qui vient avec son lot d’incertitudes et d’inquiétudes face à la détérioration de la qualité de vie, les experts sont unanimes : il est impossible de déterminer avec certitude comment une personne se sentira au fur et à mesure de la progression de la maladie.
Il est inacceptable de signer une autorisation définitive ou une demande d’aide médicale à mourir si ces formalités administratives reposent uniquement sur une réalité qui appartient au passé. On ne peut justifier une action qui prend appui sur les désirs d’une personne qui n’avait aucune idée de son rapport futur à la vie. Chers collègues, les risques sont trop grands.
Puisque, selon les données de Santé Canada, 20 % des patients qui retirent leur demande d’aide médicale à mourir le font immédiatement avant la procédure, tout porte à croire que l’adoption de ce projet de loi mettrait inévitablement certaines personnes dans une situation de grande vulnérabilité. Des patients pourraient perdre la vie contre leur volonté du moment présent — ce serait la fin forcée d’une vie.
Le prix à payer en cas de mauvaise décision dépasse largement les conséquences de l’inaction. C’est la raison pour laquelle je suis contre ce projet de loi. Merci, chers collègues.
Honorables sénateurs, c’est à titre de porte-parole de l’opposition que je parlerai aujourd’hui du projet de loi S-248, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).
Je tiens d’abord à saluer la marraine de ce projet de loi, la sénatrice Wallin, pour tout ce qu’elle fait dans le dossier des demandes anticipées.
Je l’ai dit et je le répète : partout au pays, l’aide médicale à mourir constitue l’un des sujets les plus complexes et les plus personnels qui soient tant pour les Canadiens qui pensent à s’en prévaloir que pour leur famille. On trouve de toutes les opinions parmi notre assemblée — opinions qui sont par ailleurs aussi valables les unes que les autres — quant à la manière dont l’aide médicale à mourir devrait être encadrée et balisée à mesure qu’évolue ce dossier.
À titre de porte-parole de l’opposition, j’estime que le projet de loi S-248, qui autorisera les Canadiens à demander d’avance l’aide médicale à mourir au cas où ils perdraient la faculté de donner leur consentement, comporte certaines lacunes et j’aimerais expliquer ce qui, selon moi, constituerait des balises adéquates. Certains de nos collègues ont déjà exposé en détail ce que fait ce projet de loi et ce qu’il ne fait pas. D’autres ont fait valoir qu’il faut des balises clairement définies, par exemple en ce qui concerne la période de validité des demandes anticipées, le rôle des témoins indépendants et la définition d’un consentement libre et éclairé.
Le projet de loi S-248 modifie le Code criminel de manière à :
a) permettre à une personne dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible de conclure une entente par écrit en vue de recevoir l’aide médicale à mourir à une date déterminée si elle perd sa capacité à consentir à l’aide médicale à mourir avant cette date;
b) permettre à une personne atteinte d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap graves et incurables [de] faire une déclaration écrite pour renoncer à l’exigence du consentement final lorsqu’elle reçoit l’aide médicale à mourir si elle perd sa capacité à consentir à l’aide médicale à mourir, si elle est atteinte des symptômes énoncés dans la déclaration écrite et si toutes les autres mesures de sauvegarde pertinentes énoncées dans le Code criminel ont été respectées
Le projet de loi S-248 a initialement été présenté comme amendement au projet de loi C-7 que le Sénat avait adopté, mais que le gouvernement avait rejeté. Si elle est adoptée, cette mesure donnera aux Canadiens qui ont reçu un diagnostic de maladie grave et incurable la capacité de présenter, alors qu’ils sont encore capables de donner leur consentement, une demande anticipée pour recevoir l’aide médicale à mourir.
En qualité de vice-présidente du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, j’ai collaboré avec les membres du comité lors de l’étude de l’aide médicale à mourir pour les personnes recevant des soins palliatifs, les mineurs matures, les personnes handicapées et les personnes souffrant de maladies mentales. Le comité s’est également penché sur les demandes anticipées. De nombreux témoins qui ont comparu devant le comité souscrivent au principe de la demande anticipée.
La Dre Helen Long, directrice générale de l’organisme Mourir dans la dignité Canada, a déclaré :
Les Canadiens nous disent qu’ils sont préoccupés par leur capacité de donner un consentement éclairé à l’aide médicale à mourir en raison de leurs antécédents familiaux de troubles neurocognitifs, comme la démence ou la maladie de Parkinson, ou du fait qu’un accident ou autre problème médical pourrait entraîner une diminution de leur capacité mentale. Les demandes anticipées permettraient à ceux qui optent pour l’aide médicale à mourir d’éviter une vie de douleur et de souffrance graves et irrémédiables advenant une perte de capacité.
Le Dr Serge Gauthier, professeur émérite et neurologue, a expliqué que bon nombre de ses patients souhaitent pouvoir présenter une demande anticipée et qu’à défaut d’avoir une telle possibilité, certains patients ont indiqué qu’ils envisageraient le suicide.
Sandra Demontigny, âgée de 43 ans et atteinte de la forme précoce de la maladie d’Alzheimer, a expliqué ce que signifierait pour elle une demande anticipée :
Toutefois, je ne veux pas vivre la dernière phase de la maladie, alors que les gens sont complètement dépendants, incapables de s’exprimer ou à peu près. Je l’ai vue et je ne veux pas la vivre. C’est ce que je voudrais préciser dans une demande anticipée. Bien sûr, cela me donnerait plus de temps.
Par exemple, sans vouloir vous mettre de la pression, si les demandes anticipées ne sont pas acceptées par le Parlement, malheureusement, je devrai choisir seule de partir avant d’entrer dans cette phase, sinon j’y serai coincée.
Nous avons également entendu des témoins nous avertir qu’il faut mettre en place d’importantes mesures de sauvegarde pour le traitement des demandes anticipées.
M. Pierre Deschamps, avocat et éthicien, a dit :
[...] le défi pour le législateur est de concevoir des mesures de sauvegarde robustes qui protégeront la personne ayant fait une demande anticipée d’aide médicale à mourir — généralement, cette demande se fait plusieurs années avant l’apparition de la condition pouvant donner lieu à son activation — contre des abus tels que l’administration trop précoce de l’aide médicale à mourir ou l’empressement d’administrer celle-ci sous la pression de proches ou d’un corps médical sympathique à l’état de dégradation mentale de la personne, qui se trouvera alors dans une situation de très grande vulnérabilité.
La Dre Alice Maria Chung, citée plus tôt par notre leader, a dit :
Les directives anticipées pour l’aide médicale à mourir posent plusieurs problèmes. Premièrement, nous ne pouvons pas prédire exactement ce que sera notre qualité de vie à l’avenir, encore moins lorsque nous sommes atteints d’une maladie chronique. [...]
Deuxièmement, dans les cas de démence avancée, on n’aurait pas la moindre occasion de retirer le consentement, ce qui est également essentiel au consentement donné en connaissance de cause. Quelqu’un d’autre, un travailleur de la santé qui ne connaît peut-être pas le patient ou un dispensateur de soins, devrait choisir quand donner suite à l’aide médicale à mourir. [...]
Enfin, le recours aux directives anticipées pour les patients atteints de démence peut aussi mener à des abus. [...] Je pense qu’il est impossible d’élaborer des mesures de sauvegarde qui permettraient de les protéger adéquatement contre une influence indue en vue de leur faire accepter ou demander l’aide médicale à mourir.
Dans le rapport de 2018 du Conseil des académies canadiennes, intitulé L’état des connaissances sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir, le comité d’experts a énuméré un certain nombre de lacunes de connaissances en ce qui a trait aux demandes anticipées.
Catherine Ferrier, médecin de l’Université McGill, a témoigné devant le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir et elle a soulevé cette question en déclarant que de nombreux experts remettent en question l’utilité générale des directives anticipées. Elle a fait remarquer qu’il existe de plus en plus de preuves montrant que les gens ont tendance à mal à se figurer leur qualité de vie dans des situations hypothétiques en raison de biais cognitifs, comme le biais de projection — la projection des préférences actuelles sur des situations futures —, le biais d’ancrage mental — quand on accorde plus d’importance à ce qui s’aggrave qu’à ce qui reste positif — et la négligence de la compétence immunitaire — quand on sous-estime la capacité d’adaptation d’une personne.
Une autre lacune constatée dans le rapport intitulé L’état des connaissances sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir concerne les conséquences plus générales de l’autorisation des demandes anticipées d’aide médicale à mourir au Canada. Il s’agit notamment des effets ressentis non seulement par les personnes qui demandent l’aide médicale à mourir, mais aussi par les personnes chargées de décider s’il faut y donner suite et à quel moment, et par la société dans son ensemble.
Honorables sénateurs, l’aide médicale à mourir est une question complexe et profondément personnelle. En tant que fille aînée et principale soignante de ma défunte mère, qui a vécu avec une démence avancée pendant plus de 10 ans, il m’aurait été impossible de donner suite à une demande anticipée si la loi lui avait permis d’en rédiger une avant que la maladie n’ait progressé. Ni elle ni moi n’aurions pu anticiper la joie qu’elle dégageait et qu’elle transmettait à tous les résidants de son étage en tant que personne que la démence avancée rendait angélique et heureuse de tout.
Je ne peux pas m’imaginer comment j’aurais pu respecter la volonté de ma mère, à n’importe quelle étape de sa prise en charge, si elle avait donné un consentement préalable pour recevoir l’aide médicale à mourir.
L’aide médicale à mourir et la question du consentement préalable sont des sujets difficiles pour tous les parlementaires. En tant que législateurs, nous tenons à prendre les bonnes décisions. Nous voulons des preuves indéniables que notre travail aide les gens et ne leur nuit pas. Or, dans le cas des questions sociales hautement émotives, la voie à suivre n’est pas toujours claire. J’espère que les témoignages que nous entendrons au comité nous permettront de trouver cette voie. J’espère que nous pourrons entendre les experts au sujet du consentement préalable pour recevoir l’aide médicale à mourir, qu’ils nous éclaireront sur les mesures de sauvegarde à établir pour garantir la protection des Canadiens et le respect de leur volonté. Merci.