Aller au contenu

Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat

11 février 2021


Honorables sénateurs, j’aimerais vous rappeler que le Parlement du Canada est situé sur le territoire non cédé de peuples autochtones.

Honorables collègues, je prends la parole en vue de proposer un amendement et je vous demande votre attention tandis que je parlerai de la nature discriminatoire de ce projet de loi précipité et irréfléchi. J’ai un grand respect pour ceux qui ont présenté les amendements judicieux et prévoyants dont nous avons déjà débattu ainsi que pour mon honorable collègue, la marraine du projet de loi. À mon avis, nous faisons du mieux que nous le pouvons avec un projet de loi qui, en réalité, ne devrait pas être à l’étude, mais qui l’est parce que le gouvernement a refusé d’effectuer l’examen de la loi actuelle prescrit par la loi et a invoqué un délai prescrit pas une instance judiciaire inférieure pour nous propulser dans la situation où nous nous retrouvons aujourd’hui.

Avant que le gouvernement décide de ne pas interjeter appel de la décision, plus de 70 organismes de défense des droits des personnes handicapées ont écrit au ministre de la Justice pour l’exhorter à en appeler de cette décision. Parmi ces organismes figuraient la British Columbia Aboriginal Network on Disability Society, le Conseil des Canadiens avec déficiences, l’Association canadienne pour l’intégration communautaire, le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada, Inclusion Winnipeg, Community Living Manitoba, l’ARCH Disability Law Centre et Personnes d’abord du Canada. Ces organismes représentent les préoccupations de centaines de milliers de Canadiens ayant un handicap, dont beaucoup sont des personnes racialisées vivant dans la pauvreté. Ils ont fait valoir des arguments très convaincants. Malheureusement, le ministre n’en a pas tenu compte.

En effet, avant la présentation du projet de loi dont nous sommes saisis, le ministre de la Justice a été informé que l’actuel régime canadien d’aide médicale à mourir, censé faire l’objet d’un examen, inquiétait l’ancienne rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées qui, après sa visite d’étude au Canada, s’est déclarée « [...] extrêmement préoccupée par la mise en œuvre de la législation sur l’aide médicale à mourir dans une perspective de handicap. »

Je précise, honorables sénateurs, que cette déclaration a été faite avant que le critère de fin de vie ne soit invalidé par un tribunal de juridiction inférieure et utilisé comme argument pour faire avancer rapidement l’étude de ce projet de loi. Et à l’heure actuelle, en ce qui concerne ce projet de loi, davantage d’experts indépendants des Nations unies partagent le point de vue des experts canadiens en matière de droits des personnes handicapées.

Nos collègues médecins nous ont beaucoup aidés dans le débat d’hier soir. Rappelons également que l’expertise se présente sous de nombreuses formes et ne vient pas d’une seule profession. Les experts des Nations unies et du Canada en matière de droits des personnes handicapées parlent d’une seule voix, mettant clairement en garde le Canada parce que ce projet de loi risque fort d’entraîner des situations dangereuses et discriminatoires pour les personnes vivant avec un handicap, sans que le Sénat en soit informé et puisse faire quoi que ce soit de tangible.

La coalition a pris de l’ampleur et compte maintenant plus de 90 organismes de défense des droits des personnes handicapées. J’interviens aujourd’hui pour présenter mes propres préoccupations et me faire en quelque sorte la porte-parole de cette coalition, qui comprend de nombreux experts issus de disciplines variées.

Il y a quelques jours à peine, trois experts indépendants de l’ONU — le rapporteur spécial sur les droits des personnes handicapées, l’experte indépendante chargée de promouvoir l’exercice par les personnes âgées de tous les droits de l’homme, ainsi que le rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme —, tous motivés par leurs sérieuses réserves au sujet de ce projet de loi, ont publié la lettre officielle qu’ils avaient envoyée au gouvernement du Canada dans laquelle ils énumèrent les violations des droits de la personne qui risquent de se produire avec l’adoption du projet de loi C-7, qui prévoit élargir l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes handicapées qui ne sont pas à l’article de la mort.

Comme la sénatrice Pate et d’autres l’ont déjà fait remarquer, les gouvernements fédéraux successifs ont largement failli à mettre en œuvre des lois et des programmes permettant une réelle égalité et inclusion dans ce pays. En adoptant ce projet de loi, nous irons à l’encontre de promesses qui sont des garanties constitutionnelles et internationales en matière d’égalité. Voilà pourquoi les trois rapporteurs spéciaux de l’ONU se sont ralliés aux défenseurs canadiens des droits des personnes handicapées en interpellant le Canada et en nous invitant à les écouter.

Les défenseurs des droits des personnes handicapées notent qu’en refusant de contester la décision rendue par un tribunal inférieur sur un enjeu aussi fondamental — une question de vie ou de mort —, le gouvernement a conçu ce projet de loi sur une décision d’un tribunal inférieur. Ce faisant, le gouvernement entérine des stéréotypes qui vont contribuer à exacerber la stigmatisation de nombreux Canadiens handicapés. Ainsi, cela risque d’aggraver l’oppression et les défis auxquels font face de nombreux membres de ce groupe vulnérable — pour employer la terminologie du Sénat — sans créer un environnement équitable et sécuritaire conforme aux promesses contenues dans notre Charte, et aux lois internationales des droits de la personne.

Sans l’effet égalisateur de ce critère de fin de vie qui garantit un point commun à toutes les personnes accédant à l’aide médicale à mourir, à savoir une mort imminente, les changements proposés auront pour effet que les personnes handicapées finiraient par y accéder également pour motif d’invalidité.

On ne peut imaginer de pire stéréotype à inscrire dans une loi que celui selon lequel, même si elle est en bonne partie causée par le manque de soutien et les inégalités, la souffrance que ressent une personne en raison de son handicap justifie qu’on mette fin à sa vie.

Chers collègues, souhaitons-nous réellement faire partie du problème en envoyant le message qu’avoir un handicap est un destin pire que la mort? J’invite les sénateurs à envisager le fait qu’en l’absence de l’amendement à l’étude, ce projet de loi risque de contrevenir encore davantage l’article 10 de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, qui stipule ceci :

Les États Parties réaffirment que le droit à la vie est inhérent à la personne humaine et prennent toutes mesures nécessaires pour en assurer aux personnes handicapées la jouissance effective, sur la base de l’égalité avec les autres.

Les Canadiens handicapés sont déjà bombardés quotidiennement de rappels qu’ils sont indésirables et sous-appréciés. Voulons-nous aggraver le danger très réel et immédiat de préjudice dans bon nombre de leurs vies — un danger qui est déjà exacerbé par l’exclusion sociale et la pauvreté — en inscrivant dans la loi le message qu’ils recevront notre plein soutien s’ils choisissent de mourir prématurément parce que la société a rendu beaucoup de leurs vies insupportables?

Ce message ne s’inscrit-il pas à merveille dans le stéréotype qui caractérise la vie d’une personne handicapée comme une mauvaise vie? Est-ce une vie moins bonne? Certains sénateurs sont des personnes handicapées. Certains d’entre nous ont connu la pauvreté et la discrimination raciale, mais aucun d’entre nous ne vit aujourd’hui dans une grande pauvreté et n’est assujetti à l’exclusion sociale.

À mon avis, le Canada violera le droit international s’il offre aux personnes handicapées de l’aide médicale à mourir en fonction de leur handicap.

Voici le point essentiel de l’amendement. À l’heure actuelle, tout Canadien dont la mort n’est pas imminente n’a pas droit d’avoir accès à l’aide médicale à mourir. L’accès à l’aide médicale à mourir est créé et réglementé par la loi, mais pas en tant que droit constitutionnel. Si nous sommes résolus à supprimer l’exigence d’une mort raisonnablement prévisible, pourquoi ne le faisons-nous pas pour tous les Canadiens au lieu de créer un droit de mourir spécial pour les Canadiens handicapés? Ne s’agit-il pas d’un exemple de plus du principe « distinct, mais égal »; un principe que les cours et les tribunaux des droits de la personne ont complètement rejeté?

Pour les Canadiens handicapés, avoir un logement distinct dans un établissement ne constitue pas un avantage. Selon eux, on ne respecte pas leur dignité en les faisant entrer dans un édifice public par la porte arrière ou un monte-charge. À leur avis, occuper un emploi distinct non rémunéré dans un atelier protégé, recevoir une éducation distincte dans une école qui leur est spécialement réservée ou utiliser des moyens de transport distincts ne convient pas quand l’inclusion et l’égalité sont les objectifs à atteindre. Comment peut-on justifier le fait d’accorder un droit distinct à l’aide médicale à mourir exclusivement aux personnes handicapées? Les capacités physiques peut-être? Il ne s’agit pas d’une simple formalité ou d’une bagatelle de redéfinir la mort comme étant un avantage pour les vivants plutôt qu’un risque, mais seulement pour certains, pas pour toutes les personnes qui le souhaite.

Les experts indépendants de l’ONU et les experts canadiens en droits des personnes handicapées ne s’inspirent pas d’une quelconque théorie distincte sur les droits de la personne. Ils s’inspirent des mêmes principes universels des droits de la personne sur lesquels est bâti le Canada en tant que pays ainsi que notre Constitution. Ces principes, qui sont clairement énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, sur laquelle repose notre Charte, n’envisagent pas — et n’ont jamais envisagé — la possibilité que la mort soit avantageuse pour une personne qui n’est pas autrement mourante.

Considérer que la mort est un accommodement pour les personnes vivantes en fonction de leurs caractéristiques personnelles porte atteinte à toutes les normes liées aux droits de la personne reconnues par la loi. Chers collègues, le projet de loi déguise la discrimination afin de la qualifier de droit, ce qui n’en fait pas une vérité. Le projet de loi présente une discrimination fondée sur les handicaps en général.

Pour citer la convention, le Canada échoue à prendre « toutes mesures nécessaires pour en assurer aux personnes handicapées la jouissance effective, sur la base de l’égalité avec les autres ». À titre d’exemple, nous avons vu comment le gouvernement a longuement hésité à mettre en place des mesures de soutien pour les personnes handicapées depuis le début de la pandémie, et celles qu’il a offertes étaient moins généreuses.

Au comité et ici même, les sénateurs ont entendu une longue série de cas vécus par des Canadiens, y compris beaucoup de personnes racialisées, dont les besoins en matière de soins médicaux et de mesures de soutien ne sont pas comblés. La pauvreté et l’insuffisance des moyens pour vivre les amènent à envisager la mort, sinon à demander l’aide à mourir, parfois sous l’influence de professionnels de la santé.

Vous savez, quand j’ai été nommée sénatrice, j’étais avocate spécialisée dans les droits de la personne, en plus d’enseigner cette matière. Peut-être que je vais vous apprendre que j’ai déjà travaillé avec des organismes de l’ONU et au sein de ceux-ci. Je vous prie de me croire sur parole : que trois rapporteurs spéciaux de l’ONU s’unissent pour diffuser un avis aussi clair et ferme à l’intention d’un gouvernement au sujet de l’un de ses projets de loi est un cas rarissime et à prendre très au sérieux.

Chers collègues, qui sommes-nous pour ne pas tenir compte de ces experts, qui ont dit :

« En résumé, nous sommes très préoccupés par les critères d’admissibilité inclus dans le projet de loi C-7 […] peuvent être de nature discriminatoire ou entraîner de la discrimination, en laissant croire que les souffrances associées à un handicap sont de nature et de catégorie différentes que tout autre type de souffrance, rendant ainsi les personnes handicapées vulnérables à risque de subir de la discrimination fondée sur leur handicap. »

N’est-il pas paradoxal que le préambule du projet de loi indique :

[…] que le Canada est un État partie à la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies et reconnaît les obligations que celle-ci lui impose, notamment à l’égard du droit à la vie;

que le Parlement affirme la valeur inhérente et l’égalité de chaque vie humaine et l’importance d’adopter, à l’égard de l’inclusion des personnes handicapées, une approche fondée sur les droits de la personne […]

Le Canada a ratifié la convention en 2010. J’ai assisté à la cérémonie ce jour-là dans la grande salle de l’Assemblée générale des Nations unies. Depuis, ce traité a servi de catalyseur majeur dans le mouvement mondial vers la reconnaissance des personnes handicapées comme membres égaux à part entière de la société. Les engagements pris par le Canada aux termes de la convention ont aidé notre pays à cheminer vers la reconnaissance inconditionnelle, par écrit, que toutes les personnes handicapées ont des droits et que leur dignité humaine inhérente mérite pleinement qu’on respecte leur capacité à exercer leurs droits et qu’on investisse pour renforcer cette capacité.

En vertu de la loi actuelle, l’aide médicale à mourir est permise comme une exception au Code criminel parce que la mort planifiée est perçue comme un avantage plutôt qu’un préjudice pour une personne mourante qui désire décider de la manière et du moment de sa mort. C’est un principe que j’appuie fermement.

Cependant, en étendant cette formule aux personnes qui ne sont pas mourantes, le projet de loi C-7 affirme la déclaration discriminatoire que la mort est préférable à la vie et donc qu’elle serait un avantage plutôt qu’un préjudice, non seulement pour les gens mourants, mais aussi pour les gens qui ne sont pas mourants, mais qui souffrent d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap. Ainsi, je vous présente un amendement visant à supprimer l’article qui abroge la disposition sur la mort naturelle raisonnablement prévisible, conformément à la loi internationale et à la Constitution, sous la forme de la motion suivante, que je soumets respectueusement.

Haut de page