Le Sénat
Motion tendant à exhorter le gouvernement à adopter l'antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé--Suite du débat
18 octobre 2022
Honorables sénateurs, le débat sur cette question a été ajourné au nom du sénateur Dean. Je demande le consentement du Sénat pour que, à la suite de mon intervention, le reste de son temps de parole au sujet de cette question lui soit réservé.
Tansi. En tant que sénatrice du Manitoba, j’ai déjà souligné que je me trouve sur un territoire traditionnel, et j’aimerais donc y aller de mes observations sur la motion no 11.
J’aimerais d’abord souligner que les sénateurs ont comme responsabilité de défendre les intérêts des minorités de ce pays. Le terme « minorité » peut désigner une foule de groupes différents, selon le contexte, mais, dans le cadre de cette motion, je tiens à préciser que le terme « minorité » se rapporte plus particulièrement aux communautés autochtones, noires et de couleur du Canada.
La motion no 11 de la sénatrice McCallum nous demande de recommander au gouvernement fédéral d’adopter l’antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé, afin de mieux prendre en considération les facteurs intersectionnels en plus de respecter les critères fondamentaux déjà établis dans la loi, soit l’universalité, l’intégralité, la transférabilité, l’accessibilité et la gestion publique.
Il est plutôt regrettable qu’une telle modification soit même nécessaire. J’appuie cette motion parce qu’il s’agit d’une étape cruciale pour mieux prendre en considération l’existence indéniable du racisme systémique dans le système de santé du Canada.
Les personnes vivant au Canada ne devraient pas avoir à craindre la discrimination raciale lorsqu’elles tentent d’accéder à des services de soins de santé, que ce soit au cabinet d’un médecin ou dans un hôpital. Bien que nous comprenions ce droit fondamental et que nous le reconnaissions dans les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés sur l’égalité, ainsi que dans la Loi canadienne sur la santé, nous continuons d’ignorer les aspects du racisme systémique qui s’infiltrent dans le système de soins de santé du Canada au détriment du bien-être et de la dignité des gens, et parfois au prix de leur vie.
En tant que femme blanche élevée avec des privilèges, mes chances de recevoir les soins de santé dont j’ai besoin, sans que l’on m’interroge sur mon honnêteté ou mes besoins, en fonction de la couleur de ma peau ou de mon statut socio-économique, sont meilleures que la moyenne. Je n’ai pas à me demander si je serai stérilisée à mon insu lors d’une intervention chirurgicale. Il est très peu probable que l’on m’ignore ou que les prestataires de soins de santé renoncent à trouver le diagnostic dont j’ai besoin. Il est peu probable qu’on laisse entendre que mon problème de santé est de ma faute. Je n’ai pas à m’interroger sur ces choses ou à les craindre, mais d’autres le doivent. Nous ne pouvons pas le nier. Il nous incombe d’établir une norme de soins plus élevée, cohérente et applicable partout au Canada, afin que chaque personne au Canada puisse avoir accès à des soins de santé sans discrimination.
Les Autochtones sont confrontés à un niveau élevé de racisme partout au Canada. Selon l’endroit, entre 39 % et 78 % des Autochtones ont déclaré avoir subi un traitement injuste à cause du racisme. Une étude en particulier a souligné que les patients autochtones élaborent des stratégies pour gérer le racisme avant de se présenter à l’urgence. Pouvez-vous imaginer être obligé d’évaluer si cela vaut la peine de vous faire soigner, même lorsque vous éprouvez énormément de douleur ou que vous êtes assez malade pour savoir que vous devez aller à l’hôpital?
Un des exemples les plus évidents du racisme au Canada est le traitement déplorable infligé aux femmes autochtones qui ont été stérilisées à leur insu et sans leur consentement.
Grâce au leadership de la sénatrice Yvonne Boyer, que je tiens à féliciter, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne a présenté un rapport poignant sur la stérilisation forcée qui rend hommage aux témoins ayant courageusement fait part de la violence de leur expérience dans le système des soins de santé.
Ces patientes — ces femmes — étaient vulnérables, exposées après leur accouchement et confiées aux soins de médecins, du personnel infirmier et d’autres fournisseurs de soins de santé qui les ont essentiellement contraintes à subir des procédures permanentes, les privant ainsi de leur autonomie, de leur liberté et de leur fertilité, alors que cela devait être leur choix.
En plus de cette agression sur leur corps, ces femmes ont signalé qu’elles avaient été humiliées parce que le personnel médical avait fait des remarques inappropriées et non pertinentes sur leur vie et leur culture.
Partout au pays, et pas uniquement au Manitoba, les gens ont été horrifiés quand Brian Sinclair, un patient d’origine autochtone, est mort après avoir attendu 34 heures dans la salle d’urgence d’un hôpital de Winnipeg en 2008, alors que le personnel médical s’occupait de patients qui étaient arrivés bien après lui.
Nous sommes bien conscients dans cette enceinte du cas récent de Joyce Echaquan, une Inuite qui, en 2020, est parvenue à réaliser un enregistrement montrant la façon odieuse dont elle avait été traitée avant sa mort dans un hôpital québécois, où elle agonisait, attachée à un lit. Elle a enregistré le personnel en train de l’insulter et d’ignorer ses appels à l’aide.
Une fois de plus, nous avons été choqués. Mais l’avons-nous été suffisamment pour agir? Combien de ces cas bien documentés de situations d’urgence sanitaire imputables au racisme devons-nous connaître avant de commencer à les considérer comme systémiques, avant de commencer à traiter ces cas individuels comme étant inextricablement liés les uns aux autres et provoqués par les défaillances de notre système de soins de santé en raison du racisme?
Il ne s’agit pas de cas isolés, mais plutôt du fait que le racisme est ancré dans bien des aspects de notre système de soins de santé. Et le racisme peut tuer. Comment les Autochtones et les autres personnes appartenant à une minorité visible peuvent-ils faire confiance au système de santé si celui-ci continue à les décevoir de cette manière?
Les Autochtones ne sont pas les seuls à subir les conséquences du racisme systémique. Selon une étude publiée dans le Journal de l’Association médicale canadienne, les Noirs présentent des facteurs de risque que les disparités purement biologiques ne peuvent expliquer. Dans une large mesure, ces facteurs de risque peuvent être attribués au racisme systémique.
Plus précisément, les expériences de racisme envers les Noirs dans le système de soins de santé du Canada se manifestent par des stéréotypes et des préjugés de la part du personnel soignant. On parle de préjugés de la part d’un soignant lorsque celui-ci adopte une attitude particulière et restreint l’accès aux soins et le choix du patient. Ainsi, les soignants peuvent s’appuyer sur des hypothèses et des stéréotypes lorsqu’ils prennent des décisions concernant la santé d’un patient.
Le temps imparti ne me permet pas de donner beaucoup d’autres exemples.
Cependant, je tiens à vous parler personnellement de l’une de mes amies les plus chères, une femme noire — je ne la nommerai pas — qui a fait des études supérieures dans le domaine médical, qui n’est presque jamais malade, qui est en bonne santé et qui vit dans un ménage à revenu élevé.
L’été dernier, elle a trop forcé pendant qu’elle transportait des briques dans son jardin, ce qui a causé une douleur paralysante et invalidante qui l’a obligée à se rendre aux urgences. Nous avons failli la perdre. Bien qu’elle fasse partie des personnes les plus qualifiées que je connaisse, c’est une femme noire. C’est le fait qu’elle est une femme noire qui est à l’origine des décisions du médecin, qui l’a d’abord ignorée et a même omis à plusieurs reprises de demander que l’on s’occupe de certains aspects de son état.
Ce médecin a prescrit des médicaments totalement inappropriés qui ont failli la tuer — je n’exagère pas — au point que les médecins qui l’ont traitée par la suite et lui ont sauvé la vie ont porté plainte auprès de l’association médicale. C’était tellement évident que la situation était due à la couleur de sa peau. Il n’y avait aucune autre explication rationnelle à ce qui lui était arrivé.
En 2021, le Fonds du Commonwealth a classé les systèmes de santé de 11 pays selon différents facteurs, y compris l’équité. Le Canada s’est retrouvé avant-dernier à ce chapitre. Bien que le Canada ait été classé à un rang beaucoup plus élevé que les États-Unis, il était bien inférieur à la moyenne. L’Australie, l’Allemagne et la Suisse occupaient les trois premières places. Par ailleurs, le Canada avait aussi été classé dans les trois derniers rangs en 2017. Il est important de souligner que, dans son rapport de 2017, le Fonds du Commonwealth a inclus seulement les inégalités liées au revenu.
Toutefois, par rapport à l’intersectionnalité, les membres des communautés autochtones, noires et de couleur sont plus susceptibles de gagner un faible revenu. Parce que le cadre culturel et politique de notre société facilite l’accumulation des avantages pour les Blancs, cela crée et perpétue le racisme structurel.
Des problèmes découlant du racisme structurel ont été associés à des effets néfastes sur la santé des membres des communautés autochtones, noires et de couleur. Il y a, entre autres, le taux de mortalité infantile plus élevé et les infarctus du myocarde plus fréquents, causés par une obstruction de la circulation sanguine au cœur.
Même si le Canada a réalisé des progrès, il reste clairement beaucoup de travail à faire.
Ajouter l’antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé aurait une incidence sur divers aspects. Premièrement, cela mettrait en évidence le racisme systémique dans les soins de santé en montrant explicitement qu’ils sont inextricablement liés. Reconnaître l’existence d’un problème est le premier pas pour trouver des solutions.
Cela me rappelle le refus consternant, aveugle et obstiné de reconnaître ce qui est arrivé à Joyce Echaquan, comme en témoigne la réaction du premier ministre du Québec, qui a condamné la mort de Mme Echaquan tout en niant le fait que le racisme systémique y a contribué. Pourtant, une étude exhaustive et accablante de 488 pages sur ce problème au Québec, publiée seulement un an auparavant, avait mis au jour des pratiques relevant du racisme systémique dans l’ensemble des services publics de la province.
Nous savons que le racisme systémique se présente sous de nombreuses formes. Une proportion plus faible de professionnels de la santé noirs, autochtones et de couleur occupent des postes de gestion. Les problèmes de santé et les maladies qui sont plus fréquents chez certains groupes ethniques sont moins bien connus.
Les patients noirs, autochtones ou de couleur reçoivent des soins de santé de moindre qualité en raison des stéréotypes, comme je l’ai expliqué en racontant ce qui est arrivé à mon amie l’année dernière.
Les Noirs, les Autochtones et les personnes de couleur savent que les soins de santé, dans leur forme actuelle, sont empreints de racisme. Il est temps que le Canada reconnaisse cette réalité et modifie la Loi canadienne sur la santé. Adopter le principe de l’antiracisme comme pilier permettra non seulement de faire la lumière sur cet état de fait, mais aussi d’obliger les fournisseurs et les établissements de soins de santé à réfléchir à la façon dont ils prennent des décisions concernant la santé des patients.
À l’heure actuelle, les provinces canadiennes adoptent généralement un point de vue eurocentrique pour déterminer les priorités en matière de recrutement dans le domaine de la santé. Adopter une approche unique ne fait qu’aggraver la discrimination dont sont victimes les groupes marginalisés. Depuis toujours, cette approche a donné lieu à de meilleurs résultats en matière de santé chez les Blancs que chez les Noirs ou les Autochtones.
Faire de l’antiracisme un pilier peut ouvrir la porte à de nouvelles perspectives et engendrer de meilleurs résultats pour tous. Cela permettrait de clarifier et de mieux cibler les mesures de reddition de comptes. Nous savons pertinemment que ce qui est mesuré mène à des résultats.
J’appuie également cette motion parce qu’elle donnerait une voix aux patients et travailleurs de la santé membres des communautés noires, autochtones et de couleur. Les Noirs, les Autochtones et les personnes de couleur sont ceux qui seront le plus avantagés par cette motion, et ils devraient avoir l’occasion de faire part de leurs expériences et de leurs recommandations. Il est évident que les solutions temporaires comme la formation sur l’antiracisme ou sur la diversité ne vont pas suffisamment loin pour faciliter un véritable changement structurel; les Noirs, les Autochtones et les gens de couleur doivent participer à ce processus.
Quatrièmement, adopter l’antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé appliquerait le droit à l’égalité que promet la Charte. Si chacun a le droit à une protection équitable, pourquoi considérons-nous encore les décès comme celui de Brian et celui de Joyce comme des incidents isolés? Pourquoi les Noirs, les Autochtones et les personnes de couleur ont-ils le sentiment de devoir user de stratégies pour obtenir les soins de santé qu’ils méritent? Pourquoi les femmes autochtones sont-elles la cible de stérilisation forcée? Si nous ne prenons pas des mesures adéquates pour réduire et éliminer le racisme systémique dans le système de santé, nous ne respectons pas la Constitution. Je vais conclure en précisant que j’appuie la motion. Merci.