Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Ajournement du débat
27 février 2024
Propose que le projet de loi C-62, Loi no 2 modifiant la Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir), soit lu pour la troisième fois.
— Honorables sénateurs, je suis très heureux d’intervenir dans le cadre du débat à l’étape de la troisième lecture de ce projet de loi. Je ne répéterai pas tous les points que j’ai précédemment soulevés lors de mon discours à l’étape de la deuxième lecture.
Honorables sénateurs, permettez-moi de revenir brièvement sur certains éléments que nous avons entendus au cours du débat jusqu’à présent.
Premièrement, chers collègues, il n’y a aucune décision des tribunaux qui se prononce sur notre régime d’aide médicale à mourir actuel ou qui oblige le Parlement à élargir l’admissibilité. Les tribunaux n’ont pas statué que le recours à l’aide médicale à mourir quand la seule raison invoquée est la maladie mentale relève d’un droit constitutionnel. Il n’existe aucune déclaration constitutionnelle préexistante issue d’un tribunal.
De 2015 à 2016, après que la Cour suprême du Canada a déclaré, dans la décision Carter, que l’interdiction prévue dans le Code criminel d’avoir recours à l’aide médicale à mourir violait la Charte canadienne des droits et libertés, les demandeurs devaient présenter une demande aux tribunaux pour avoir accès à l’aide médicale à mourir parce qu’une solution législative n’avait pas encore été adoptée — même si la cour avait suspendu sa déclaration d’invalidité pour un an. Au cours de cette année, les demandeurs ne cherchaient pas à établir le droit constitutionnel à l’aide médicale à mourir en raison de leur maladie en particulier. Les tribunaux appliquaient simplement la décision constitutionnelle que la Cour suprême avait déjà rendue dans la décision Carter.
Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. E. F., 2016 — la décision de la Cour d’appel de l’Alberta à laquelle la sénatrice Simons a fait référence dans son discours d’hier —, la Cour d’appel de l’Alberta a accordé la mort assistée à la demanderesse E. F., qui souffrait principalement, comme on l’a noté, d’une maladie psychiatrique et dont on peut soutenir que l’état n’était pas en phase terminale. Bien que certains puissent prétendre que cette affaire appuie le droit à l’aide médicale à mourir fondé principalement sur une maladie mentale, la Cour d’appel de l’Alberta s’est penchée uniquement sur la façon d’appliquer l’arrêt Carter dans l’attente d’une mesure législative du gouvernement.
La cour a expressément refusé de se prononcer sur la constitutionnalité de l’éventuel cadre législatif, et je cite son jugement :
[...] En outre, bien qu’un projet de loi, sous la forme du projet de loi C-14, soit actuellement dans le processus législatif, il n’y a pas de loi qui fasse l’objet d’un examen constitutionnel. Toute question qui pourrait être soulevée concernant l’interprétation et la constitutionnalité d’une éventuelle loi devraient évidemment attendre qu’elle soit promulguée.
Chers collègues, le gouvernement du Canada s’est engagé à autoriser l’élargissement de l’AMM en fonction des maladies mentales comme seule condition médicale sous-jacente, parce qu’il croit que c’est la bonne chose à faire. Cependant, soyons clairs : le gouvernement ne croit pas que c’est la seule voie qui s’offre à lui en vertu de la Charte. Il ne croit pas qu’il existe une base constitutionnelle sur laquelle les tribunaux devraient être invités à exempter des individus de l’interdiction de l’aide médicale à mourir dans ces circonstances. Les tribunaux ne sont pas non plus mieux placés que les praticiens pour procéder à des évaluations dans les circonstances complexes pouvant entourer une demande d’aide médicale à mourir fondée uniquement sur la maladie mentale.
Je crois fermement que le régime d’aide médicale à mourir qui est actuellement en vigueur — et que nous avons adopté au fil du temps dans cette Chambre — est conforme à la Charte, tout comme je crois qu’il continuera de l’être avec le projet de loi C-62.
Le cadre canadien de l’aide médicale à mourir cherche à équilibrer un certain nombre d’intérêts concurrents et de valeurs sociétales protégées par la Charte, comme l’autonomie des individus à prendre des décisions de fin de vie, la protection des personnes vulnérables et la nécessité de considérer le suicide comme un problème de santé mentale.
La Cour suprême du Canada a reconnu la difficulté pour le Parlement de légiférer dans ce domaine et a indiqué qu’il y aurait un haut degré de déférence à l’égard des choix du Parlement quant à la façon d’atteindre un équilibre entre des intérêts concurrents. La question difficile de savoir s’il faut autoriser l’aide médicale à mourir pour les maladies mentales peut être résolue de différentes manières, conformément à la Charte. La Charte n’impose ou n’exige pas de réponse bien précise.
Cependant, dans le cas du projet de loi C-62, je crois fermement que le gouvernement a choisi une réponse politique précise qui ferait l’objet d’un degré particulièrement élevé de déférence de la part des tribunaux. Honorables collègues, le projet de loi C-62 repose non pas sur l’idée selon laquelle l’assurance-maladie serait refusée aux Canadiens dont le seul problème de santé invoqué est une maladie mentale, mais plutôt sur le principe voulant que l’aide médicale à mourir soit autorisée, mais que la mise en œuvre de l’exemption doive être encadrée par des principes de prudence, de précaution et de bonne gouvernance des soins de santé, en consultation et en collaboration étroites avec les provinces, les territoires et les intervenants. Dans ce contexte, je suis fermement convaincu que les tribunaux approuveraient le projet de loi C-62 et le considéreraient comme un choix valide et raisonnable du Parlement, pour toutes les raisons légitimes qui ont été données.
Deuxièmement, le projet de loi C-62 n’est pas né arbitrairement. Il reflète le besoin pratique de disposer du temps nécessaire pour assurer la mise en œuvre et la surveillance sûres et sécurisées de l’aide médicale à mourir pour les personnes dont la maladie mentale est la seule condition sous-jacente. Aucune des objections n’est de nature idéologique, et, en toute déférence, les commentaires qui laissent entendre le contraire sont tout simplement inexacts.
Chers collègues, il faut le répéter, aucun gouvernement provincial ou territorial ne se dit prêt. Ce sont des représentants dûment élus qui couvrent l’ensemble du spectre idéologique, y compris des gouvernements libéraux, néo-démocrates et conservateurs, qui sont les mieux placés pour prendre des décisions sur le caractère adéquat de leur système de santé et qui sont responsables des décisions qu’ils prennent en matière de prestation et de mise en œuvre des services de santé. Ils estiment qu’une prolongation est nécessaire, et le gouvernement du Canada a déclaré qu’il travaillerait en collaboration avec eux, comme il l’a fait tout au long de ce processus et comme il continuera de le faire.
Le fédéralisme coopératif n’est pas qu’une simple expression que l’on sort pour embellir un argument. Il a un sens, surtout dans une fédération où les responsabilités sont partagées — comme c’est le cas ici — entre le droit pénal, qui relève exclusivement du fédéral, et le droit provincial, dont la compétence est exclusive en matière de santé.
Le fédéralisme coopératif exige que les gouvernements et les parties prenantes se réunissent pour établir une voie à suivre dans ce domaine en particulier, à l’instar de nombreux autres. À l’approche de la date limite, la Chambre des communes a présenté et adopté le projet de loi C-62, par une forte majorité, dans le but de donner aux provinces, aux territoires et aux parties prenantes le temps nécessaire pour se préparer. Chers collègues, je suis convaincu que le gouvernement devra rendre des comptes à ce sujet.
Le projet de loi C-62 prévoit également le rétablissement du comité mixte spécial qui sera chargé d’examiner spécifiquement la question de l’état de préparation dans les deux ans suivant la sanction royale. Si je peux me permettre d’ouvrir une parenthèse, cette disposition signifie que nous n’avons pas nécessairement à attendre deux ans pour établir le comité mixte. Nous pourrions le faire plus tôt, mais il doit être établi au plus tard deux ans après la sanction royale. Ainsi, on prévoit au moins une année complète pour faire le travail, pour que les réponses soient soumises à l’examen des deux Chambres du Parlement.
Encore une fois, dans le cadre de ce processus, le gouvernement devra s’expliquer et rendre des comptes au sujet de l’état de préparation au moment où le comité sera rétabli. Il reviendra au Parlement — y compris au Sénat — de reprendre ce travail.
Encore une fois, rappelons que le projet de loi C-62 concerne le processus, la prudence et la bonne gouvernance.
Il ne s’agit pas de remettre en question les mérites de l’AMM lorsque la maladie mentale est la seule condition médicale sous‑jacente. Ce projet de loi vise à donner au système de soins de santé le temps qu’ont réclamé les provinces, les territoires et les professionnels qualifiés pour être en mesure de fournir des soins en toute sécurité, dans tout le pays.
Les trois années proposées dans le projet de loi C-62 ont pour but de s’assurer que les praticiens sont prêts à évaluer adéquatement les demandes d’aide médicale à mourir lorsque la seule condition médicale sous-jacente est une maladie mentale.
Le gouvernement du Canada travaille en étroite collaboration avec les provinces, les territoires et les parties prenantes pour soutenir l’état de préparation du système de soins de santé en vue de la levée de l’exclusion temporaire de l’admissibilité à l’AMM pour les personnes souffrant uniquement d’une maladie mentale.
Parmi les 200 milliards de dollars annoncés par le gouvernement pour améliorer les soins de santé pour les Canadiens, 25 milliards de dollars d’argent frais sur 10 ans sont notamment réservés à l’amélioration de la santé mentale et à la prise en charge des problèmes de toxicomanie. Le ministre de la Santé a déjà signé des accords bilatéraux avec la Colombie-Britannique, l’Alberta, l’Ontario, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et les Territoires du Nord-Ouest. Ces accords prévoient des mesures ciblées et très spécifiques en matière de santé mentale.
Le gouvernement fédéral est résolu à adopter une approche mesurée, réfléchie et compatissante afin que le régime canadien d’aide médicale à mourir réponde aux besoins des Canadiens, protège les personnes vulnérables et soutienne l’autonomie et la liberté de choix des gens. Il continuera de collaborer avec les provinces et les territoires, les professionnels de la santé, les personnes ayant une expérience personnelle dans ce domaine et les autres parties prenantes pour que l’aide médicale à mourir soit mise en œuvre de façon sécuritaire et que des mesures de sauvegarde appropriées soient en place, de manière à affirmer et à protéger la valeur inhérente et égale de la vie de toutes les personnes.
Honorables sénateurs, les divergences de points de vue que nous entendons au Sénat reflètent la polarisation des opinions des Canadiens. Certaines personnes éprouvent des souffrances intolérables malgré des années, voire des décennies, de tentatives de traitement infructueuses et n’entrevoient aucune possibilité de soulagement. Nous connaissons tous une personne qui se trouve dans cette situation, et nous sommes de tout cœur avec ceux dont c’est la réalité. Ce qui est encore plus regrettable, c’est le refus de fournir des soins, non pas parce que leur souffrance n’est pas réelle, mais parce que le système et les options de soutien ne sont tout simplement pas bien outillés.
Comme l’ont fait remarquer certains collègues, le projet de loi touche un groupe marginalisé de Canadiens. Je suis d’accord avec eux. Permettez-moi de souligner que si le projet de loi C-62 n’est pas adopté, nous aurons dressé un groupe de Canadiens marginalisés contre un autre en fonction de la région où ils habitent. Les provinces et les territoires qui sont prêts à élargir l’accès accepteront les demandes d’aide médicale à mourir. Les personnes qui souffrent dans d’autres provinces et territoires n’auront peut-être même pas la possibilité de présenter une demande. Cela crée une incohérence importante dans le système et dans le contexte d’un droit pénal qui est censé accorder des droits et des protections à tous les Canadiens. Nous ne sommes pas les États-Unis. Le droit pénal ne relève pas de la compétence provinciale et territoriale, mais de la compétence fédérale.
Chers collègues, il est essentiel que les professionnels de la santé mentale soient convaincus que l’aide médicale à mourir puisse être évaluée et prodiguée en toute sécurité partout au Canada dans ces circonstances et qu’ils s’entendent sur ce fait. Les conséquences sont énormes. Elles peuvent être permanentes.
Comme le sénateur Dalphond l’a souligné à juste titre au cours de nos débats il y a quelques semaines, si le projet de loi C-62 n’est pas adopté avant le 17 mars, cela engendrerait un véritable vide juridique. Il ne s’agit pas d’une abstraction. Si le projet de loi n’est pas adopté le 17 mars, les Canadiens auront accès légalement à l’aide médicale à mourir, peu importe que les systèmes soient ou non en place pour soutenir les personnes qui demandent cette aide et les personnes qui sont chargées d’évaluer les cas. Dans une telle situation, ce sont les plus vulnérables qui en paieront le prix.
J’espère que ces observations éclaircissent davantage la position adoptée par le gouvernement en faveur de cette mesure. Encore une fois, je vous demande respectueusement d’appuyer l’adoption du projet de loi C-62. Merci beaucoup.
Le représentant du gouvernement accepterait-il de répondre à une question?
Bien sûr.
Je me rafraîchis la mémoire au sujet de l’affaire E.F., et j’aimerais citer un extrait de la décision unanime des juges. Il s’agit d’une citation différente de celle que j’ai lue hier soir :
Comme on peut le voir dans l’affaire Carter 2015, la question de savoir si les désordres psychiatriques devraient être exclues de la déclaration [...] a été directement soumise à la Cour; néanmoins, la Cour a refusé de prévoir une telle exclusion dans ses critères soigneusement élaborés. [...] Les personnes souffrant d’une maladie psychiatrique ne sont pas explicitement ou implicitement exclues si elles répondent aux critères.
Sachant que cette décision a été rendue pendant la période de vide juridique qui a précédé l’adoption du projet de loi C-14, ne trouvez-vous pas que la décision unanime de la Cour d’appel constitue une sorte de précédent relativement à l’établissement d’un droit constitutionnel, d’un droit en vertu de la Charte, à l’aide médicale à mourir?
Je vous remercie de la question et de tout le soin avec lequel vous avez analysé cet avis.
C’est tout à votre honneur.
La réponse courte, c’est que cette décision n’établit pas un droit constitutionnel.
Si vous voulez bien m’excuser, je vais adopter une approche pédagogique. En interprétation des lois, et dans une moindre mesure pour l’interprétation de la Constitution, un principe élémentaire veut qu’une affaire doive être comprise dans le contexte des faits et des autres circonstances qui l’entourent, et la Cour d’appel de l’Alberta, à juste titre, a clairement précisé qu’elle se prononçait sur cette période, où ce qui était établi était le droit d’avoir accès à l’aide médicale à mourir même lorsque la mort n’est pas imminente. C’est sur cette question qu’elle s’est penchée. Tout le reste avait moins d’importance dans sa décision.
Dans cette affaire, la cour a accordé une exception. Il s’agissait d’une personne qui souffrait principalement d’une maladie psychiatrique, mais la décision rendue n’a pas établi de droit constitutionnel pour la simple et bonne raison que le Parlement a subséquemment promulgué une loi excluant de tels cas de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir.
Comme je l’ai dit dans mon discours, par la suite, grâce à un amendement du Sénat, la loi a été modifiée pour en faire un droit légal, moyennant un délai de préparation, car nous croyons que c’est la bonne chose à faire. Cela ne fait pas l’unanimité, mais c’est l’avis du gouvernement et c’était celui du Sénat. Ainsi, tant et aussi longtemps que ce délai ne sera pas écoulé, ni une instance judiciaire ni le Parlement ne dira que l’accès à l’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes d’une maladie mentale constitue un droit constitutionnel.
Je suis désolé. Mon explication était un peu longue, mais j’espère qu’elle clarifie les choses.
Dans votre discours et dans la réponse que vous venez de donner à ma question, vous avez insisté sur le fait que le problème de santé d’E.F. était principalement psychiatrique. Votre formulation me rend un peu perplexe, car j’ai suivi cette affaire en tant que journaliste à l’époque en Alberta et jamais je n’ai vu le moindre indice qui aurait pu laisser croire que cette personne avait d’autres problèmes de santé que son trouble psychiatrique.
Merci. Je n’essayais pas de brouiller les cartes. Ce que je dis, c’est que, d’une certaine façon, la nature du problème de santé concerné dans l’affaire E.F. n’a pas eu d’effet sur la décision qui a été prise. Le seul élément qui pouvait être pris en compte était le fait que, dans l’arrêt Carter, la cour avait statué qu’il était inconstitutionnel de limiter l’accès aux personnes dont la mort était raisonnablement prévisible ou imminente, pour reprendre le terme employé Québec.
Ainsi, pendant une période donnée, même si un droit constitutionnel avait été reconnu par la Cour suprême, aucune loi n’encadrait ce droit. Par conséquent, la loi qui avait été déclarée inconstitutionnelle était, à strictement parler, toujours en vigueur. La cour était donc appelée à statuer sur l’exécution du droit de la demanderesse reconnu dans l’arrêt Carter relatif au fait qu’il n’était pas nécessaire d’être sur son lit de mort pour être admissible. Cependant, tout le reste était — pardonnez l’expression latine — obiter dicta. Cela ne faisait pas partie de la décision fondamentale.
Le fait demeure que la cour devait établir, dans le contexte du droit reconnu dans l’arrêt Carter, qui n’était pas limité par le type de maladie, si une personne était admissible. La cour a rendu sa décision, mais elle n’a pas reconnu par le fait même un droit constitutionnel d’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes dont le seul problème de santé est une maladie mentale. Ce n’est pas de cette façon que fonctionne la jurisprudence de la Cour suprême ou de tout autre tribunal.
J’espère que cela répond à votre question.
Le sénateur Gold accepterait-il de répondre à une autre question?
Oui, bien sûr.
Merci. Sénateur Gold, ce projet de loi favorise l’inégalité d’accès aux soins médicaux en prévoyant une exclusion générale qui permet à toute province de refuser l’accès à cette intervention médicale à des résidants d’une autre province, même si cette province est déjà prête à l’offrir. Or, l’égalité ne peut pas dépendre de la volonté d’autrui à l’accepter.
Pourriez-vous nous expliquer pourquoi le gouvernement a créé une disposition générale qui peut servir à retarder l’accès de certains Canadiens à ces soins de santé simplement parce que d’autres personnes disent qu’elles ne sont pas prêtes, au lieu d’établir un cadre de référence différent qui permettrait aux provinces d’aller de l’avant lorsqu’elles sont prêtes? Parce qu’il y a des provinces qui ont déjà dit qu’elles sont prêtes.
Je vous remercie de votre question. Permettez-moi d’apporter quelques précisions.
L’interdiction d’accorder l’aide médicale à mourir aux personnes dont la seule condition sous-jacente est la maladie mentale est prévue au Code criminel du Canada, qui s’applique à tous les Canadiens d’un océan à l’autre. Par conséquent, insérer des exemptions ou des modifications dans le Code criminel auraient nécessairement pour effet de modifier les circonstances actuelles, les droits juridiques, les obligations légales et, en fait, les mesures de protection juridiques pour les citoyens canadiens. Ce n’est pas quelque chose que l’on retrouve habituellement dans le Code criminel par rapport aux champs de compétence exclusive — c’est‑à-dire le droit pénal — et en ce qui concerne une situation comme celle-ci, dans les circonstances actuelles.
Le premier point, c’est que le droit pénal national au Canada est réellement national. On n’a pas l’option d’y adhérer ou non selon les circonstances telles que celles que nous examinons.
Le deuxième point, c’est que je sais, sénateur Kutcher, que vous croyez — vous l’avez d’ailleurs affirmé fermement — que certaines provinces se disent prêtes. Cependant, aucun ministre de la santé dans les provinces et les territoires n’est contre cette prolongation. Certains cliniciens se disent prêts. Certains organismes de réglementation peuvent le dire aussi. Je sais que des universitaires, et certainement des sénateurs, se disent prêts, mais pas un seul ministre de la Santé des provinces ou des territoires n’affirme être prêt.
Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le sénateur, ce n’est pas vrai que certaines provinces sont prêtes. Toutes les provinces, peut-être pour des raisons différentes, y compris les provinces les plus progressistes qui ont fait le plus d’efforts pour être prêtes à bien des niveaux, disent encore qu’elles ont besoin de plus de temps pour le faire en toute sécurité et correctement.
Enfin, les Parlements peuvent choisir de légiférer sur des questions de politique de différentes façons, tant qu’ils respectent les grandes lignes de la Constitution, ce que le projet de loi C-62 fait essentiellement, chers collègues. Le Parlement peut ensuite choisir la marche à suivre. Il a procédé sur la base de l’intégrité du droit pénal, du respect des provinces et des territoires, de leurs compétences exclusives et de leurs responsabilités envers leurs citoyens en ce qui concerne l’administration des soins de santé.
Je pourrais m’étendre longuement sur la signification de l’égalité dans la Constitution. Si j’ai eu une certaine réputation en tant qu’universitaire, c’est grâce à mes recherches sur le droit à l’égalité et aux formations que j’ai offertes à des juges en matière de droits à l’égalité, et je continue à enseigner ce sujet. La semaine prochaine, je donnerai une conférence sur ce sujet à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. C’est en ma qualité de sénateur ou d’universitaire que je le ferai. En tant que représentant du gouvernement, je reconnais que lorsque je parle, c’est au nom du gouvernement, et je ne vais pas en faire le commerce.
Quel que soit le chapeau que je porte, je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’un projet de loi inconstitutionnel. À cet égard, et compte tenu des raisons que j’ai données, je pense qu’il est important que nous, les sénateurs, ayons un certain respect pour le choix politique que le gouvernement a fait.
Je m’excuse d’avoir répondu longuement.
Je vous en prie, sénateur Gold, ne vous excusez pas de la longueur de votre réponse. En tant que médecin et professeur, je suis conscient que c’est un risque de la profession. Nous sommes tous dans le même bateau.
J’aimerais revenir à un des points que vous venez de soulever. Votre mémoire est peut-être meilleure que la mienne, mais, en ce qui concerne la lettre qui a circulé, votre souvenir est différent du mien. On nous a dit que toutes les provinces avaient donné leur appui. Je vais parler en mon nom, en tant que sénateur de la Nouvelle-Écosse.
D’après ce que je comprends, la Nouvelle-Écosse n’a pas dit qu’elle n’était pas prête. Elle a dit qu’elle ne s’opposait pas à ce que l’on accorde plus de temps aux autres provinces. Il s’agit d’une nuance vraiment importante. C’est une nuance très importante.
Dr Gus Grant, de l’organisme de réglementation de la Nouvelle‑Écosse, a témoigné devant le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir. Il a déclaré que les organismes de réglementation sont prêts et que la Nouvelle-Écosse est prête. Dr Gubitz et Dr Holland, qui administrent les services d’aide médicale à mourir en Nouvelle-Écosse, ont livré un témoignage — et Dr Holland s’est entretenu avec la CBC sur le sujet. Le mémoire provenant de psychiatres qui font ce genre de travail en Nouvelle‑Écosse indique clairement qu’ils sont prêts. La Nouvelle-Écosse n’a pas déclaré qu’elle n’est pas prête; elle a dit qu’elle ne s’opposait pas à ce que d’autres provinces se voient accorder plus de temps.
J’aimerais savoir si le gouvernement du Canada a informé le gouvernement de la Nouvelle-Écosse qu’il allait mettre en œuvre une disposition générale, une exclusion générale, privant ainsi les citoyens de la Nouvelle-Écosse de leur droit d’accéder à ce type d’intervention médicale.
Je vous remercie de votre question et de votre exposé sur la situation dans votre province. Je ne suis pas au courant de la teneur de toutes les discussions qui ont eu lieu avec les ministres de la Santé, en particulier entre le ministre Holland et son homologue dans votre province.
Toutefois, chers collègues, permettez-moi de vous rappeler que nous ne débattons pas du rapport du comité mixte ni de la lettre qui a été soumise par de nombreuses provinces. Nous ne débattons pas non plus de la position adoptée par la province de Québec lorsqu’elle a légiféré contre l’élargissement de l’accès à l’aide médicale à mourir ni des positions de Terre-Neuve ou de la Colombie-Britannique, qui n’ont pas signé la lettre, mais ont exprimé leur soutien.
Nous débattons du projet de loi C-62, qui est un projet de loi du gouvernement proposant une prolongation de trois ans afin que les provinces et les territoires puissent faire ce qu’ils jugent nécessaire afin d’être prêts à offrir ce service de manière sûre et uniforme dans l’ensemble du pays.
Encore une fois, la suppression de l’interdiction criminelle doit se faire à l’échelle nationale, faute de quoi l’intégrité de notre Code criminel sera compromise. Il ne s’agit pas simplement de la question abstraite de l’intégrité du Code criminel, mais d’une question qui aura des conséquences concrètes dans tout le pays.
Certes, sénateur Kutcher, il est impossible d’oublier qu’il y a des conséquences à cette prolongation. Pour ceux qui souffrent et qui attendent de pouvoir faire l’objet d’une évaluation en vue d’obtenir l’aide médicale à mourir, ce sera terriblement décevant, c’est le moins qu’on puisse dire.
Je ne suis pas indifférent. Nous ne sommes pas indifférents aux conséquences de cette décision. Dans l’ensemble, le gouvernement du Canada, qui a l’appui de l’ensemble des provinces et des territoires — ainsi que de nombreuses personnes au sein de la profession médicale et des institutions responsables de la prestation des soins médicaux aux Canadiens —, croit pour toutes ces raisons que la voie prudente et responsable à suivre consiste à prolonger la disposition de caducité pour cette période et à prévoir un examen parlementaire afin que les gouvernements puissent rendre des comptes sur le travail qu’ils doivent faire afin que le système soit prêt.
Merci beaucoup pour votre discours d’aujourd’hui, sénateur Gold.
Tout d’abord, en ce qui concerne E.F, j’entends parler de son cas depuis plusieurs années et, chaque fois, on affirme qu’elle souffrait d’une maladie rare à la fois physique et psychiatrique. C’est souvent ainsi qu’on décrit son cas.
Pour ce qui est de ma question, je suppose que je vous demande, sénateur Gold, de mettre votre chapeau de professeur de droit constitutionnel, car il serait peut-être utile pour les sénateurs ici présents d’obtenir quelques explications sur la différence entre la raison déterminante d’une affaire, ses principes contraignants et les opinions incidentes exprimées dans le cadre de celle-ci.
Vous y avez brièvement fait référence, mais je pense qu’il serait utile que les sénateurs comprennent cette distinction, car certaines parties de l’affaire ne sont que des opinions incidentes. C’est intéressant. C’est ce qu’a affirmé la cour, mais ces opinions n’ont pas la même valeur de précédent que la raison déterminante et les principes contraignants de l’affaire. J’aimerais que vous l’expliquiez aux sénateurs.
Merci.
Sénatrice Batters, faites attention à ce que vous demandez.
Je serai bref. En common law — et cela remonte à des centaines d’années —, le droit n’était généralement pas établi par des lois. C’est plutôt l’accumulation de décisions dans des affaires qui déterminaient l’ordre des choses. On pouvait — souvent après coup — extraire certains principes fondamentaux de ces décisions. Cela se distingue de la tradition civile, qui est elle aussi une tradition juridique importante, où les choses ont tendance à être codifiées et où l’on dit que les résultats découlent des lois.
Cette approche exigeait que les juges, en examinant les précédents, comprennent ce qui avait été réellement décidé, car, après tout, une affaire dans laquelle Jacques et Bruno se disputaient au sujet d’un arbre sur leur propriété et où Bruno se voyait accorder des dommages-intérêts devait s’appliquer à des personnes qui ne s’appelaient ni Bruno ni Jacques et peut-être même à des choses autres que des arbres. On a donc essayé de séparer la ratio decidendi, c’est-à-dire la raison de la décision ou le noyau du principe qui survivrait aux différences factuelles de l’affaire, de toutes les autres discussions, aussi utiles et intéressantes soient‑elles, qui étaient considérées comme accessoires par rapport à la décision proprement dite.
Si l’on transpose cela dans la Constitution et que l’on tient compte du fait que nos tribunaux ont traité notre Constitution comme un arbre vivant et évolutif — il arrive donc que les tribunaux changent d’avis —, il n’en reste pas moins que les affaires ne sont valables que pour la base de leur décision. Dans de nombreux cas — en particulier à la Cour suprême, mais aussi dans des tribunaux inférieurs —, des juges émettent des opinions qu’il est important de prendre en considération et qui peuvent très bien s’avérer éclairantes dans des affaires ultérieures, mais qui, à proprement parler, ne constituent pas la décision.
Les tribunaux inférieurs du Canada, que ce soit les cours provinciales, les cours supérieures ou les cours d’appel, ont aussi des règles sur ce qui les lie ou pas. Ainsi, lorsque la Cour suprême rend une décision, cette dernière lie tous les tribunaux inférieurs. La question est de savoir ce qui a été décidé.
En passant, c’est vrai pour la cour d’appel. Quand la Cour d’appel de l’Alberta a tranché dans cette affaire, la décision a lié la cour de première instance en Alberta. Toutefois, dans tous les cas, il faut distinguer le fondement de la décision et les considérations qui y étaient accessoires.
À cet égard, selon mon interprétation de la décision, la question fondamentale était que la personne souffrait terriblement d’un trouble irrémédiable — du moins, selon l’évaluation des juges —, mais que sa mort n’était pas imminente. C’est le cadre dans lequel la décision a été prise. Je ne dis pas que le reste est sans importance, mais, à strictement parler, il ne fait pas partie de la décision.
J’espère que mon explication était claire. Je suis un peu rouillé, et c’est le mieux que je puisse faire. Merci de la question.
Ma question s’adresse au sénateur Gold. Un des arguments que vous avez soulevés dans votre discours concernait le montant que le gouvernement consacre aux troubles mentaux et aux services en santé mentale. Je me demande si cela est bien pertinent — je dirais même contre-productif dans le cadre de notre débat — parce que, à mon avis, lorsqu’il est question d’aide médicale à mourir, notamment dans le cas des personnes dont le seul problème de santé est un trouble mental, on parle de maladies irrémédiables. Par conséquent, le niveau de financement n’est pas un enjeu, pas plus que le montant consacré à la personne ou le nombre de services auxquelles elle a eu accès — tout cela n’est pas pertinent.
Ce que j’ai compris — corrigez-moi si j’ai tort —, c’est que nous pouvons reporter la mise en œuvre de cette partie du régime d’aide médicale à mourir parce que nous allons investir davantage et offrir plus de services à la population au cours des trois prochaines années. Est-ce moi qui vous ai mal compris?
Je vous remercie de votre question. Je dirai simplement non; la perspective de dépenser plus d’argent ne fait pas partie du raisonnement qui sous-tend la prolongation de la disposition de caducité. Il s’agit simplement de répondre aux préoccupations légitimes qui ont été exprimées dans cette enceinte et que nous partageons tous, à savoir que beaucoup de Canadiens n’ont pas accès aux mesures de soutien aux personnes souffrant de maladies mentales. Nous nous concentrons — à juste titre — sur les collectivités autochtones, par exemple, ou sur les collectivités rurales. Toutefois, c’est le cas dans ma ville, Montréal, et c’est le cas dans votre ville, Toronto, et ailleurs.
Comme je l’ai dit hier en réponse à une question, notre système ne sera jamais parfait. Nous n’attendons pas la perfection du système. C’est utopique. J’ai parlé de l’argent simplement pour souligner que le gouvernement fédéral fait sa part, en collaboration avec les provinces, afin d’aider celles-ci à faire ce qu’elles jugent nécessaire avant d’être prêtes à fournir, par exemple, des ressources de prévention du suicide pour les gens.
Écoutez, hier, quelqu’un a indiqué dans son discours — je pense que c’était la sénatrice Miville-Dechêne, et corrigez-moi si je me trompe —, que, dans l’un des pays d’Europe, 1 500 personnes ont présenté une demande et que seulement de 5 à 10 % d’entre elles, soit plus de 1 000 personnes, se feront dire qu’elles ne sont pas admissibles. Pourtant, par définition, elles ont présenté leur demande en disant : « Je suis aux prises avec des souffrances intolérables et je veux mettre fin à ma vie. » Je connais des gens dans cette situation et je sais qu’ils ne sont pas admissibles.
J’ai moi-même dû dire à quelqu’un ayant composé avec... Je ne voulais pas en faire une affaire personnelle. Heureusement, cette personne avait le soutien de sa famille, des ressources et les moyens de composer avec le fait que son espoir de mettre fin à ses souffrances serait déçu. Toutefois, les provinces disent : « Nous nous inquiétons de la façon dont nous nous occuperons des gens qui verront leurs espoirs anéantis — ce n’est pas le bon terme — qui ne seront pas admissibles. »
Je suis désolé, il s’agit encore d’une longue réponse.
Il faut consacrer davantage de ressources à la santé mentale, qu’il s’agisse ou non de l’aide médicale à mourir en cas de maladie mentale. Le gouvernement fait sa part. J’espère que les provinces font leur part. Il ne s’agit là que d’une partie du soutien dont nous avons besoin en tant que société pour que les gens puissent prendre leur décision en étant pleinement soutenus à tous égards.
Brièvement, d’après ce que je comprends, l’argent que vous avez mentionné est vraiment distinct de celui versé pour l’aide médicale à mourir, à moins que les provinces puissent utiliser cet argent pour se préparer à fournir l’aide médicale à mourir?
L’argent que le gouvernement fédéral verse habituellement aux provinces n’est pas assorti de conditions, car les soins de santé ne relèvent pas de la compétence fédérale. Les provinces sont libres d’investir l’argent comme elles le veulent. Bien franchement, certaines provinces prennent l’argent destiné à la santé et ne le dépensent pas pour la santé. Ce n’est pas correct.
Dans les accords bilatéraux avec le gouvernement du Canada, il y a des domaines qui sont ciblés et qui font l’objet de négociations, qui comprennent dans certains cas le soutien en santé mentale. À cet égard, les provinces se sont engagées à dépenser en santé mentale une partie de ce qu’elles obtiennent dans le cadre de ces accords bilatéraux. Cependant, elles sont libres de dépenser le reste de l’argent comme elles le souhaitent — s’il ne fait pas l’objet d’une obligation contractuelle qu’elles ont contractée, l’argent reçu chaque année en transferts fédéraux en matière de soins de santé ou en paiements de péréquation peut être dépensé pour les soins de santé, l’éducation, les routes ou toute autre chose qui relève de leur compétence.
Sénateur Gold, est-ce que vous accepteriez de répondre à une autre question?
Oui, bien sûr, chère collègue.
Sénateur Gold, vous en avez déjà parlé dans vos discours et les ministres ont déjà donné certaines réponses à ce sujet, mais j’aimerais que vous nous en disiez plus. Je dois mieux comprendre le raisonnement derrière le choix de trois ans. Pourquoi pas deux ans? Pourquoi pas un an? Pourquoi pas deux ans et demi? Je sais que pour nous, parlementaires, trois ans, cela peut paraître plutôt court, mais les personnes souffrant d’une maladie mentale — dont certaines comptent les jours d’ici au 17 mars — veulent plus de détails. Pourquoi, au juste, pensez-vous qu’il faut trois ans, et que va-t-il se passer pendant cette période? J’ai besoin de données exploitables, quantifiables. Quel est le plan? Pourquoi faut-il trois ans?
Merci. C’est une très bonne question. J’ai tenté — je n’ai peut-être pas été aussi clair dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture et je ne l’ai pas devant moi. Comme je ne veux pas prendre de temps, je vais tenter d’être bref.
Cette période de trois ans a été choisie pour plusieurs raisons. Comme l’a reconnu le ministre, les provinces sont à différents stades de préparation. Il a été jugé prudent de choisir une durée qui nous permettrait d’être raisonnablement sûrs que les provinces disposeraient d’assez de temps pour se préparer, et que le comité mixte reconstitué aurait le temps de mener son évaluation. Il y a également des raisons plus particulières.
Hier, j’ai parlé de la participation au programme clinique et du fait que 1 100 cliniciens de partout au pays se sont inscrits, mais que seulement quelques dizaines d’entre eux ont été pleinement formés à ce jour. D’autres suivront prochainement, bien sûr.
J’ai parlé de la nécessité d’instaurer des mécanismes de surveillance adéquats. J’ai parlé de la nécessité d’établir des lignes directrices plus détaillées afin d’assurer l’uniformité au sein des provinces et entre elles. Nous avons également parlé des communautés autochtones, dont certaines, comme je l’ai dit hier, ont commencé à mobiliser leurs citoyens, à mener des consultations et à discuter avec le gouvernement fédéral sur cette question très délicate. Des projets dirigés par des Autochtones sont en cours.
J’ai aussi parlé des données. Ce n’est que récemment que nous avons obtenu des données générales sur l’aide médicale à mourir pour 2023. Il s’agit, pour la plupart, de cas de la voie 1. L’analyse de ces données est en cours. On nous a dit que des données additionnelles sur la voie 2 et la manière dont le système réagit seront très utiles pour comprendre l’incidence de l’aide médicale à mourir et les répercussions propres à chaque communauté. Il s’agit de données désagrégées. Chers collègues, il n’y a pas si longtemps, nous déplorions l’absence totale de données désagrégées. Nous savons aussi qu’un des défis auxquels nous sommes confrontés depuis toujours lorsque les compétences sont partagées, c’est que les provinces sont chargées de fournir les données, mais elles ne le font pas toujours ou, si elles le font, les données peuvent être présentées de différentes façons, ce qui rend leur interprétation difficile.
Sénatrice, la période de trois ans semblait un choix sûr et prudent pour de nombreuses raisons, y compris toute la gamme de raisons que les provinces, les territoires et les cliniciens nous ont données pour se voir accorder plus de temps. J’espère que je vous ai donné un début de réponse.
Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-62. Il est à noter que celui-ci n’a reçu l’appui d’aucun des députés du Bloc québécois à l’autre endroit.
Comme nous le savons tous, ce sujet revêt une importance capitale et soulève plusieurs enjeux, ce qui apporte à chacun de nous son lot de charge émotionnelle. Je ne reprendrai pas tout ce qui a été déjà dit si éloquemment par nos collègues. Je vais uniquement mettre l’accent sur quelques points.
Soit dit en passant, non seulement j’ai 35 ans de pratique en soins palliatifs et de fin de vie, mais j’ai aussi fait partie du comité qui a mis l’AMM en place au Québec, en 2015-2016.
Le projet de loi C-62 vise à prolonger de trois ans l’exclusion de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir des personnes dont le seul problème médical est un trouble mental. On pourrait le dire autrement : il s’agit de nier aux personnes atteintes de troubles mentaux l’accès aux soins de fin de vie.
Le gouvernement allègue trois motifs. Le premier, que nous ne sommes pas prêts; le deuxième, qu’il n’y a pas assez de psychiatres qui ont reçu une formation pour l’AMM; le troisième, qu’il n’y a pas de consensus entre les professionnels de la santé.
Pour ce qui est du premier motif selon lequel nous ne sommes pas prêts, dans le mémoire qu’elle a présenté devant le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, la Dre Stefanie Green a mentionné ce qui suit :
Il y a une préparation au niveau fédéral, des initiatives provinciales, territoriales et régionales ont été lancées et se poursuivent, et les organismes de réglementation des médecins et des soins infirmiers ainsi que les associations professionnelles sont prêts.
Pour ce qui est du deuxième motif selon lequel il n’y a pas assez de psychiatres qui ont eu une formation pour l’AMM, soit 2 %, il faut noter que, selon un rapport plus ancien de la Commission sur les soins de fin de vie, il y avait 350 médecins qui pratiquaient l’AMM dans la province en 2017-2018, soit 1,7 % de tous les médecins québécois. Donc, avec 1,7 % des médecins et 2 % des psychiatres, a-t-on besoin de plus?
Pour ce qui est du troisième motif selon lequel il n’y a pas de consensus entre les professionnels de la santé, je dirais qu’il n’existe pas de consensus sur de nombreuses pratiques médicales. L’hormonothérapie substitutive pour les femmes ménopausées et la transplantation d’organes, pour ne citer que celles-ci, en sont des exemples. Cela n’interdit pas pour autant leur pratique.
Si je me rapporte aux années 2015 et 2016, les gouvernements voulaient tellement implanter l’AMM qu’ils l’ont fait, malgré une divergence claire entre les professionnels de la santé. Alors, où est le consensus? À l’époque, les directeurs des services professionnels des milieux de soins s’arrachaient les cheveux pour trouver des médecins qui voulaient pratiquer l’AMM dans leur milieu. La formation des médecins se faisait au fur et à mesure des besoins. Pourtant, l’AMM a bien été implantée.
Le nombre de médecins pratiquant l’AMM a augmenté au fil des années. Dans les rapports annuels successifs de la Commission sur les soins de fin de vie, j’ai trouvé une évolution du nombre de médecins pratiquant l’AMM chaque année et même le nombre d’actes d’AMM pratiqués par professionnel.
Cependant, je ne veux pas vous étourdir avec des données et des chiffres, car ce n’est pas très pertinent aujourd’hui puisque les professionnels répartissent cette pratique dans leur quotidien. Ils choisissent d’y consacrer une, deux ou trois demi-journées par semaine. Puisque les médecins ont trois ou quatre champs de pratique, cela représente des demi-journées éparses. C’est donc très variable. De plus, très peu de médecins au Canada pratiquent exclusivement l’AMM à temps plein. L’argument du manque de psychiatres ne tient donc pas la route.
Honorables sénateurs, nul besoin de récapituler les critères d’admissibilité pour recevoir l’AMM en général; vous les connaissez tous. Il faut toutefois se rappeler qu’une demande d’AMM ne garantit pas automatiquement l’admissibilité à l’obtenir.
Autrement dit, soumettre une demande d’aide médicale à mourir ne garantit pas nécessairement que la personne sera admissible à la recevoir.
Tous ces critères pour l’AMM en général s’appliquent aussi aux personnes dont le seul motif invoqué est une maladie mentale. Au cours des débats sur l’AMM, on a l’impression que l’élargissement de l’admissibilité est perçu comme un élastique qu’on étire pour englober un nouveau groupe, soit les personnes dont le seul problème est de souffrir d’une maladie mentale. Ces personnes ont les mêmes droits que le reste de la population. Elles ont été tout simplement exclues.
Je ne dis pas qu’il faut procéder comme en 2015-2016, mais il faut s’assurer que les professionnels sont prêts et c’est très bien, car ils le sont actuellement. La formation que reçoivent les professionnels permet de répondre à certaines préoccupations légitimes soulevées au sujet des maladies mentales. On comprend que leur évaluation est plus complexe et qu’elle nécessite un meilleur encadrement et des balises plus strictes, plus costaudes.
Selon la maladie mentale de base, nous pouvons faire face à des situations aiguës, comme une crise suicidaire ou une crise de psychose associée ou non à un état de vulnérabilité structurelle attribuable à la précarité du logement ou à la pauvreté.
À cet effet, comme je l’ai dit plus tôt, les organismes réglementaires en matière de santé ont effectué leur travail comme le demandait le gouvernement du Canada, soit en élaborant des modules de formation pour les professionnels et en établissant des normes de pratique — tout ce qu’il faut pour que les prestataires de soins soient prêts à assurer des soins de fin de vie sécuritaires.
Je sais que la peur d’une dérive, de la «pente glissante», est présente en chacun de nous, dans le cadre de l’AMM en général, mais elle est encore plus marquée lorsqu’il s’agit de maladies mentales, ce qui exige donc d’établir des critères plus robustes.
À cette fin, j’ai puisé, dans le témoignage du Collège des médecins du Québec, des repères traduisant la robustesse des critères réclamés.
Pour une assurer une prestation sécuritaire de l’AMM, il y a cinq critères. Premièrement, la décision d’accorder l’aide médicale à mourir dans un cas de trouble mental ne doit pas s’inscrire uniquement dans un épisode de soins, mais doit être prise au terme d’une évaluation globale et juste de la situation de la personne.
Deuxièmement, il ne doit pas y avoir d’idéation suicidaire, comme dans un cas de trouble dépressif majeur.
Troisièmement, la souffrance psychique intense et continue, confirmée par des symptômes graves et une atteinte du fonctionnement global, est présente sur une longue période et enlève à la personne tout espoir d’allègement quant à la lourdeur de sa situation. Cela l’empêche de se réaliser dans un projet de vie et fait perdre toute signification à son existence. Cet élément doit être évalué par les évaluateurs.
Quatrièmement, on doit être en présence d’un long parcours de soins avec des suivis appropriés, des essais multiples de thérapies disponibles et reconnues comme efficaces et un accompagnement psychosocial soutenu et éprouvé.
Cinquièmement, une évaluation multidisciplinaire des demandes doit avoir été faite en présence essentielle du médecin ou de l’infirmière praticienne spécialisée en santé mentale ayant effectué le suivi de la personne, et celle d’un psychiatre consulté dans le cadre précis de la demande d’aide médicale à mourir. Toujours dans l’optique de répondre à plusieurs de nos préoccupations, les propos de la Dre Stefanie Green sont très pertinents. Cette dernière est présidente fondatrice de l’Association canadienne des évaluateurs et prestataires de l’AMM. Elle a énuméré, dans le mémoire qu’elle a déposé au Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, les critères pour lesquels les personnes ne sont pas admissibles à l’AMM.
Ces critères sont les suivants : une personne en crise suicidaire ou en crise de psychose n’est pas admissible à recevoir l’AMM; une personne nouvellement prise en charge et nouvellement diagnostiquée n’est pas admissible à recevoir l’AMM; une personne dont la demande est fondée sur des vulnérabilités structurelles comme la précarité de logement ou la pauvreté — cela a fait les manchettes des journaux, mais toujours pour les trois mêmes personnes — n’est pas admissible à recevoir l’AMM; une personne qui refuse, sans justification, tous les traitements pouvant améliorer sa condition n’est pas admissible à l’AMM; une personne pour laquelle des traitements accessibles et efficaces existent n’est pas admissible à l’AMM.
Enfin, si les évaluateurs ne peuvent se prononcer sur tous ou une partie des critères déjà cités, la personne n’est pas admissible à l’AMM. Ces personnes seront dirigées vers des ressources appropriées à leur situation.
Je vous signale que, lors des réunions du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, on a demandé à une psychiatre combien de personnes seraient admissibles à l’AMM, selon son expérience professionnelle. Elle a mentionné qu’elle avait passé en revue ses nombreuses années de carrière et a indiqué qu’elle avait identifié seulement deux personnes qui seraient admissibles à recevoir l’AMM dans sa pratique. Même si plusieurs personnes font la demande, ce sont les évaluations qui décideront ou non de l’admissibilité à l’AMM.
Chers collègues, l’élargissement de l’AMM aux personnes dont le seul problème invoqué est la maladie mentale ne signifie pas qu’il s’agit d’un bar ouvert. Notre système est encadré par des lois, des mesures de protection et des normes de pratique strictes. Je vous invite, si vous ne l’avez pas déjà fait, à examiner le rapport principal du comité mixte, les deux rapports complémentaires des députés ainsi que les deux rapports dissidents rédigés par la majorité des sénateurs qui ont siégé au Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir. Pour ma part, en ce qui concerne le projet de loi C-62, je ne suis pas prête à l’appuyer dans sa forme actuelle.
Je vous remercie de votre attention.
Honorables collègues, il y a trois ans, au cours des derniers débats sur le projet de loi C-7, j’avais reconnu que les organismes de défense des droits des personnes handicapées perdraient cette ronde quand le projet de loi C-7 entrerait en vigueur, mais que ce ne serait pas la dernière fois que les sénateurs seraient chargés de se pencher sur les répercussions discriminatoires de l’aide médicale à mourir. Nous y voilà.
Chaque sénateur porte une attention particulière à sa responsabilité d’examiner attentivement ce projet de loi, scrutant à la loupe les enjeux complexes et sérieux ayant un lien avec le projet de loi C-62. Les avis d’experts et les ressources dont nous disposons dans notre documentation sur ce projet de loi sont variés, complexes et souvent divergents.
Je tiens à remercier le sénateur Gold de son examen utile des raisons d’appuyer le projet de loi C-62 à cette étape-ci. Je tiens également à remercier tous les sénateurs qui se sont exprimés de manière réfléchie et sincère dans le cadre de ce débat.
Il y a près de 50 ans, j’ai obtenu mon diplôme de la Faculté de droit Osgoode Hall. Durant cette période des premiers litiges relatifs aux droits constitutionnels prévus dans la Charte, j’ai été avocate au ARCH Disability Law Centre, la première clinique juridique au Canada spécialisée dans le droit des personnes handicapées et la défense leurs intérêts. Je me réjouis d’avoir l’occasion de participer à ce débat. J’aimerais vous faire part du point de vue des experts en matière de défense des droits des personnes handicapées.
Vendredi dernier, j’ai parrainé une conférence de presse de ces experts, où Krista Carr, vice-présidente à la direction d’Inclusion Canada, a déclaré ceci :
Nous savons, fondamentalement, qu’il est clairement discriminatoire de mettre l’aide médicale à mourir à la disposition de personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie au lieu de mettre l’accent sur la prévention du suicide et d’autres mesures de soutien social et économique. Les organismes qui défendent les droits des personnes handicapées au pays l’ont dit clairement; ils ont aussi prédit que si on élargissait l’accès à l’aide médicale à mourir à des personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie, des personnes mourraient alors que ce qu’elles voulaient désespérément, c’était simplement de pouvoir vivre dans la dignité en ayant le soutien nécessaire. Nous avions raison.
Si vous regardez les données sur l’aide médicale à mourir au Canada, vous verrez que nos chiffres sont déjà plus élevés que ceux de pays qui ont instauré une forme légale d’aide médicale à mourir des années avant le Canada. Le régime canadien d’aide médicale à mourir est vu comme le plus permissif de la planète. Les corps s’empilent déjà, et on parle maintenant d’élargir encore l’accès au régime?
Dans un article paru dans le Hill Times il y a quelques semaines, la professeure de droit Daphne Gilbert, partisane de l’élargissement du régime d’aide médicale à mourir, a demandé au Sénat de rejeter le projet de loi C-62 dans le but de défendre les droits de la personne. Elle a comparé l’accès à l’aide médicale à mourir à la lutte pour défendre les droits des femmes en matière de santé sexuelle et reproductive. Je m’attarderai un peu sur cette idée.
Les partisans de l’aide médicale à mourir dont la perspective est fondée sur les droits ont raison de dire que la compréhension des droits de la personne est essentielle dans le cadre du débat actuel. Dans les faits, toutefois, certains de leurs arguments font peu de cas des droits des personnes handicapées.
Toujours dans le Hill Times, les professeurs de droit Isabel Grant et Trudo Lemmens s’interrogent sur l’appropriation des arguments féministes relatifs à l’autonomie corporelle et au libre choix en matière de reproduction comme artifice destiné à persuader le Sénat d’annuler la décision du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, alors que les sénateurs ont pleinement participé à ses travaux en apportant des contributions substantielles.
La Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations unies, que le Canada a ratifiée et qu’il est tenu de respecter en vertu du droit international, définit un modèle social du handicap, qui exige des États la reconnaissance de la nature invalidante des obstacles comportementaux et environnementaux qui empêchent une personne de participer aussi pleinement que les autres à la société; autrement dit, on vise une égalité effective.
Chers collègues, certains d’entre vous le savent peut-être, mais j’ai travaillé des dizaines d’années dans le domaine des droits de la personne et j’ai contribué à la rédaction des dispositions relatives à l’égalité qui figurent dans la Charte canadienne des droits et libertés et donc dans la Constitution du Canada. Dans mon discours, je vous ferai part d’autres ressources provenant d’un éventail d’experts. Toutefois, je tiens à préciser que, sur la base du modèle social des droits des personnes handicapées et de ma propre expérience, je ne trouve pas d’équivalence.
Pour une personne handicapée qui n’est pas en fin de vie — pensons à quelqu’un qui est atteint d’une maladie mentale —, l’aide médicale à mourir ne relève pas du droit des personnes handicapées et elle n’est pas équivalente au libre choix en matière de reproduction.
Pour citer les professeurs Grant et Lemmens :
Tout comme le droit à l’avortement permet aux femmes de s’épanouir dans une société où elles se sont historiquement heurtées à des inégalités sociales, politiques et économiques, les droits des personnes handicapées sont essentiels à l’épanouissement de ces dernières dans une société capacitiste qui, souvent, dévalorise leur vie.
À la lumière des données éloquentes que nous commençons à recueillir sur l’aide médicale à mourir et ses répercussions sur les personnes marginalisées par la société, en particulier celles qui vivent avec un handicap, rappelons-nous les mises en garde formulées par les trois experts indépendants des Nations unies lorsque nous avons étudié le projet de loi C-7, c’est-à-dire le rapporteur spécial sur les droits des personnes handicapées, l’experte indépendante chargée de promouvoir l’exercice par les personnes âgées de tous les droits de l’homme et le rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté. Ils ont tous signalé que l’élargissement de l’accès à la voie 2 prévu dans le projet de loi C-7 engendrerait probablement des violations des droits de la personne.
Nous sommes chargés de faire respecter la primauté du droit au Canada, y compris les droits énoncés dans la Charte et les traités internationaux en matière de droits de la personne que le Canada a ratifiés, comme la Convention relative aux droits des personnes handicapées et les pactes internationaux relatifs aux droits sociaux, économiques, civils et politiques, que le Canada considère comme des traités incontournables dans son application des droits de la personne.
Dans leur avis conjoint au Canada, les trois experts des Nations unies ont indiqué que le projet de loi sur l’aide médicale à mourir « semble irrémédiablement enlisé dans des préjugés sur les capacités des personnes handicapées ». Ils poursuivent ainsi :
[...] les critères d’admissibilité [...] peuvent être de nature discriminatoire ou entraîner de la discrimination, en laissant croire que les souffrances associées à un handicap sont de nature et de catégorie différentes que tout autre type de souffrance, rendant ainsi les personnes handicapées vulnérables à risque de subir de la discrimination fondée sur leur handicap.
Leurs mises en garde se sont malheureusement révélées prémonitoires. La semaine dernière, des défenseurs des personnes handicapées de tout le Canada sont venus à Ottawa pour témoigner devant la Commission canadienne des droits de la personne au sujet des grands problèmes que rencontrent les personnes handicapées. Leur liste était longue, mais leur principale préoccupation se rapportait aux répercussions des critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir sur les personnes handicapées.
Chers collègues, lorsque nous avons récemment accueilli ici même la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la liberté de religion ou de conviction, vous vous rappellerez que j’ai souligné que les rapporteurs spéciaux qui s’occupent de droits de la personne sont choisis pour leur expertise internationalement reconnue et que leur indépendance est renforcée du fait qu’ils travaillent à titre gracieux. J’espère que vous conviendrez qu’il est éloquent que trois de ces experts aient pris l’initiative extraordinaire d’avertir le Canada, en lui adressant conjointement une mise en garde par écrit, de l’éventualité probable que ses lois en matière d’aide médicale à mourir portent atteinte aux droits des personnes handicapées.
Aujourd’hui, la nouvelle rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées a exprimé des réserves et son intention de surveiller l’évolution des choses au Canada.
Rappelons également que l’expertise se présente sous de nombreuses formes et ne vient pas d’une seule profession. Les experts onusiens et canadiens en matière de droits des personnes handicapées continuent de chercher à mettre le Canada en garde contre le fait que des personnes vivant avec un handicap sont victimes de situations dangereuses et discriminatoires, sans que le Sénat en soit informé et sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit de tangible. Dans leur lettre conjointe, les experts de l’ONU ont expressément prévenu le Canada qu’élargir l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes dont le seul problème de santé est une maladie mentale augmentera encore plus le nombre de personnes demandant ou obtenant l’aide médicale à mourir parce qu’elles sont désavantagées sur le plan socioéconomique, c’est‑à‑dire parce qu’elles sont pauvres. Étant donné les inégalités sociales et économiques que de nombreuses personnes handicapées sont contraintes de subir, les experts craignent à juste titre que l’élargissement de l’aide médicale à mourir soit perçu comme une solution facile.
Dans le temps qu’il me reste, je souhaite citer d’autres experts de diverses disciplines et vous inviter respectueusement à prendre en considération leurs arguments.
Les experts de l’ARCH Disability Law Centre ont une longue expérience et un bilan remarquable en ce qui a trait à la défense des droits des personnes handicapées. S’il y a de la « cacophonie » — comme l’a déploré le sénateur Kutcher —, les voix de ces experts n’y contribuent pas.
Les avocats de l’ARCH font état d’une augmentation effarante du nombre de clients qui ont présenté ou cherchent à présenter une demande d’aide médicale à mourir correspondant à la voie 2, non pas en raison de leur handicap, mais à cause de souffrances liées à des obstacles au sein de la société, y compris le fait de vivre dans la pauvreté et de ne pas trouver de logement accessible et sécuritaire.
Les avocats de l’ARCH ont dit qu’ils ont des clients qui ne peuvent pas obtenir les services dont ils ont besoin, tels que les services d’un préposé pour les aider dans leurs activités de la vie quotidienne. Au lieu de recevoir des services pour les aider à vivre dignement au sein de la collectivité, ils se voient souvent offrir un faux choix impossible à faire, celui de vivre dans une collectivité où les conditions sont dangereuses ou de déménager dans un hôpital ou un établissement de soins de longue durée, où ils pourraient obtenir des services, mais où ils devront renoncer à leur indépendance, à leur travail et à leurs relations.
Ces gens ne sont pas sur le point de mourir. Ce ne sont pas des gens qui veulent mourir. Ce sont des gens qui vivent avec un handicap, qui ont besoin d’un niveau de soutien auquel ils ont droit et que les provinces n’offrent pas; c’est un choix qui est fait.
Je cite le directeur exécutif de l’ARCH, Roberto Lattanzio :
[...] les personnes en situation de handicap meurent grâce à l’AMM non pas parce qu’elles veulent mettre fin à leur vie, mais parce qu’elles souffrent en raison de conditions sociales et d’une conjoncture économique déshumanisantes. L’élargissement de l’AMM aux personnes dont le seul problème de santé est un « trouble de santé mentale » ne fera qu’exacerber la situation.
Le sénateur Kutcher a mentionné à répétition la cacophonie d’activistes qui s’opposent à l’aide médicale à mourir, qui « étouffe[nt] le débat » avec leurs « propos erronés et incendiaires » et qui nous « nourris[sent] de peurs et de mensonges ». Chers collègues, c’est peut-être ainsi que le sénateur perçoit ceux qui ont un point de vue différent du sien, mais les experts que je porte à votre attention ne sont pas de la cacophonie. Ils méritent le respect et la reconnaissance de leurs compétences et de leur témoignage direct et d’actualité concernant de véritables personnes vivant avec un handicap qu’ils connaissent et qui vivent une crise si profonde qu’elles choisissent de mourir parce qu’elles ne peuvent pas vivre de façon digne. Ces experts racontent de bonne foi des expériences directes pour une bonne raison, et je vous demande de tenir respectueusement compte de l’analyse des droits de la personne qu’ils offrent.
Plus de 100 organismes canadiens de soutien aux personnes handicapées se sont mobilisés pour s’opposer à la voie 2 et au projet de loi C-7 parce qu’ils ont tous des clients qui ne peuvent pas obtenir les services de santé mentale dont ils ont besoin pour vivre et contrôler leur vie de façon digne.
Selon les données de 2022 de Statistique Canada, le délai d’attente pour accéder à des services communautaires de counselling en santé augmente d’année en année.
Selon un sondage national réalisé par l’Association des psychiatres de l’Ontario, dont l’analyse repose sur des données recueillies entre le 7 décembre 2023 et le 23 janvier 2024, 61 % des psychiatres ont déclaré que l’aide médicale à mourir ne devrait pas être offerte aux personnes atteintes de maladie mentale, et 81 % ont déclaré que le système de santé n’était pas prêt à offrir l’aide médicale à mourir aux personnes souffrant de troubles mentaux.
La communauté des personnes handicapées a indiqué clairement que l’aide médicale à mourir violait, à certains égards, les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne à l’égard des personnes handicapées, conformément à la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées.
L’un de ces droits est le droit à la vie. La possibilité de choisir librement constitue un pilier central du droit à la vie tel qu’il s’applique à l’aide à mourir. Pour exercer ce droit, il faut que l’aide médicale à mourir soit choisie sans aucune contrainte ni pression extérieure. D’ailleurs, la privation constitue une pression extérieure, et c’est plus qu’une question morale. Lorsque des obstacles et des pressions d’ordre social, économique ou capacitiste empêchent les personnes handicapées de jouir pleinement de leurs droits, alors leur autonomie et leur capacité à faire des choix libres sont compromises.
L’isolement social, le manque de soutien, la pauvreté persistante, le manque de logements sûrs et accessibles sont autant de facteurs qui exercent des pressions sociales et économiques. Souvent, les personnes handicapées ne sont pas en mesure de faire un choix libre et sans contrainte. Les experts des Nations unies en matière d’invalidité ont clairement indiqué que les droits économiques et sociaux sont essentiels pour assurer une véritable autonomie, contrairement au mythe entourant la loi actuelle.
Votre Honneur, je demande au Sénat de m’accorder un peu plus de temps.
J’ai entendu un « non ». Je suis désolée, sénatrice McPhedran.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour participer au débat à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-62, qui vise à reporter l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux cas où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée.
Je suis préoccupée par l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux cas où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée et j’ai eu des conversations sur l’aide à mourir avec plusieurs médecins, organismes et membres des Premières Nations, dont plusieurs sont d’anciens élèves des pensionnats. À leur demande, le point de vue dont je vous ferai part aujourd’hui est celui d’anciens élèves des pensionnats. Je vous dirai notre vérité de manière sincère.
Chers collègues, grâce à la recherche et aux écrits historiques, il est maintenant largement reconnu comme une vérité que le contact soutenu avec les Européens a fondamentalement changé la vie des Premières Nations. Il existe des documents indiquant que des représentants d’ordres religieux et du gouvernement allaient changer le corps, l’esprit et la spiritualité des membres des Premières Nations en laissant croire que ces changements rendraient les Premières Nations plus aptes à composer avec le monde soi-disant civilisé.
Dans son livre Colonizing Bodies, Mary-Ellen Kelm affirme que le milieu médical présentait toujours les membres des Premières Nations comme des êtres essentiellement pathétiques, anormaux et démunis. Elle affirme que les maladies infectieuses ont continué à toucher les Autochtones pendant une bonne partie du XXe siècle, non pas parce qu’ils étaient mal équipés génétiquement pour lutter contre les maladies, mais à cause de décisions prises par les gouvernements de la Colombie-Britannique et du Canada. Dans son livre, l’auteure déclare ceci :
Cette étude porte sur le façonnement des corps et des esprits autochtones par les processus de colonisation et conclut que la mauvaise santé des Autochtones est non seulement le résultat d’agents pathogènes sans visage, mais aussi des politiques et des pratiques coloniales du gouvernement canadien [...]
Mary-Ellen Kelm soutient que le corps et l’esprit sont des constructions sociales parce qu’ils sont inachevés — toujours construits par les forces de la société, de la culture et des lois, y compris aujourd’hui — et que les corps et les esprits autochtones sont ainsi façonnés.
Honorables sénateurs, je souscris à cette caractérisation, car je me rends compte que la personne que je croyais être après avoir quitté le pensionnat est une farce et un mensonge. J’ai 71 ans aujourd’hui et je suis encore aux prises avec les effets néfastes de cette expérience sociale sur ma vie. Ces effets néfastes s’étendent à ma collectivité, à ma famille immédiate et à ma famille élargie, y compris mes petits-enfants. Ma vie durant, je me suis efforcée de redécouvrir la petite fille qui, promise à la réussite, est entrée dans un pensionnat à l’âge de cinq ans mais en est ressortie meurtrie jusqu’au tréfonds de son âme. J’essaie de comprendre cette histoire et les répercussions qu’elle continue d’avoir sur ma santé mentale, tout en essayant de ne pas être trop dure avec moi-même.
Chers collègues, lors d’une conférence sur les pensionnats qui s’est tenue à Vancouver il y a deux semaines, une femme intergénérationnelle a dit que nous apprenions à trouver notre place dans notre pays et sur cette terre afin de comprendre qui nous sommes et que nos parents, élèves des pensionnats, n’étaient pas de mauvais. Quelqu’un d’autre a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi son père était ainsi. Beaucoup ont dit qu’ils n’avaient jamais pu entendre l’histoire de leurs parents. Une personne m’a dit : « Maintenant, je sais pourquoi il a agi de la sorte. » Il s’agit essentiellement de la façon dont nous avons été élevés au pensionnat, car ce traitement froid, insensible et punitif était le seul que nous connaissions, puisque c’était le seul modèle auquel nous avions été exposés.
Pourtant, pourquoi nous, les Premières Nations, continuons-nous à penser que nous sommes le problème alors que ce n’est pas le cas?
Honorables sénateurs, je parle de ces expériences parce qu’il s’agit d’une base importante sur laquelle on peut ancrer et situer les crises et les maladies mentales qui sévissent dans les communautés des Premières Nations aux quatre coins du pays.
Peu d’entre nous ont raconté à leurs enfants ce qu’ils ont vécu dans les pensionnats autochtones. Il nous a fallu toute une vie pour commencer à comprendre l’horrible épreuve que nous avons vécue. Nous avons été privés de notre histoire. On nous a arraché notre forte identité crie, dénée et anishinabe pour la remplacer par un parcours racisé vers le statut de personne — je parle de littéralement façonner des corps colonialistes. Il faut encore nous poser beaucoup de questions difficiles dans ce pays. Qu’est-ce qui vous permet de penser que vous avez la responsabilité de nous dire comment nous guérir ou de nous aider à nous tuer en guise de solution aux troubles mentaux que ce pays a fait naître dans nos populations et nos communautés?
Encore aujourd’hui, ce colonialisme inachevé se perpétue bel et bien. Il mine les efforts des Premières Nations pour progresser vers la guérison. La question des agressions sexuelles qui ont eu lieu dans ces établissements n’est pas réglée. Beaucoup d’anciens élèves continuent de lutter avec ces blessures en silence; ils ont des cauchemars toutes les nuits.
Les agressions sexuelles sont les mauvais traitements qui laissent les plus graves séquelles. En parler est pénible, chers collègues, mais c’est un passage obligé. Imaginez un instant être un enfant qui subit des agressions sexuelles. Imaginez qu’il se fait dire par ses agresseurs, ces mêmes prêtres et sœurs, qu’il est un pécheur et un sauvage, et que Dieu n’aime pas les mauvais enfants comme lui. Où en seriez-vous aujourd’hui? Quel serait votre état de santé mentale?
Imaginez ce que c’est pour un enfant innocent d’aller confesser ses « péchés » à son agresseur. Imaginez que, un soir, vous voyiez un prêtre amener une petite dépouille derrière les buissons et que vous le voyiez ressortir les mains vides. Imaginez ce que c’est de se demander quand vous subirez de nouveau une agression et si — la prochaine fois — l’agression mènera ou non à votre mort.
Imaginez maintenant ce que c’est de porter le fardeau de ce traumatisme pour le reste de votre vie. En plus, les gens vous reprochent de vivre dans la rue, de ne faire confiance à personne, de boire et de consommer de la drogue pour oublier vos souvenirs et votre honte. Nous nous en voulons ensuite d’apporter dans notre communauté le poids des agressions sexuelles et d’autres formes de violence, ce qui pousse à la hausse le nombre de suicides d’année en année. Alors que les ressources sont sous-financées, difficiles à obtenir et passées au peigne fin par des esprits colonialistes, on nous dicte la façon de mener notre guérison.
Chers collègues, pour les raisons que je viens de donner, les Premières Nations sont aux prises avec une épidémie de maladie mentale qui est bien plus grave que dans le reste de la population canadienne. Je le sais et vous le savez. Les Autochtones doivent avoir l’occasion d’opérer leur guérison et de vivre sans le fardeau que leur ont imposé le gouvernement et l’Église.
Au lieu de cela, le Canada a informé les anciens élèves des pensionnats que le terme « pensionnat » ne serait plus employé, mais que l’on emploierait l’expression « tenir compte des traumatismes », ce qui efface la précision des traumatismes vécus dans les pensionnats.
Dans une lettre datée du 31 janvier 2024, des représentants de Services aux Autochtones Canada disent ce qui suit :
Chers signataires de l’entente, comme vous le savez peut-être, le financement actuel des programmes de soutien à la santé et à la culture tenant compte des traumatismes doit prendre fin le 31 mars 2024. Nous comprenons l’incertitude que cela peut engendrer lors de la planification future en matière de dotation et de prestation de services. En attendant l’annonce du budget de 2024, le ministère prolongera le financement actuel du programme de soutien à la santé et à la culture tenant compte des traumatismes jusqu’au 30 juin 2024, afin de faciliter votre planification organisationnelle après 1er avril 2024.
Honorables sénateurs, nous avons besoin d’un financement permanent pour le soutien à la guérison des traumatismes causés par les pensionnats, qui sera nécessaire au-delà de notre vivant, car les traumatismes intergénérationnels sont justement intergénérationnels. Cette approche doit être reconnue et appuyée par le gouvernement avec autant d’ardeur que les réponses et les politiques relatives à la mort administrée par un médecin.
Honorables sénateurs, dans un communiqué de presse, le premier ministre Trudeau a accepté la conclusion de l’enquête nationale de 2019 sur les femmes autochtones disparues et assassinées, à savoir que « ce qui s’est produit constitue un génocide ».
Il a dit :
Pour guérir véritablement ces blessures, nous devons d’abord reconnaître la vérité. Non seulement au sujet des pensionnats, mais également au sujet de tellement d’injustices, passées et présentes, auxquelles font face les peuples autochtones.
Dans le même article, David MacDonald, professeur de sciences politiques à l’Université de Guelph, déclare :
Le gouvernement canadien admettrait que le génocide a été perpétré par des institutions qui fonctionnent toujours plus ou moins comme avant.
Les versions antérieures de leurs partis, les versions antérieures de leur Parlement, les versions antérieures de la GRC, les versions antérieures du ministère des Affaires indiennes [...] ont commis un génocide.
Les attitudes ont changé et tout le personnel est différent, mais il y a une continuité institutionnelle au Canada, ce qui n’est pas le cas en Allemagne.
En tant que Premières Nations, nous sommes confrontés à de nouveaux défis en constante évolution qui s’ajoutent à la charge mentale que nous portons déjà, qui vient notamment du déni des tombes anonymes, des situations individuelles et collectives de vol et de fraude d’identité, des revendications territoriales non résolues et des questions de citoyenneté. Les Premières Nations ont le fardeau de savoir que le nombre de leurs membres diminue en raison des règles discriminatoires du gouvernement en matière d’appartenance.
Mon petit-fils a demandé le statut d’Indien et a vu sa demande refusée. Il ne peut pas s’auto-identifier à cause des règles du gouvernement, alors que celui-ci accepte qu’un nombre extraordinaire de Canadiens revendiquent le statut de Métis sans aucune vérification. Nos spécialistes appellent cela « la dernière prime à payer », une prime qui passe par le vol d’identité, la fraude sur nos corps, la propriété de notre histoire, notre expérience des pensionnats, notre propriété intellectuelle, et maintenant nos langues. À quoi ressemblera le Canada de l’avenir? Il y aura des corps blancs et légèrement bruns qui courront partout en prétendant être autochtones, tandis que les quelques personnes ayant le statut d’Indien tomberont dans l’oubli.
Les premiers peuples du Canada ont survécu à un génocide intentionnel, soutenu, bien financé et exécuté par le gouvernement du Canada pendant des centaines d’années. Nous avons survécu, mais nous sommes fatigués et nous avons besoin d’aide. L’aide dont nous avons besoin de la part du gouvernement n’est pas une main tendue vers la mort, non. Nous avons plutôt besoin de soutien et de ressources adéquats pour pouvoir rebâtir notre nation en nous appuyant sur nos valeurs traditionnelles. Nous continuerons d’affirmer notre souveraineté et de la défendre jour après jour, conscients que ces efforts aideront les générations à venir.
J’appuie ce projet de loi et j’espère que vous en ferez autant. Il nous procurera un délai fort nécessaire. Kinanâskomitin, merci.