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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat

8 février 2021


L’honorable Chantal Petitclerc [ + ]

Propose que le projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir), soit lu pour la troisième fois.

— Honorables sénateurs, c’est un privilège de prendre la parole à l’étape de la troisième lecture pour appuyer le projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).

Alors que nous amorçons l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-7, j’aimerais d’abord souligner le travail que nous avons accompli à ce jour pour examiner les tenants et aboutissants de ce projet de loi. Lors de l’étude préalable menée par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, les membres se sont réunis toute la journée, chaque jour, pendant une semaine. À l’étape de la deuxième lecture, les sénateurs ont débattu pendant trois jours, puis le Comité a procédé à une autre série de séances pendant trois journées complètes, la semaine dernière. Au total, le Comité a entendu 130 témoins.

Je suis très reconnaissante envers la sénatrice Jaffer, présidente du comité, ainsi que tous les membres pour leur professionnalisme et leur détermination. En effet, ils ont pris tout le temps nécessaire pour examiner en profondeur le projet de loi. Nous en sommes à la troisième lecture qui, à n’en pas douter, mènera à d’autres débats réfléchis. Je suis fière des efforts que nous avons collectivement déployés pour ce projet de loi, qui soulève des questions délicates et complexes.

Chers collègues, je tiens à vous remercier et à remercier tous les témoins pour les questions pertinentes et les témoignages d’experts. Ce processus exhaustif a nourri ma réflexion. Il m’a permis de l’élargir et de l’approfondir. Voilà précisément en quoi consiste le second examen objectif : écouter, remettre en question ses propres convictions et laisser le processus d’analyse critique faire son œuvre. Ce n’est pas toujours agréable, mais cela en vaut toujours la peine. Je peux dire que j’appuyais le projet de loi C-7 à l’étape de la première lecture et que je l’appuie avec encore plus de conviction aujourd’hui.

Le projet de loi C-7 vise à donner suite à la quête de personnes comme M. Truchon et Mme Gladu et à accorder aux Canadiens une plus grande autonomie dans le choix du moment et des modalités de leur mort lorsque leurs souffrances sont intolérables, même s’ils ne sont pas près de mourir.

Exprimant son appui à cet aspect fondamental du projet de loi C-7, Jason LeBlanc, soignant et chercheur qui a comparu devant le Comité des affaires juridiques, a déclaré ce qui suit :

Le projet de loi C-7 prévoit notamment offrir un accès à l’aide médicale à mourir à un plus grand nombre de Canadiens aux prises avec des souffrances intolérables et irrémédiables.

La professeure Jocelyn Downie s’est également exprimée en faveur de la suppression de la « mort raisonnablement prévisible » comme critère d’admissibilité.

Le projet de loi concilie également ce renforcement de l’autonomie aux objectifs tout aussi importants d’affirmer la valeur égale et inhérente de toutes les vies, indépendamment de la maladie ou du handicap, et de protéger les gens susceptibles de se trouver dans des situations de vulnérabilité. N’importe quel sénateur pourrait se retrouver dans une telle situation à un moment donné, mais les gens qui ont besoin de soutien et de services sont plus susceptibles d’être vulnérables que les quelques privilégiés de la société. Nous avons la responsabilité, les uns envers les autres, de veiller à ce que les Canadiens soient protégés contre un décès prématuré quand ils se trouvent dans des situations de vulnérabilité et leur qualité de vie peut être améliorée.

M. Geoffrey Kelley, ancien député à l’Assemblée nationale du Québec, a qualifié le projet de loi C-7 d’« approche prudente » qui :

« [...] tente de trouver un équilibre entre le droit réclamé par certains de contrôler leur destin et la protection nécessaire des personnes vulnérables et des personnes qui vivent avec un handicap. »

Il a également souligné que « [l]a recherche de cet équilibre sera toujours en évolution ». Je suis d’accord.

En effet, je suis convaincue qu’il n’y a pas une seule façon de concilier ces objectifs d’une manière qui satisfasse tout le monde. Nous avons tous des valeurs et des expériences vécues qui influencent la façon dont nous voyons ce projet de loi, et ce que nous croyons que l’autonomie et la vulnérabilité signifient.

Nous ne pouvons pas ignorer les inégalités qui existent dans les collectivités ni les difficultés d’accès aux services et aux mesures de soutien, qui peuvent contribuer à la souffrance. Dans un régime où l’aide médicale à mourir n’est pas limitée aux personnes en fin de vie, cette réalité pose un sérieux dilemme : faut-il interdire l’aide médicale à mourir jusqu’à ce qu’on puisse offrir toutes les ressources et tout le soutien nécessaires, ou bien l’autoriser afin de respecter l’autonomie des personnes qui la choisissent de plein gré pour se délivrer d’une souffrance intolérable, avec des mesures de sauvegarde appropriées. Le projet de loi C-7 adopte cette dernière approche, qui est la bonne selon moi.

Rappelons-nous le témoignage de M. Sylvain Le May, qui vit lui-même depuis 50 ans avec une amyotrophie spinale. Le 3 février dernier, devant le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, il a dit ce qui suit, et je cite :

Je revendique un accès élargi à l’aide médicale à mourir, car c’est une décision propre à chaque personne. La question qui est soulevée par bon nombre de participants, de groupes et d’associations est celle du contexte dans lequel la décision de recourir à l’aide médicale à mourir est prise. Cette question se doit d’être posée, mais elle doit l’être dans un cadre plus large que celui de ce projet de loi. [...] Par ailleurs, opposer deux droits, soit celui de vivre dignement et celui de mourir dignement, revient à privilégier un droit aux dépens de l’autre. Or, tous les droits sont égaux.

Le projet de loi C-7 relève du droit pénal et vise uniquement à autoriser, de manière sûre, un régime plus large d’aide médicale à mourir. Je le souligne non pas pour écarter les questions difficiles de l’accès à des soutiens et à des soins adéquats, mais pour rappeler à tous l’optique spécifique du droit pénal que nous devons apporter à la question de l’AMM dans notre travail immédiat sur ce projet de loi.

Bien que ce projet de loi ne soit pas là pour garantir que tous les Canadiens auront accès aux soins et au soutien dont ils ont besoin pour réussir leur vie, nous pouvons — et je dirais même nous devons — continuer à réclamer de véritables changements relativement aux ressources destinées aux personnes handicapées, aux aînés et aux personnes vulnérables en général. Cela dit, nous devons aussi faire confiance aux professionnels qui évaluent les patients qui demandent l’aide médicale à mourir et partir du principe qu’ils ont la sensibilité et les compétences requises pour bien évaluer la situation de chacun. Je suis fermement convaincue que nous pouvons nous protéger les uns les autres et voir au bien-être de notre prochain sans mettre des bâtons dans les roues de ceux qui choisissent de mourir avec l’aide d’un médecin.

Le changement proposé, qui ferait en sorte que le régime actuel, qui est centré sur la fin de vie, viserait plutôt à soulager la souffrance associée à un problème de santé donné, est loin d’être insignifiant, et nous en sommes tous conscients. Personnellement, j’estime tout à fait raisonnable que l’élargissement des critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir vienne avec une série de contraintes, même minimales, afin que personne ne meure parce qu’il ignorait qu’un traitement existait ou parce qu’il n’a pas obtenu le soutien qui lui aurait permis d’améliorer sa qualité de vie.

J’ai suivi attentivement les audiences du comité et les débats à l’étape de la deuxième lecture et je sais qu’une partie de mes collègues sont insatisfaits des mesures de sauvegarde prévues dans le texte. Pour certains, elles sont trop contraignantes, pour une partie des autres, elles ne le sont pas assez, alors que, pour le restant, elles ne devraient pas être divisées en deux catégories.

Les témoins avaient aussi des points de vue divergents sur les mesures de sauvegarde. Mike Villeneuve, de l’Association des infirmières et infirmiers du Canada, nous a dit que les professionnels de la santé de son association sont d’avis que les mesures de sauvegarde rigoureuses dans les cas où la mort naturelle n’est pas prévisible sont « adéquates et suffisantes ». Il a aussi affirmé qu’il approuvait l’approche du projet de loi C-7.

La représentante du Collège des médecins de famille du Canada nous a dit que le collège est « généralement favorable aux amendements recommandés », notamment la période d’attente exigée avant de fournir l’aide médicale à mourir dans les cas où la mort n’est pas prévisible. Elle a ajouté que la période d’évaluation de 90 jours était « raisonnable […] comme point de départ ». C’est précisément ce que sont ces mesures de sauvegarde pour les circonstances autres que la fin de vie : un point de départ ou des exigences minimales.

Bien sûr, dans certains cas, l’évaluation de l’admissibilité pourrait exiger plus de temps et il pourrait être judicieux de consulter d’autres spécialistes. Nous devons nous en remettre au bon jugement et au professionnalisme des fournisseurs de soins de santé dans l’évaluation de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir, qui sera encadrée par des mesures de sauvegarde claires qui établissent les normes minimales à appliquer à tous les cas. La gravité de mettre fin à une vie humaine qui ne devrait autrement pas s’éteindre n’exige rien de moins.

Je souhaite également examiner comment les dispositions prévues dans le projet de loi C-7 se comparent à ce qui existe dans d’autres pays, une question qui préoccupe certains de mes collègues, je le sais. Certes, à la lumière des mesures de sauvegarde prévues dans le projet de loi C-7, l’aide médicale à mourir ne serait pas une solution de « dernier recours », comme c’est le cas en Belgique et aux Pays-Bas, où le professionnel médical doit être d’avis qu’aucune amélioration n’est raisonnablement possible. Afin de respecter l’autonomie du patient, les mesures de sauvegarde du projet de loi C-7 exigeraient seulement que le patient ait sérieusement réfléchi à d’autres façons de soulager ses souffrances. Rappelons, par ailleurs, que les critères d’admissibilité au régime canadien exigent que la personne soit dans un état de déclin avancé et irréversible. Ce critère n’existe pas dans les autres régimes qui permettent l’aide médicale à mourir dans d’autres circonstances que la fin de la vie. À cet égard, le régime canadien serait donc plus strict.

Le projet de loi propose de ne plus exiger de « consentement final », un changement qui s’inspire de situations précises survenues dans des cas comme celui d’Audrey Parker, et qui tient aussi compte des commentaires fournis pendant la consultation sur l’aide médicale à mourir menée en janvier 2020. Les professionnels médicaux ont dit se sentir relativement à l’aise d’administrer l’aide médicale à mourir à une personne qui n’a plus la capacité de consentir dont la demande avait été préalablement évaluée et approuvée.

À cet égard, le projet de loi continuera de préserver l’autonomie d’une personne qui a perdu la capacité de prendre une décision, puisqu’il indique clairement qu’un médecin ou un infirmier praticien ne peut fournir l’aide médicale à mourir sur la base d’un consentement préalable si la personne manifeste, par des paroles, sons ou gestes, un refus ou une résistance à obtenir cette aide. Les médecins ou infirmiers praticiens exerceront leur jugement clinique pour déterminer si le patient exprime son refus ou s’il ne s’agit que d’un simple réflexe, et ils ont tout à fait l’expertise pour le faire. Pour clarifier davantage ce point, le projet de loi comprend une disposition de précision qui confirme que le consentement préalable demeure valide si le geste commis est involontaire. Cette approche préserve l’autonomie de la personne en tenant compte de son état actuel.

Le dernier point que je souhaite relever concerne l’exclusion de la maladie mentale. Certains témoins qui ont comparu devant le comité ont soutenu que cette exclusion est nécessaire pour le moment. Comme le Dr Gaind, psychiatre et ancien président de l’Association des psychiatres du Canada, nous l’a expliqué sans équivoque :

[...] il y a des différences marquées dans les troubles mentaux qui justifient un traitement différent pour l’AMM. Refuser ce traitement serait discriminatoire.

Il nous a en outre rappelé que le Centre de toxicomanie et de santé mentale a :

dit expressément qu’à un moment donné, une personne peut sembler ne réagir à aucune intervention, sa maladie peut paraître actuellement irrémédiable, mais qu’il n’est pas possible de déterminer avec certitude l’évolution de la maladie.

De plus, selon un représentant de l’Association canadienne pour la prévention du suicide, celle-ci « appuie sans réserve » l’interdiction de recourir à l’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes seulement de maladie mentale et considère que la « disposition est absolument indispensable pour éviter la mort prématurée lorsque la maladie mentale est la seule condition invoquée ». Toutefois, nous avons également entendu des témoins fortement opposés à l’exclusion de la maladie mentale.

Je sais que cette question préoccupe plusieurs d’entre vous. Je nous invite tous à être prudents et à écouter les experts, qui nous ont dit qu’il y a des risques lorsque la demande d’aide médicale à mourir est fondée sur une maladie mentale à l’évolution imprévisible. Comme moi, vous avez entendu le ministre de la Justice s’engager à étudier davantage cette question. Ne nous précipitons pas à autoriser une mesure qui pourrait mettre en danger la sécurité de certains Canadiens. Soyons certains de pouvoir le faire de façon sécuritaire avant d’amorcer des changements aussi importants au régime de l’aide médicale à mourir.

Chers collègues, je suis convaincue que nous allons débattre de questions intéressantes, d’enjeux complexes et d’éventuels amendements à l’étape de la troisième lecture. J’espère que nous saurons collaborer ensemble pour améliorer le projet de loi C-7, et qu’il sera adopté en temps opportun. Je vous remercie beaucoup.

L’honorable Claude Carignan [ + ]

Chers collègues, nous arrivons donc au terme de l’étude de ce projet de loi, qui aura des répercussions majeures pour plusieurs de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Par l’intermédiaire de cet instrument législatif, nous déterminerons comment des personnes vivront leur mort.

Honorables sénateurs, nous avons une grande responsabilité face à l’adoption du projet de loi C-7 sur l’aide médicale à mourir. Nous avions la même responsabilité lors de l’adoption du projet de loi C-14, le premier projet de loi modifiant le Code criminel qui a été adopté à la suite de l’arrêt Carter.

À l’époque, le Sénat avait clairement affirmé que ce projet de loi était inconstitutionnel en raison du critère de la mort raisonnablement prévisible qui permettait d’avoir accès à l’aide médicale à mourir. Nous avions même amendé le projet de loi pour retirer ce critère qui rendait le projet de loi C-14 inconstitutionnel. Vous connaissez la suite : le gouvernement a refusé cet amendement et le Sénat a décidé de ne pas insister.

Comme plusieurs l’avaient annoncé, ce projet de loi a été immédiatement contesté devant les tribunaux. Des citoyens aux prises avec de graves handicaps et éprouvant des souffrances persistantes, mais dont la mort n’était pas raisonnablement prévisible, se voyaient privés de leurs droits constitutionnels, notamment le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne.

Cela m’attriste de constater que des citoyens déjà lourdement handicapés par la vie ont dû, parce que le Sénat n’a pas joué son rôle de protection des minorités et de surveillance de la constitutionnalité d’un projet de loi, se battre devant les tribunaux, avec tout ce que cela exige d’énergie et d’argent, pour faire reconnaître leurs droits.

Ce petit rappel historique vise à souligner l’importance de notre rôle à titre de Chambre de second examen objectif, de protection des minorités et de surveillance de la constitutionnalité des lois.

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a étudié le projet de loi C-7 et a entendu plusieurs témoins.

En fait, des 145 témoins que nous avons entendus, seulement 2 % n’ont pas soulevé de problèmes en ce qui a trait au projet de loi C-7, soit les trois ministres qui sont venus témoigner.

Je soulignais un peu plus tôt que nous avions une grande responsabilité face au projet de loi C-7, mais nous aurons aussi une lourde tâche pour ce qui est de corriger ce projet de loi de manière à ce qu’il soit plus juste, plus humain et, surtout, qu’il soit valide sur le plan de sa constitutionnalité.

Faisons maintenant le tour des enjeux liés au projet de loi C-7, qui ont été soulevés par les témoins et par les sénateurs.

Comme je l’ai dit dans mon discours du 14 décembre 2020, les témoins ont formulé des critiques sur presque toutes les mesures proposées dans le projet de loi. Les témoins que le comité a entendus la semaine dernière ont fait de même.

Premièrement, il y a la question du droit criminel.

D’abord, il est important d’apporter une précision sur le sens de ce que nous faisons actuellement. Nous étudions actuellement un projet de loi qui vient modifier le Code criminel. Il est très important de ne pas perdre cela de vue. Ce sur quoi nous devons nous attarder, c’est identifier ce qui est criminel et ce qui ne l’est pas. En ce sens, plus nous allongeons la liste des mesures de sauvegarde, plus nous avons tendance à nous ingérer dans les champs de compétence des provinces et des ordres professionnels.

Me Andrew Roman a témoigné en ce sens lors des audiences du comité.

M. Roman est un avocat plaidant ayant cumulé plus de 40 années d’expérience dans les domaines des droits de la personne, du droit constitutionnel, du droit de l’environnement et des questions énergétiques. Il a plaidé devant toutes les instances judiciaires, y compris la Cour suprême du Canada, et dans toutes les provinces du Canada. Il a déclaré ce qui suit :

Vous avez présentement affaire à une question de droit pénal, et il s’agit du véritable problème, car le droit pénal constitue un outil particulièrement brutal, comparable à une massue. En ce qui a trait à l’aide médicale à mourir, on parle d’une décision qui appartient à un patient et son médecin, dans un contexte différent, un contexte où le droit pénal ne s’applique pas vraiment.

Ce que nous devons faire, c’est tenir compte de ce que la Cour suprême du Canada a dit à la fin de l’arrêt Carter, au paragraphe 132 :

La suite dépend des collèges des médecins, du Parlement et des législatures provinciales...

De son côté, Patrick Taillon, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval, nous a mentionné ce qui suit :

[...] dans la mesure où on décriminalise l’aide médicale à mourir, il faut accepter que dans notre fédération le rôle du Parlement fédéral ait vocation à progressivement décliner. Les provinces sont compétentes en matière de santé, de droit privé, de déontologie professionnelle. Ce dossier n’est pas différent d’autres dossiers que le Canada a vécus dans son histoire : la longue saga de la prohibition, la question de l’avortement, la décriminalisation du cannabis; on pourrait multiplier les exemples dans lesquels, à mesure que l’on décriminalise une question moralement sensible, en contrepartie, l’espace législatif occupé par les provinces — mais aussi par le droit réglementaire comme celui des ordres professionnels dans le cas qui nous occupe — a vocation à s’agrandir.

L’intervention fédérale ne doit pas étouffer ce que j’appelle le dialogue entre nos institutions, en imposant une norme uniforme trop détaillée, qui aurait pour effet d’étouffer la capacité des provinces d’établir des équilibres entre les droits, le libre choix et les mesures de protection.

Il faut aussi que le Parlement fédéral évite, à mon avis, une solution trop détaillée qui amènerait les tribunaux à se prononcer trop rapidement sur des questions qui méritent un peu de temps de réflexion et d’expérimentation, ainsi que des jeux d’essais et erreurs.

Honorables sénateurs, il est primordial de garder ces notions en tête. Elles devront guider notre étude du projet de loi C-7 et des amendements que nous proposerons.

Le deuxième point concerne la constitutionnalité. Comme plusieurs autres, je suis d’avis que le projet de loi C-7 est inconstitutionnel sous au moins trois aspects.

D’une part, il perpétue le critère de mort raisonnablement prévisible en créant deux catégories de personnes pouvant bénéficier de l’aide médicale à mourir, soit celles qui font face à une mort naturelle raisonnablement prévisible et celles dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible.

Ainsi, il vient édicter des conditions particulières et différentes à respecter pour chacune de ces catégories, selon que la mort est raisonnablement prévisible ou non.

L’une de ces conditions, dans le cas des personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible, est l’imposition d’un délai de 90 jours entre le moment où le médecin commence à évaluer la demande d’aide médicale à mourir et le jour où la procédure pourrait avoir lieu.

En soi, cette condition m’apparaît mal fondée et cruelle, et elle contrevient également à la Charte canadienne des droits et libertés.

Enfin, le projet de loi C-7 vient nier le droit d’avoir recours à l’aide médicale à mourir aux personnes qui ont obtenu uniquement un diagnostic de maladie mentale.

Ainsi, pour les fins de l’aide médicale à mourir, le projet de loi exclut nommément les personnes souffrant d’une maladie mentale en précisant ce qui suit à l’article modificatif 1 :

(2.1)Pour l’application de l’alinéa (2)a), la maladie mentale n’est pas considérée comme une maladie, une affection ou un handicap.

L’un des principaux problèmes auxquels nous faisons face avec le projet de loi C-7, c’est qu’il traite de la maladie mentale sans définir ce que signifie ce concept. Plusieurs intervenants du milieu de la santé ont précisé que le concept de maladie mentale n’était pas utilisé dans ce domaine. Même le ministre Lametti l’a reconnu. Il nous a dit, et je cite :

Oui, évidemment, l’étape suivante est d’étudier la définition elle-même. Pour l’instant, j’aimerais souligner que c’est exclu maintenant dans ce projet de loi, uniquement quand la maladie mentale est la seule condition invoquée [...] Pour l’instant, il n’y a pas de définition, mais il s’agit de maladies qui nécessitent les soins d’un psychiatre. Donc, c’est insuffisant; nous étudierons le tout comme il faut.

Je vous rappelle, chers collègues, que nous allons modifier le Code criminel. C’est comme si nous disions, que, dans certains cas, la fraude est interdite, sans définir l’expression « certains cas ».

Selon la Dre Mona Gupta, psychiatre et chercheuse, professeure adjointe au Département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal, l’expression « maladie mentale » telle que définie dans le projet de loi C-7 crée, et je cite, « une réelle confusion ».

Pour nous en convaincre, elle a attiré notre attention sur le fait que le ministre de la Justice, dans son énoncé concernant la Charte, a laissé entendre qu’une maladie mentale est une maladie qui relève principalement du domaine de la psychiatrie. La Dre Gupta nous a donné l’exemple de la toxicomanie. Étant donné que la toxicomanie est généralement traitée par un médecin omnipraticien, ou par un spécialiste en toxicomanie, elle se demandait si cela suffisait pour exclure la toxicomanie de l’expression « maladie mentale » telle que définie dans le projet de loi C-7, puisque la toxicomanie n’est pas nécessairement traitée par un psychiatre. Autrement dit, elle nous a signalé que l’expression « maladie mentale » ne semble pas tenir compte du fait qu’il y a un chevauchement de plusieurs disciplines médicales dans le traitement de nombre de troubles mentaux. Elle a ajouté que l’expression « trouble mental » est l’expression généralement utilisée dans le domaine de la psychiatrie, et non le terme « maladie mentale ».

J’ai une autre critique à adresser au ministre de la Justice sur le texte actuel du projet de loi en ce qui a trait à l’exclusion de la maladie mentale. Alors que l’expression n’est pas définie dans le projet de loi, la documentation technique que nous avons reçue du gouvernement donne des exemples de maladies mentales qui ne seraient pas incluses dans l’expression « maladie mentale ». N’aurait-il pas été plus clair de préciser directement, dans le projet de loi, ce qu’est ou n’est pas une maladie mentale? Le document en question s’intitule « Legislative Background Bill C-7: Government of Canada’s Legislative Response to the Superior Court of Québec Truchon Decision ». Pour situer le contexte législatif, on nous dit ce qui suit :

Dans le contexte de la législation fédérale sur l’AMM, l’expression « maladie mentale » n’inclurait pas les troubles neurocognitifs ou neurodéveloppementaux, ni d’autres conditions susceptibles d’affecter les capacités cognitives, comme les démences, les troubles du spectre de l’autisme ou les déficiences intellectuelles, qui peuvent être traités par des spécialités autres que la psychiatrie [...] ou des spécialités autres que la médecine [...]

En fait, plusieurs témoins ont souligné l’imprécision, l’inutilité et le caractère arbitraire de l’expression « maladie mentale ».

L’une des mesures les plus critiquées au cours des audiences du comité a été celle de l’exclusion de la maladie mentale de la définition de « problèmes de santé », telle qu’elle apparaît dans le projet de loi. Comme je l’ai mentionné, cette exclusion prive du droit à l’aide médicale à mourir les patients qui souffrent d’une maladie mentale comme seul problème de santé. Or, un grand nombre de témoins ont dénoncé cette exclusion.

Avant de présenter la critique de ces témoins, je souligne que le ministre de la Justice justifie l’exclusion de la maladie mentale dans cet extrait de son énoncé concernant la Charte en ce qui a trait au projet de loi C-7, publié le 21 octobre 2020. Il se lit comme suit :

Elle est plutôt fondée sur les risques inhérents et la complexité que comporterait la possibilité d’obtenir l’aide médicale à mourir pour les personnes qui souffrent uniquement d’une maladie mentale. D’abord, les données probantes démontrent qu’il est particulièrement difficile d’évaluer la capacité décisionnelle des personnes qui sont atteintes d’une maladie mentale qui est suffisamment grave pour justifier la présentation d’une demande d’aide médicale à mourir, et le risque d’erreur est élevé lors d’une telle évaluation. Ensuite, il est généralement plus difficile de prévoir l’évolution d’une maladie mentale que l’évolution d’une maladie physique.

Ces arguments ont été répétés par le ministre de la Justice dans ses discours, y compris celui du 13 novembre 2020 et celui du 1er février 2021, qu’il a prononcés devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Il est important de garder à l’esprit ces motifs avancés par le ministre pour fonder cette nécessité de l’exclusion de la maladie mentale. En effet, ces motifs évoqués par le gouvernement seront scrutés à la loupe dans l’éventualité où il aurait à justifier, devant le tribunal, en vertu de l’article 1 de la Charte, l’exclusion de la maladie mentale comme seul motif pour soutenir une demande d’aide médicale à mourir. Or, nous avons entendu des médecins et des chercheurs, lors de l’étude au comité, qui ont affirmé que l’exclusion de la maladie mentale, dans la version actuelle du projet de loi, n’est pas justifiée, selon leurs connaissances scientifiques. Ces témoins réfutent d’abord l’affirmation du ministre, voulant que cette exclusion se justifie au motif apparaissant dans son discours du 26 février 2020, soit que « la trajectoire d’une maladie mentale est plus difficile à prédire que celle de la plupart des maladies physiques ».

Cette prétention du ministre est clairement contredite par la professeure Jocelyn Downie, qui travaille au Health Law Institute de l’Université Dalhousie. Elle a affirmé devant le comité sénatorial que l’exclusion de la maladie mentale, « pour de multiples raisons, n’a aucune raison d’être ». Elle juge incohérent le texte se rapportant à cette exclusion, étant donné qu’il autorise l’aide médicale à mourir si la maladie mentale s’accompagne d’une maladie physique. Elle a dit également ce qui suit :

Sur le plan clinique, le libellé est inintelligible. Les cliniciens ne font pas une démarcation aussi tranchée entre la maladie mentale et la maladie physique. Cette distinction contredit l’état des connaissances dans le domaine de la neuroscience.

Allant dans le même sens que la professeure Downie, la Dre Justine Dembo, psychiatre, a cité au comité l’exemple d’une personne atteinte de maladie mentale qui pourrait être admissible à l’aide médicale à mourir si elle souffrait également d’une maladie du rein ou de diabète. Elle a utilisé cet exemple pour soutenir que le texte qui se rapporte à l’exclusion de la maladie mentale a « un caractère arbitraire ». La Dre Dembo a dit également ce qui suit :

L’exclusion :

[...] minimise également le fait que certaines personnes victimes de douleurs insupportables dues à une maladie mentale peuvent ne pas réagir, même à des traitements de haute qualité reposant sur des preuves et validés depuis des décennies.

Les témoignages des experts que j’ai cités et qui ont été entendus par le comité nous prédisent l’avenir. Le gouvernement devra faire face à un fort vent contraire pour convaincre un tribunal, en se basant sur des données probantes, que l’exclusion de la maladie mentale est justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Autre difficulté : le concept de mort raisonnablement prévisible.

En ce qui a trait au critère de la mort raisonnablement prévisible figurant dans le projet de loi C-7, le gouvernement l’a aboli comme critère d’accès à l’aide médicale à mourir afin de se conformer au jugement dans l’affaire de Gladu et Truchon. Toutefois, il l’a introduit comme nouveau critère pour déterminer quel protocole sera suivi par les patients répondant à tous les autres critères selon qu’ils font face à une mort naturelle, qu’elle soit prévisible ou non. Ainsi, une personne dont la mort est imminente n’aura plus à subir le délai d’attente de 10 jours qu’avait imposé le projet de loi C-14, alors que les autres personnes, celles dont la mort naturelle est prévisible, pourront se prévaloir de la procédure seulement en respectant un délai de 90 jours après que la demande d’aide médicale à mourir a commencé d’être évaluée par le médecin. Donc, le critère de mort naturelle raisonnablement prévisible, qui n’avait pas été retenu dans l’arrêt Carter et qui a été jugé inconstitutionnel dans l’affaire de Gladu et Truchon, est réintroduit par le gouvernement dans le projet de loi C-7 et vient perturber l’exercice des droits fondamentaux des Canadiennes et des Canadiens, ce qui signifie que certains seront plus égaux que d’autres.

Parlons maintenant du délai de 90 jours. L’une des nouvelles mesures de sauvegarde présentées dans le projet de loi C-7 pour les personnes dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible est l’imposition d’un délai de 90 jours entre le début de l’évaluation de la demande d’aide médicale à mourir et la possibilité d’obtenir l’aide médicale à mourir.

Je vois quatre problèmes en ce qui concerne ce délai. Premièrement, c’est lors de l’évaluation de la demande que l’on pourra déterminer si la personne est face à une mort naturelle raisonnablement prévisible ou non. À quel moment le délai de 90 jours commencera-t-il? Au début de l’évaluation ou au moment où il sera établi par un professionnel de la santé que la personne n’est pas devant une mort raisonnablement prévisible?

Me André Schutten, directeur du droit et des politiques publiques à l’Association for Reformed Political Action Canada, a soutenu que le point de départ du délai de 90 jours est ambigu. Il a recommandé que cet élément du texte du projet de loi soit plus précis.

Le troisième problème est le suivant. Le gouvernement ne nous a expliqué d’aucune manière sur quelle base scientifique il avait décidé de ce délai de 90 jours. Pourquoi pas moins? Pourquoi pas plus? On ne le sait pas.

Me Caroline Quesnel, avocate à la Section de la politique en matière de droit pénal au ministère de la Justice du Canada, nous a dit ceci au sujet de ce délai :

Le délai de 90 jours a été considéré comme une période minimale à imposer, de façon générale, afin de prévoir une mesure de sauvegarde de base à suivre dans tous les cas. Il est vrai que dans certains cas la maladie ou le handicap est présent depuis plusieurs années et qu’il y a une relation thérapeutique entre le patient et le médecin qui dure depuis longtemps.

Pour sa part, Me Jean-Pierre Ménard, du Barreau du Québec a fait cette remarque :

C’est une question de choix politique à ce niveau. Le ministre a effectivement fait un peu de ce qu’on appelle en anglais du nitpicking. C’est une mauvaise approche, parce qu’elle ne repose pas sur des bases solides. Il y a quelques éléments qui s’appuient sur des bases solides, mais la plupart, comme les 90 jours et la santé mentale, n’ont pas de fondements scientifiques précis ou pratiques. À ce moment-là, c’est lancé en l’air comme un ballon et, malheureusement, c’est une mauvaise approche qui semble s’incruster. Cette approche aurait besoin d’être revue et reconsolidée, et il faudrait travailler sur les acquis des jugements Carter et Truchon, qui ont des bases solides. Ce que le ministre propose est absolument inconnu. Nous ne savons pas d’où viennent les 90 jours.

Le quatrième problème que présente ce délai de 90 jours est que, à mon avis, cette mesure est profondément cruelle et inhumaine. Une personne qui prend la décision de recourir à l’aide médicale à mourir souffre depuis de nombreux mois, voire de nombreuses années, et, lorsqu’elle n’en peut plus, elle en arrive à la conclusion qu’elle ne veut plus vivre dans ces conditions. Sa décision est donc mûrement réfléchie. Pourquoi lui imposer un délai additionnel de 90 jours, d’autant plus que ce délai n’a aucune assise scientifique?

À mon avis, l’imposition de ce délai de 90 jours viole directement l’article 12 de la Charte, qui stipule que chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités. Des témoins qui ont été entendus au comité sénatorial, comme le Dr Georges L’Espérance, président de l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité, Me Grace Pastine, directrice des litiges à l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, et l’avocat Jean-Pierre Ménard, nous ont tous recommandé de supprimer le délai de 90 jours.

Me Ménard estime que le fait d’imposer ce délai de 90 jours aux personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible, mais pas aux personnes dont la mort est raisonnablement prévisible, constituerait une atteinte au droit à l’égalité des personnes et que cette disposition risque donc d’être contestée en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a mentionné également que l’imposition de ce délai était susceptible de contrevenir à l’article 7 de la Charte. Évidemment, je partage son avis.

Honorables sénateurs, essentiellement, le projet de loi C-7 vient créer trois catégories de citoyennes et de citoyens. D’abord, il y a ceux qui sont atteints d’une maladie mentale, mais qui répondent à tous les autres critères de l’AMM. Ensuite, il y a ceux qui répondent aux critères de l’AMM, mais dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible. Enfin, il y a ceux qui répondent aux critères de l’AMM et qui font face à une mort naturelle raisonnablement prévisible.

En faisant ce constat, comment peut-on affirmer que le projet de loi C-7 respecte l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui affirme que la loi ne fait aucune exception et s’applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et aux mêmes avantages devant la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment les discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou le fait de souffrir de déficiences mentales ou physiques?

Pour justifier ces restrictions, le gouvernement invoque essentiellement son devoir de protéger les plus vulnérables. Or, voici ce qu’Eric Adams, vice-doyen et professeur de droit à la Faculté de droit de l’Université de l’Alberta, nous a dit :

En fait, on fait valoir que, pour protéger les personnes vulnérables qui sont susceptibles de mettre fin à leurs jours de façon prématurée, et pour établir pleinement le droit des personnes handicapées de vivre dans la dignité, il faut refuser à certaines catégories de personnes la possibilité d’opter pour l’aide médicale à mourir.

Des arguments très similaires ont été présentés à la Cour suprême par le gouvernement du Canada, dans le cadre de l’affaire Carter, et ils n’ont pas convaincu davantage la juge qui a instruit l’affaire Truchon. Au moment de répondre à ceux qui contestent la décision en faisant valoir que l’assouplissement de l’accès à l’aide médicale à mourir va à l’encontre des droits constitutionnels, la principale question à trancher consistera à savoir si le régime d’aide médicale à mourir et les mesures de protection et de sauvegarde connexes protègent adéquatement les personnes qui sont véritablement vulnérables tout en accordant à celles qui ne le sont pas la dignité de pouvoir faire leur propre choix.

Il me semble que la réponse à cette question reposera non pas sur l’éloquence des arguments, mais sur le témoignage des experts médicaux. Tout ce que j’ai vu jusqu’à présent m’amène à croire que les juges accorderont un poids considérable au droit constitutionnel d’une personne de faire des choix fondamentaux à l’égard de sa propre vie.

J’aimerais rappeler que le sénateur Joyal, dans son témoignage devant le comité, a affirmé que nous devrions également considérer le projet de loi C-7 comme étant inconstitutionnel. Il nous a rappelé notre devoir de protéger les minorités et de s’assurer que le projet de loi est conforme à la Constitution.

Chers collègues, je vous invite à étudier soigneusement le projet de loi C-7. Je soutiens également que les témoins que j’ai cités nous ont apporté des arguments scientifiques et juridiques qui réfutent les arguments du ministre de la Justice, qui a affirmé que les mesures liées à l’exclusion de la maladie mentale et à l’imposition du délai de 90 jours qui sont proposées dans le projet de loi C-7 sont constitutionnelles et conformes à la Charte.

Honorables sénateurs, je vous remercie de votre attention et je vous invite à faire votre travail et à amender le projet de loi pour le rendre plus humain et, surtout, constitutionnel.

L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui alors que nous entamons le débat sur le projet de loi C-7. Comme j’ai déjà longuement parlé à l’étape de la deuxième lecture, je serai très bref aujourd’hui. J’aimerais d’abord prendre quelques minutes pour remercier nos collègues de leurs efforts, de leur engagement et de leur perspicacité dans l’étude de ce projet de loi très important.

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a fait un travail inestimable lors de l’étude préalable de la teneur du projet de loi C-7. Lors des récentes audiences du comité, le comité a consacré plusieurs heures à écouter, interroger et analyser les témoignages d’experts et d’individus dont les points de vue sur la question, bien que souvent divergents, étaient toujours francs. Tous les membres du comité méritent notre pleine reconnaissance pour leur engagement et leur patience.

Durant trois jours, la sénatrice Jaffer et son équipe ont convoqué des témoins et établi des horaires qui ont permis à autant de groupes et d’individus que possible de contribuer. En fait, des contrôleurs aériens auraient été impressionnés par la logistique. Au nom du gouvernement et du Sénat, je remercie la présidente, les vice-présidents, le personnel du comité et tous les membres du comité d’avoir fait en sorte que le projet de loi soit maintenant prêt à être discuté et débattu par tous les sénateurs.

Honorables sénateurs, notre étude a permis de constater notamment une chose : le projet C-7 soulève des questions complexes qui touchent aux convictions profondes des parlementaires.

Nous avons vu que le projet de loi va trop loin pour certains, dont ceux qui n’acceptent toujours pas que l’aide médicale à mourir est un droit garanti par la Charte. Nous avons aussi constaté que le projet de loi ne va pas assez loin pour d’autres, qui, ultimement, accorderaient encore plus d’autonomie aux personnes. À mes yeux, cela indique simplement que le projet de loi C-7 est raisonnable et qu’il mérite notre appui.

Le gouvernement fait-il avancer les choses dans ce dossier? Oui. Le gouvernement va-t-il trop vite ou trop loin? J’affirme que non. Je soutiens plutôt que le projet de loi C-7 établit un juste équilibre. Bref, il s’agit d’une proposition raisonnable et prudente qui permet de trouver un équilibre entre les divers droits mis en cause. À mon avis — et je ne le dis pas seulement en tant que représentant du gouvernement —, le projet de loi C-7 n’est ni trop tolérant ni trop mesuré; il propose exactement la bonne formule face à cet enjeu complexe.

Je ne suis certainement pas le seul à penser ainsi. En fait, en raison de sa nature progressiste mais prudente, le projet de loi C-7 a obtenu l’appui de quatre partis politiques à l’autre endroit lors d’un vote où deux tiers des députés représentant les Canadiens d’un océan à l’autre se sont prononcés en sa faveur. Il va sans dire que de nombreux députés auraient souhaité que ce projet de loi aborde certains enjeux et que d’autres auraient traité la question différemment. Quoi qu’il en soit, deux tiers des députés de tous les partis ont convenu que le projet de loi C-7 établit un bon équilibre et mérite d’être appuyé.

Nous devrions nous rappeler que le projet de loi C-7 nous arrive avec une forte empreinte démocratique. Néanmoins, il incombe au Sénat d’effectuer un second examen objectif pour chercher, analyser, débattre et envisager des améliorations. Au cours de la dernière législature, nous avons constaté que le gouvernement que j’ai l’honneur de représenter respecte et apprécie le travail du Sénat.

Comme je l’ai dit à de nombreuses reprises au sujet du projet de loi et comme les ministres l’ont également dit devant le comité, le gouvernement du Canada prendra très au sérieux et il examinera de bonne foi les modifications que le Sénat proposera à la Chambre des communes, dans le but d’améliorer la loi, dans le respect des objectifs et de la portée du projet de loi. Dans cet esprit, je tiens donc à remercier d’avance tous mes collègues du temps qu’ils consacreront à la réflexion et à leurs interventions sur la question. Je suis impatient d’entendre ce qu’ils ont à dire. Je vous remercie.

L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition) [ + ]

Merci, Votre Honneur.

Honorables sénateurs, je prends moi aussi la parole au sujet du projet de loi C-7. Alors que nous entamons ce qui, je l’espère, constituera un débat à l’étape de la troisième lecture empreint de respect et de compassion, j’aimerais dire quelques mots à propos du processus tel qu’il s’est déroulé jusqu’à présent.

À ce jour, le projet de loi a certainement été examiné méticuleusement. Il a fait l’objet d’un débat engagé et rigoureux à l’étape de la deuxième lecture. Comme il a déjà été dit, dans le cadre de son étude préalable, le comité sénatorial a entendu 81 témoins au sujet de cette mesure. Il a consacré d’innombrables heures à délibérer du contenu des deux rapports d’études préalables. Ensuite, dans le cadre de l’étude proprement dite du projet de loi, le comité a entendu 52 autres témoins et présenté des observations.

Je suis fier du travail effectué par le Sénat dans cet important dossier, mais je crains que nous soyons demeurés avec davantage de questions que de réponses. Lorsque nous débattons de grandes politiques, il est presque assuré qu’il y aura des désaccords. Toutefois, dans le cas du projet de loi C-7, cela prend toute une autre dimension, à la fois en raison de la vaste opposition qu’il suscite et de l’importance vitale que le Parlement fasse bien les choses.

Je pense qu’il est dans l’intérêt du Sénat de réfléchir à la raison pour laquelle il est appelé à étudier un élargissement du régime de mort administrée par un médecin. Pour que ce soit clair, je devrais expliquer pourquoi, personnellement, j’estime que l’expression « aide médicale à mourir » n’est pas une désignation appropriée de ce qui est proposé dans ce projet de loi.

Je tiens d’abord à préciser que je n’aime pas particulièrement qu’on emploie un euphémisme pour tenter d’atténuer la gravité d’un terme. Cela dit, comme l’a fait remarquer le psychiatre Mark Sinyor au comité, il n’est plus question ici d’aide médicale à mourir,

...car nous n’intervenons plus dans un processus de fin de vie qui est déjà en cours, mais plutôt, nous provoquons la mort d’une personne des années, voire des décennies avant sa mort naturelle afin de l’aider à ne plus souffrir émotionnellement, ce qui est essentiellement la définition du suicide. Ici, il est vraiment question de mort administrée par un médecin ou, plus précisément, de mort provoquée.

Chers collègues, comment en sommes-nous arrivés à débattre d’une refonte du régime en entier seulement quelques années après sa mise en œuvre et avant même d’entreprendre un examen parlementaire sur le sujet?

Comme on l’a déjà fait valoir, nous sommes ici en raison d’une décision prise dans une seule province par un seul juge d’une instance inférieure, et parce que le gouvernement a décidé de ne pas défendre sa propre mesure législative. Comme l’ont déclaré les professeurs de droit Sheehy, Grant et Kaiser dans un article publié récemment, dans lequel ils réfléchissent aux effets dévastateurs que ce projet de loi aura sur la communauté des personnes handicapées au Canada :

C’est une mascarade cruelle de faire croire qu’une décision prise par un seul juge d’un tribunal de première instance nécessite une intervention d’urgence par voie législative au niveau fédéral.

Cela nous rappelle que le gouvernement était résolu à contester en cour un grand nombre de décisions de la Commission canadienne des droits de la personne et même des Nations unies relativement aux conclusions de discrimination envers les enfants et femmes autochtones. Pourtant, le gouvernement s’est rendu d’emblée à la décision de la cour inférieure et s’est imposé tout seul une date butoir impossible à respecter pour la promulgation de cette loi.

Des spécialistes du droit constitutionnel nous ont dit que, si cette loi était abolie au Québec, mais restait en vigueur dans le reste du Canada, cela déboucherait sur un processus plus graduel et naturel. Cela nous donnerait plus de temps pour décider s’il y a lieu d’élargir la portée de cette loi et quel est le bon moment pour le faire, et plus important encore, cela prendrait en compte le fait que c’est la Cour suprême du Canada qui décide, en dernier ressort, dans ce pays, de la constitutionnalité des droits, et non une juge dans une province.

Chers collègues, nous devons nous demander si nous en savons assez sur le fonctionnement du processus actuel pour justifier un tel élargissement. Il est important de noter que le projet de loi C-14 stipulait clairement que nous devions faire un sérieux bilan de ce qui avait été fait avant d’aller de l’avant, sous la forme d’un examen parlementaire. Pourtant, aucun examen de ce type n’a été entrepris.

Chers collègues, on nous a dit à plusieurs reprises qu’il nous incombe de procéder à un examen approfondi des données récoltées sur le processus et à une évaluation de la loi actuelle avant d’aller de l’avant pour élargir cette branche du droit.

Le Dr Jaro Kotalik a récemment publié une étude sur la surveillance et la reddition de comptes du programme national d’aide médicale à mourir. Il a soutenu que le programme ne fait pas l’objet d’une surveillance comme l’exige la loi.

De plus, le Dr Harvey Schipper, un expert en la matière, s’étonne du fait que nous cherchons à élargir l’aide médicale à mourir, alors que nous ne disposons pas de données adéquates. Il a conclu que nous ne possédons pas suffisamment d’information pour déterminer si nous pouvons raisonnablement supprimer une mesure de sauvegarde. En toute justice, il a aussi affirmé que nous ne possédons pas non plus assez d’information pour ajouter des mesures de sauvegarde. Il a soutenu que, tant que nous disposons seulement de données négligeables, nous devrions imposer des conditions extrêmement strictes jusqu’à ce que nous comprenions toutes les facettes de ce dossier.

Le Dr Joel Zivot, quant à lui, a soulevé des questions sur la pharmacologie du processus d’aide médicale à mourir. Il souligne qu’il y a des similarités entre les médicaments administrés pour le suicide assisté au Canada et ceux administrés pour les injections létales aux États-Unis. Après avoir examiné des centaines de rapports d’autopsie, il a signalé que, même si les observateurs ont l’impression que les injections létales offrent une mort paisible, un examen attentif révèle que ce n’est pas du tout le cas. Il a fait remarquer que l’aide médicale à mourir inclut l’utilisation d’un médicament qui paralyse le corps, ce qui empêche de respirer ou de bouger, et que les États-Unis n’ont plus recours à des médicaments paralysants lors des injections létales pour éviter cette pratique d’une cruauté évidente.

Si des fournisseurs canadiens de l’aide médicale à mourir et même certains sénateurs ont vivement contesté les affirmations du Dr Zivot — en faisant valoir que la procédure est en fait paisible —, on ne peut pas le savoir sans une autopsie. À ce qu’on sache, aucune autopsie n’a encore été pratiquée sur un patient ayant reçu l’aide médicale à mourir. Honorables collègues, c’est un autre aspect de la question sur lequel nous n’en savons tout simplement pas assez.

Pourtant, même sans cette information, le gouvernement a décidé de supprimer des mesures de sauvegarde qu’il avait défendues avec véhémence il y a à peine quelques années. Soulignons que ces mesures de sauvegarde n’étaient pas ciblées par la décision Truchon. Même si je ne doute pas que nous aurons un débat rigoureux sur ces mesures, le temps venu, je tiens à rappeler au Sénat que nous discutons d’une procédure qui met fin à la vie d’une personne.

Ces mesures de sauvegarde sont évidemment mises en place pour protéger les personnes vulnérables, surtout dans les cas où les évaluateurs ne peuvent pas juger avec certitude de la motivation d’un patient, de son état d’esprit, de la présence possible de coercition, du degré de soutien ou de tout autre facteur pouvant mener à une telle demande. Il s’agit ici d’une période de 10 jours pour permettre au patient de réfléchir à son désir de mettre fin à sa vie, de l’obligation d’avoir deux témoins indépendants et de la nécessité de donner son consentement final.

Ces suggestions sont loin d’être déraisonnables ou laborieuses lorsque nous traitons d’une question de vie ou de mort. Ce qui est encore plus troublant, c’est que le nouveau régime proposé élargit l’accès à ceux qui ne sont pas en fin de vie, et qu’il n’est nullement question de faire de la mort administrée par un médecin une option de dernier recours seulement.

Si l’on songe aux mesures de sauvegarde qui sont en place pour les actes médicaux visant à préserver la vie, il est logique que les mesures de sauvegarde mises en place pour la mort administrée par un médecin soient au moins aussi contraignantes. Prenez, par exemple, cette intervention neurochirurgicale qui est offerte au Canada pour éliminer les pensées suicidaires.

Le Dr Trevor Hurwitz, qui a témoigné devant notre comité, nous a expliqué la chirurgie limbique qu’il pratique depuis 22 ans sur des patients suicidaires ou souffrant de dépression chronique en Colombie-Britannique. Il obtient un taux de réussite extraordinaire de 100 %. Bien qu’il n’ait pas témoigné à propos des mesures de sauvegarde, je trouve que la comparaison est remarquable du point de vue des exigences préalables. Je lui ai demandé de décrire les mesures de sauvegarde et les mécanismes mis en place pour cette chirurgie visant à préserver la vie.

Voici ce qu’il m’a expliqué : deux psychiatres évaluent le patient afin d’établir si sa dépression est bel et bien résistante au traitement. Le patient doit avoir suivi tous les traitements offerts, y compris deux séances d’électrochocs. Le patient doit avoir essayé tous les antidépresseurs existants et avoir suivi une thérapie. Après avoir rencontré ces deux psychiatres, le patient voit deux autres psychiatres indépendants qui évalueront sa capacité, pour éviter que sa souffrance n’influence indûment sa capacité à prendre une décision. Le patient voit ensuite le neurochirurgien, puis la clinique fait parvenir un rapport à un avocat, lequel rencontre le patient. Ensuite, tout le comité se réunit afin de trancher quant à l’admissibilité du patient. Comme les critères sont très stricts, seulement 12 patients ont subi l’opération en 22 ans.

Le Dr Hurwitz a déclaré :

Les mesures de sauvegarde en place [dans le régime canadien de l’aide médicale à mourir] sont loin d’être aussi rigoureuses que celles que nous appliquons pour une opération qui sauverait une vie et il s’agit de mesures de sauvegarde en vue de mettre fin à une vie.

Étant donné le manque d’études et le peu que nous savons, l’absence de mesures de sauvegarde dans le projet de loi est alarmante. Toutefois, ce que nous savons est encore plus troublant. Nous savons que la consultation auprès des Autochtones a été nettement insuffisante. En fait, aucune consultation n’a été menée auprès des Métis et des Inuits. Il n’y a eu absolument aucune consultation auprès des Canadiens autochtones qui vivent avec un handicap.

D’après les témoignages que nous avons entendus au comité, des communautés autochtones craignent que les changements proposés causent plus de tort aux Autochtones, particulièrement dans les communautés aux prises avec des vagues de suicides. Voici ce qu’a dit Tyler White, président-directeur général des Services de santé Siksika :

Le relâchement des restrictions entourant l’aide médicale à mourir envoie un message contradictoire aux membres de notre communauté : on dit qu’il faut prévenir le suicide de certaines personnes tout en offrant à d’autres personnes une aide au suicide.

On sait aussi que, dans un contexte où les Canadiens autochtones ont déjà été maltraités par le système de santé, qui a notamment procédé à de terribles stérilisations forcées, certains se demandent si les Autochtones peuvent se sentir en sécurité devant l’élargissement du régime d’aide médicale à mourir.

Nous avons eu l’honneur d’entendre François Paulette, aîné respecté et président du conseil consultatif des aînés associé à l’administration territoriale de la santé de Stanton, à Yellowknife. Il a conclu son témoignage percutant ainsi :

Je considère que le projet de loi C-7 ne nous appartient pas. Je sais que les occidentaux ont une façon différente, très différente de mener leurs activités. On me demande maintenant, presque à la fin du processus, de modifier ce projet de loi. On aurait dû me le demander dès le début. Vous auriez dû faire appel à des Autochtones qui se seraient assis avec des gens du gouvernement pour concevoir le projet de loi. Je crois que les peuples autochtones souffriront si vous ne donnez pas de bonnes raisons, des raisons constructives et rationnelles, pour lesquelles nos gens devraient prendre part à des suicides assistés par des médecins.

Qu’a répondu le ministre Lametti quand on lui a fait remarquer que les Autochtones avaient été peu consultés? Je le cite : « [...] nous avons fait du mieux que nous avons pu dans le temps qui nous était imparti [...] ».

Les médecins et les infirmiers autochtones que nous avons entendus nous ont dit qu’il fallait garantir explicitement la liberté de conscience, surtout si le régime est aussi élargi qu’on le propose. C’est aussi ce que nous ont dit diverses autres personnes s’opposant à l’aide médicale à mourir pour des raisons de conscience. Selon elles, il va y avoir des médecins qui vont aller pratiquer ailleurs ou qui vont carrément quitter la profession. J’en ai moi-même rencontré quelques-uns. J’ai peine à croire que le gouvernement se réfugie encore derrière un article ambigu et inapplicable, tiré du projet de loi C-14 et qui, selon les médecins, ne les protégera aucunement. Ils en veulent pour preuve le fait que certaines provinces les obligent encore à aller contre leur conscience.

Honorables sénateurs, les spécialistes de partout dans le monde nous confirment que le futur régime canadien sera le plus permissif de la planète, en bonne partie parce qu’il n’obligera ni les patients ni les professionnels de la santé à d’abord explorer tous les traitements possibles.

Nous savons en outre que ce projet de loi contrevient à la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées. Voici d’ailleurs un extrait d’une déclaration publiée dernièrement par trois spécialistes onusiens :

En aucun cas la loi ne devrait affirmer qu’il est raisonnable qu’une personne handicapée qui n’est pas sur le point de mourir puisse mettre fin à sa vie avec l’aide de l’État.

Cette déclaration fait suite au rapport accablant de l’ex‑rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits de personnes handicapées, qui reprochait au Canada d’avoir manqué à ses obligations internationales envers les personnes handicapées.

Le rapport de l’ONU, qui condamne expressément ce que le projet de loi propose de faire, fait écho aux préoccupations exprimées depuis des mois par les personnes handicapées du pays. Il est là, le cœur du débat, honorables collègues. Nous allons passer les deux prochaines semaines à débattre d’amendements plus ou moins substantiels au texte. J’ai l’intention de participer aux présentes délibérations. Cependant, le changement le plus radical que propose cette mesure législative — et sa raison d’être — est d’offrir la mort administrée par un médecin à des personnes qui ne sont pas en fin de vie.

À l’étape de la deuxième lecture, j’ai longuement parlé des témoignages entendus lors de l’étude préalable qui soulignaient que cette mesure envoie un message nuisible et tragique aux Canadiens handicapés. Le projet de loi affirme ni plus ni moins que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues.

Certains Canadiens nous ont dit avoir énormément de difficultés à obtenir des services de base et des soins à domicile. Ils nous ont suppliés de les aider. Or, plutôt que de proposer des mesures concrètes pour améliorer ces services, le projet de loi propose la mort.

Voilà probablement la préoccupation la plus courante et la plus importante soulevée par les témoins au cours des séances du comité. On n’offre pas à la plupart des Canadiens admissibles au suicide assisté un choix juste et honnête entre la vie et la mort, que ce soit au chapitre du soutien aux personnes vivant avec un handicap ou une maladie chronique, ou en matière de soins palliatifs. En fait, en élargissant l’accès au suicide assisté plutôt que d’améliorer le système en place, on fait en sorte qu’il est plus facile de mourir que de vivre.

Le gouvernement continue d’ignorer ces préoccupations en parlant plutôt de tout l’argent qu’il a dépensé au titre des soins de longue durée. À cet égard, nous devrions examiner les données fournies par l’Association canadienne des soins de longue durée. Le budget fédéral de 2017 prévoyait un investissement sans précédent de 6 milliards de dollars sur 10 ans dans les soins à domicile et communautaires, mais les soins de longue durée n’en faisaient pas partie. La Stratégie nationale sur le logement ne comprend pas les soins de longue durée. Par ailleurs, le projet pilote des aides familiaux à domicile n’inclut pas les emplois dans des établissements de soins de longue durée.

Par ailleurs, le budget fédéral de 2019 ne comportait pas d’investissements dans les soins de longue durée. Le gouvernement fédéral a bien versé 343,2 milliards de dollars en réponse à la crise de la COVID-19 au cours du premier trimestre de l’année dernière, mais pas un seul dollar n’a été consacré au soutien des soins de longue durée.

La semaine dernière, le comité a entendu Jonathan Marchand, qui a témoigné depuis ce qu’il appelle sa « cellule médicale ». Il a insisté sur l’impossibilité de mourir dans la dignité sans possibilité de vivre dans la dignité. Son état exige qu’il reçoive des soins à domicile à temps plein, mais on lui a plutôt demandé de choisir entre vivre à l’hôpital pour le reste de ses jours ou obtenir l’aide au suicide.

Dans son témoignage très poignant, il nous a confié ceci :

Mon incapacité n’est pas la cause de ma souffrance. C’est plutôt l’absence de soutien adéquat, le manque d’accessibilité et la discrimination auxquels je suis confronté chaque jour. En dernier recours, j’ai protesté devant l’Assemblée nationale du Québec, dans une cage, pendant cinq jours et cinq nuits, pour dénoncer mon incarcération et demander la mise en place de solutions d’intégration communautaire. Pourquoi est-il si difficile de voir et d’entendre que nous souhaitons vivre?

La prévention du suicide est proposée aux personnes non handicapées, mais je mérite le suicide assisté? On me l’a déjà dit : si vous n’êtes pas satisfait de ce que l’on vous propose, pourquoi ne pas accepter l’euthanasie? Ma vie vaut la peine d’être vécue. Je souhaite être libre.

Chers collègues, notre réticence à écouter la communauté des personnes handicapées lorsqu’elle demande de l’aide — alors que nous agissons à un rythme alarmant pour leur proposer le suicide assisté même si rien ne nous y oblige — représente une réelle tragédie nationale.

Je vous encourage à écouter les témoignages de Heidi Janz, Jonathan Marchand, Gabrielle Peters, Sarah Jama, David Shannon, ainsi que de l’ensemble des défenseurs des droits des personnes handicapées qui ont pris le temps de comparaître devant nous. S’il vous plaît, chers collègues, prenez le temps d’écouter la communauté la plus directement affectée par ce projet de loi. Les membres de cette communauté ne pourraient pas être plus clairs. Comme l’a dit Krista Carr d’Inclusion Canada : « Le projet de loi C-7 est notre pire cauchemar. » Honorables sénateurs, les experts l’ont indiqué clairement : nous en savons beaucoup trop peu à propos de cet enjeu pour justifier un élargissement aussi radical, et pourtant, ce que nous savons déjà est troublant.

En présentant le projet de loi C-7, le gouvernement nous demande de faire fi de nos obligations internationales en matière de droits de la personne, de laisser tomber les dirigeants et les communautés autochtones et de rendre l’aide au suicide accessible aux détenus avant qu’ils n’aient eu des soins médicaux adéquats. De plus, cette mesure ne soutient pas les médecins et les infirmières praticiennes désireux de préserver leur intégrité morale et leur jugement professionnel lorsqu’ils prodiguent des soins et les oblige à aiguiller les patients handicapés vers un médecin qui leur administrera la mort, même s’ils pensent qu’il existe des options de traitement. Enfin, chers collègues, le projet de loi nous demande d’abandonner la communauté des personnes handicapées en leur offrant la mort avant de leur avoir donné de l’aide à vivre.

Je m’efforcerai d’améliorer le projet de loi puisqu’il sera probablement adopté, mais en l’absence du critère de la mort raisonnablement prévisible, je ne peux pas, en toute conscience, l’appuyer. Merci, chers collègues.

L’honorable Lucie Moncion (Son Honneur la Présidente suppléante)

Sénateur Plett, acceptez-vous de répondre à une question?

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Sénateur Plett, hier soir, Jonathan Marchand a donné une entrevue télévisée dans le cadre de laquelle il a salué le fait que le gouvernement du Québec lui fournira un appartement où il sera entièrement pris en charge 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Cela change-t-il votre évaluation de la situation ou du moins de la sienne? Il ne sera plus en prison.

Le sénateur Plett [ + ]

L’un de mes amis avait l’habitude de dire ceci dans une telle situation : « Amen et alléluia tout le monde. » Tout ce que je peux dire, c’est que je suis heureux que M. Marchand reçoive ces traitements. Toutefois, il est loin d’être le seul cas de personne handicapée qui ne reçoit pas les traitements qu’elle devrait recevoir, et nous devrions d’abord nous attaquer à ce problème. Une fois que nous aurons pris soin de toutes les personnes handicapées, cette partie du projet de loi ne m’inquiétera certainement plus.

L’honorable Yuen Pau Woo [ + ]

Honorables sénateurs, je tiens à vous présenter quelques observations sur le projet de loi C-7. D’abord, permettez-moi de souligner le travail du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, présidé par la sénatrice Mobina Jaffer. Nos collègues ont travaillé très fort ces dernières semaines pour organiser des audiences, recevoir des témoins et préparer des rapports. Ils ont été aidés efficacement par les greffiers du Sénat, des analystes, des traducteurs, des techniciens, des préposés au nettoyage, et j’en passe, qui ont tous permis la tenue des audiences malgré les difficultés résultant de la pandémie. Je tiens aussi à remercier mes collègues qui ont pris la parole avant moi pour les observations qu’ils ont présentées, souvent avec une grande passion.

Je m’attends à ce qu’on débatte avec autant de passion à l’étape de la troisième lecture, et il se pourrait que, à certains moments au cours de mon intervention d’aujourd’hui, moi aussi j’aie l’air de m’enflammer. Toutefois, je vais tenter de contenir mes sentiments pour présenter plutôt l’analyse la plus impartiale possible du projet de loi. Pour être plus précis, disons que je vais tâcher de vous montrer comment j’aborde la question du projet de loi et des nombreux amendements qui seront présentés dans les prochains jours. En ce sens, mon discours vise moins à débattre du projet de loi qu’à parler d’une approche pour en débattre. Je vous remercie à l’avance de votre indulgence.

Le projet de loi à l’étude se veut une réponse officielle du gouvernement à la décision Truchon rendue par la Cour supérieure du Québec, laquelle ouvre un nouveau chapitre dans l’évolution du cadre juridique concernant l’aide médicale à mourir. Il serait raisonnable de soutenir que le gouvernement aurait dû porter la décision en appel, mais cela appartient au passé, comme l’eau qui a déjà coulé sous les ponts. Pour étirer encore cette métaphore, on pourrait dire que le projet de loi C-7 est un radeau législatif qui continue de suivre le courant et sur lequel nous sommes tous rassemblés, à la recherche du meilleur endroit où accoster.

Certains d’entre semblent vouloir retourner jusqu’au pont dans l’espoir d’y trouver une plus grande clarté juridique; ils souhaitent ramer à contre-courant en quête de cette clarté. Ce sentiment s’exprime de deux façons : la première consiste à affirmer qu’on connaît déjà l’opinion de la Cour suprême au sujet d’un point particulier du projet de loi C-7; la seconde consiste à tenter d’obtenir un renvoi à la Cour suprême et à laisser en suspens la totalité ou des parties du projet de loi.

Le problème de ce réflexe judiciaire n’est pas que la Cour suprême n’ait pas son mot à dire. En effet, en ce qui concerne le projet de loi C-7, il est pratiquement certain qu’elle devra se prononcer sur la constitutionnalité de certaines dispositions du projet de loi, quelle que soit la forme finale de celui-ci. Il est toutefois étrange que des membres d’un organe législatif du gouvernement — la Chambre de second examen objectif — cherchent cette solution plutôt que de faire ce qui relève de notre devoir et de notre mandat, c’est-à-dire d’évaluer le bien-fondé des questions qui nous sont soumises afin de parvenir à un projet de loi qui tienne compte de l’arrêt Truchon et des décisions judiciaires antérieures.

Ce ne sont pas les tribunaux, mais le Parlement qui doit élaborer les politiques. Le Sénat, en particulier, qui est sensible aux droits des minorités, est bien placé pour soupeser les compromis constitutionnels qui accompagnent toutes les questions difficiles de politique publique, notamment l’aide médicale à mourir.

Dans le contexte d’une mesure législative du gouvernement, qu’une disposition donnée puisse être considérée comme inconstitutionnelle devrait être une bonne raison, pour le Sénat, d’amorcer une réflexion plus poussée plutôt que le signal de mettre fin au débat sur cette disposition. Tous les projets de loi amènent évidemment des considérations constitutionnelles. Nous devons toujours nous soucier de ne pas violer la Constitution — en fait, nous devons faire preuve de vigilance pour éviter de telles violations. Nous devons également veiller à ce que tous les projets de loi respectent les valeurs inscrites dans la Constitution, même s’il peut y avoir une incertitude quant à leur constitutionnalité à proprement parler.

L’argument de l’inconstitutionnalité, qui est de plus en plus populaire dans cette enceinte, a pour effet de mettre un frein à la discussion, c’est-à-dire de mettre un terme au débat sur le bien-fondé d’une disposition précise dans un projet de loi. À mon avis, il s’agit d’une interprétation bien étrange du rôle du Sénat en tant qu’organe législatif qui, au fond, devrait s’occuper de légiférer. Nous connaissons bien le prétendu dialogue qui s’est établi entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, ou les tribunaux, en particulier depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés. Peu importe le sens que l’on attribue au terme « dialogue », cela ne peut tout simplement pas signifier de s’en remettre aux tribunaux chaque fois qu’une question touche à la Charte. Nous devons apporter notre contribution au dialogue en présentant les considérations qui ne sont pas d’ordre juridique par rapport à l’une ou l’autre des dispositions d’un projet de loi, plutôt que de jouer aux juges de la Cour suprême en conjecturant sur les effets de leurs décisions. Je cite le professeur Kent Roach :

« Un dialogue constructif naîtra si les tribunaux se concentrent sur les questions de principe qui risquent d’être négligées ou esquivées par les législateurs, et si les législateurs sont capables de s’exprimer en toute sincérité lorsqu’ils sont d’avis que, dans certains cas précis, un principe ne devrait être appliqué que de façon limitée ou ne devrait pas être appliqué du tout. »

Voilà exactement ce qui devrait se passer dans nos débats sur le projet de loi C-7.

Pour bien expliquer, je vais m’attarder brièvement sur une des dispositions les plus controversées du projet de loi, soit l’exclusion des cas où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée. Nous débattrons de cette question à partir de demain, et je vais donc seulement exposer dans les grandes lignes mon point de vue sur cet enjeu.

Beaucoup de sénateurs croient fermement que les cas où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée ne devraient pas être inadmissibles à l’aide médicale à mourir. Il est juste d’affirmer que nous avons entendu des témoins défendre les deux côtés de cette question pendant les audiences du Comité des affaires juridiques. Nous entendrons sans doute des sénateurs défendre les deux côtés demain, lorsque nous entamerons notre débat thématique. C’est précisément ce genre d’échanges que le Sénat devrait avoir afin de déterminer si les cas de maladie mentale devraient être admissibles au régime d’aide médicale à mourir, car c’est ainsi que nous pourrons contribuer au dialogue avec les tribunaux sur la constitutionnalité de l’exclusion des cas de maladie mentale. Si, par exemple, on peut prouver que la profession médicale ne possède pas encore les outils nécessaires pour évaluer les critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir pour les patients dont la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée, alors ce sont des renseignements que nous devrons communiquer au tribunal, puisque notre décision d’exclure les cas de maladie mentale reposerait là-dessus.

Voici, encore une fois, ce qu’en dit le professeur Eric Adams, spécialiste en droit constitutionnel :

Au moment de répondre à ceux qui contestent la décision en faisant valoir que l’assouplissement de l’accès à l’aide médicale à mourir va à l’encontre des droits constitutionnels, la principale question à trancher consistera à savoir si le régime d’aide médicale à mourir et les mesures de protection et de sauvegarde connexes protègent adéquatement les personnes qui sont véritablement vulnérables tout en accordant à celles qui ne le sont pas la dignité de pouvoir faire leur propre choix.

Il me semble que la réponse à cette question reposera non pas sur l’éloquence des arguments, mais sur le témoignage des experts médicaux.

Le même extrait a été cité par le sénateur Carignan, mais j’aimerais me concentrer sur un autre élément, c’est-à-dire le passage disant que la réponse reposera « non pas sur l’éloquence des arguments, mais sur le témoignage des experts médicaux ». Je souscris à cette approche, qui est très différente de l’approche selon laquelle la décision de la cour serait prédéterminée en fonction de la jurisprudence, d’une interprétation intuitive de la Charte ou de suppositions éclairées quant à l’avis des juges. Il est peut-être acceptable pour des étudiants en droit constitutionnel d’émettre des hypothèses sur les décisions qui seront prises par les tribunaux, mais les législateurs ne sont pas de simples observateurs du processus législatif qui se contentent d’émettre ce genre d’hypothèses. Nous avons comme responsabilité d’adopter des dispositions législatives en tenant compte des décisions des tribunaux qui s’appuient sur la Charte, et non de demander aux tribunaux de nous donner leur avis ou, pire encore, de faire part aux tribunaux de nos hypothèses quant à la façon dont ils interpréteront les lois.

Cela nous amène à une question sous-jacente à propos du projet de loi C-7 qui me trouble et qui, je le sais, trouble aussi bon nombre d’entre vous. Nous n’en savons pas beaucoup sur la mise en œuvre de l’aide médicale à mourir, étant donné que le projet de loi C-14 a été promulgué il y a cinq ans à peine, et que nous apportons des changements à une mesure législative historique sans même avoir examiné adéquatement les données recueillies à ce jour. Je crois que tous les sénateurs souhaiteraient que l’examen parlementaire quinquennal obligatoire du régime d’aide médicale à mourir ait déjà eu lieu, et que nous puissions bénéficier de ses conclusions pour alimenter nos débats sur le projet de loi C-7.

Faisons en sorte que cet examen aille de l’avant et qu’il soit pertinent et approfondi. Voilà une question qu’on abordera une autre fois.

L’absence d’un examen parlementaire en bonne et due forme est regrettable, mais elle ne devrait pas nous paralyser. On aurait tort de dire qu’il faut rejeter le projet de loi C-7 ou même en retarder l’adoption tant que l’examen ne sera pas achevé parce que la décision Truchon exige une réponse de la part du gouvernement et, comme nous le savons tous, cette réponse a déjà été retardée à quelques reprises. La date limite pour fournir cette réponse a maintenant été reportée au 26 février. Nous aurions peut-être souhaité que le gouvernement réponde différemment à la décision Truchon, mais le projet de loi C-7 constitue sa réponse, et il a été adopté avec une nette majorité à la Chambre des communes. En réponse à la décision Truchon, le projet de loi C-7 vise essentiellement à abroger la disposition exigeant que la mort naturelle soit raisonnablement prévisible. En ce sens, il est difficile de justifier son rejet par la Chambre haute non élue.

Cependant, le projet de loi C-7 ne se limite pas à la décision Truchon. Au lieu de se contenter d’éliminer l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible, le projet de loi comprend des dispositions ne se rapportant pas strictement à cette décision, par exemple l’assouplissement de mesures de sauvegarde en matière d’aide médicale à mourir comme la période d’attente et le nombre de témoins requis pour une demande d’aide médicale à mourir. Le gouvernement a tout à fait le droit d’ajouter ces mesures au projet de loi C-7, mais la décision de la cour ne l’obligeait pas à apporter ces changements. C’est un peu étonnant, car les partisans du projet de loi estiment généralement que l’examen quinquennal aurait dû être réalisé avant d’envisager une quelconque mesure telle que le projet de loi C-7, ou d’apporter tout autre changement au régime d’aide médicale à mourir en général. On peut soutenir que le gouvernement avait les mains liées en ce qui concerne le critère de la mort raisonnablement prévisible, mais il avait certainement le choix d’attendre que l’examen parlementaire soit terminé avant de supprimer des mesures de sauvegarde existantes.

Il ne s’agit pas ici de savoir si la suppression des mesures de sauvegarde existantes au moyen du projet de loi C-7 se justifie. Je suis heureux que ce ne soit pas une simple question de respecter la Charte, car cela élimine l’argument auquel j’ai fait allusion tout à l’heure selon lequel l’inconstitutionnalité est invoquée pour mettre un frein à la conversation. Dans quelques jours, nous aurons un débat thématique sur les mesures de sauvegarde, et j’attends avec impatience que l’on nous présente des arguments étayés sur le bien-fondé de la suppression de ces mesures — ou, en fait, de l’ajout de nouvelles mesures —, et j’espère que l’on se fondera sur des preuves plutôt que sur des conjectures ou des affirmations juridiques. Nous pourrons parvenir à nos propres conclusions après avoir entendu ces arguments.

Le problème qui se pose, plutôt, c’est qu’en traitant de questions que je considère optionnelles dans un projet de loi qui aurait pu s’en tenir à la réponse au jugement rendu dans l’affaire Truchon, le gouvernement a ouvert la possibilité de réexaminer l’ensemble du projet de loi C-14. Il a suscité une reprise du débat sur de nombreuses questions qui ont été débattues dans le cadre du projet de loi C-14, en l’absence de données probantes provenant de l’examen quinquennal obligatoire.

La volonté de relancer le débat se fait sentir dans les deux camps, c’est-à-dire tant chez ceux qui n’ont jamais vraiment aimé l’idée de l’aide médicale à mourir que chez ceux qui estiment que le projet de loi C-14 n’allait pas assez loin. Nous en aurons la preuve dans les amendements qui seront proposés dans les prochains jours.

Mon cerveau cartésien aurait préféré devoir uniquement déterminer si ce projet de loi répond ou non de manière raisonnable à l’arrêt Truchon, mais l’inclusion de questions non liées à l’arrêt Truchon vient brouiller les cartes.

À moins que l’on me convainque du contraire, je pense globalement que nous n’en savons pas assez sur l’incidence et la mise en œuvre du régime d’aide médicale à mourir depuis 2016 pour y apporter des modifications majeures, mis à part les mesures que le gouvernement dûment élu a décidé de prendre pour donner suite à un arrêt de la cour. En disant cela, j’énonce simplement l’intention et l’esprit du projet de loi C-14. Je serais enclin à recueillir plus de données sur l’aide médicale à mourir, en particulier pour les patients atteints d’une maladie mentale, et je pencherais pour la prudence.

Une dernière observation sur la complexité de ce projet de loi : même si l’on écarte l’argument portant sur la constitutionnalité de l’exclusion de la maladie mentale comme seule condition sous-jacente, il n’en demeure pas moins que le fait d’exclure la maladie mentale comme condition admissible à l’aide médicale à mourir pose de nombreuses difficultés sur le plan de la réglementation. En effet, la définition de la maladie mentale est floue, ce qui signifie que le processus d’admissibilité sera ambigu. Cela rendra difficile la tâche des organes de réglementation professionnelle, sans parler des organismes d’application de la loi.

Je ne prends pas ces arguments à la légère, et il est possible de clarifier davantage le libellé du projet de loi. La solution simple et évidente consiste, bien entendu, à ne pas exclure la maladie mentale même si elle est la seule condition sous-jacente. Cependant, il s’agit seulement d’une solution si l’on est d’abord convaincu que les professionnels de la santé ont la capacité nécessaire pour évaluer ces patients en fonction des critères applicables à l’aide médicale à mourir. En effet, si l’on a des réserves quant à leur capacité d’évaluation, cette solution soi-disant simple et évidente ne constitue plus une solution, mais plutôt une renonciation.

Il va sans dire qu’en matière de réglementation, le plus simple est l’absence de toute mesure de sauvegarde. La réglementation de la pratique médicale — ou, en fait, de n’importe quelle pratique professionnelle — n’est jamais simple et est souvent empreinte d’ambiguïté. Il suffit de penser aux attouchements sexuels lors d’examens médicaux. Nous sommes reconnaissants aux organismes professionnels de réglementation qui doivent relever de tels défis chaque jour et qui s’emploient à améliorer sans cesse leur pratique. Quoi qu’il en soit, notre travail de législateurs ne consiste pas à faciliter autant que possible la tâche des organismes de réglementation. Nous serions malavisés de fonder nos décisions concernant un projet de loi davantage sur le niveau de complexité de la réglementation plutôt que sur les preuves qui ont étayé la décision prise au départ.

La question de savoir comment réglementer une exemption complexe, telle que la maladie mentale comme seule affection sous-jacente, fait ressortir ce que je considère comme la divergence d’opinions fondamentale dans le débat sur le projet de loi C-7. Certains ont une grande confiance dans la capacité des évaluateurs de demandes d’aide médicale à mourir de faire leur travail avec rigueur, compétence et compassion, conformément à la loi actuelle, alors que d’autres sont loin d’en être convaincus. La maladie mentale est simplement un exemple plus flagrant de cette divergence.

On peut présumer que l’examen parlementaire quinquennal devait servir notamment à répondre à cette divergence d’opinions en fournissant des réponses fondées sur des données probantes plutôt que sur des anecdotes. Il me semble raisonnable de ne pas s’empresser d’étendre l’accès à l’aide médicale à mourir avant de disposer de ces données probantes. Je pense que la Cour suprême peut aussi comprendre ce raisonnement. C’est pourquoi je n’affiche pas la même assurance que certains de mes collègues quant à la façon dont les tribunaux se prononceront sur l’exclusion relative à la santé mentale.

Honorables collègues, la médecine clinique est assujettie à un cadre législatif qui oblige les praticiens à évaluer l’état de santé du patient et à diagnostiquer la maladie pour ensuite fournir des recommandations et offrir un traitement en conséquence. L’approche est axée sur les données scientifiques probantes. Ces données probantes, qui s’appuient d’abord sur les observations cliniques et sur les résultats d’efforts soutenus dans le domaine des sciences biologiques, permettent de cerner des données évaluables afin de vérifier les hypothèses. Cette approche a fait augmenter l’espérance de vie des Canadiens de 20 ans au cours du siècle dernier, et elle a grandement amélioré leur qualité de vie.

Mais le domaine de la science médicale n’est pas parfait. En effet, il a parfois été victime de pressions sociétales qui l’ont amené à passer outre les véritables données scientifiques empiriques, pour plutôt privilégier les convictions. Le résultat s’est soldé par un désastre. Un exemple poignant est celui de la chimiothérapie à doses extrêmement élevées pour prévenir la récidive du cancer du sein chez les femmes les plus à risque. Poussées par un argument juridique, en particulier l’argument de l’autonomie, les femmes se sont vu proposer ce traitement même s’il n’y avait pas eu d’essais. Lorsque les essais ont finalement eu lieu, on a constaté que la condition des femmes traitées s’était, en fait, détériorée. Elles ont souffert davantage et sont décédées plus tôt.

La pandémie actuelle offre une nouvelle démonstration des conséquences de l’abandon de la science au profit des convictions.

Il n’existe pas de réponse parfaite en ce qui concerne l’aide médicale à mourir. Néanmoins, les données que nous avons obtenues grâce aux renseignements provenant des unités de soins palliatifs, entre autres, indiquent que si l’on se concentre sur le soulagement de la souffrance, il y a beaucoup moins de demandes d’aide médicale à mourir. Ce que nous ne savons pas — et ce que les patients et les cliniciens ont besoin de savoir —, c’est le résultat de notre expérience à ce jour. Ce sont les données cliniques concrètes qu’aucun argument philosophique ou juridique ne peut faire apparaître.

Chers collègues, je vous propose ces commentaires tant pour ma réflexion personnelle sur le projet de loi C-7 que pour votre édification ou votre désespoir, selon le cas. Je reste ouvert d’esprit par rapport à de nombreux éléments du projet de loi et j’attends avec impatience les débats thématiques des jours à venir.

Comme la plupart en conviennent, quelle que soit la manière dont le projet de loi aboutira, une partie de celui-ci se retrouvera devant la Cour suprême. Donnons aux juges matière à réflexion.

Le sénateur Dalphond [ + ]

Honorables sénateurs, alors que nous entamons la dernière étape de notre étude du projet de loi C-7, soit les modifications au cadre prévu par la Constitution pour l’aide médicale à mourir, j’aimerais parler du contexte de ce débat, notamment les exigences juridiques et les attentes des Canadiens.

Je voudrais d’abord souligner le travail des membres du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles qui, depuis novembre 2020, ont tenu neuf jours d’audiences totalisant 56 heures de témoignages de 145 personnes, et qui ont consacré un nombre incalculable d’heures à passer en revue plus de 100 mémoires. Le comité a entendu un grand éventail de points de vue, notamment ceux de ministres, d’autorités provinciales et réglementaires, de groupes de défense, de personnes handicapées, d’universitaires, de juristes, de médecins, de représentants autochtones et de personnes ayant une expérience personnelle concernant l’aide médicale à mourir.

Je tiens également à saluer l’excellent travail de mes collègues du comité directeur : notre présidente, la sénatrice Jaffer, et les sénateurs Batters et Campbell. Malheureusement, le sénateur Campbell a dû prendre un peu de recul en décembre pour des raisons de santé. J’ai hâte qu’il nous revienne en forme.

Tout au long du processus, nous avons reçu l’aide du personnel dévoué de nos bureaux respectifs; de Mark Palmer, le greffier très efficace du comité; et de Julian Walker et Michaela Keenan-Pelletier, deux analystes exceptionnels de la Bibliothèque du Parlement. Tous ont accompli tout un travail, au-delà de ce qui était attendu d’eux, surtout pendant les vacances de Noël. Je les remercie de leur soutien, de leur disponibilité et de leurs contributions inestimables.

En ce qui concerne le processus, je veux également féliciter tous les leaders au Sénat d’avoir convenu d’un cadre pour le prochain débat qui s’appuie sur les pratiques mises au point lors de la dernière législature pour le premier projet de loi sur l’aide médicale à mourir et le projet de loi sur le cannabis. Je suis heureux que le débat soit structuré, y compris le processus d’amendement, et que le vote final soit prévu. Cette approche permettra aux Canadiens d’avoir un meilleur accès à notre travail.

J’en arrive maintenant au projet de loi C-7. Le contexte de ce projet de loi est très simple. Dans la foulée de la décision rendue par la Cour supérieure du Québec dans l’arrêt Truchon en septembre 2019, le procureur général du Canada a reconnu que le critère de la mort naturelle raisonnablement prévisible pour avoir droit à l’aide médicale à mourir était incompatible avec la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Carter. D’ailleurs, le Sénat avait tiré cette conclusion dès 2016. Il est donc dommage que dans le temps qui s’est écoulé depuis, l’accès à l’aide médicale à mourir ait continué à être refusé à tant de Canadiens qui subissent des souffrances persistantes et intolérables.

Lors de la réunion du Comité des affaires juridiques tenue le 25 novembre 2020, Me Jean-Pierre Ménard a dit ce qui suit de la décision de la Cour supérieure du Québec, soit qu’elle :

[...] colle de très près à la décision Carter. Elle dit bien clairement que ce que disait la décision Carter était très clair et s’applique effectivement à M. Truchon et à Mme Gladu. Elle ne voyait pas de raison de s’en écarter ou de décider autre chose. Dans Carter, les souffrances intolérables ressenties par les patients représentaient le critère de décision de la cour.

Une fois que le projet de loi C-7 sera adopté et entré en vigueur, une erreur commise par le gouvernement et la Chambre des communes en 2016 sera enfin corrigée. Cela permettra à tous les Canadiens et Canadiennes qui souffrent et qui répondent aux critères d’admissibilité de choisir, s’ils le veulent, dans le respect de leur autonomie, une mort paisible.

En corrigeant cette erreur, le Parlement ne fera pas que respecter un droit constitutionnellement protégé par la Charte des droits et libertés, soit le droit de décider par soi-même de sa fin de vie, y compris à un moment qui respecte son droit à la dignité. En effet, nous respecterons aussi la volonté des Canadiens et des Canadiennes. Selon un sondage canadien mené récemment par Ipsos, pas moins de 86 % des répondants déclarent être d’accord avec l’arrêt Carter, ce pourcentage s’élevant à 89 % au Québec. De plus, en réponse à une question précise portant sur l’objectif premier du projet de loi C-7, soit celui d’enlever le critère de la mort raisonnablement prévisible, 71 % des répondants ont indiqué leur appui en faveur de cette initiative.

Cela dit, la suppression de ce critère ne peut cacher une réalité différenciée, soit, d’une part, celle des personnes qui ont atteint un point de souffrance intolérable et dont la mort est raisonnablement prévisible et, d’autre part, celle des personnes qui subissent des souffrances intolérables et irrémédiables, mais qui pourraient encore vivre pendant plusieurs années.

Devant cette situation factuelle indéniable, le gouvernement a choisi d’adopter deux séries de critères pour l’admissibilité à l’aide médicale à mourir. Certains témoins auraient préféré qu’il n’y ait qu’une série de mesures de sauvegarde et d’exigences d’admissibilité applicables à toutes les demandes. Néanmoins, je crois que l’on ne peut nier la « raisonnabilité » de l’approche différenciée retenue par le gouvernement et appuyée par la grande majorité des partis à la Chambre des communes et des députés. Dans les jours qui viennent, certains proposeront des amendements aux mesures de sauvegarde pour chacune des situations : les uns seront d’avis qu’elles ne vont pas assez loin, les autres croiront qu’elles vont trop loin.

Pour ma part, je retiens le fait que le projet de loi propose un équilibre entre autonomie et protection des personnes vulnérables, en ajoutant des mesures de sauvegarde renforcées pour les personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible. On y retrouve notamment une obligation de la part du praticien d’explorer avec le patient tous les services offerts pour soulager la souffrance, y compris les services de consultation psychologique, les services de soutien en santé mentale, les services de soutien aux personnes handicapées et les services communautaires offerts.

Lors de son passage devant le comité, le ministre Lametti a expliqué la raison d’être du deuxième volet comme suit :

Dans le cadre du processus d’élaboration du projet de loi C-7, la ministre de la Santé [...] et moi-même avons rencontré des représentants d’organismes et d’autres intervenants qui parlaient au nom des personnes handicapées à l’occasion de tables rondes qui ont eu lieu d’un bout à l’autre du pays en janvier et février 2020.

L’une des tables rondes portait sur les droits des personnes handicapées; les participants étaient surtout des représentants d’organismes régionaux ou nationaux de défense des droits des personnes handicapées. Ce projet de loi tient compte des inquiétudes qui ont été exprimées lors de ces consultations, et c’est notamment la raison pour laquelle un système à deux volets a été ajouté afin d’accroître les mesures de sauvegarde pour les personnes dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible.

Cela dit, je reconnais qu’en tant que société, nous devons toujours consacrer plus de ressources aux mesures visant à répondre aux besoins des personnes handicapées, à fournir un accès aux soins palliatifs dans les régions éloignées, à financer des recherches sur diverses maladies et sur leurs traitements, en plus de faire plus de recherches sur les déterminants sociaux de la santé. Par exemple, nous devons mieux comprendre les facteurs sociaux qui entrent en jeu lorsque des personnes prennent des décisions importantes sur leur santé et leur vie, notamment sur des traitements importants ou des interventions majeures. Par exemple, qu’est-ce qui pousse une personne à choisir la sédation palliative continue ou l’aide médicale à mourir?

Cependant, à moins de revenir à l’ancienne vision paternaliste qui a guidé pendant longtemps la pratique médicale, nous devons protéger avec fermeté le droit des patients d’être pleinement informés et de décider en toute indépendance de ce qui est le mieux pour eux. L’ensemble de la pratique médicale repose maintenant sur les concepts du consentement informé et de l’autonomie du patient. La Charte canadienne des droits et libertés protège cette autonomie. Le manque de données probantes ou les lacunes dans les programmes, les services et les réseaux de santé ne sont pas une raison pour refuser à la personne le droit d’exercer son autonomie ou pour restreindre ce droit.

Les préoccupations bien réelles concernant l’insuffisance du financement, le racisme et les préjugés dans le système de soins de santé ne devraient pas l’emporter sur le droit — garanti par la Constitution — des personnes aux prises avec des souffrances persistantes et intolérables d’obtenir l’aide médicale à mourir si c’est ce qu’elles souhaitent vraiment. Des préoccupations légitimes concernant certains droits tout aussi importants ne peuvent justifier la négation d’un droit. Autrement dit, les imperfections ne justifient pas la poursuite de la souffrance.

Mme Nicole Gladu nous a bien dit que ce qu’elle souhaitait, c’était de pouvoir mettre un terme à sa vie, au moment qu’elle aura choisi :

[...] efficacement et sans souffrances, avec mes merveilleux amis, une flûte de champagne rosé dans une main et un canapé dans l’autre, admirant pour une dernière fois de mon vivoir le soleil se coucher dans le fleuve.

Ne refusons pas à Mme Gladu et à d’autres qui se retrouvent dans des circonstances similaires la possibilité de mettre un terme à leurs souffrances aussi paisiblement que possible, accompagnés de leurs proches. Ne refusons pas à leurs proches la possibilité de participer pleinement à la fin de vie d’êtres qui leur sont chers et de leur dire au revoir, comme ont pu le faire les proches de Marilyn Gretzky.

À mon avis, le projet de loi C-7 établit un équilibre raisonnable en supprimant le critère de la mort raisonnablement prévisible et en renforçant les garanties applicables à la deuxième voie. Cette approche tient compte des diverses perspectives de la communauté des personnes handicapées et n’encourage en aucun cas ces dernières à opter pour l’aide médicale à mourir ou à y souscrire. Il est important de rappeler que l’admissibilité à l’aide médicale à mourir se fonde sur le consentement éclairé du demandeur exclusivement.

Cela dit, je conviens avec de nombreux sénateurs que nous pourrions améliorer le projet de loi C-7. Comme vous le savez, j’ai exprimé de sérieuses réserves quant à l’idée d’exclure les personnes dont la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée. L’une de ces réserves tient à l’absence de définition de ce qui est considéré comme une maladie mentale aux fins de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir. Demain, j’aurai l’honneur de présenter un amendement au projet de loi afin de préciser que l’exclusion concernant la maladie mentale ne devrait pas inclure les troubles neurocognitifs tels que la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, la maladie de Huntington et la démence. Sinon, le projet de loi C-7 restreindrait en fait l’admissibilité à l’aide médicale à mourir davantage que le régime actuel, ce qui constituerait un pas en arrière, totalement inacceptable et contraire à la Constitution.

Je suis également préoccupé par l’exclusion totale de la maladie mentale. Comme de nombreux psychiatres et d’autres médecins l’ont souligné, cela revient à stigmatiser encore plus les gens qui souffrent d’une maladie mentale. De surcroît, comme l’ont déclaré de nombreux juristes, cette exclusion généralisée est contraire à l’approche de l’évaluation individualisée prônée dans les arrêts Carter et Truchon, approche qui a été réitérée récemment par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G. Toutefois, je suis conscient que, d’après beaucoup de témoins, l’élaboration des lignes directrices et des normes nécessaires pour les patients atteints de troubles mentaux prendra du temps.

Dans ce contexte, je crois que l’adoption d’une disposition de caducité constitue une façon raisonnable de donner aux provinces et à la profession médicale le temps nécessaire pour établir des lignes directrices et des normes appropriées en vue de l’application responsable et uniforme de l’aide médicale à mourir aux cas où la seule cause de souffrances intolérables est une maladie mentale.

En conclusion, je suis impatient de débattre du projet de loi au cours des prochains jours et d’établir la meilleure politique possible pour les Canadiens en procédant à un second examen objectif. Meegwetch, merci.

L’honorable Denise Batters [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-7, soit le projet de loi du gouvernement Trudeau visant à élargir l’accès au suicide assisté. Le projet de loi C-7 marque un changement profond dans le régime canadien du suicide assisté. Il y a cinq ans, le projet de loi C-14 a établi un régime d’aide médicale à mourir permettant de hâter la mort de patients qui sont sur le point de mourir ou qui en sont très près. Le projet de loi C-7 élargira l’accès à ceux dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible. L’aide médicale à mourir ne reviendra plus à offrir une aide pour hâter un processus déjà enclenché. On parlera plutôt de cas où l’État met fin à la vie d’une personne qui autrement aurait pu continuer à vivre pendant des années. Cet élargissement pourrait ouvrir une boîte de Pandore sur le plan éthique, et je crains en particulier les effets dévastateurs qu’il aura sur la vie des Canadiens vulnérables.

Il est regrettable que le gouvernement Trudeau ait décidé de forcer l’adoption d’un projet de loi qui élargit l’accès à l’aide médicale à mourir dans la situation actuelle. Nous sommes en pleine pandémie : l’anxiété, les idées suicidaires et la toxicomanie sont à la hausse alors que les services et les options de traitement ont chuté ou même disparu. Les gens sont seuls, isolés et défavorisés sur le plan économique. Est-ce vraiment la grande priorité législative du gouvernement Trudeau? C’est honteux.

Tout au long de l’étude de ce projet de loi, nous n’avons cessé d’entendre des universitaires, des professeurs, des juristes spécialistes de la constitution théoriser sur l’élargissement du suicide assisté, ce que cela signifiera dans une salle d’audience ou un amphithéâtre ou lors de la prochaine conférence professionnelle à l’ordre du jour. Ce que l’on a moins entendu, cependant, honorables sénateurs, c’est la voix de ceux qui ont le plus à perdre dans ce débat : les personnes handicapées ou souffrant de maladie mentale, les populations autochtones, les Canadiens noirs et racialisés, les Canadiens isolés ou vivant dans la pauvreté. Honorables sénateurs, ces personnes qui ont été régulièrement poussées en marge de notre société nous appellent au secours. Mais ils ne veulent pas qu’on les aide à mourir; ils veulent qu’on les aide à vivre.

Un de nos rôles les plus importants en tant que sénateurs, c’est de représenter les minorités dans le processus démocratique. Nous devons donner une voix aux sans-voix, pour que personne ne soit laissé pour compte. Et les laissés pour compte sont nombreux à cause du projet de loi C-7 du gouvernement Trudeau. Honorables sénateurs, c’est notre devoir, depuis notre position privilégiée ici au Sénat, de veiller à écouter réellement toutes les voix que le gouvernement fédéral a ignorées dans cette mesure législative. Nous en avons entendu un grand nombre lors des études du Comité des affaires juridiques sur ce projet de loi.

Nous avons entendu la voix de personnes handicapées, comme Jonathan Marchand. Jonathan, qui est atteint de dystrophie musculaire, vit au Québec dans un centre de soins de longue durée qu’il qualifie de « prison médicale ». La semaine dernière, il nous a dit :

[...] tout comme Jean Truchon, on me force à vivre ici, car aucune mesure de soutien adéquate n’est offerte pour vivre dans la collectivité.

[...] Mon incapacité n’est pas la cause de ma souffrance. C’est plutôt l’absence de soutien adéquat, le manque d’accessibilité et la discrimination auxquels je suis confronté chaque jour.

[...] Des mesures de prévention du suicide sont offertes aux personnes non handicapées, mais moi, je mérite une aide au suicide? On m’a déjà dit : si vous n’êtes pas satisfait des mesures qu’on vous offre, pourquoi ne pas accepter l’euthanasie? Ma vie vaut la peine d’être vécue. Je veux être libre.

Des études montrent que ceux qui se prévalent de l’aide médicale à mourir au Canada ont un revenu plus élevé et sont nettement moins susceptibles de résider dans un établissement que la population générale. Les défenseurs du suicide assisté invoquent ces études comme preuve que l’aide médicale à mourir n’est pas employée par les groupes vulnérables. Or, le Dr Sonu Gaind a mis en garde le comité que cette situation changerait probablement si l’on élargit l’accès à l’aide médicale à mourir à ceux dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible, surtout les patients qui souffrent d’une maladie mentale. Il a dit :

En Amérique du Nord, il y a un équilibre entre les sexes et les demandeurs de l’aide médicale à mourir ont tendance à être mieux nantis, instruits et de race blanche, et c’est là que l’aide médicale à mourir est destinée aux mourants, aux personnes qui ont bien vécu et qui veulent bien mourir. La preuve révèle que c’est un groupe différent qui demande l’AMM pour une maladie mentale : les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à demander l’AMM dans ces situations, et les patients présentent de facteurs de stress psychosociaux non résolus.

Mark Henick, défenseur de la santé mentale qui a lui-même combattu une dépression réfractaire au traitement, a indiqué au Comité des affaires juridiques qu’il aurait « sans aucun doute » eu recours au suicide assisté s’il y avait eu accès lorsqu’il vivait ses moments les plus sombres. Il a dit craindre que l’aide médicale à mourir ne constituât pas vraiment un choix équitable pour les gens qui souffrent de graves troubles mentaux, qui ont souvent l’impression qu’il n’y a pas d’autres options. Il nous a dit ceci :

La souffrance était si grave que je ne voyais rien d’autre. La façon dont la maladie mentale agit [...] est qu’elle provoque l’effondrement de tout ce qui vous entoure et vous met des œillères de sorte que même si d’autres options s’offrent à vous, vous ne pouvez pas toujours les voir.

M. Henick a supplié le Comité des affaires juridiques de conserver dans le projet de loi C-7 l’exclusion de l’aide médicale à mourir si la maladie mentale est l’unique condition invoquée, en disant ceci :

Je vous demande, en tant que défenseur en santé mentale et que personne ayant vécu à la fois une grave maladie mentale et un rétablissement, de ne pas le faire. Ne renoncez pas à votre responsabilité de mieux prendre soin des plus vulnérables d’entre nous sous un faux prétexte de liberté ou une mauvaise application de ce que le principe d’équité signifie réellement. L’aide médicale à mourir uniquement pour une maladie mentale, le suicide assisté sous un nom aseptisé, fera reculer d’une génération le mouvement de rétablissement en santé mentale.

Le débat sur le projet de loi C-7 semble s’être focalisé sur deux visions du monde polarisantes : le privilège et la nécessité. Aux yeux d’une personne qui vit en marge de la société et qui est incapable d’accéder à d’autres options pour soulager ses souffrances intolérables, le débat entourant le choix du suicide assisté semble ridicule. Sous cet angle, il est normal qu’une personne marginalisée considère comme un luxe la création d’un plan pour « mourir dans la dignité » quand elle utilise la majeure partie de son énergie pour survivre. L’auteure Nora Loreto a récemment écrit :

Cette perspective suppose qu’une vie digne est possible au Canada pour tout le monde, et qu’une personne devrait avoir le droit de décider quand, sur son chemin de maladie, elle souhaite mourir. Mais pour tous ceux qui ne peuvent pas accéder à cette vie digne en raison d’une discrimination fondée sur les capacités physiques, du capitalisme, du colonialisme ou du racisme, la conversation représente une insulte.

Le projet de loi C-7 ne tient pas compte des personnes vivant dans la pauvreté, comme Gabrielle Peters. Cherchant à trouver la mort selon ses propres termes, elle a déclaré au comité :

L’expression « selon leurs propres termes » m’est légèrement étrangère en tant que personne handicapée vivant dans la pauvreté. Je ne peux même pas traverser la rue à 8 000 des 27 000 coins de rue de la troisième plus grande ville du Canada parce qu’ils n’ont pas de rampe d’accès. Je vis dans une unité qui m’a été assignée. Le jour où j’ai emménagé, les déménageurs ont dû attendre pendant que la police, puis le coroner, puis une ambulance utilisent l’ascenseur, parce que c’est comme ça que les gens d’ici déménagent.

Sarah Jama, défenseur des personnes handicapées et organisatrice communautaire, a fait valoir que les facteurs de classe sociale et de pauvreté font que tous les choix ne sont pas créés égaux face au tout dernier acte de suicide assisté. En outre, elle a laissé entendre qu’en élargissant l’accès à l’aide médicale à mourir afin que davantage de Canadiens de la classe moyenne supérieure puissent choisir d’avoir accès à une mort paisible ou belle, un tout autre groupe de personnes, celles qui vivent avec un handicap dans la pauvreté, sont exposées à un préjudice important.

Dans tout le Canada, il y a des personnes handicapées qui vivent de l’aide sociale dans une pauvreté jugée acceptable par le gouvernement, sans bénéficier de médicaments ou de thérapies convenablement financés. À quoi ressemble vraiment le choix dans ces conditions? Si un choix pour certaines personnes anéantit celui des autres, il est injuste.

Après avoir témoigné devant le comité, Gabrielle Peters s’est interrogée sur l’ironie de la situation dans les médias sociaux :

L’État provoque de la souffrance par ses politiques, refuse d’adopter des politiques qui mettraient fin à cette souffrance ou qui l’atténueraient, puis offre gentiment de payer pour mettre fin à cette souffrance — et à vos jours — de façon permanente.

Sarah Jama a souligné qu’un élément déterminant dans le débat parlementaire sur l’accès élargi au suicide assisté proposé dans le projet de loi C-7 a été le manque de diversité parmi les participants aux discussions, en particulier sur le plan socioéconomique.

Je pense aussi qu’il est assez évident qu’on n’a pas consulté assez de gens aux revenus différents et de classes sociales différentes. Beaucoup des témoins de l’organisme Dying With Dignity que vous avez entendus sont issus de la classe moyenne supérieure et ont le soutien de groupes de pression, de réseaux, de leur famille et de leurs amis pour faire adopter le projet de loi. Vous n’avez pas déployé assez d’efforts pour aller parler à des personnes qui vivent dans la pauvreté ou de l’aide sociale. Les deux points de vue sont très différents en ce qui concerne le racisme médical et le capacitisme médical auxquels ces groupes sont confrontés.

De nombreux témoins autochtones ont mentionné des cas très médiatisés de racisme dans le système de santé, notamment l’épouvantable traitement raciste infligé à la patiente autochtone Joyce Echaquan et à Brian Sinclair, un Autochtone handicapé qui est mort dans la salle d’attente aux urgences après avoir été ignoré pendant 34 heures. Plusieurs témoins ont dit craindre qu’un assouplissement des critères d’admissibilité au programme d’aide médicale à mourir pour englober des personnes qui ne sont pas en fin de vie n’entraîne un risque accru de coercition pour les patients autochtones.

Neil Belanger, du British Columbia Aboriginal Network on Disability Society, a exprimé son point de vue à ce sujet :

Le racisme à l’égard des Autochtones est omniprésent dans notre système de santé, et il serait dangereusement naïf de laisser entendre que l’AMM serait exemptée de cette défaillance et de laisser entendre que les Autochtones vivant avec un handicap seraient adéquatement protégés sans critères relatifs à la fin de vie en fonction de l’aide médicale à mourir.

Le projet de loi C-7 du gouvernement fédéral oublie les Autochtones. De nombreux témoins autochtones lors des audiences du Comité juridique ont souligné le manque de consultation du gouvernement Trudeau auprès des Autochtones, en particulier les Inuits et les Métis, sur la question de l’aide médicale à mourir. Mme Carrie Bourassa a réitéré la nécessité de mener de vastes consultations auprès des communautés autochtones dans un esprit de véritable coopération, en tenant les propos suivants :

[...] si nous devons avoir cette discussion, il faut y aller très délicatement. On ne peut pas simplement réunir trois ou quatre aînés et s’attendre à ce que cela donne une consultation.

Tyler White, de la nation siksika, a qualifié de « grossièrement inadéquate » la consultation des Autochtones par le gouvernement et il a dit craindre le message sur le suicide assisté qui sera véhiculé aux jeunes de sa communauté :

Nous craignons [...] que le projet de loi C-7 ne nuise à nos efforts de prévention du suicide chez les jeunes. L’élargissement de l’aide médicale à mourir envoie un message contradictoire, comme quoi on devrait aider certaines personnes à se suicider et d’autres, à ne pas se suicider. Depuis toujours, nous essayons de faire comprendre aux jeunes que le suicide n’est pas la réponse aux problèmes ni aux obstacles que doivent surmonter nos peuples. Or, la perception qu’auront les gens du projet de loi C-7 ira directement à l’encontre de l’idée que nous essayons de leur inculquer.

La témoin Sarah Jama nous a fait remarquer que très peu de personnes noires et racialisées ont été entendues dans le cadre du débat sur le projet de loi C-7. Elle a insisté sur les ramifications dangereuses que peut avoir cette absence, d’autant plus que les personnes noires et racialisées ont longtemps été victimes de coercition médicale :

On voit tout de suite qu’à peine une poignée de personnes noires et racisées ont pu s’exprimer sur le sujet, que ce soit au Parlement ou au Sénat.

Les personnes handicapées et racialisées du Canada ont toujours été victimes de mauvais traitements parce que nos corps sont perçus différemment, comme s’il y avait un lieu entre la race et les capacités d’une personne. Alors que ce point devrait être au cœur du débat, puisqu’il s’agit d’un projet de loi sur l’euthanasie, il en est évacué, et c’est dangereux. Les conséquences seront aussi graves que nombreuses, et le Canada en sera longtemps marqué.

Honorables sénateurs, nous avons le devoir d’écouter ces voix, les voix des personnes qui ne peuvent se faire entendre, durant nos débats sur cet enjeu. Nous ne pouvons pas prêter l’oreille seulement aux professeurs des milieux universitaires et aux juristes blancs qui ont le luxe d’étudier ou d’examiner en profondeur chaque aspect et nuance ésotériques, confortablement assis dans le fauteuil de bureau en cuir de leur tour d’ivoire. Parce que, dans le vrai monde, Gabrielle Peters est dans son minuscule appartement et Jonathan Marchand est dans sa chambre, dans un centre de soins de longue durée. Ils essaient de trouver le moyen d’avoir accès à des soins pour lesquels il y a des listes d’attente de plusieurs mois. Ces services ne leur seront pas administrés assez rapidement, s’ils finissent par y avoir accès, pour alléger leurs souffrances ou leurs douleurs ou mettre un terme à leur isolement.

Entretemps, le prochain Brian Sinclair mourra dans une salle d’attente aux urgences, ignoré par le personnel médical qui aura sauté tout de suite aux conclusions à cause de la race du patient. Dans le même hôpital, une itinérante handicapée à la recherche d’un traitement pour soulager ses souffrances intolérables se verra plutôt offrir l’aide au suicide assisté.

Certaines personnes pourraient penser qu’il est beaucoup plus facile d’écouter ce qu’un professeur ou un juriste ont à dire, d’une manière très détachée ou théorique, sur les nuances entourant les droits de la personne, plutôt que d’écouter Sarah Jama, en pleurs, nous implorant de tenir compte du point de vue des personnes qui seront directement affectées par ce projet de loi.

Chers sénateurs, nous devons prendre du recul et abandonner pour un temps notre point de vue de personnes privilégiées. Nous ne pouvons pas écarter si facilement les voix de ceux qui se sont exprimés haut et fort contre le projet de loi C-7, comme certains ont essayé de le faire à d’autres occasions, en disant que ces personnes s’y opposent seulement à cause de leur religion ou que de toute façon, elles s’opposent au concept de l’aide médicale à mourir.

Beaucoup des personnes qui s’opposent au projet de loi ne sont pas croyantes et nombre d’entre elles n’étaient pas contre l’aide médicale à mourir ni contre le projet de loi C-14, mais elles croient que le projet de loi C-7 va trop loin et qu’il représente une menace directe à la valeur inhérente de leur vie et de leur droit à l’égalité garanti par la loi. Beaucoup croient aux mesures progressistes. Ce sont des personnes handicapées, des membres de communautés racialisées, des Autochtones et des personnes qui vivent dans la pauvreté. Ce sont les gens vulnérables que nous, les sénateurs, avons la responsabilité de protéger en cette enceinte. J’espère que vous le ferez.

Merci.

L’honorable Mobina S. B. Jaffer [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture. Je tiens tout d’abord à remercier les personnes suivantes : les membres du Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles; le greffier, Mark Parlmer; les analystes, Julian Walker et Michaela Keenan-Pelletier; les membres du comité directeur, soit le sénateur Campbell, le sénateur Dalphond et la sénatrice Batters.

Merci infiniment pour vos travaux.

J’interviens aujourd’hui au sujet du projet de loi C-7, qui propose d’élargir l’aide médicale à mourir de manière à inclure les personnes dont la mort n’est pas prévisible, mais qui souffrent de maladies qui ne peuvent pas être traitées.

L’aide médicale à mourir s’adresse aux personnes les plus vulnérables et les plus malades de la société. Ce n’est toutefois pas une option de traitement et il ne faudrait pas la considérer ainsi. Elle est conçue pour des gens comme Janet Hopkins, qui nous a écrit ceci dans une lettre :

Les êtres humains et les animaux ont tous un instinct de survie fondamental. Qu’est-ce qui peut pousser une personne à préférer mourir, alors? Avoir des douleurs constantes vous gruge l’âme. Cela vous détruit. Vous commencez à vous poser des questions. Ai-je besoin d’être droguée pour pouvoir simplement exister? Quel degré de souffrance est considéré comme acceptable? À quel point faut-il souffrir pour satisfaire les gens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre? Notre endurance a des limites. Ce n’est pas que nous voulons mourir, c’est que la douleur nous a enlevé la volonté de vivre. Je ne suis plus la personne que j’ai été tout au long de ma vie. Je suis en train de disparaître.

Honorables sénateurs, Mme Hopkins avait encore davantage à nous dire. Certains de ses propos sont à ce point sensibles que je ne peux pas vous les transmettre publiquement, mais les membres du comité les ont lus. Voilà le genre de souffrance dont nous discutons ici.

L’aide médicale à mourir est un choix réfléchi et véritable pour des personnes qui souffrent. En 2016, elle a été intégrée à notre système juridique pour permettre l’exercice de cette autonomie.

En ce qui concerne l’élargissement de l’aide médicale à mourir, le projet de loi aborde de nombreux éléments dont vous avez sans doute entendu parler. Je sais que la plupart d’entre eux vous ont déjà été communiqués. Toutefois un élément du projet de loi n’a pas été abordé : l’importance de la collecte et de l’analyse des données.

Honorables sénateurs, soyons clairs : sans données, nous sommes aveugles. Nous prenons des décisions sans avoir tous les faits. Sans données, comment les législateurs peuvent-ils prendre des décisions éclairées et veiller à ce que des politiques adéquates et constructives soient mises en place? Comment pouvons-nous régler les problèmes et les empêcher de s’aggraver sans informations appropriées?

Voici un exemple. Sans collecte et analyse de données sur les problèmes des femmes au Canada — comme l’écart salarial ou la violence faite aux femmes, entre autres —, aurions-nous été en mesure d’élaborer les lois efficaces dont dispose le pays de nos jours? Aurions-nous été capables de faire progresser les droits et l’égalité des femmes? Je vous assure que non. Les informations sont cruciales pour les législateurs et les décideurs.

Honorables sénateurs, en novembre dernier, lors de l’étude préalable, j’ai demandé au ministre Lametti si ce projet de loi avait été soumis à une analyse comparative entre les sexes. Il a répondu : « L’analyse comparative entre les sexes a été faite, et je peux en présenter les grandes lignes au comité. » Je lui ai ensuite demandé si on avait effectué une analyse axée sur la race, ce à quoi il a répondu : « À ma connaissance, [...] cela fait partie de l’analyse comparative entre les sexes, et je pourrai aussi vous en parler. »

Le ministre Lametti est le tout premier ministre à avoir fourni au comité les résultats d’une analyse comparative entre les sexes plus, et je l’en remercie. Il a tenu parole, puisque le comité a reçu les résultats de cette analyse en janvier. J’offre mes sincères félicitations au ministre Lametti pour l’analyse comparative entre les sexes qui a été effectuée à l’égard du projet de loi C-7, mais j’ai été déçue de constater que la seule phrase faisant allusion à la race était une citation indirecte dans la section sur les données démographiques, qui dit ceci : « Le régime de surveillance fédéral ne recueille pas de renseignements sur le revenu, le niveau d’études, l’origine ethnique et la diversité de genre. »

Lors des audiences que nous avons tenues en février dernier pour étudier le projet de loi, j’ai demandé au ministre pourquoi ces données n’étaient pas incluses. Il a répondu ceci :

Le grave problème que nous avons à l’échelle du gouvernement — nous l’avons constaté dans différents contextes, y compris dans celui-ci, mais aussi en ce qui concerne notre réponse à la COVID-19 —, c’est le manque de données désagrégées. Le défi pour l’ensemble de l’appareil gouvernemental, c’est d’obtenir de meilleures données, d’avoir des données désagrégées qui permettent de répondre aux types de questions que vous posez et de faire les analyses fondées sur la race [...]

— il parlait ici des analyses que nous demandions.

Honorables sénateurs, je sais que vous savez que les personnes de couleur représentent 20 % de la population canadienne. Près d’un quart de la population du Canada est racialisé. Pourtant, l’organisme fédéral ne recueille pas de données pour aider les décideurs à faire des choix éclairés pour leur avenir. Nous avançons à l’aveuglette avec ce projet de loi pour défendre la vie de millions de personnes partout au Canada.

Pendant les réunions du comité, j’ai posé des questions aux témoins de la Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice à propos de la collecte de données fondées sur la race, et elles m’ont donné à peu près la même réponse, sauf qu’elles m’ont encouragée à faire part de mes préoccupations à Santé Canada.

Je me suis donc tournée vers Mme Abby Hoffman, qui est conseillère principale en politique au sous-ministre, à Santé Canada. Je lui ai dit que j’étais terriblement découragée qu’il n’y ait pratiquement rien sur les questions raciales dans l’analyse comparative entre les sexes plus que j’avais reçue. Voici la question que je lui ai posée :

Puisque ces pouvoirs de réglementation reviennent au ministère de la Santé, à votre connaissance, ces données désagrégées sur la race sont-elles collectées par le gouvernement fédéral?

Mme Hoffman a dit :

... en ce qui concerne le régime fédéral de surveillance, nous ne collectons pas de données sur la race ni aucune autre information sur l’origine ethnique.

Elle a ajouté :

Nous examinerons de très près comment nous pourrions inclure de l’information sur l’origine ethnique, non seulement dans le régime de surveillance lui-même, mais aussi dans le cadre de notre examen de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir et des questions sociétales et sociodémographiques plus générales qui ont un impact sur l’accès aux soins de santé et à l’aide médicale à mourir.

J’ai alors demandé à Mme Hoffman s’il y avait une quelconque collecte de données, ce à quoi elle a répondu :

Si vous voulez parler de données exhaustives sur la race associées à l’aide médicale à mourir en particulier ou même à l’accès aux services de santé de manière plus générale au niveau fédéral, je dirais que la réponse est non.

La réponse est non, honorables sénateurs. Nous ne recueillons pas de données sur un quart de la population, c’est-à-dire des millions de Canadiens. En revanche, Mme Hoffman a affirmé que cette information pourrait être collectée dans des ensembles de données couplées de Statistique Canada. Elle a cependant ajouté :

C’est possible, mais il faut tenir compte du facteur temps. Nous sommes fiers du fait que nous allons produire un rapport de surveillance des données sur l’aide médicale à mourir le plus tôt possible après la période en question. Cependant, si nous attendions la publication de données liées par Statistique Canada, au moins une autre année s’écoulerait avant que nous puissions éclaircir les enjeux que vous avez abordés.

Honorables sénateurs, nous avons appris des choses des témoins qui ont comparu devant notre comité. Par exemple, le Dr Timothy Holland, médecin et évaluateur de l’aide médicale à mourir, a dit ceci :

L’évaluation des demandes d’aide médicale à mourir n’est pas une bagatelle. Il faut d’abord connaître parfaitement l’état de santé du patient. Nous devons effectuer une évaluation rigoureuse de ses capacités. Nous devons nous assurer que le patient comprend pleinement toutes les options qui s’offrent à lui afin d’avoir la certitude qu’il prend une décision vraiment éclairée. En outre, nous devons comprendre quel genre de personne le patient est et les valeurs qui ont guidé sa vie. Ce n’est qu’alors que nous pouvons vraiment évaluer si le patient répond aux critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir et avoir l’assurance que le patient a lui-même pris cette décision, en l’absence de toute contrainte.

Honorables sénateurs, sans la collecte et l’analyse de données, nous n’avons que les récits des expériences vécues par les témoins racialisés. Je crois que le moment est bien choisi pour recueillir au Canada des données sur toute la population. Nous devons faire beaucoup mieux à cet égard.

Honorables sénateurs, comme nous sommes en train d’étudier ce projet de loi, j’aimerais attirer votre attention sur la question de la non-collecte de données pour presque un quart de notre population. Sénateurs, je soulève cette question, alors que j’aurais pu en soulever beaucoup d’autres. Depuis les mois de décembre et janvier, je suis littéralement immergée dans le projet de loi C-7. J’ai soulevé cette question parce que personne d’autre ne le ferait, je pense. Au Canada, nous voulons vivre dans l’harmonie et, pour ce faire, nous devons pouvoir nous comprendre les uns les autres.

Quand j’étais petite, ma mère — et certains d’entre vous ont déjà entendu cette histoire très souvent — avait l’habitude de me demander de jouer du piano. Pour l’agacer, parfois, je ne jouais que les touches noires et, parfois, que les touches blanches. Essayez pour voir, sénateurs. Ce n’est pas du tout harmonieux.

Pour vivre véritablement en harmonie au Canada, pour vraiment servir tous les Canadiens — et nous, en tant que législateurs, devons nous pencher sur les besoins de tous les Canadiens, pas seulement d’une partie d’entre eux — nous devons nous assurer que nous avons des données pour tous les Canadiens. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas affirmer que nous n’avons pas eu le temps de recueillir les données du quart de la population. Honorables sénateurs, je sais que vous serez tous d’accord avec moi pour dire que c’est inacceptable. Merci beaucoup.

L’honorable Mohamed-Iqbal Ravalia [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).

Comme nous l’avons entendu dans le cadre de nombreux témoignages convaincants au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, ainsi qu’à l’autre endroit, le projet de loi dont nous sommes saisis soulève des enjeux incroyablement complexes et controversés. Le concept de l’aide médicale à mourir oppose deux de nos valeurs les plus sacrées : la protection de la vie et la préservation de notre autonomie personnelle. Une question de la sorte exige la tenue d’une discussion approfondie et interdisciplinaire qui tient compte de préoccupations d’ordre social, juridique, médical, moral et éthique, et nous avons fait une bonne partie de ce travail au cours des dernières semaines.

Honorables collègues, les mesures législatives peuvent souvent sembler théoriques, éloignées et froides. Toutefois, le projet de loi C-7 — et peut-être davantage ce projet de loi que la plupart des autres — a une incidence sur de vraies personnes et de vraies familles, et traite de choix terriblement réels qui doivent être faits dans un contexte qui ne peut tout simplement pas être compris par ceux qui n’ont jamais vécu cette expérience. Il est important de garder cela à l’esprit et d’aborder cette question avec toute l’humilité qu’elle mérite.

Il est possible d’examiner cette mesure législative sous plusieurs angles. J’adopterai une approche clinique, fondée sur mes 35 années d’expérience comme médecin de famille dans une région rurale de ma province d’origine, Terre-Neuve-et-Labrador. J’ai passé la plus grande partie de ma carrière à Twillingate, un village de pêcheurs de 2 500 habitants situé dans la baie Notre-Dame, au large de la magnifique côte nord-est de l’île de Terre-Neuve. L’une des plus grandes joies de vivre et de pratiquer la médecine dans ce village a été de nouer des relations véritables avec mes patients et mes concitoyens. Il s’agissait de filles, de fils, de parents, de grands-parents et d’amis. Je connaissais leur famille, et ils connaissaient la mienne. J’avais une compréhension globale de la façon dont leurs problèmes médicaux et sociaux affectaient leur vie. Je comprenais la source de leurs inquiétudes et leurs diagnostics complexes, et je prenais le temps de discuter de leurs pronostics. J’ai également été aux premières loges des difficultés uniques que doivent surmonter les patients des régions rurales pour se prévaloir rapidement de services de santé de qualité.

Honorables collègues, l’un des principaux objectifs de ce projet de loi consiste à faire en sorte que chacun puisse choisir une mort paisible s’il détermine que sa situation n’est plus tolérable, quelle que soit la proximité de sa mort naturelle. Cet objectif ne peut être atteint que si l’on offre un accès équitable à ce service. Le droit théorique de recevoir l’aide médicale à mourir n’existe pour les Canadiens ruraux que si ces derniers peuvent, en pratique, y accéder. À cette fin, le projet de loi à l’étude contient un amendement bienvenu apporté par l’autre endroit. En effet, la version initiale du projet de loi prévoyait que, dans le cas où la mort naturelle du patient n’est pas raisonnablement prévisible, le médecin ou l’infirmier praticien qui administre l’aide médicale à mourir ou le deuxième professionnel de la santé, c’est-à-dire un médecin ou un infirmier praticien, participant à l’évaluation de la demande doit obligatoirement posséder une expertise en ce qui concerne la condition à l’origine des souffrances du patient. Trouver un médecin ou un infirmier praticien qui possède une telle expertise pour fournir l’aide médicale à mourir aurait probablement constitué un obstacle majeur pour les personnes qui vivent dans une collectivité rurale ou éloignée.

Bien que les Canadiens vivant dans une collectivité rurale représentent le cinquième de notre population, ils ne sont servis que par 8 % des médecins qui pratiquent au Canada. Seulement 14 % des médecins de famille au Canada pratiquent en région rurale ou éloignée. Pour illustrer de manière encore plus tangible cette inégalité, moins de 3 % des médecins spécialistes travaillent dans les régions rurales et éloignées.

Toutefois, dans la version actuelle du projet de loi, si ni le fournisseur de l’aide médicale à mourir ni l’autre médecin ou infirmier praticien ne possèdent l’expertise requise, l’un d’entre eux doit consulter un médecin ou un infirmier praticien qui possède cette expertise et communiquer les résultats de cette consultation avec le praticien. Cette façon de faire permet effectivement de réduire les obstacles auxquels se heurtent les patients pour obtenir une évaluation.

Alors que le régime d’aide médicale à mourir du Canada arrive à maturité et se développe, je suis convaincu que le Parlement modifiera et adaptera le régime pour introduire des améliorations pratiques similaires.

En tant que médecin issu d’une communauté extrêmement soudée, je suis bien conscient des circonstances angoissantes qui peuvent conduire un patient à choisir d’accéder à l’aide médicale pour mettre fin à sa vie. Bien que j’aie toujours juré de ne pas causer le mal, la dure réalité est qu’il y a des circonstances où un patient se trouve effectivement dans une douleur et une souffrance intolérables et irrémédiables malgré toutes les mesures prises pour les atténuer. Dans ces circonstances aussi difficiles soit-elles, l’accès aux soins pour mettre fin à la vie du patient de manière pacifique, selon ses propres termes, peut représenter l’option la moins douloureuse de toute une série de choix angoissants. Le respect de la dignité est un élément essentiel de la voie choisie. Il ne s’agit donc pas d’un cheminement forcé, sollicité ou imposé.

Les tribunaux ont jugé que les Canadiens doivent pouvoir accéder à l’aide médicale à mourir. Nous devons veiller à ce que les médecins et les infirmières praticiennes disposent d’un moyen pratique et viable de traiter pleinement les souffrances ou la douleur intolérables de leurs patients à l’aide de différentes options, dont l’aide médicale à mourir. Je le répète : l’aide médicale à mourir n’est qu’une des options possibles.

Honorables sénateurs, c’est un débat qui touche à certaines des questions philosophiques et éthiques les plus profondes. C’est un débat dans lequel deux de nos sentiments les plus élevés et les plus sacrés, c’est-à-dire la protection de la vie et la préservation de l’autonomie personnelle, peuvent parfois sembler se polariser et s’opposer. Comme l’incroyable témoignage nous l’a montré, c’est un débat dans lequel des parties également de bonne foi peuvent manifester leur désaccord dans des termes on ne peut plus fermes et émotifs.

Pour ceux qui craignent de possibles abus envers les personnes vulnérables ou handicapées, ce projet de loi pourrait ne jamais sembler assez sûr. Par ailleurs, il ne va probablement pas assez loin pour ceux qui ont été témoins des ravages de la démence et des maladies neurodégénératives et d’autres affections, ravages qui pourraient être abrégés par un consentement préalable à l’aide médicale à mourir. À mon avis, il importe de nous souvenir que le régime entourant l’aide médicale à mourir a été mis en place au Canada il y a moins de cinq ans. Plusieurs préoccupations subsistent — touchant notamment l’état des soins palliatifs au Canada, l’exclusion des personnes atteintes de maladies mentales et des mineurs matures atteints d’une maladie en phase terminale. La recherche sur l’aide médicale à mourir au Canada n’en étant qu’à ses balbutiements, je suis convaincu que des études et des enquêtes plus approfondies permettront de mieux comprendre comment aborder ces questions complexes.

Honorables sénateurs, la présente mesure législative n’est pas exhaustive. Il reste nécessaire d’améliorer l’offre, l’obtention et la prestation de services sociaux et de soutien essentiels pour faciliter la vie quotidienne. Nombre de ces lacunes ont été relevées lors de l’examen du projet de loi, et bien d’autres ont été mises au jour et aggravées par l’actuelle pandémie.

Tout au long de ma vie, je me suis donné le grand défi de prendre soin des personnes affligées de douleurs et de souffrances pour lesquelles il n’existe pas de remède. La douleur et la souffrance de ces gens sont gravées à jamais au plus profond de mon âme. La défense de leurs intérêts, y compris l’option de la mort dans la dignité lorsque toutes les autres possibilités ont échoué, a été la pierre angulaire de ma philosophie de pratique. Chers collègues, le projet de loi C-7 constitue selon moi un pas dans la bonne direction pour élargir l’éventail des options offertes à ces personnes.

Merci. Meegwetch.

L’honorable Pat Duncan [ + ]

Honorables sénateurs, je suis heureuse de pouvoir vous parler aujourd’hui depuis le territoire traditionnel de la Première Nation de Kwanlin Dun du Conseil des Ta’an Kwach’an. Mes remarques porteront sur le projet de loi C-7 à l’étape de la troisième lecture.

Je tiens à remercier notamment les sénateurs suivants : la sénatrice Petitclerc, marraine du projet de loi; la sénatrice Jaffer et ses collègues du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles; le sénateur Gold, représentant du gouvernement; le sénateur Carignan, porte-parole du projet de loi; les sénateurs Cotter et Dalphond, qui font partie des sénateurs ayant une formation juridique et une bonne compréhension de la jurisprudence en ce qui a trait à cette importante question. Sans votre expertise, le débat serait moins constructif. Merci à tous, en particulier au personnel de nos bureaux et aux greffiers au Bureau qui nous apportent leur aide et nous font bénéficier de leurs compétences pour que nous puissions bien nous préparer. Ils nous guideront dans les prochains jours alors que nous débattrons du projet de loi C-7.

Honorables sénateurs, j’ai préparé mon allocution en sachant que j’allais la prononcer devant des personnes plus versées que moi sur le sujet de l’assistance médicale à mourir et plus au fait des débats auxquels il a donné lieu dans cette enceinte.

Après avoir écouté directement les débats ou en avoir lu les comptes rendus, je constate qu’il y a des gens qui sont beaucoup plus doués que moi pour s’exprimer en public et pour organiser leurs pensées. Je tiens néanmoins à vous adresser aujourd’hui la parole, car comme la plupart des sénateurs qui sont arrivés dernièrement, j’ai été nommée à l’issue d’un processus de sélection auquel je me suis inscrite. J’estimais en effet que mon vécu et ma compréhension du processus législatif et des rouages de l’administration publique me conféraient les compétences requises pour devenir sénatrice. Je suis également la seule représentante du Yukon au Sénat. Je m’estime donc responsable de faire entendre la voix des Yukonnais et de faire connaître l’expérience du Yukon dans le dossier à l’étude.

À mon avis, le point de vue exprimé par la table fédérale-provinciale n’a pas été étudié de manière assez approfondie. Pourtant, c’est aux provinces que revient l’essentiel des responsabilités liées à l’administration de la santé, dont une particulièrement importante, celle de payer les fournisseurs de soins de santé, y compris ceux qui fournissent l’aide médicale à mourir ou offrent des soins palliatifs.

Pour me faire une idée sur le projet de loi C-7, j’ai lu les interventions de mes collègues et j’ai tenu compte des discussions qui ont eu lieu lors des réunions du comité. Comme bon nombre d’entre nous, j’ai pris connaissance des points de vue des personnes handicapées, et même lorsque ces points de vue m’ont été transmis par voie électronique, je pouvais entendre la peur et l’inquiétude de ceux qui les avaient écrits. Les Canadiens m’ont écrit et m’ont envoyé des courriels, et je tiens à les rassurer : même si je ne vous ai pas répondu personnellement, sachez que votre voix a été entendue et que votre opinion compte énormément à mes yeux.

Je suis profondément troublée que des Canadiens handicapés n’aient pas de domicile, que d’autres n’aient pas les moyens pour se procurer les médicaments qui les aident à mieux gérer leur handicap au quotidien, et que d’autres encore passent au travers des mailles du filet de sécurité des services sociaux et de la santé, ce qui les exclut souvent de la vie dans la communauté.

Je crois que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, les Premières Nations, les sénateurs, les conseils des Aînés et tous les autres Canadiens ont la responsabilité de trouver des solutions pour remédier à cette problématique très inquiétante. Ces solutions ne sont pas incluses dans le projet de loi C-7.

Honorables sénateurs, le projet de loi C-7 élargit l’admissibilité à l’aide médicale à mourir pour les adultes compétents dont la maladie, l’affection ou le handicap est dans un état avancé de déclin ou d’incapacité. Il ne faut pas oublier que l’aide médicale à mourir est accessible par l’entremise d’un processus de demande. D’autres personnes y ont fait allusion. J’ai aussi entendu des témoignages et des conversations, dans cette enceinte et ailleurs, à propos de ces cas où l’aide médicale à mourir avait été offerte de manière inappropriée à quelqu’un. Je n’ai aucun doute que ces cas sont survenus, et j’en suis moi aussi choquée. Je n’en reviens pas. Comment un professionnel de la santé peut-il penser que c’est une démarche appropriée qui est conforme à son serment? Que des gens aient pu tenir de tels propos et que des morts évitables aient eu lieu n’a rien d’une erreur dans la rédaction du projet de loi. Nous apportons des modifications des dispositions à la suite d’une décision des tribunaux. Je vous l’accorde : il s’agit d’un conseil que le Sénat avait déjà adressé à l’autre endroit, comme l’a si bien exprimé la sénatrice Seidman. Le temps qui passe et les débats que nous tenons au Sénat nous diront si les légistes ont bien fait leur travail cette fois-ci. Jusqu’à maintenant, je serais portée à dire que oui.

Tandis qu’il est question des témoignages et des récits des personnes handicapées, je m’en voudrais de ne pas mentionner le racisme systémique qui existe dans le système de soins de santé au Canada. Des sénateurs ont parlé de la mort tragique de Joyce Echaquan, dans des circonstances profondément troublantes, et ce qui est plus troublant encore, c’est que son histoire n’est pas la seule. Ce n’est qu’une histoire parmi beaucoup d’autres, dont certaines sont connues alors que d’autres ne le sont pas. Notre pays doit lutter contre le racisme systémique, quelles que soient les circonstances. Cependant, le projet de loi C-7 ne vise pas à éliminer le racisme systémique dans le système de santé. Il comporte des mesures de sauvegarde, comme plusieurs sénateurs l’ont déjà dit.

Honorables sénateurs, après vous avoir rappelé les préoccupations des personnes handicapées et l’existence du racisme systémique, je ne peux m’empêcher de vous faire part d’une tendance troublante dont j’ai été témoin au cours du débat. Plusieurs fois, j’ai constaté une profonde méfiance à l’égard de la communauté médicale. Il y a un manque de confiance. Je trouve cela profondément troublant. Certes, je sais que des personnes se sont vu infliger de mauvais traitements et que des questions très préoccupantes se posent. Cependant, des progrès importants ont aussi été réalisés.

Voici un exemple provenant de ma communauté, celui du programme de santé des Premières Nations, chapeauté par la Régie des hôpitaux du Yukon. D’emblée, les personnes qui déclarent être membres des Premières Nations, métisses ou inuites, que ce soit au moment de leur inscription ou plus tard, ont accès à des services qui tiennent compte de la culture et des valeurs des Premières Nations, y compris à des aliments traditionnels. Ce n’est là qu’un exemple. J’espère qu’il existe de nombreux programmes de ce genre partout au pays dans ce contexte où nous travaillons à la réconciliation.

En fin de compte, honorables sénateurs, parce que les professionnels de la santé sont membres d’une profession réglementée, nous nous fions généralement à eux pour mettre au monde nos enfants et nos petits-enfants comme ils nous ont aussi mis au monde. Pourquoi ne leur ferions-nous pas confiance quand il s’agit de nous aider à quitter ce monde?

Par ailleurs, il y a eu beaucoup de discussions et de sensibilisation au sujet des services de soins palliatifs offerts aux Canadiens et des liens entre ces soins et l’aide médicale à mourir. Pendant notre débat sur le projet de loi C-7, j’ai vu et entendu de nombreuses fois les gens déplorer le manque de soins palliatifs, particulièrement au manque de financement dans ce domaine.

Sénatrice Mégie, je vous remercie de l’exposé que vous avez présenté au comité et du discours que vous avez prononcé au Sénat. Votre exposé réfléchi et bien étayé a été d’une aide précieuse pour nous et pour les gens qui nous écoutaient.

Honorables sénateurs, j’ai participé à l’administration des services de santé assurés lors du premier contrat négocié avec un médecin en vue d’offrir des soins palliatifs au Yukon. Le processus s’est amorcé en 2006 et s’est conclu en 2012. J’étais également ministre des Finances du Yukon lorsque les débats sur le financement des soins de santé battaient leur plein au début des années 2000, alors que le Yukon avait beaucoup souffert des compressions appliquées au Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux.

Les soins de santé et leur prestation, même dans le cadre de la Loi canadienne sur la santé, sont perçus comme une responsabilité provinciale. La façon dont les provinces dépensent les sommes obtenues par l’entremise du Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux dépasse la portée du projet de loi C-7. Il revient en effet aux provinces de décider de l’usage qu’elles font des transferts fédéraux. Ce sont elles qui décident si elles offrent des soins palliatifs, si elles privatisent certains services ou si elles se servent de l’argent pour leurs établissements de soins de longue durée.

Même la proposition selon laquelle le Canada devrait fournir des fonds supplémentaires aux provinces — à la condition que les fonds soient dépensés dans un secteur précis ou d’une certaine manière — peut difficilement être mise en œuvre, comme nous le savons tous.

Honorables sénateurs, on est peut-être de cet avis et on souhaite peut-être recommander d’investir des fonds dans ce domaine ou dire au gouvernement du Canada qu’il pourrait faire mieux pour financer les soins de santé. On pourrait aussi vouloir préciser comment on souhaite que cet argent soit dépensé dans notre province ou notre territoire. Néanmoins, chers collègues, nous ne sommes pas dans la salle du Cabinet, provincial ou territorial, quand ces décisions sont prises, et nous n’avons pas de comptes à rendre aux électeurs pour ces dernières.

Je ne dis pas que le Sénat ne devrait pas faire ce genre d’observations. Je conviens que le manque de services de soins palliatifs, notamment, est une tragédie nationale. De plus, le manque d’accès aux soins palliatifs est seulement l’une des questions extrêmement importantes dont on a parlé au cours du débat sur le projet de loi C-7 qui sort du cadre de ce dernier.

Je crois que nous devrions reconnaître et examiner ces problèmes. Je crois aussi que nous devrions les observer et nous y attaquer quand nous serons mieux placés pour les résoudre. Par exemple, nous devrions honorer et poursuivre le travail de nos collègues, comme la sénatrice Carstairs, en sensibilisant les Canadiens à l’importance des soins palliatifs afin que, lorsqu’ils rencontrent des députés fédéraux, provinciaux ou territoriaux qui veulent leur vote, ils puissent leur demander ce qu’ils feront, s’ils sont élus, pour rendre les soins palliatifs accessibles à l’ensemble de la population et, surtout, qu’ils puissent leur demander des comptes quand ils ne respectent pas cet engagement.

Honorables sénateurs, par souci de rendre des comptes comme je dois le faire à titre de sénatrice aux divers groupes de personnes de la région que je représente et sachant qu’une mesure législative est à l’image des personnes chargées de la faire respecter et de l’administrer, j’ai demandé conseil à des médecins en soins palliatifs et à la personne qui administre l’aide médicale à mourir au Yukon. J’ai un message à lire aux sénateurs qui affirmaient aujourd’hui que nous n’avons pas entendu de témoignages sur les premières années suivant l’adoption du projet de loi C-14. Le voici :

Je travaille depuis 40 ans comme médecin de famille dans les régions rurales et urbaines du Yukon. Plus récemment, je me suis concentrée sur les patients cancéreux. Par conséquent, je m’intéresse à l’aide médicale à mourir depuis le débat sur la première mesure législative.

Je me réjouis du fait que la mise en œuvre du régime d’aide médicale à mourir dans notre territoire s’est faite sans heurt et dans un esprit de collaboration. L’équipe des soins palliatifs, le milieu de la santé et les groupes multiculturels, y compris les Premières Nations dont nous habitons les terres, collaborent étroitement.

Il est clair que nos habitants souhaitent avoir le droit de prendre une décision quant à la fin de leurs jours. Tous les habitants ont accès à des soins palliatifs, y compris l’aide médicale à mourir, peu importe à quelle distance de Whitehorse ils se trouvent.

Étant donné notre population, beaucoup de personnes ne sont toujours pas conscientes des choix qui s’offrent à elles en fin de vie. Comme notre petite population est dispersée sur un territoire rural immense, nous sommes d’avis que la nouvelle mesure législative, qui jouit d’un vaste appui, serait mieux appliquée si deux médecins locaux évaluaient les demandeurs d’aide médicale à mourir et si les spécialistes offraient de l’aide pour remplir les formulaires. Nous convenons que seulement une personne est nécessaire, plutôt que deux, pour servir de témoin à la signature du formulaire de demande d’aide médicale à mourir, car, dans une petite ville, la protection de la vie privée et le manque de personnes peuvent s’avérer problématiques.

Je signale que l’auteure de la lettre a reçu récemment l’Ordre du Yukon pour son service auprès des Yukonais.

Je vous lis ce témoignage, chers collègues, pour montrer que l’aide médicale à mourir, offerte dans le cadre prévu dans le projet de loi C-14, a bien fonctionné au Yukon. En ce qui concerne le régime proposé dans le projet de loi C-7, celui dont nous sommes saisis, les médecins responsables de sa mise en œuvre m’ont informée qu’il continuera de bien fonctionner pour toute la population du Yukon. Qu’il s’agisse du régime actuel ou proposé, on s’entend sur des applications et des interprétations.

Dans une perspective pancanadienne, les médecins du Yukon et moi-même sommes conscients que certaines préoccupations et questions doivent encore être réglées dans la loi. La santé mentale est l’une d’entre elles. Il n’existe pas de solution unique en ce qui concerne les mesures législatives, particulièrement au Canada. Une loi peut toujours être améliorée pour s’adapter aux changements de circonstances et d’attitudes.

Je me réjouis à l’idée de poursuivre le débat et d’entendre les améliorations qui seront suggérées par mes collègues dans les prochains jours. Je vous remercie de l’occasion qui m’a été donnée de prendre la parole, d’avoir écouté mes observations et ce point de vue nordique, alors que nous entamons nos discussions.

Mahsi’cho, gùnáłchîsh. Merci.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Honorables sénateurs, conformément à l’ordre adopté plus tôt aujourd’hui, je dois suspendre la séance pendant une heure. Elle reprendra à 19 h 6.

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