Aller au contenu

Projet de loi concernant l'élaboration d'un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant

Deuxième lecture--Ajournement du débat

8 février 2022


Propose que le projet de loi S-233, Loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant, soit lu pour la deuxième fois.

 — Honorables sénateurs, il y a plus de 50 ans, le sénateur Croll et ses collègues ont indiqué dans le rapport de 1971 du Comité spécial sur la pauvreté que la « pauvreté est le grand problème de notre société ». Ils ont dit que « les pauvres n’ont pas choisi de vivre dans la misère » et que la pauvreté représente « une honte pour notre nation entière » et nous ont donné l’avertissement suivant :

Aucune nation ne peut arriver à la véritable grandeur s’il lui manque le courage et la résolution nécessaires pour extirper le cancer de l’indigence.

Ils ont souligné que nous continuons à verser des milliards de dollars chaque année dans des programmes d’aide sociale qui, « au lieu de s’attaquer aux racines de la pauvreté, [n’en ont] traité que les symptômes ».

Cet appel à l’action, qui est demeuré sans réponse, portait sur les questions pressantes du bien-être à long terme des Canadiens et désignait comme priorité urgente l’établissement d’un « revenu annuel garanti comme le premier pas important dans la lutte contre la pauvreté ». « Estimant qu’on ne pouvait demander aux pauvres d’attendre, des années durant, l’aide dont ils ont un si pressant besoin », le comité a insisté sur la prise de mesures immédiates.

La pauvreté n’est pas inévitable et n’est pas un échec individuel. Elle découle de choix stratégiques effectués par le gouvernement qui n’offrent pas d’options viables pour sortir de la pauvreté et qui abandonnent des gens et les laissent pour compte.

La pauvreté compromet la santé, la sécurité et le bien-être des gens et mine les valeurs d’égalité, de dignité et de liberté auxquelles nous aspirons tous. La pauvreté empêche les individus de contribuer à leur plein potentiel à leur collectivité, ce qui nous appauvrit tous en retour.

Si le Canada ne s’attaque pas à la pauvreté en raison du coût des mesures de soutien, c’est sur les plans humain, social, sanitaire et économique qu’il devra en payer le prix.

À l’approche du deuxième anniversaire de la pandémie, il est plus urgent que jamais de réexaminer cette recommandation vieille de 50 ans du Sénat concernant le revenu de base garanti.

Le Canada doit composer avec des taux de maladie et de décès dus à la COVID-19 qui ont indéniablement été influencés et définis par l’inégalité des revenus; par un statu quo qui a permis aux milliardaires d’amasser des fortunes incroyables alors que des millions de personnes tirent le diable par la queue sans avoir les moyens d’assurer leur santé et leur sécurité; et par des mesures de réponse à la pandémie qui n’ont pas encore permis d’aider de façon significative ceux qui vivent sous le seuil de la pauvreté, tout cela malgré l’objectif avoué du Canada d’assurer une reprise pour tous.

Le projet de loi S-233 permettrait d’agir en mettant en œuvre un cadre visant à offrir un revenu de base garanti.

L’approche actuelle du Canada en matière de pauvreté abandonne à leur sort des millions de personnes. Selon les propres données du gouvernement, à la veille de la pandémie, au moins 3,7 millions de personnes, soit 10 % des Canadiens, vivaient sous le seuil de la pauvreté. Le taux de pauvreté est au moins deux fois plus élevé chez les personnes handicapées, racialisées et autochtones. Les familles dirigées par une mère seule, particulièrement une mère handicapée, sont presque trois fois plus susceptibles que la moyenne de vivre dans la pauvreté. Les enfants autochtones affichent un taux de pauvreté cinq fois plus élevé que la moyenne nationale. Les politiques du Canada ont laissé 53 % — soit plus de la moitié — des enfants des communautés autochtones dans la pauvreté.

La pandémie a aggravé les inégalités liées à la santé et aux revenus. Pendant la première année de cette crise économique et sanitaire sans précédent, 47 milliardaires canadiens se sont enrichis de 78 milliards de dollars. Le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le Forum économique mondial ont fait état d’une augmentation vertigineuse des inégalités économiques partout dans le monde découlant de la pandémie de COVID-19. La pandémie crée de nouveaux milliardaires toutes les 26 heures et elle a permis aux 10 hommes les plus riches du monde de doubler leur fortune.

Les milliardaires canadiens se sont enrichis pendant la pandémie, mais beaucoup trop de leurs entreprises ont réduit ou récupéré les augmentations salariales liées à la pandémie accordées à leurs travailleurs de première ligne.

La rémunération des 100 chefs d’entreprise les mieux payés au Canada a augmenté pour atteindre une moyenne de 10,9 millions de dollars par année. Parmi ces 100 chefs d’entreprise, 30 d’entre eux ont reçu ces sommes astronomiques alors que leur entreprise recevait des fonds publics dans le cadre de la Subvention salariale d’urgence du Canada.

En même temps, Statistique Canada rapporte que les travailleurs à faible revenu, surtout les femmes et les personnes racialisées, ont perdu de manière disproportionnée leur emploi en raison de la fermeture d’entreprises. Au Canada et partout dans le monde, les femmes ont accepté un surcroît de travail non rémunéré pour prodiguer des soins. Elles ont ainsi contribué à l’économie mondiale pour une somme astronomique de 10,8 billions de dollars, tout en s’appauvrissant elles-mêmes.

La COVID-19 a mis en lumière le travail essentiel des préposés dans les établissements de soins de longue durée. Beaucoup trop vivaient dans la pauvreté au début de la pandémie à cause d’une rémunération inadéquate ou encore occupaient plus d’un emploi, ce qui leur permettait à peine de joindre les deux bouts. La pandémie rendant le travail dans plus d’un établissement impossible, un bien trop grand nombre de ces personnes n’ont plus eu d’autre option de logement que les refuges pour sans-abris.

Pendant la première année de la pandémie, 34 % des Canadiens d’origine africaine ont signalé qu’ils avaient des difficultés à répondre à leurs besoins financiers de base, comparativement à 16 % des personnes non racialisées. Le revenu familial de 31 % des personnes handicapées a diminué. Pas moins de 54 % des Autochtones ont éprouvé des difficultés à satisfaire leurs besoins personnels en matière de logement, de nourriture et d’équipement de protection individuelle.

Bien que des mesures comme la Prestation canadienne d’urgence ont offert à beaucoup de gens une aide économique cruciale, ces mesures individuelles de soutien n’étaient pas offertes aux particuliers qui n’avaient pas touché un revenu de 5 000 $ l’année précédente. Résultat : les personnes qui étaient les plus marginalisées et qui avaient le plus besoin d’aide ont été laissées pour compte durant la pandémie, sans aucune protection additionnelle ou presque. Les pauvres sont demeurés pauvres. Soyons très clairs, chers collègues : la PCU n’a rien fait pour ceux qui étaient pauvres avant la pandémie. Ceux-ci sont devenus plus vulnérables au cours de la pandémie et à cause d’elle.

Parmi les conséquences inadmissibles de l’incapacité du Canada à s’attaquer à la pauvreté et à l’inégalité des revenus, soulignons l’exposition injustifiée, cruelle et nettement amplifiée aux risques évitables pour la santé.

Comme l’ont fait clairement ressortir les recherches menées par l’Agence de la santé publique du Canada, l’une des plus honteuses réalités de la pandémie est le fait que les Canadiens les plus pauvres sont deux fois plus à risque de mourir de la COVID-19 que les bien nantis.

Des études de partout dans le monde montrent qu’il existe un lien horrible entre le revenu et le risque de mourir de la COVID-19. En fait, lorsqu’il s’agit de prédire les décès dus à la COVID-19, l’inégalité des revenus est un indicateur même plus solide et déterminant que l’âge.

La situation n’est pas différente au Canada. Malgré les investissements du pays dans l’assurance-maladie et la conviction que la santé d’une personne ne devrait jamais dépendre de sa capacité de payer, nos systèmes de services sociaux et de soins de santé, lesquels sont saignés à blanc, et les inégalités économiques tuent des gens.

Des gens meurent parce qu’ils n’ont pas les moyens d’avoir assez d’espace pour maintenir une distance physique et rester en sécurité quand ils sont malades. Le taux de mortalité est de 2,5 à 2,8 fois plus élevé parmi les personnes qui vivent en appartement que parmi les gens qui vivent dans une maison unifamiliale. Bon nombre des personnes qui courent le plus grand risque de contracter la COVID vivent dans un logis multigénérationnel ou avec plusieurs colocataires pour avoir les moyens de payer le loyer. La situation est encore pire dans les établissements où les gens vivent à proximité les uns des autres, par exemple les centres de soins de longue durée, les refuges et les prisons, et elle est désespérée pour les personnes sans domicile fixe qui n’ont aucun refuge sûr.

Des gens meurent parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’absenter de leur travail et de rester à la maison. Une grande partie des travailleurs de première ligne gagnent un faible salaire, ont peu ou pas d’avantages sociaux, et ne peuvent pas faire de télétravail. Bon nombre d’entre eux doivent prendre les transports en commun pour se rendre au travail.

Pendant la première année de la pandémie, les quartiers denses qui regroupent des personnes à faible revenu, en grande partie immigrantes et racisées, ont été les plus touchés par la COVID. À titre d’exemple, Scarborough compte pour environ 5 % de la population de l’Ontario, mais on y trouve 15 % des cas de COVID-19 de la province. Cette réalité est attribuable en partie au nombre de personnes qui cumulent des emplois on ne peut plus précaires.

Durant la cinquième vague de la pandémie, des professionnels de la santé persistent à parler des deux faces de la pandémie, c’est-à-dire d’un côté ceux qui ont les moyens de bien se protéger, et, de l’autre, ceux qui n’en ont pas les moyens. Trop de personnes vivant sous le seuil de la pauvreté n’ont pas les moyens d’acheter des masques ou des tests, de prendre congé pour aller se faire vacciner ou de faire des provisions de nourriture ou de médicaments pour éviter de fréquenter trop souvent les magasins.

La pandémie a souligné le sort des Canadiens à faible revenu et la nécessité de répondre véritablement à leurs besoins. Le revenu constitue le principal objectif de développement durable des Nations unies, de même que le principal déterminant social de la santé au Canada et dans le monde entier. Comparativement aux personnes à revenu élevé, les Canadiens qui vivent dans la pauvreté connaissent 11,3 ans de vie en santé de moins; 1,5 fois le taux de mortalité infantile; 1,6 fois le taux de mortalité due aux blessures accidentelles; 2,7 fois le taux de suicide; 4,1 fois le taux de problèmes de santé mentale autodéclarés; 1,4 fois le taux d’asthme; 2 fois le taux de diabète; 1,9 fois le taux de handicap; 1,9 fois le taux d’usage du tabac; et 1,7 fois le taux de cancer du poumon.

Les conséquences pour la santé ne touchent pas seulement ceux qui sont sous le seuil de pauvreté. Bien d’autres personnes qui ne vivent pas dans la pauvreté s’efforcent désespérément d’y échapper. Selon des sondages récents, un nombre sans précédent de Canadiens — soit un Canadien sur trois et un jeune Canadien sur deux — sont aux prises avec des problèmes de santé mentale. Ils sont fatigués, exaspérés et angoissés parce qu’ils doivent composer avec les inégalités et l’instabilité créées par la pandémie de COVID-19. Pour les gens qui sont au bord du précipice, ne pas bénéficier d’un filet de sécurité adéquat est lourd de conséquences économiques, sanitaires et sociales.

Il n’y a rien qui puisse justifier l’inaction. Malgré les risques pour la population, la santé publique et le bien-être des collectivités, le Canada continue de laisser des gens vivre dans la pauvreté ou au seuil de la pauvreté. Cette inaction nous coûte de 72 à 86 milliards de dollars par année uniquement en dépenses en soins de santé qui pourraient être évitées. Selon les résultats des investissements effectués auparavant pour offrir un revenu de base garanti, le projet de loi S-233 pourrait changer cette situation.

Dans les années 1970, le projet pilote sur le revenu de base réalisé au Manitoba a mené à une réduction de 8,5 % des coûts d’hospitalisation et de soins d’urgence. Lors du projet pilote de l’Ontario sur le revenu de base, 79 % des participants ont déclaré avoir observé des améliorations dans leur état de santé général, 82 % ont affirmé avoir vu des améliorations à leur état de santé mentale, 83 % étaient davantage en mesure de payer les médicaments dont ils avaient besoin, 74 % étaient davantage en mesure de se payer des soins dentaires, et 50 % étaient davantage en mesure de se payer des séances de psychothérapie. Le tiers des participants avec des enfants ont déclaré avoir observé des améliorations dans l’état de santé de leurs enfants. Bon nombre ont dit avoir eu moins recours aux services de soins de santé.

Le projet de loi S-233 et son jumeau à la Chambre, le projet de loi C-223, jettent les bases pour améliorer de façon marquée la santé et le bien-être des Canadiens. Ils obligeraient le ministre des Finances à élaborer et à faire avancer un cadre, en consultation avec les peuples autochtones, les municipalités, les provinces et les territoires, en vue de mettre en œuvre un programme national de revenu de base garanti suffisant. Un tel programme verserait directement un soutien au revenu suffisant pour vivre et serait accessible à toutes les personnes de plus de 17 ans qui vivent sous le seuil de la pauvreté.

Comme le révèle un document d’information publié récemment par M. Jim Stanford, la réussite de la Prestation canadienne d’urgence souligne la faisabilité et l’efficacité des mesures de soutien à la sécurité du revenu comme le revenu de base garanti suffisant. M. Stanford a aussi fait remarquer qu’on a beau dire que la Prestation canadienne d’urgence et les autres prestations de revenus dissuadent les gens de travailler, il n’y a absolument rien qui soutient ce genre d’affirmations, hormis quelques témoignages anecdotiques d’employeurs défendant leur intérêt. Si certaines personnes sont passées d’emplois précaires, à temps partiel ou à la demande à un travail plus stable, en quittant des employeurs offrant de faibles salaires, sans aucun avantages sociaux et avec des périodes sans travail, c’est signe que le marché du travail se relève et est sans contredit plus robuste : la participation au marché du travail à la fin de 2021 dépassait les sommets atteints avant la pandémie.

Comme l’ont souligné bon nombre de nos collègues qui connaissent mieux les pratiques commerciales que moi, à l’instar de la Prestation canadienne d’urgence, un revenu de base éviterait aux travailleurs d’avoir à choisir entre la faim ou l’itinérance ou le travail dans des conditions dangereuses. Il leur donnerait la chance de démarchandiser leur vie et de résister aux exigences injustes, non sécuritaires ou intolérables de leur employeur.

Un revenu de base garanti suffisant ne devrait pas donner lieu à la récupération des autres prestations qu’une personne touche ou à la réduction des services qu’elle reçoit pour répondre à des besoins exceptionnels liés à sa santé ou à un handicap. Il ne devrait pas non plus remplacer ou supprimer les programmes sociaux et ceux en matière de logement, de santé, d’éducation ou de travail ni les protections offertes dans ces domaines. Plutôt, il aiderait à éviter qu’un manque d’argent pour subvenir à des besoins essentiels nuise à l’accès à ces mesures ainsi qu’à la prise de décisions quant au meilleur moyen de prendre soin de soi, de sa famille ou de sa communauté. De plus, on pourrait en définir les paramètres de manière à encourager la formation et l’amélioration de la main-d’œuvre et éliminer du coup les politiques actuelles qui empêchent trop de gens de se sortir de la pauvreté.

À l’heure actuelle, les personnes les plus marginalisées passent des journées complètes, voire des années entières ou même toute leur vie à travailler pour accéder à une série de services sursollicités tels que les banques alimentaires et les refuges, de même qu’à des programmes d’aide au revenu qui leur offrent trop peu et les assujettissent à des conditions strictes, déshumanisantes et arbitraires. Comme le dit le Conseil consultatif national sur la pauvreté dans son rapport, trop souvent, la conception, les exigences et les critères de ces programmes font en sorte qu’il est particulièrement difficile pour les Autochtones et d’autres groupes marginalisés d’y accéder et qu’ils ne sont pas bien adaptés aux besoins et aux réalités de ces derniers.

En naviguant, jour après jour, dans ce système démoralisant, une personne peut recevoir le strict minimum pour subsister. Cette insistance à s’en tenir au strict minimum signifie que les gens sont coincés en marge de la société, qu’ils sont contraints de faire des choix impossibles et inacceptables, notamment entre se nourrir, se procurer les médicaments dont ils ont besoin ou se loger, sans compter qu’ils sont constamment au bord d’une situation de crise ou d’urgente nécessité.

Citons un seul exemple mis en lumière par les recherches de Mme Evelyn Forget. Une mère seule, ayant deux enfants, et bénéficiant de l’aide sociale avait eu l’idée de suivre une formation pour essayer d’améliorer ses perspectives d’emploi et se sortir de la pauvreté. Comme elle bénéficiait de l’aide sociale, elle avait besoin de la permission d’un travailleur social avant d’entamer la formation. Le travailleur social, pourtant encourageant en général, n’a pas vu les avantages du plan de cette femme et au lieu de soutenir son initiative, il n’a pas autorisé la femme à explorer cette possibilité de se sortir de la pauvreté. Dans l’intérêt de qui plongeons-nous les gens dans la misère en les empêchant d’en sortir?

Les observations formulées dans le rapport de 2021 du Conseil consultatif national sur la pauvreté a mis en lumière le lien existant entre les réponses inadéquates à la pauvreté et l’idée pernicieuse que les gens dans le besoin tentent de profiter du système en demandait des aides. Voici ce qui ressort des consultations :

[...] les critères d’admissibilité des programmes sont choisis expressément pour exclure les « tricheurs ». Les systèmes imposent constamment aux demandeurs la responsabilité de prouver leur handicap, notamment en fournissant une preuve de diagnostic vérifié par un médecin, et ce, même dans le cas de handicaps permanents. Certains ont aussi le sentiment que les ressources sont rationnées et étudiées avec soin pour veiller à ce que chaque bénéficiaire admissible reçoive « juste ce qu’il faut » pour survivre.

Dans les provinces et territoires, les prestations d’aide sociale sont nettement insuffisantes. Elles se trouvent nettement sous le seuil de pauvreté, et elles ne représentent qu’entre 20 et 60 % du seuil de pauvreté extrême.

Comme l’a résumé un des participants aux consultations menées par le conseil consultatif : « On essaie simplement d’avoir de quoi se nourrir, et les gens nous voient comme des tricheurs. Ça détruit l’âme. »

Ce genre d’attitude blessante et ségrégationniste face à la pauvreté entre en contradiction avec la quantité de travail et de détermination requise pour survivre. Le Conseil consultatif national souligne que le temps et les efforts nécessaires pour s’y retrouver parmi les programmes de lutte à la pauvreté font que la pauvreté est devenue un emploi à temps plein punitif, permanent et sans issue. Comme l’a souligné une Ontarienne qui reçoit des prestations d’invalidité, si se sortir de la pauvreté est un travail à temps plein, la paie est nulle. Si on calculait le salaire horaire équivalent aux prestations qu’elle reçoit, on arriverait à 6,74 $ l’heure. Les personnes qui reçoivent des prestations d’aide sociale, quant à elles, ont droit à encore moins.

Les mesures d’urgence mises en place en réponse à la pandémie comme la Prestation canadienne d’urgence risquent d’avoir renforcé des stéréotypes déjà puissamment ancrés par le fait que les travailleurs étaient admissibles, mais que d’autres personnes ne l’étaient pas.

Cette distinction ne tient pas compte du fait que plus de la moitié des personnes qui vivent sous le seuil de la pauvreté tirent leur principale source de revenus du travail — elles travaillent, mais elles ne gagnent pas assez pour survivre. Ce qui est plus fondamental encore, c’est que cela renforce la croyance dont a parlé le Conseil consultatif national sur la pauvreté voulant que :

[...] la pauvreté est le résultat d’échecs personnels plutôt que d’échecs du système, des problèmes sur le marché du travail et des politiques et programmes gouvernementaux.

Ce qui laisse entendre que certains méritent d’obtenir de l’aide, mais d’autres pas.

Les participants aux consultations du conseil ont parlé du fait que les personnes qui vivent dans la pauvreté :

[...] doivent mener une vie exemplaire pour obtenir de l’aide. Il n’y a pas place à l’erreur ou à la défaillance, sinon les conséquences peuvent être désastreuses.

Les pauvres sont jugés plus sévèrement que quiconque. En effet, des décisions prises régulièrement par les gens mieux nantis, qui en absorbent les coûts, comme offrir une gâterie à leurs enfants ou prendre un jour de congé personnel, sont trop souvent considérées comme une faiblesse morale, un manque de discipline ou, pire encore, de la paresse quand elles sont prises par des gens ayant besoin d’une aide au revenu. En revanche, comme le révèle le travail des sénateurs Downe et Wetston, nous ne semblons pas porter le même regard critique sur les Canadiens riches qui font de l’évasion fiscale ou qui se soustraient à la Loi sur la concurrence. Un revenu de base garanti suffisant permettrait essentiellement à toutes les personnes de déterminer librement la meilleure façon de prendre soin d’elles-mêmes et de leur famille.

Revenons à l’exemple donné par Mme Forget, celui de la mère célibataire qui voulait suivre une formation professionnelle. Son inscription au projet pilote sur le revenu de base du Manitoba lui a été d’une aide cruciale. N’ayant plus de comptes à rendre à un travailleur social, elle pouvait maintenant avoir accès à suffisamment d’argent pour quitter temporairement le marché du travail afin de suivre une formation professionnelle, sans plonger dans l’instabilité sa famille et elle. Elle s’est inscrite à la formation.

Lors d’une conversation avec Mme Forget 40 ans plus tard, cette femme a parlé de la fierté qu’elle ressentait encore en pensant à comment elle avait appris à ses deux filles à devenir indépendantes.

D’innombrables participants au projet pilote sur le revenu de base en Ontario, réalisé en 2017, ont vécu des expériences semblables. Une personne a affirmé que cela lui avait permis de joindre les deux bouts quand elle occupait un emploi précaire à temps partiel et qu’elle cherchait un emploi plus durable.

Une autre personne a dit : « J’économisais pour acheter un véhicule afin de pouvoir travailler à mon compte sans craindre de ne pas pouvoir joindre les deux bouts. »

Une autre a indiqué : « J’ai pu obtenir l’équipement médical dont j’avais besoin pour ne pas avoir à m’absenter du travail à cause de mon asthme. »

Une autre a affirmé :

J’ai pu me sortir de l’ornière des prêts sur salaire. J’ai pu retrouver ma dignité et l’espoir de pouvoir acheter une voiture bon marché, rembourser mes dettes et ne pas être méprisé par mes voisins.

Selon une autre :

Même avec un faible revenu d’emploi, je me suis plus dévoué à mon travail au service d’une population vulnérable parce que je savais que le supplément de revenu de base me permettrait de payer toutes mes factures et de bien me nourrir.

Et une autre :

Je travaille plus de 40 heures par semaine dans une usine qui détruit mon corps et je gagne à peine le salaire [minimum]. Cela me permettait à peine de joindre les deux bouts [...] Le programme de revenu de base m’a aidé à payer mes factures [...] et m’a permis de participer davantage à des loisirs.

Une autre a dit :

Je prévoyais aller à l’école pendant les trois années du projet pilote pour que, à la fin de ce dernier, j’aie suffisamment d’instruction pour faire une belle carrière. Ainsi, je serais dans une tranche d’imposition supérieure et je paierais davantage d’impôts, alors je contribuerais davantage à la société.

Une autre a indiqué :

J’allais à l’hôpital plusieurs fois par semaine parce que j’avais des problèmes de santé découlant du fait que j’étais incapable de bien m’alimenter, que je vivais du stress et que j’étais incapable d’avancer [dans la vie]. Je me suis inscrit à l’école et je compte aller au collège l’année prochaine [...]

Une autre a déclaré :

J’avais enfin l’impression de faire partie de la société et de ne plus être isolé [...] et je pouvais aller prendre le thé si on m’invitait à le faire, acheter les médicaments dont j’avais besoin même s’ils n’étaient pas couverts [...] et dormir sans éprouver d’anxiété. J’éprouvais un sentiment de confiance et d’estime personnelle.

Enfin, une autre a affirmé :

Ma confiance a augmenté en flèche [...] Il m’a fallu deux mois pour maîtriser mon anxiété. J’ai trouvé un emploi à temps plein en un peu moins de deux mois [...] La confiance de mes enfants a augmenté et [ils] ont commencé à obtenir de meilleures notes [...] Ils ont maintenant des vêtements d’hiver adéquats [...] et ils peuvent jouer dehors [...] Le revenu de base m’a incité à m’améliorer, et c’est ce que j’ai fait.

Cette possibilité de faire des choix importants que procure le revenu de base garanti est une question de dignité et d’égalité. Il est également essentiel d’offrir aux gens la possibilité de sortir de ce qui pourrait autrement être un incroyable gouffre de pauvreté cyclique d’une façon que les programmes d’aide sociale actuels sont tout simplement incapables de régler.

Le projet de loi S-233 fait partie d’une collaboration entre les deux Chambres avec la députée Leah Gazan. Il fait fond sur l’élan et des décennies de travail de la part de parlementaires de diverses régions et affiliations politiques, et attire l’attention sur les possibilités qu’offre un revenu de base garanti. Les promoteurs du projet de loi cherchent à représenter les Canadiens qui vivent sous le seuil de la pauvreté, en particulier en cette période de crise sanitaire et économique.

Honorables collègues, plus de 50 d’entre nous ont signé des déclarations et des lettres communes destinées au gouvernement à ce sujet. Trois de nos comités sénatoriaux, soit le Comité des finances nationales, le Comité des affaires sociales et le Comité des droits de la personne, ainsi que le Comité des finances à l’autre endroit, ont émis des recommandations en faveur d’un revenu de base garanti depuis le début de la pandémie.

Nos anciens collègues les sénateurs Eggleton et Segal se sont efforcés de porter le revenu de base garanti à l’attention du Sénat longtemps avant le début de la pandémie de COVID-19 au moyen d’études de comités et de motions. Ils ont porté leur travail apparemment inlassable au-delà des murs du Sénat et pendant la pandémie.

La députée Julie Dzerowicz a présenté des mesures législatives portant sur le revenu de base garanti lors de la dernière législature. Deux des grands partis politiques ont inclus cet enjeu dans leur plateforme électorale lors des plus récentes élections fédérales tandis qu’un troisième parti en a fait l’une de ses priorités à son congrès d’orientation.

Les sondages d’opinion indiquent qu’une majorité de Canadiens appuient le revenu de base garanti. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, un nombre sans précédent de personnes se sont organisées pour dire à leurs élus, notamment au moyen de pétitions, qu’il est urgent d’instaurer ce programme. Leur demande repose sur les recommandations d’experts de divers secteurs comme les arts, les banques, l’économie, les soins de santé, les droits fondamentaux, les relations de travail, le travail social et les technologies.

Le projet de loi S-233 prend appui sur les essais fructueux mis en œuvre au Canada par le passé en matière de revenu de base garanti. Les participants aux projets pilotes en Ontario et au Manitoba ont fait état d’une amélioration de leur santé et de leur bien-être sans que ces mesures les dissuadent de travailler. Au Manitoba, la baisse de la participation au marché du travail a été principalement remarquée chez les parents qui s’occupent temporairement de jeunes enfants et chez les adolescents, qui ont pu terminer leurs études secondaires au lieu de travailler pour aider à subvenir aux besoins de leur famille.

Pour ce qui est des programmes fédéraux, le Canada compte déjà deux formes de revenus de base garantis, c’est-à-dire l’Allocation canadienne pour enfants et le Supplément de revenu garanti pour les aînés. Ces programmes ont une incidence favorable sur l’économie tout en aidant à réduire le nombre de Canadiens, jeunes et moins jeunes, qui vivent dans la pauvreté. Selon le Canadian Centre for Economic Analysis, chaque dollar que le gouvernement investit dans l’Allocation canadienne pour enfants génère 2 $ en activité économique. On estime que les avantages économiques associés à l’instauration d’un programme national de revenu de base garanti stimuleraient l’économie de manière semblable.

Le directeur parlementaire du budget a estimé ce que coûterait un programme de revenu de base garanti. Pour son estimation la plus récente, il a donné l’exemple d’un programme qui pourrait procurer un soutien de 80 milliards de dollars pour un coût net de seulement 3 milliards de dollars en remplaçant des mesures fiscales comme le crédit pour la TPS et le montant personnel de base de même que l’aide sociale versée par les provinces et les territoires.

Cette estimation ne tient pas compte des économies futures associées aux avantages sociaux et économiques qui découleraient du revenu de base garanti, par exemple les réductions liées aux soins de santé, au système de justice pénale et aux refuges d’urgence. Il ne tient pas compte, non plus, des avantages économiques potentiels décrits par le Canadian Centre for Economic Analysis, qui fait notamment état d’une augmentation de 1,8 % du PIB réel, de 346 000 emplois supplémentaires et de 52 milliards de revenus fiscaux additionnels après les cinq premières années du programme.

La mise en place d’un programme national de revenu de base garanti soumis à un critère de revenu exigerait évidemment des coûts de transition. Cela dit, il ne s’agit pas, dans l’ensemble, d’accroître considérablement les dépenses, mais bien de faire des dépenses différentes et plus efficaces.

Depuis le début de la COVID-19, la Prestation canadienne d’urgence et d’autres programmes ont montré que le Canada a la capacité de fournir de bonnes mesures de soutien financier, novatrices et souples, aux personnes qui en ont besoin. De nouvelles poussées s’exercent sur le gouvernement fédéral pour l’amener à participer à un programme de revenu de base garanti. Le gouvernement s’est engagé à présenter de nouveau la prestation canadienne pour les personnes handicapées, une sorte de revenu de base garanti à l’intention des personnes handicapées. Par ailleurs, l’Île-du-Prince-Édouard demande l’appui du fédéral pour financer un revenu de base garanti provincial, qui pourrait servir de projet pilote pour la mise en œuvre d’un programme semblable dans d’autres provinces et territoires.

Le Plan d’action national 2021 pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones disparues et assassinées prévoit la mise en œuvre d’un régime national de revenu de base garanti qui serait l’un des facteurs principaux de la décolonisation et du renversement de la marginalisation économique systémique des femmes autochtones. Depuis des années, le Canada examine l’idée d’un revenu de base garanti et génère une énorme quantité de données convaincantes sur les avantages qu’un tel régime peut offrir. Le projet de loi S-233 nous permettrait d’élaborer une approche nationale à un moment où la nécessité d’éliminer la pauvreté n’a jamais été plus évidente.

En 1971, les membres du Comité spécial du Sénat sur la pauvreté ont présenté leur proposition audacieuse en matière de revenu de base garanti pour les Canadiens, que je cite :

Assumer nos responsabilités à leur égard coûtera certainement cher, mais ne pas le faire nous coûtera encore bien plus. Pour nous, les pertes en ressources humaines seraient incalculables. Le Comité est convaincu que les Canadiens [...] sont prêts à s’attaquer au problème de la pauvreté.

C’est ce que je crois aussi. Les Canadiens sont prêts et ils attendent depuis plus de cinq décennies. Il est grand temps que nous agissions, honorables collègues.

Meegwetch, merci.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Sénatrice Pate, il reste encore 14 minutes. Deux sénateurs souhaitent poser des questions. Est-ce que cela vous va?

Absolument.

L’honorable Éric Forest [ + ]

Merci, sénatrice Pate, de prendre la parole au nom des plus vulnérables de notre société et de nous avoir si bien expliqué l’impact de ce programme.

Comme vous l’avez mentionné au début de votre intervention, vous avez parlé du nombre de dirigeants qui ont eu l’indécence d’augmenter leurs salaires faramineux tout en réclamant des fonds publics à titre de soutien salarial dans le cadre des programmes liés à la COVID-19 pour leurs entreprises. De mémoire, vous avez parlé de 30 entreprises qui étaient dans cette situation. Pouvez-vous me confirmer le nombre de ces entreprises avec si peu de morale sociale?

Il s’agit d’un certain nombre d’entreprises. Je vous invite à consulter le rapport. Les noms des entreprises ne me reviennent pas en mémoire, mais je ferai volontiers parvenir ces renseignements à vous et à tous les sénateurs à titre de suivi. D’ailleurs, les liens menant directement à ces informations figurent dans les notes jointes au texte de mon allocution.

J’ai été choquée, quand j’ai mentionné certains sénateurs, d’apprendre que lorsque les cinq plus grandes chaînes d’épicerie du pays ont décidé de mettre fin à la rémunération des héros pour les travailleurs de première ligne, cette décision n’a pas été considérée comme tenant de la conspiration ou comme étant contraire aux lois sur la concurrence. Il ne s’agit que d’un exemple et je vous fournirai volontiers plus de noms. Merci.

L’honorable Frances Lankin [ + ]

Sénatrice Pate, je vous remercie infiniment d’avoir présenté ce projet de loi.

Vous et moi savons que bien des gens travaillent dans ce dossier depuis de nombreuses années. Je pense au travail réalisé par Evelyn Forget pour enfin présenter les résultats de recherche sur le projet de Dauphin, au Manitoba. Je pense aux changements qui ont été apportés et recommandés, et aux diverses mesures dont il est question dans le rapport Eggleton-Segal. Je pense au rapport sur la réforme de l’aide sociale en Ontario, qui recommande la bonification de la prestation d’invalidité et la création d’un revenu de base. Ce sont des recommandations qui ont été faites au fil des années. Je pense aussi à l’exemple plus récent de l’Île-du-Prince-Édouard, où on veut explorer cette possibilité.

Quelles que soient les allégeances politiques du gouvernement au pouvoir, tout au long des décennies pendant lesquelles nous avons défendu ce dossier, nous nous sommes heurtés à un obstacle qui semble venir du ministère des Finances. Je ne vais pas jeter le blâme sur les fonctionnaires, qui ont leurs intérêts, leurs raisons, leur philosophie, leur idéologie et d’autres aspects à considérer. J’aimerais mieux comprendre la situation, car je n’ai jamais obtenu de réponse directe de leur part. Ils parlent de problèmes de conception, mais ce sont des problèmes à résoudre.

Lors de vos discussions avec le ministre ou le ministère, avez-vous obtenu de l’information claire sur la raison pour laquelle ils continuent de dire non et refusent ce que bien des Canadiens considèrent comme une politique sociale bien plus inclusive et conçue expressément pour répondre à des besoins humanitaires?

Je souhaiterais pouvoir vous fournir une réponse claire. Ma réponse est non, je n’ai pas obtenu d’information claire. Voilà pourquoi j’ai parlé des nombreux mythes et stéréotypes à l’égard des pauvres et des affirmations voulant qu’en réalité, la PCU ait nui considérablement au marché du travail au pays, alors que toutes les données probantes disponibles au gouvernement et ailleurs indiquent tout le contraire.

La seule chose que je sais, c’est que certains ont affirmé que ce n’est pas le projet que le gouvernement actuel ni aucun autre gouvernement souhaitait léguer. Je considère que c’est plus que regrettable.

Comme nous pouvons le constater à l’extérieur du Sénat à l’heure actuelle, la frustration des Canadiens à l’égard de leur incapacité à naviguer dans la pandémie émane de l’éviscération des politiques sociales, économiques et sanitaires au fil des décennies, puis elle sert — et je dirais même qu’on se l’approprie — à des personnes aux points de vue tout à fait horribles qui exploitent ceux qui tirent le diable par la queue.

Il est urgent que le gouvernement, et nous tous également, se penche sur la façon de procéder à l’avenir. Je vous remercie beaucoup de tout le travail que vous avez fait, aussi bien au Sénat qu’avant d’y être appelé, dans les provinces et dans les municipalités d’un océan à l’autre.

La sénatrice Lankin [ + ]

En bref, je pense qu’il est temps qu’un groupe de sénateurs et possiblement des membres du Caucus anti-pauvreté multipartite — parce qu’il inclut des représentants de tous les partis politiques ainsi que des membres des groupes et des caucus du Sénat — rencontrent les fonctionnaires du ministère des Finances pour qu’ils nous expliquent leurs préoccupations. Je sais que nous entendrons parler du taux effectif marginal d’imposition. Il s’agit de problèmes de conception; ils ne sont pas insurmontables.

Nous pourrions donc peut-être former un groupe pour demander une séance d’information complète et la possibilité de discuter à fond du sujet. Je serais heureuse de travailler avec vous pour préparer le tout. Merci.

Merci beaucoup. Comme toujours, je serais heureuse de travailler avec vous, que ce soit sur cette question ou bien d’autres dossiers. Je vous remercie donc de cette offre. Je vous remercie aussi de tout le travail que vous avez fait pour les travailleurs à la demande. Je sais que je vous en suis très reconnaissante, tout comme beaucoup de gens de mon entourage. Merci.

L’honorable Diane Bellemare [ + ]

Félicitations pour votre discours, sénatrice Pate. Je pense qu’il y a plusieurs façons d’aborder la question d’un revenu minimum garanti pour les Canadiens; ce n’est pas nécessairement au moyen d’un seul programme. J’aurai sûrement la chance de prendre la parole au sujet de ce projet de loi pour souligner qu’on peut partager les mêmes objectifs de réduction de la pauvreté et d’intégrer les gens, mais par d’autres moyens.

La question que je veux vous poser concerne votre discours et votre approche en particulier. Vous avez parlé à plusieurs reprises du rapport que le Sénat a déposé, le rapport Croll, en 1971. J’aimerais vous entendre sur deux éléments fondamentaux relatifs à la proposition du Sénat quant au revenu minimum garanti.

La première est que la proposition d’un revenu minimum garanti était faite à la condition d’avoir, à l’appui, une politique de plein-emploi comprenant un ensemble de mesures actives qui accompagnerait les gens sur le marché du travail.

La deuxième condition de la proposition du rapport Croll était qu’il ne fallait surtout pas commencer par un revenu de base garanti pour le groupe des 18 ans et plus, mais qu’il fallait plutôt cerner les personnes de 40 ans et plus.

Quels sont vos commentaires et surtout pourquoi vouloir associer les jeunes de 18 ans à cette proposition? Ne pensez-vous pas qu’il serait préférable de privilégier les personnes un peu plus âgées qui ont une certaine expérience sur le marché du travail?

J’aimerais entendre vos commentaires sur ces deux conditions essentielles du rapport Croll, dont je n’ai pas vraiment entendu parler dans votre discours.

Merci beaucoup. Je vous remercie aussi de tout le travail que vous avez fait et du temps que vous avez pris pour me présenter les initiatives incroyables auxquelles vous avez participé et les recherches que vous avez faites, sénatrice Bellemare.

Oui, le rapport Croll a été déposé il y a 50 ans l’an dernier, et il disait qu’il fallait adopter une approche plus globale pour lutter contre la pauvreté. Cinquante ans sont passés, au cours desquels nous avons assisté à l’amenuisement de la plupart des mesures d’aide alors en place, car certaines tranches de la population risquaient davantage de tomber dans la pauvreté qu’aujourd’hui.

Comme nous l’avons vu en Colombie-Britannique, dans les recherches qui ont été effectuées, presque tous les organismes de recherche commencent par suggérer qu’il faut commencer quelque part pour développer les choses graduellement. Dans le modèle de la Colombie-Britannique, on partait des cas de femmes qui sortaient d’une relation violente, ou de personnes ayant un handicap. Pour autant, lorsqu’on lit tous ces documents, il n’est jamais évoqué de supprimer toutes les autres aides. Ces documents parlent de construire et de créer petit à petit des filets de protection sociaux, économiques et sanitaires dont le Canada a, bien franchement, beaucoup parlé à l’international depuis des dizaines d’années, sans toutefois vraiment mériter sa réputation, du moins depuis les trente à quarante dernières années. Je suis convaincue qu’il est crucial que nous nous penchions sur le travail que vous et d’autres sénateurs avez effectué — j’ai parlé de la sénatrice Lankin et du sénateur Wetston — ainsi que celui d’autres parlementaires qui sont présents ce soir, comme le sénateur Woo, qui a accompli un gros travail. Je ne devrais pas commencer à citer tous ceux qui possèdent cette expertise, car je risque d’en oublier, mais je pense que nous avons toutes les cartes en main pour pouvoir aider le gouvernement à progresser sur ce dossier.

La sénatrice Bellemare [ + ]

Je comprends bien qu’un programme universel peut sembler très attrayant. J’aimerais toutefois revenir à l’idée d’adopter des mesures qui s’attaquent, de manière plus ciblée, au problème de la pauvreté. À ce sujet, je me demande comment vous avez réagi, madame la sénatrice, au deuxième rapport du directeur parlementaire du budget, plus particulièrement la partie où il a montré les effets de répartition dans l’hypothèse où l’on financerait le revenu minimum garanti à l’aide de programmes existants. On abolirait ainsi plusieurs programmes pour financer un programme universel. Quand on examine les effets de répartition, on constate que le groupe le plus affecté, qui verrait ses revenus diminuer par l’adoption d’un revenu minimum garanti, c’est celui des familles monoparentales. Ce groupe, qui figure en deuxième position parmi les plus pauvres, perdrait plus de 5 000 $ par année par suite de l’implantation d’un programme universel de revenu de base, tel que celui qui est proposé.

Je ne sais pas si cet élément vous a échappé. Pour ma part, je trouve que c’est la preuve que les programmes universels peuvent parfois nuire aux clientèles que l’on veut aider.

Je suis d’accord. J’ai certainement des questions par rapport à certaines facettes de l’évaluation des coûts, que j’ai soulevées auprès du directeur parlementaire du budget d’ailleurs. Je crois l’une des corrections qu’il faudrait peut-être apporter, c’est que nous parlons d’un programme universellement accessible et non d’un revenu de base universel tel qu’une démosubvention, que certains recommandent, qui serait versé à tous, puis récupéré au moment de payer les impôts.

Quand j’ai commencé à m’intéresser à la question il y a quelques années, j’ai examiné toutes ces facettes, et à force de parler à des gens comme nos collègues, les sénateurs Downe et Wetston, qui possèdent une plus grande expertise que moi dans le domaine, ou encore à l’ancien sénateur Eggleton, qui, avant d’être appelé au Sénat, a consacré toute sa carrière de comptable à aider les gens qui ont de l’argent à protéger et à dissimuler cet argent, je me suis rendu compte que ce n’est pas une solution désirable. Une réforme fiscale s’impose également, un sujet que le directeur parlementaire du budget a effleuré, si je ne m’abuse.

Puis, lorsque j’ai parlé au sénateur Downe, il m’a dit au sujet de ceux qui cachent de l’argent à l’étranger — une question pour laquelle il possède une expertise immense, contrairement à moi — que les ressources fiscales perdues nous permettraient pratiquement de financer une initiative comme celle-ci. J’ai ensuite parlé au sénateur Wetston, qui m’a dit qu’il fallait s’attaquer au problème du blanchiment d’argent au pays. C’est pourquoi je suis très enthousiaste à l’idée qu’un certain nombre d’entre nous travaillent à cette question, étudient la possibilité d’établir un cadre, cherchent une solution à ces problèmes et une façon de relever ces défis, parce que nous ne devons pas essayer d’ignorer les défis bien réels relatifs à la mise en place d’une telle mesure dans un pays aussi vaste que le Canada comptant autant de gouvernements distincts. Cependant, le fait que nous fassions comme si nous ne dépensions pas déjà des milliards de dollars — des dizaines, voire des centaines, de milliards de dollars — pour nous attaquer à la pauvreté sans vraiment y arriver est un peu une façon d’ignorer la situation, à mon avis. Nous devons arrêter de le faire. Nous devons chercher des façons concrètes d’investir ces ressources pour qu’elles mènent à plus de possibilités pour tous les gens au pays, pas seulement pour ceux que nous jugeons, en raison de mythes et de stéréotypes, dignes d’être aidés.

Haut de page