La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Ajournement du débat
3 juin 2025
Propose que le projet de loi S-205, Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui, sur le territoire non cédé et non restitué du peuple algonquin anishinabe, pour présenter de nouveau la loi de Tona. La loi de Tona a pour but d’assurer une surveillance, des mesures de réparation et des solutions de rechange à l’isolement dans les prisons fédérales.
Il semble un peu risqué de parler des droits de la personne de nos jours. Nous vacillons entre un héritage colonial non résolu et des atteintes à la souveraineté du Canada.
Trop nombreux sont ceux qui se heurtent à des obstacles terribles pour se nourrir, se loger et obtenir des soins de santé, et qui sont menacés par le recours à la disposition de dérogation pour justifier la violation des droits de la personne et des droits garantis par la Charte et l’imposition de peines draconiennes.
Les prisons sont remplies de personnes qui ont été abandonnées par tous les autres systèmes : le système de santé, le système d’aide sociale, le système d’aide à l’enfance, le système d’éducation et le système de soutien au revenu. Dans les prisons fédérales, les pauvres, les sans-abri et les personnes qui souffrent de troubles mentaux ou de toxicomanie, soit les personnes les plus marginalisées du pays, sont soumises à des conditions inhumaines inimaginables.
L’effritement et les violations des droits de la personne dans les prisons reflètent notre incapacité totale à protéger nos valeurs fondamentales. Dans les sociétés où l’on bafoue les droits et les libertés, les premières victimes sont toujours les personnes les plus marginalisées. Cependant, les abus ne se limitent jamais à elles. Il est temps de « jouer du coude » et de s’opposer à la normalisation des inégalités, de la marginalisation et de l’oppression, peu importe où elle se produit.
La loi de Tona traite de l’isolement, qu’on appelle aussi isolement cellulaire.
Comment puis-je décrire l’horreur que représente le fait d’enfermer et d’isoler des êtres humains dans un lieu qui n’est guère plus qu’un placard en béton pendant des heures, des jours, des semaines, voire des années?
Si vous avez suivi des procès ou en avez lu les comptes rendus, si vous avez vu les conclusions médicales ou les rapports d’enquête de coroners sur les effets de l’isolement sur la santé mentale et physique des personnes qui y ont survécu et qui n’y ont pas survécu, vous savez déjà que les effets dommageables commencent à apparaître dès que la porte de la cellule se referme.
La privation sensorielle et d’autres dommages irréversibles peuvent se développer en moins de 48 heures. Après sept jours d’isolement, l’activité cérébrale peut être altérée de façon permanente. Comme l’a résumé la Cour d’appel de l’Ontario, l’isolement est :
[…] associé à plusieurs reprises à divers éléments : problèmes d’appétit et de sommeil, anxiété, panique, rage, perte de contrôle, dépersonnalisation, paranoïa, hallucinations, taux accru de suicide et d’automutilation […]
À l’échelle internationale, on considère que 15 jours d’isolement équivalent à de la torture.
L’isolement est trop souvent le moyen par défaut de répondre aux besoins complexes des détenus — liés à l’âge, à un handicap, à la santé mentale, à la toxicomanie, aux traumatismes et aux répercussions intergénérationnelles du colonialisme — que nous n’avons pas su satisfaire.
L’isolement est l’une des approches les plus cruelles, les plus inefficaces et les plus coûteuses pour améliorer la sécurité publique, ce qui est notre objectif commun. D’après les calculs du directeur parlementaire du budget, cette mesure coûte aux Canadiens des millions et des millions de dollars chaque année.
Pendant près de cinq décennies, j’ai passé un nombre incalculable d’heures agenouillée sur des planchers de ciment, devant de petites fentes ou des charnières de porte, et à implorer des personnes — qui sont les enfants, les frères ou sœurs, les parents ou les partenaires de quelqu’un — d’arrêter de se frapper la tête, de se taillader le corps, de s’attacher des liens autour du cou, d’essayer de s’arracher les yeux ou de se mutiler autrement.
Les sons du tourment et du désespoir sont indescriptibles. Ils me hanteront à jamais. Comment l’un d’entre nous peut-il imaginer avoir besoin d’un contact humain au point de risquer la mort pour provoquer une intervention humaine, même violente?
En 2019, le gouvernement a promis que le projet de loi C-83 éliminerait le recours à l’isolement cellulaire dans les pénitenciers fédéraux. En fait, la loi visait plutôt à empêcher la Cour suprême du Canada de confirmer les décisions des cours d’appel provinciales statuant que l’isolement cellulaire est néfaste et inconstitutionnel. Plus de cinq ans plus tard, l’isolement est utilisé plus souvent et avec moins de surveillance qu’avant.
Le Sénat a reconnu à plusieurs reprises la nécessité de sauvegarder les droits de la personne et les droits garantis par la Charte qui protègent les prisonniers fédéraux et tous les Canadiens. Chers collègues, nous avons déjà voté trois fois en faveur des mesures de la loi de Tona.
En 2019, le Sénat a voté l’ajout de ces mesures au projet de loi C-83, sur recommandation du Comité sénatorial des affaires sociales. Le gouvernement les a supprimées par manque de discernement.
En 2021, le Sénat a approuvé ces mesures dans le cadre des recommandations du Comité des droits de la personne dans son rapport sur les droits de la personne des personnes purgeant une peine de ressort fédéral.
Plus récemment, en décembre 2024, après un examen robuste sur plusieurs années par le Comité des affaires juridiques, le directeur parlementaire du budget et le Sénat, la loi de Tona a été adoptée et renvoyée à l’autre endroit.
Le projet de loi dont nous sommes saisis aujourd’hui est le même que celui que nous avons adopté. Une seule modification a été apportée pour clarifier dans le texte du projet de loi un point que nous avions compris en pratique, lors de l’adoption du projet de loi : l’expression « troubles mentaux invalidants » dans la loi de Tona pourrait être définie à l’aide de critères figurant déjà ailleurs et approuvés par le gouvernement dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
Les élections et la nouvelle législature nous ramènent à la case départ, et des années de travail risquent d’être anéanties. L’issue serait particulièrement cruelle pour les personnes placées en isolement — des âmes pour lesquelles chaque jour compte.
Tout en vous invitant humblement à voter en faveur du renvoi de ce projet de loi à la Chambre des communes dans les plus brefs délais, je remercie mes collègues de leurs encouragements et de leur soutien constants.
Permettez-moi ici de saluer le travail collectif de plus de 40 d’entre vous qui vous êtes rendus dans des prisons dans le cadre de l’initiative « Senators Go to Jail » pour rencontrer ceux qui y sont enfermés.
En 2019, quelques instants après l’adoption du projet de loi C-83, plusieurs d’entre vous, y compris le parrain du projet de loi d’initiative ministérielle au Sénat, ont proposé que les sénateurs collaborent pour visiter des prisons afin de surveiller la mise en œuvre du projet de loi C-83 et, en particulier, ses répercussions sur les droits de la personne.
Je remercie tous ceux qui ont soutenu cette initiative et qui y ont participé.
Je suis également reconnaissante à Tona Mills de m’avoir inspirée. Tona a imploré les membres du Comité des droits de la personne de faire tout notre possible pour empêcher quiconque de subir les conditions épouvantables auxquelles elle a été soumise, qui ont abouti à un diagnostic psychiatrique de schizophrénie causée par l’isolement. Elle nous a exhortés à mettre fin à l’isolement cellulaire et à faire sortir les autres de prison pour leur offrir des services de santé mentale adaptés.
J’ai rencontré Tona pour la première fois il y a une trentaine d’années. Je me suis agenouillée près de la fente qui sert à remettre les repas devant les unités d’isolement qu’elle a occupées, d’abord à la prison des femmes de Kingston, puis dans d’autres prisons, y compris des prisons pour hommes, car Tona a passé la majeure partie de son parcours carcéral de plus de 10 ans en isolement; elle était même parfois enchaînée au lit ou au plancher.
À l’extérieur de la prison des femmes aujourd’hui fermée, la cage métallique de la taille d’une cellule où on enfermait Tona est toujours là. Lors d’une visite de l’endroit avec des étudiants en droit ces dernières années, l’un d’eux m’a demandé si c’était là qu’on gardait les chiens. Vous pouvez imaginer la réaction d’horreur des étudiants lorsque je leur ai expliqué que cette cage avait été construite pour y enfermer Tona lorsqu’elle avait le droit de sortir une heure par jour pour prendre un peu d’air frais.
Aujourd’hui, Tona reçoit des soins palliatifs pour un cancer en phase terminale. Les personnes qui s’occupent d’elle ont du mal à croire qu’on ait pu la qualifier de dangereuse. Elles la décrivent comme une patiente pleine d’esprit, gentille et généreuse, qui ne manque jamais une occasion de défendre les autres.
Depuis décembre, date à laquelle nous avons adopté la dernière version de la loi de Tona, la nécessité d’une telle législation n’a fait que croître. La dernière action du comité d’experts indépendants — nommé par le ministre de la Sécurité publique pour surveiller la mise en œuvre du projet de loi C-83 — avant sa dissolution a été la remise de son rapport final.
Le comité a conclu que, dans le système d’unité d’intervention structurée créé sous le régime du projet de loi C-83, « [...] la pratique de l’isolement cellulaire se poursuit [...] » et que la surveillance de cette pratique, comme l’ont souligné de récentes décisions judiciaires, est pratiquement inexistante.
Le comité a souligné que les unités d’intervention structurée se trouvent dans ce qu’on appelait autrefois des cellules d’isolement, qui sont parfois recouvertes d’une fine couche de peinture.
Selon le comité, la plupart des personnes placées dans des unités d’intervention structurée continuent de subir des conditions d’isolement cellulaire. Pour la proportion importante de détenus dont la période d’isolement dure plus de 15 jours :
Les Règles Mandela suggèrent que ces prisonniers vivent dans des conditions [...] équivalant à « de la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » [...]
Le comité a insisté sur l’absence d’une surveillance efficace des unités d’intervention structurée. Malgré cette réalité, le Service correctionnel du Canada souligne souvent l’existence de trois mécanismes pour exercer cette surveillance : le comité consultatif ministériel, le Bureau de l’enquêteur correctionnel et les décideurs externes indépendants. Or, le Service correctionnel du Canada omet systématiquement de donner suite aux préoccupations soulevées par ces entités — lorsqu’elles le font — ou de les reconnaître.
Cette situation déjà inacceptable n’a fait qu’empirer avec la dissolution du comité consultatif ministériel.
En dépit de leur nom, les décideurs externes indépendants relèvent du Service correctionnel du Canada, l’organisme dont ils examinent les décisions. C’est le Service correctionnel du Canada qui signale aux décideurs externes indépendants les détenus susceptibles d’être exposés à un risque en raison de décisions correctionnelles.
Bien que les décideurs externes indépendants se décrivent eux‑mêmes comme surchargés, le ministre de la Sécurité publique a décidé l’année dernière de ne pas renouveler les contrats de plusieurs d’entre eux. Pendant des mois, seuls 7 des 12 postes ont été pourvus, jusqu’à ce que d’autres nominations soient faites à la fin du printemps. Les décideurs externes indépendants dont les contrats n’ont pas été renouvelés sont également ceux qui étaient les moins susceptibles d’approuver sans discussion les décisions correctionnelles.
Le comité consultatif ministériel a recommandé vivement au gouvernement de :
[...] démontrer qu’il est sérieux pour s’assurer que les activités [du Service correctionnel du Canada] sont légales et conformes à la Charte. Il doit démontrer qu’il comprend que cela nécessite une surveillance continue et ciblée des conditions d’isolement cellulaire [...]
L’ancien ministre de la Sécurité publique a refusé à plusieurs reprises de comparaître devant le Comité sénatorial des droits de la personne pour discuter de ces questions et d’autres préoccupations relatives aux droits fondamentaux des prisonniers. En outre, jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas effectué l’examen parlementaire quinquennal requis des unités d’intervention structurée ou du projet de loi C-83.
Le comité consultatif du ministère a insisté sur le fait que les personnes les plus marginalisées, surtout les Noirs, les Autochtones et les personnes souffrant de troubles mentaux invalidants, sont plus susceptibles d’être isolées dans ces unités.
Les normes juridiques internationales et canadiennes interdisent l’isolement en cellule des personnes souffrant de troubles mentaux invalidants. Or, selon les propres données de Service correctionnel Canada, le nombre des personnes souffrant de troubles mentaux invalidants est deux fois plus élevé que les autres dans les unités d’intervention structurée.
Au Canada, les Noirs représentent 4 % de la population canadienne, mais 10 % de la population des prisons fédérales et 18 % des personnes confinées dans les unités d’intervention structurée. De leur côté, les Autochtones représentent 5 % de la population canadienne, 33 % de la population des prisons fédérales et 44 % des personnes confinées dans ces unités. Presque toutes les femmes confinées dans ces unités, c’est-à-dire 96 %, sont autochtones.
Il est frappant et troublant d’apprendre qu’un Aîné travaillant auprès des prisonniers a déclaré aux membres du comité consultatif que « les [unité d’intervention structurée] reflètent le pire du [Service correctionnel du Canada], ce qui signifie qu’il n’y a pas de traitement, pas d’aide et pas d’espoir [...] »
Le mandat du défunt comité consultatif et des décideurs externes indépendants se limite aux unités d’intervention structurée; toutes les autres formes d’isolement ne font donc l’objet d’aucune forme de surveillance.
Les membres du Comité consultatif ministériel ont fait part de leurs préoccupations sur l’isolement à l’extérieur des unités d’intervention structurée, notamment « [...] une unité entière [...] hébergeant des détenus dans ce qui ne peut être décrit que comme un isolement cellulaire ». Ils se sont également dits extrêmement préoccupés par le fait qu’au sein des unités d’intervention structurée, ils ont remarqué :
[...] qu’il y avait parfois plus de prisonniers physiquement dans l’[unité d’intervention structurée] que ce qui figurait dans les dossiers officiels du « dénombrement » de l’[unité d’intervention structurée] le jour de leur visite.
Le rapport final du Comité consultatif ministériel souligne que les « [unité d’intervention structurée] sont sans doute les espaces les plus surveillés d’un pénitencier canadien ». Pourtant, puisque la supervision de ces unités est extrêmement limitée, les conditions s’y apparentent trop souvent à de la torture. Si les conditions dans les [unité d’intervention structurée] sont considérées comme de la torture, ces abus courants qui sont faits au vu et au su de tous devraient augmenter notre inquiétude au plus haut point par rapport à ce qui se passe dans les autres zones d’isolement des prisons, puisqu’elles ne font l’objet d’aucune supervision.
Les quelques cas qui font la une des journaux nous donnent une idée de la culture des violations des droits de la personne dans les prisons canadiennes. En mars dernier, une juge a publié son rapport final dans le cadre de l’enquête sur la mort de Mason Montgrand, un jeune détenu autochtone, qui est survenue à l’Établissement d’Edmonton, un pénitencier fédéral. M. Montgrand, qui était âgé de 21 ans, est mort en 2011 après que des gardiens l’ont laissé sortir de sa cellule en même temps qu’un autre détenu appartenant à un gang rival. Sa mort a fait l’objet d’une enquête policière sur l’existence d’un club de combat dans la prison : des membres du personnel de la prison auraient forcé des détenus sous leur garde à se battre entre eux, ce qui leur a causé des blessures graves, voire la mort. La police a fortement recommandé d’accuser deux agents et un gestionnaire correctionnels de meurtre et de négligence criminelle, mais les procureurs ont refusé de porter des accusations.
Près de 15 ans plus tard, la juge présidant l’enquête sur cette mort a expliqué que les autorités faisaient toujours preuve d’un manque de transparence quant à ce qui est arrivé à M. Montgrand et qu’elle s’était vu refuser à plusieurs reprises l’accès à certaines informations. Elle a réclamé une enquête publique afin de faire la lumière sur ce qu’elle a qualifié de « question d’intérêt public ».
À peu près au même moment, le Toronto Star a publié une vidéo montrant des gardiens commettant des violations flagrantes des droits de la personne à l’encontre de 200 hommes à la prison provinciale Maplehurst, en Ontario. La vidéo montre le surintendant de la prison qui félicite les gardiens violents en leur faisant un poing à poing.
Apparemment, ces représailles collectives constituaient la réplique du personnel au fait qu’un seul détenu aurait frappé un gardien le 20 décembre 2023. Deux jours plus tard, le directeur a décidé de lâcher des gardiens formés pour les émeutes sur des détenus tranquilles qui étaient enfermés dans leur cellule et qui ne se doutaient de rien. Les gardiens les ont soumis à une fouille à nu, utilisant leurs pouces comme des manches à balai pour les faire sortir des cellules. Ils ont fracturé le pouce d’au moins un homme et le poignet d’un autre, et ils ont forcé les détenus à s’asseoir face au mur vêtus de leurs seuls sous-vêtements et avec des armes pointées sur leur tête. Ils les ont ensuite confinés dans des cellules vides et fait circuler de l’air froid dans les conduits de ventilation. Les détenus ont dû attendre la veille de Noël pour qu’on leur donne des vêtements.
Environ 80 % des hommes maltraités à l’établissement de Maplehurst étaient en attente de leur procès et n’avaient encore été reconnus coupables d’aucune infraction criminelle. Le Toronto Star a pu confirmer que, dans au moins 11 cas, la peine a été réduite et que, dans un autre, les accusations ont été carrément abandonnées, ajoutant au passage qu’au total, plus d’une centaine d’affaires pourraient être en cause. Selon le quotidien, l’avocat de la Couronne dans une de ces affaires a dit au tribunal qu’il avait donné son accord à une entente de plaidoyer en échange de quoi le prévenu ne passerait pas davantage de temps en prison parce que, même si, en temps normal, il aurait « indéniablement [...] requis une peine plus sévère, [...] il n’y avait aucun moyen “d’échapper” aux violations commises par la prison ».
Grâce à la loi de Tona, le gouvernement fédéral pourrait donner l’exemple et affirmer clairement que la reddition de comptes à laquelle les Canadiens sont en droit de s’attendre de la part des autorités pénales et carcérales doit découler et s’inspirer des comportements des personnes en position d’autorité, surtout quand il est question de la prise en charge de la vie d’autrui.
Très peu de choses ont changé depuis « certains événements » bien connus qui se sont produits à la prison pour femmes de Kingston il y a maintenant 31 ans. Après avoir été placées en isolement et privées d’eau, de nourriture et de vêtements et empêchées d’appeler leurs avocats, le 26 avril 1994, les détenues de cet établissement ont été tirées de leur cellule par une escouade antiémeute composée entièrement d’hommes, qui les ont forcées — en toute illégalité — à se dénuder et les ont menottées avant de les enfermer dans une cellule d’isolement avec pour seuls vêtements une mince robe de papier attachée au cou. La majorité de ces femmes étaient autochtones.
On sait aujourd’hui que l’atteinte aux droits de la personne et aux droits garantis par la Charte de ces femmes est inacceptable et qu’il s’agit d’une grande manifestation arbitraire de force masculine exercée sans pratiquement aucune résistance. J’ai été la première personne qui ne faisait pas partie du personnel de l’établissement ou qui n’avait aucun rapport professionnel avec les prisons à rencontrer ces femmes après les événements. Les agents carcéraux me disaient alors que j’avais été mal informée sur ce qui s’était passé. On me conseillait, on cherchait à m’amadouer, puis on m’avertissait de ne pas me faire avoir aussi facilement.
La pression exercée pour que je me rétracte s’est intensifiée et, au cours de l’année suivante, on a mis en doute mon intégrité à maintes reprises et j’ai souvent risqué de perdre mon emploi, jusqu’à la diffusion des événements à l’émission The Fifth Estate. Les vidéos diffusées prouvaient la véracité des allégations faites par ces femmes et, par extension, par moi.
Les mauvais traitements dans les prisons dont on entend parler sont souvent qualifiés par les autorités correctionnelles d’exceptionnels ou d’exagérés. Or, ils ne le sont malheureusement pas.
Les prisons étant essentiellement des lieux fermés, la population n’est jamais informée de la plupart des mauvais traitements qui s’y produisent. L’oppression et les atteintes systémiques aux droits de la personne sont rarement montrées aux non-détenus comme nous. Trop peu de gens savent ce qui se passe dans les prisons canadiennes et, encore, un petit nombre d’entre eux sont crus lorsqu’ils essaient d’en parler. Vous êtes d’ailleurs nombreux à en avoir été témoins : même les juges et les parlementaires ont du mal à obtenir des réponses des responsables des prisons. Les mauvais traitements existent précisément en raison des mesures déficientes de surveillance, de transparence et de reddition de comptes.
Qu’est-ce que la loi de Tona changerait? Premièrement, elle mettrait enfin en œuvre le contrôle judiciaire des décisions visant à isoler les prisonniers, que Louise Arbour a recommandé il y a près de trois décennies après avoir présidé la commission d’enquête en réponse aux événements survenus à la Prison des femmes de Kingston.
La loi de Tona obligerait les autorités carcérales à demander l’approbation d’une cour supérieure afin de garder une personne en isolement pendant plus de 48 heures. Ce plafond tient compte des données les plus récentes, reconnues notamment par la Cour d’appel de l’Ontario, sur le moment où une personne peut commencer à souffrir de préjudices physiques, psychologiques et neurologiques irréparables.
Deuxièmement, si la mauvaise gestion par les services correctionnels a rendu la peine d’une personne plus punitive, par exemple en raison de longues périodes d’isolement, cette personne peut demander au tribunal qui l’a reconnue coupable de réduire sa peine ou sa période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle.
À l’heure actuelle, si des abus se produisent avant qu’une peine ne soit prononcée, comme je l’ai déjà mentionné au sujet de Maplehurst, le Code criminel permet aux juges de réduire la durée de la peine en conséquence. Dans l’arrêt Hills de 2023, la Cour suprême du Canada a rappelé aux juges que lorsqu’ils ordonnent une peine, ils doivent également tenir compte de ce qu’une personne vivra en prison, y compris de la façon dont des facteurs tels que le statut d’Autochtone, la race, la santé mentale et la santé physique peuvent entraîner des conditions plus dures et plus punitives.
Mais qu’en est-il des conditions d’isolement que le juge n’a pas prévues? La loi de Tona comblerait cette lacune, comme l’a recommandé Louise Arbour. Elle permettrait d’utiliser un aménagement de peine comme recours en cas de violation des droits d’un détenu. Ce type de recours existe dans plusieurs pays d’Europe du Nord et de l’Ouest, ainsi que dans notre système de justice pour mineurs.
Troisièmement, étant donné que l’isolement se produit également en dehors des unités d’intervention structurée, la loi de Tona garantirait que la surveillance judiciaire et toutes les autres mesures de protection applicables s’étendent à toutes les conditions d’isolement, c’est-à-dire chaque fois qu’une personne se trouve dans des conditions plus restrictives que celles de la population générale.
Lorsque le Sénat a voté pour adopter la dernière version de la loi de Tona, il l’a fait en s’appuyant sur des témoignages d’experts en faveur d’un contrôle judiciaire, notamment ceux de l’Association canadienne du droit carcéral, de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, de la Société John Howard du Canada, de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, de la Criminal Lawyers’ Association, de la Société de la côte Ouest pour la justice dans les prisons, de l’Association des femmes autochtones du Canada, de l’Association des avocats noirs du Canada, de la Commission de la santé mentale du Canada, d’Adelina Iftene, de l’avocat Michael Spratt, et de Michael Jackson, professeur émérite et expert en droit carcéral.
Le professeur Jackson a conclu, après un demi-siècle de travail sur l’arbitrage indépendant, que l’intervention des tribunaux était le seul moyen de remédier à ce problème. Il a dit que le Service correctionnel du Canada, ou SCC, « a farouchement résisté à tout arbitrage indépendant sur l’isolement ».
Il a également dit :
[...] à la lumière des expériences collectives — près de 50 ans de rapports — au cours desquelles le SCC a exprimé ses réticences, la surveillance judiciaire constitue à ce stade la mesure corrective qui convient.
En réponse aux préoccupations concernant la capacité des tribunaux à traiter un grand nombre de demandes, l’expert en droit pénal Michael Spratt a indiqué que les tribunaux se montreraient à la hauteur du défi, comme ils le font pour des mécanismes tels que les révisions des mises en liberté sous caution, qui concernent un grand nombre de demandes à traiter dans des délais très courts, dans le but de préserver les droits garantis par la Charte.
Il a ajouté que l’obligation de saisir le tribunal après 48 heures d’isolement cellulaire contribuerait à dissuader le Service correctionnel du Canada de maintenir inutilement des personnes en isolement.
La loi de Tona peut permettre d’économiser des ressources et de sauver des vies. Comme l’a reconnu le directeur parlementaire du budget, la réduction du nombre de personnes placées dans les unités d’intervention structurée permettrait d’économiser des centaines de milliers de dollars par personne et par an. En outre, le gouvernement a versé des dizaines de millions de dollars en dommages et intérêts aux personnes dont les droits ont été enfreints par son ancien système de ségrégation, et il est maintenant confronté à des recours collectifs similaires pour contester son régime d’unités d’intervention structurée de 2019.
Au cours des derniers mois, la Cour suprême du Canada a dénoncé l’utilisation inconstitutionnelle et punitive de l’isolement cellulaire dans les prisons provinciales — une situation qui aurait pu être évitée grâce au leadership du gouvernement fédéral et à la mise en place d’une version provinciale de la loi de Tona.
Dans une autre affaire, la cour a souligné que l’État peut être tenu de verser des dommages-intérêts fondés sur la Charte si le Parlement a promulgué une loi qui est clairement inconstitutionnelle.
Lorsque nous avons débattu du projet de loi C-83, en 2019, des experts nous ont avertis que le projet de loi n’était pas conforme à la Charte. L’analyse des données du gouvernement par le comité consultatif du ministre a depuis confirmé qu’on a encore recours à un isolement cellulaire inconstitutionnel.
En limitant le recours à l’isolement dans les prisons fédérales, la loi de Tona propose également des solutions de rechange cruciales pour les personnes les plus à risque d’être placées dans des unités d’intervention structurée.
Pour les personnes ayant des problèmes de santé mentale invalidants, la loi de Tona élargirait les dispositions actuelles autorisant le Service correctionnel du Canada à transférer des détenus vers des établissements de santé provinciaux ou territoriaux, y compris pour des raisons de santé mentale. On inclurait notamment l’obligation d’autoriser un tel transfert lorsqu’une personne souffre d’un problème de santé mentale invalidant.
Comme on l’a mentionné, la loi de Tona comprend un renvoi explicite pour indiquer que ce sont précisément les mêmes critères établis dans les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition relatives aux unités d’intervention structurée, à l’article 37.11, qui seraient utilisés pour aider à déterminer s’il y a un problème de santé mentale invalidant.
Bien que la possibilité de transférer des personnes en dehors de la prison existe depuis longtemps, on le fait trop rarement pour répondre à un problème de santé mentale. Malgré les nombreux éléments de preuve indiquant que les services correctionnels s’en remettent souvent aux systèmes de sécurité, même dans les cas où on détermine que les besoins thérapeutiques sont une priorité, le Service correctionnel du Canada continue d’investir des ressources en indiquant explicitement que le but est de fournir des traitements en santé mentale, sans toutefois offrir ces traitements dans les prisons par la suite.
Lorsque nous avons adopté le projet de loi en décembre, j’ai parlé d’une affaire de la Cour supérieure de l’Ontario concernant M. Warren, dont les problèmes de santé mentale invalidants ont conduit à une série de condamnations pour incendie criminel et à une désignation de délinquant dangereux. La juge Pomerance a fait référence à la loi de Tona et ordonné que M. Warren purge sa peine dans un hôpital. M. Warren était condamné à une peine de durée indéterminée et la juge Pomerance a reconnu qu’en prison il serait condamné à l’isolement à vie, sans espoir de traitement adéquat ni de possibilité de travailler à son intégration dans la communauté. Elle a jugé que l’incarcération violerait ses droits garantis par la Charte.
Au cours de l’année qui a suivi cette décision, M. Warren, comme trop d’autres, a langui dans des conditions d’isolement à la prison de Millhaven, à Kingston. Entretemps, tandis que le gouvernement fait appel de la décision de la juge Pomerance, Service correctionnel Canada défie l’ordonnance en contactant les hôpitaux médico-légaux gérés par la province, en leur demandant s’ils ont une place pour une personne désignée délinquant dangereux et en n’offrant aucune ressource pour soutenir son traitement. Ces tentatives tout à fait irresponsables visant à saper la directive de la juge Pomerance sont à la fois répréhensibles et, malheureusement, prévisibles.
Parallèlement, il faut aussi aller voir ce que Service correctionnel Canada a fait avec les ressources qui lui ont été affectées pour qu’il conclut des contrats avec les provinces pour des lits de soins en santé mentale. Pour ce qui est du projet de loi C-83, SCC a reçu annuellement au moins 74 millions de dollars de fonds publics pour répondre aux besoins des détenus en santé mentale. Les représentants de SCC ont déclaré devant le Comité des affaires sociales et le Comité des droits de la personne qu’une partie de ce financement — la somme de 9,2 millions de dollars a été évoquée — a été réservée aux contrats visant à obtenir les lits externes de soins en santé mentale dont M. Warren et bien d’autres personnes ont besoin de toute urgence. Or, dans les faits, SCC n’a conclu des contrats pour aucun nouveau lit. De plus, il a fourni des réponses incohérentes ou trompeuses aux demandes d’information concernant l’usage qui a été fait de ces fonds.
La loi de Tona obligerait SCC à financer et à soutenir adéquatement les services communautaires de santé mentale. En plus d’être moins cruelle et plus efficace pour les prisonniers, elle permettrait aussi de sauver des vies et d’économiser de l’argent. Selon les données du directeur parlementaire du budget, le financement d’un lit dans un hôpital de psychiatrie médicolégale entraînerait, en raison des coûts faramineux de l’isolement, des économies annuelles d’environ 100 000 $ par personne.
En permettant aux gens d’obtenir des traitements adéquats, ces mesures contribueraient aussi à améliorer la santé mentale de bien des détenus et réduiraient à long terme la pression exercée sur les services de santé mentale.
En l’absence de la loi de Tona, le Service correctionnel du Canada redouble d’efforts pour mettre en œuvre des mesures coûteuses et inefficaces en matière de santé mentale. Quelques jours seulement après l’adoption de la loi de Tona par le Sénat, le Service correctionnel du Canada a annoncé qu’il ne suivrait pas les directives des tribunaux ni celles d’innombrables experts en santé mentale et en reddition de comptes. Au lieu de cela, le Service correctionnel du Canada prévoit de construire ce qu’il appelle un centre d’excellence en santé dans la prison où des membres du personnel ont été accusés d’homicide involontaire à la suite du décès d’un homme souffrant de troubles mentaux après « [...] de multiples recours à des mesures de contention physique ou chimique inutiles et inappropriées ».
La loi de Tona vise aussi à redonner vie aux solutions de rechange à l’isolement pour les Autochtones et les autres groupes marginalisés, étant donné qu’à cause de la discrimination systémique et du colonialisme, les femmes autochtones et les autres personnes qui ont le plus besoin de soutien communautaire et de liens avec la communauté se retrouvent trop souvent en prison, où elles sont étiquetées comme étant à risque, puis enfermées dans des unités d’intervention structurée.
La loi de Tona vise à élargir l’accès aux articles 81 et 84 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, qui permettent aux prisonniers d’être transférés et remis aux soins et à la garde des communautés autochtones, comme l’ont notamment demandé à maintes reprises l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, la Commission de vérité et réconciliation, l’Association des femmes autochtones du Canada, deux comités de la Chambre des communes, le Bureau de l’enquêteur correctionnel et la Commission canadienne des droits de la personne.
La loi de Tona vise en outre à élargir l’utilisation de ces dispositions, notamment en permettant à Service correctionnel Canada de conclure des accords de prise en charge et de garde par la collectivité avec d’autres types d’organismes communautaires offrant leurs services aux populations qui sont surreprésentées dans les prisons fédérales pour cause d’inégalité systémique, comme les Canadiens noirs et les membres de la communauté 2ELGBTQI+.
Quand le Sénat a amendé le projet de loi C-83, qui sert maintenant de pierre d’assise à la loi de Tona, notre regretté collègue, mentor et ami, le sénateur Murray Sinclair, a déclaré ce qui suit en même temps qu’il expliquait pourquoi il soutenait ce texte législatif :
[Pendant les] audiences de la Commission de vérité et réconciliation [...] nous avons [...] fait le plus grand nombre de visites possibles dans les anciens pensionnats indiens qui existaient encore. Dans chaque bâtiment, il y avait une petite salle, située le plus souvent sous l’escalier, où les pensionnaires étaient enfermés lorsqu’ils n’écoutaient pas ce que les enseignants leur disaient. Dans chacune de ces petites salles, qui, dans certains cas, ne faisaient pas plus de deux ou trois pieds de hauteur, on pouvait voir des égratignures sur les murs, parfois même des taches de sang, là où les enfants grattaient les parois pour essayer de sortir ou de laisser une trace de leur présence.
En avril, je me suis rendu sur les lieux du pensionnat de l’Institut mohawk des Six-Nations, surnommé le « Mush Hole », ou « trou à bouillie ». J’y ai vu le placard d’isolement sous l’escalier décrit par le sénateur Sinclair, et cette image fait partie de celles qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire.
Pour de trop nombreux enfants et communautés autochtones, les pensionnats ont marqué le début de l’isolement cellulaire, des retraits forcés et de l’institutionnalisation massive que leur font subir encore aujourd’hui les services d’aide à l’enfance et les autorités carcérales.
La loi de Tona facilitera le transfert des détenus, des ressources financières et des droits inhérents à l’autodétermination des autorités pénales aux communautés autochtones et aux Premières Nations.
En avril prochain, cela fera trente ans que la juge Louise Arbour a demandé que l’isolement fasse l’objet d’une surveillance judiciaire, et la loi de Tona permettrait d’enfin donner suite à cette demande. Dans le cadre de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston, la juge Arbour a insisté pour que les femmes qu’elle rencontrait ne soient pas menottées et puissent participer le plus pleinement possible aux audiences. Elle a démontré la nécessité légale et morale de garantir la reconnaissance de l’humanité et des droits de la personne. En agissant ainsi, elle a mis en évidence la nécessité d’une surveillance judiciaire et l’importance de faire respecter la primauté du droit et les droits fondamentaux des prisonniers.
Lorsque la juge Arbour a présenté son rapport sur ce qui était arrivé aux femmes en 1994, une femme était toujours en isolement. Les autorités carcérales insistaient sur le fait qu’elle devait être entièrement menottée ou enchaînée à un lit ou au sol afin d’assurer la sécurité du personnel. Elles avaient créé une ouverture spéciale dans une porte afin de pouvoir lui retirer ses menottes lorsqu’elle rencontrait une femme que le Service correctionnel du Canada qualifiait d’« idiote assez stupide pour la rencontrer sans qu’elle soit attachée ». La femme en isolement était Tona, et l’idiote qui insistait pour la rencontrer sans qu’elle soit attachée, c’était moi.
Les conditions d’isolement auxquelles Tona a été soumise ont contribué à alimenter les conclusions et les recommandations de Louise Arbour dans son rapport à la suite de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston. Plus de 30 ans plus tard, Tona s’efforce toujours de mettre fin à la pratique de l’isolement cellulaire, non pas pour elle‑même, mais pour beaucoup d’autres qui ont survécu, et pour ceux qui n’ont pas survécu.
Nous vivons un moment où les droits de la personne semblent précaires. C’est aussi un moment où nous ressentons plus que jamais leur importance. Comme l’ont si bien exprimé de nombreux dirigeants autochtones, le temps est venu de se tourner vers ceux qui n’ont jamais pu considérer ces droits comme acquis et qui s’efforcent constamment de les renforcer et de les protéger, pour apprendre d’eux, travailler avec eux et les encourager.
Nelson Mandela, qui a lui-même survécu à l’isolement, nous a rappelé ce qui suit : « Personne ne peut prétendre connaître vraiment une nation, à moins d’avoir vu l’intérieur de ses prisons. »
Tona dit qu’elle rêve souvent qu’elle est encore en isolement parce que cette période est gravée profondément dans sa mémoire. Les souvenirs que j’ai de sa torture, ainsi que de celle de tant d’autres, me font surtout vibrer de rage et de désespoir, puis me poussent à agir. Tona est l’une des nombreuses personnes que j’ai connues et qui ont à peine survécu — d’autres sont mortes — après avoir été soumises à la torture de l’isolement cellulaire, une torture sanctionnée par l’État.
Tout comme Ashley Smith, dont le décès en cellule d’isolement en 2007 a été qualifié d’homicide, Tona a été poussée à la folie par la prison. Contrairement à Ashley, elle n’est heureusement pas morte en isolement dans une prison fédérale, mais elle en est sortie gravement traumatisée et avec des séquelles irréversibles. Tona a exhorté tous ceux qui voulaient bien l’écouter à « mettre fin à l’isolement pour tous, partout ».
Les sénateurs l’ont entendue et ont présenté la loi de Tona. Tona ne verra peut-être jamais les résultats du projet de loi qu’elle a inspiré.
Si nous bâtissons une communauté dotée de systèmes sociaux, économiques et de santé solides, nous pouvons mener la décolonisation, mettre fin à la judiciarisation et cesser le recours à la détention; nous avons le devoir de le faire. Mettre fin à la pratique de l’isolement n’est qu’un pas dans cette direction. Chers collègues, travaillons ensemble pour adopter la loi de Tona et la renvoyer à l’autre endroit. Travaillons dans un esprit de solidarité pour un avenir plus juste et plus équitable auquel tous les Canadiens peuvent aspirer.
Meegwetch, merci.
J’aurais une question pour l’honorable sénatrice, si elle accepte d’y répondre. Vous avez souvent parlé de la nécessité de mettre fin à l’incarcération en masse des Canadiens noirs, et notamment au recours à l’isolement pendant leur détention.
Pouvez-vous, s’il vous plaît, expliquer en quoi la loi de Tona pourrait contribuer à l’atteinte des objectifs de la Stratégie canadienne en matière de justice pour les personnes noires?
Oui. Mettre fin à l’incarcération en masse a notamment pour objectif de renforcer les communautés. Les articles 81 et 84 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition contiennent déjà des dispositions qui permettraient leur application aux prisonniers autochtones ainsi qu’à d’autres, comme les prisonniers noirs. Étant donné que les chiffres augmentent, nombreux sont ceux qui ont mentionné la nécessité de considérer l’alinéa 718.2e) du Code criminel, ce que l’on appelle les rapports Gladue, et d’envisager les types de soutien culturel qui pourraient être disponibles ainsi que d’élaborer ce genre de modèles pour les prisonniers noirs.
Je vous remercie, sénatrice Pate, pour votre rage et votre désespoir, et pour votre travail. Je vous en suis très reconnaissante.
J’ai lu avec horreur cette semaine dans la presse que deux anciens agents correctionnels se sont ôté la vie après avoir dit qu’ils avaient été victimes de harcèlement à l’établissement fédéral de Joyceville. C’est difficile à imaginer. Si les agents correctionnels sont victimes de harcèlement, il est difficile d’imaginer ce que subissent les personnes incarcérées. Ils m’ont signalé, aussi, que les personnes incarcérées subissent de l’intimidation et des mauvais traitements.
Je me demande ce dont vous avez été témoin et comment la loi de Tona aidera le personnel et les personnes incarcérées dans ce genre de situation?
Je vous remercie pour cette question.
Effectivement, j’ai reçu de nombreux appels de gens qui ont travaillé avec les deux personnes qui se sont suicidées. L’une des choses que le Comité des droits de la personne n’a pas pu inclure dans son rapport, c’est que, dans toutes les prisons que nous avons visitées, des membres du personnel souhaitaient nous rencontrer à huis clos par crainte de représailles si quelqu’un apprenait qu’ils nous avaient rencontrés. Vous avez entendu parler de certains de ces endroits, Edmonton et Millhaven, par exemple. Partout où nous sommes allés, nous avons eu des rencontres privées avec des membres du personnel. Nous ne pouvions pas les inclure dans notre rapport puisque seuls les témoignages livrés dans le cadre de réunions publiques peuvent être utilisés pour appuyer nos conclusions. De nombreux membres du personnel, dont certains aussi récemment que la semaine dernière, m’ont appelée pour signaler des incidents, soutenant que si nous mettons en place des mesures de protection pour les prisonniers, il est fort probable que les membres du personnel se traiteront également mieux les uns les autres.
La loi en soi n’oblige pas les membres du personnel à se traiter mieux les uns les autres. Nous présumons que c’est ce qui arrivera. Cela dit, c’est certainement ce que j’entends de la part de gens qui travaillent dans les établissements, c’est-à-dire qu’une partie de la solution consiste à montrer l’exemple par son propre comportement. Comme je l’ai dit maintes fois, pas nécessairement dans cette enceinte, mais dans d’autres tribunes publiques, si les membres du personnel se traitent ainsi entre eux, on peut seulement imaginer comment ils traitent les prisonniers.
Je vous remercie de votre discours, sénatrice Pate. Je ne suis pas un grand partisan des projets de loi d’intérêt public du Sénat, mais je vous remercie d’avoir présenté un projet de loi sur la loi de Tona. Je ne vois pas d’autre voie pour faire avancer cette cause pour laquelle vous vous battez depuis si longtemps. Tous ceux d’entre nous qui préconisent des politiques publiques appropriées, efficaces et rentables se soucient de cette question.
J’ai seulement deux questions à vous poser. Vous pouvez y répondre brièvement ou plus longuement.
Premièrement, dans le système pénitentiaire fédéral, quel est le pourcentage des détenus qui finissent par être libérés? J’ai l’impression que c’est 99 % ou quelque chose comme cela. Par conséquent, ce que l’on fait dans les prisons finit par avoir des répercussions à l’extérieur de celles-ci. C’est vraiment ce que je tiens à examiner.
Deuxièmement, du point de vue de la gestion des processus, à quel point les choses doivent-elles mal tourner dans le cadre du processus pour qu’on en arrive à placer quelqu’un en isolement? Qu’on parle d’unités d’intervention structurée ou d’isolement, il s’agit bel et bien d’isolement. Il y a forcément eu de nombreux moments où, du point de vue de la gestion des processus, on aurait pu prendre une décision différente pour éviter d’en arriver là. Pouvez-vous également nous parler de ce point?
Il est vrai que la grande majorité des détenus réintègrent la société, mais pas tous. Nous connaissons probablement ceux qui ne reverront jamais la lumière du jour — et nous pouvons sans doute les compter sur les doigts d’une main —, même si, sur papier, ils pourraient un jour être admissibles à une libération. En fait, pendant la pandémie, M. Tony Doob, qui était initialement le président, puis membre, du groupe consultatif ministériel qui a été dissous, a dit que, chaque mois, au moins 5 000 détenus sont libérés au Canada. Lorsqu’on prend conscience de ces chiffres et qu’on sait qu’ils n’entraînent pas les vagues de criminalité qu’on nous décrit souvent, on réalise que de nombreuses personnes réintègrent la société.
Toutefois, pour répondre à votre question, qui porte sur les raisons pour lesquelles les gens se retrouvent en isolement, j’aimerais pouvoir dire qu’il s’agit d’un processus clair, mais ce n’est pas le cas. Lorsqu’on examine le système de classification, les types de mesures de soutien qui sont en place et les éléments de preuve qui sont présentés devant un tribunal, on constate que ces facteurs peuvent déterminer en grande partie le traitement qui sera réservé à une personne après son incarcération. Les personnes ayant des troubles de santé mentale se retrouvent presque toujours en isolement. C’est rarement à cause d’employés malveillants. Parfois oui, mais ce n’est pas la principale raison. Si ces personnes se retrouvent en isolement, c’est surtout parce qu’il s’agit de l’endroit où on peut les observer le plus facilement. De nombreux employés m’appellent pour me demander ce que nous pourrions faire d’autre. Souvent, nous arrivons à trouver quelque chose.
En fait, tout juste avant que je sois nommée sénatrice, nous travaillions, en collaboration avec la Commission des droits de la personne, à l’élaboration d’un plan qui permettrait de trouver une solution de rechange à l’isolement dans l’ensemble des établissements carcéraux pour femmes. Il ne restait plus que cinq femmes. Selon ce plan, aussitôt que les établissements jugeraient nécessaire d’isoler une détenue, un avis serait transmis aux organismes concernés, comme l’Association des femmes autochtones, le Réseau des femmes handicapées du Canada, ainsi que notre organisation, les Sociétés Elizabeth Fry, où je travaillais à l’époque, et la Commission des droits de la personne, qui pourraient alors intervenir et proposer un plan personnalisé.
Nous savons aussi que, dans le projet de loi que l’ancien gouvernement de l’Ontario avait proposé et qui n’a pas encore été adopté, on projetait de commencer par retirer les unités d’isolement d’au moins quatre prisons fédérales. Le gouvernement avait alors appris du système de justice pour les adolescents qu’en interdisant cette possibilité, on favorisait en fait la création d’autres solutions.
Nous ne savons pas à quel point le personnel est capable de créativité si nous insistons pour que cet outil ne soit pas nécessairement le premier mis à sa disposition. Encore une fois, il ne l’utilise pas par malveillance, mais parce qu’il craint vraiment que les détenues se blessent. J’ai déjà donné l’exemple de gardiens qui me disaient, alors que je portais ma fille — aujourd’hui adulte — dans un porte-bébé et qu’il se passait quelque chose dans la prison : « Pourquoi ne descendez-vous pas les visiter? On nous dit qu’elles aiment beaucoup le bébé. » Pendant ce temps, ils envisageaient de mettre tout ce groupe de femmes en isolement en faisant appel à une équipe d’intervention d’urgence — essentiellement une escouade antiémeute — pour les réprimer. Donc, même dans ces cas, si le personnel ne voit pas qu’il a d’autres options à sa disposition, il lui est très difficile d’utiliser ces options. C’est à ce moment-là que nous avons tous compris à quel point il ne fallait parfois pas grand-chose pour adopter une approche différente, mais aussi à quel point c’est difficile lorsque ce n’est pas ce qu’on nous encourage à faire ou que les outils pour le faire ne sont pas à notre disposition.
La sénatrice Pate accepterait-elle de répondre à une question?
Oui.
Selon ce que je me rappelle, les objectifs et les visées du projet de loi C-83 étaient essentiellement bons. La vision qu’il portait, c’est que, si l’on suivait le chemin tracé, il permettrait d’apporter les améliorations devenues nécessaires aux règles d’isolement cellulaire qui avaient cours avant son adoption. Je me souviens que, pendant la dernière série de questions aux témoins experts, la commissaire était présente, et c’est à ce moment que j’ai compris que, pour réussir, tout bon plan doit être mis en œuvre et exécuté comme prévu au départ et être assorti des ressources prévues. Il faut ensuite poursuivre sur la même lancée et faire en sorte que la culture de l’organisation puisse accueillir le changement et que le tout soit soutenu par une bonne stratégie.
Imaginez notre déception quand nous nous sommes rendus sur place et que ce qui s’y passait vraiment n’avait rien à voir avec ce que nous avions imaginé. Nous n’avons pas vu les ressources qui auraient dû être déployées. La culture ambiante et la structure en place, ou la stratégie, n’étaient aucunement favorables.
Nous y revoici de nouveau. Le projet de loi C-83 a été modifié. Il l’a été de nouveau par la suite, et nous nous apprêtons à le modifier encore une fois. La faute en est à la personne en position d’autorité — en l’occurrence la commissaire — et à quiconque doit voir à ce que les services et les programmes requis soient bel et bien offerts. Un trop grand nombre de détenus aimeraient s’inscrire à ces programmes, mais en sont incapables. Alors dites-moi : en quoi votre projet de loi obligera-t-il les gens en haut de la pyramide à rendre des comptes? Quelles sanctions prévoit-il? Il doit y avoir des conséquences pour ceux qui ne donnent pas suite à leurs engagements.
Sénatrice Pate, le temps alloué au débat est expiré. Demandez-vous plus de temps pour répondre à la question du sénateur Klyne?
J’aimerais avoir plus de temps.
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Je vous remercie de votre question, sénateur Klyne. Je vous remercie aussi pour le travail que vous avez accompli sur ce projet de loi et, point extrêmement important, pour avoir ensuite assuré le suivi et veillé à ce que votre personnel soit disponible. Un ancien membre de votre équipe a d’ailleurs communiqué avec moi hier soir à propos de ce projet de loi.
Je pense que le professeur émérite Michael Jackson a très bien exprimé l’un des défis lorsqu’il a déclaré avoir passé 50 ans à chercher des moyens de contribuer à la réforme du système correctionnel et à mettre en place, au sein de ce système, des politiques et des mécanismes susceptibles de favoriser le genre de changement de culture qui s’est produit. Beaucoup de gens, dont moi, savent qu’il arrive parfois qu’un champion parvienne à changer les choses pendant un certain temps dans n’importe quelle institution, y compris les prisons. Il y a maintenant 30 ans que la juge Arbour a fait cette recommandation. Elle y voyait l’un des rares moyens de forcer un changement. Comme l’ont souligné des avocats et comme le savent d’autres personnes, l’un des objectifs du système correctionnel était d’éviter la surveillance judiciaire et d’éviter que la Cour suprême du Canada ne rende une décision qui permettrait de régler certains des problèmes que la loi de Tona tente de résoudre. La surveillance judiciaire est l’un des moyens de rendre un dossier public. À l’heure actuelle, nous comptons sur les services correctionnels pour le produire. J’ai été bouleversée d’apprendre que la juge chargée d’enquêter sur la mort de ce jeune homme n’a toujours pas accès aux documents, 15 ans après le décès. Nous entendons sans cesse parler de situations comme celle‑là.
J’étais dans une salle d’audience la semaine dernière. Le procureur de la Couronne m’a demandé où j’avais eu accès à des documents auxquels le procureur aurait dû avoir accès. Je pense que l’une des seules façons de changer les choses est d’insister pour qu’il y ait une supervision judiciaire et que les tribunaux soient saisis de ces affaires, mais aussi de prévoir des recours potentiels pour ceux qui ont été lésés. Merci.