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Projet de loi concernant l'élaboration d'un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant

Deuxième lecture--Suite du débat

28 octobre 2025


L’honorable Clément Gignac [ + ]

Honorables sénateurs, permettez-moi tout d’abord de féliciter mon amie et ex-homologue ministre de l’Économie de l’Ontario pour son discours inaugural.

Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-206, Loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant.

Pour ceux qui me connaissent bien, ce n’est pas mon habitude d’intervenir sur un projet de loi à l’étape de la deuxième lecture avant même qu’un comité du Sénat en soit saisi. Toutefois, est-ce bien le cas avec ce projet de loi? La réponse est non.

En effet, la session dernière, j’ai eu la chance d’étudier en profondeur le projet de loi S-233, qui était le prédécesseur du projet de loi S-206.

Le Comité sénatorial permanent des finances nationales a consacré quatre réunions à l’étude de ce projet de loi, ce qui est assez typique d’un projet de loi d’intérêt public. Je crois donc être en mesure de me prononcer dès maintenant sur le fond du projet de loi.

Je commencerai par dire que l’intention de la sénatrice Pate est tout à fait louable. À l’instar de la majorité d’entre vous dans cette Chambre, je souhaite voir une réduction du taux de pauvreté dans notre société.

Il y a des raisons de croire que les transferts monétaires directs peuvent, dans certains cas, servir de solution efficace à la pauvreté. Cependant, les preuves suggèrent que l’implantation d’un revenu de base garanti universel n’est pas un remède efficace à la lutte contre la pauvreté. Un tel programme peut également être financièrement hasardeux, selon les paramètres retenus.

Le projet de loi S-206 stipule qu’un tel programme doit s’appliquer à toute personne âgée de plus de 17 ans et qu’il n’est pas obligatoire de suivre un programme d’études ou de participer au marché du travail pour y être admissible.

Le directeur parlementaire du budget, dans une analyse publiée en février 2025, a pu estimer le coût d’un tel projet. En reprenant les paramètres d’un projet pilote mené en Ontario en 2018, le directeur parlementaire du budget a estimé le coût d’un tel programme à 107 milliards de dollars par année. Qui plus est, un tel scénario nécessiterait une transformation fondamentale de notre régime fiscal et exigerait des négociations ardues avec les provinces qui y verraient, une fois de plus, une invasion du fédéral dans leur champ de compétence.

Pour votre information, la province de Québec, ma province, la championne toutes catégories des programmes sociaux au pays, avait étudié un tel projet de revenu minimum garanti en 2017. Que s’est-il passé? Le groupe d’experts indépendants d’économistes, de fiscalistes et de sociologues a recommandé au gouvernement du Québec de rejeter une telle idée. Parmi les raisons invoquées, il y avait la complexité d’une telle réforme, son coût prohibitif et les effets néfastes sur les familles monoparentales qui sont le plus dans le besoin.

Qui plus est, un système de revenu minimum garanti aurait également un effet négatif sur le taux de participation au marché du travail. Le directeur parlementaire du budget arrivait à la même conclusion : moins d’heures travaillées signifient moins de revenus pour le gouvernement, ce qui rend ce projet de loi déjà coûteux encore moins soutenable.

L’honorable Diane Bellemare, notre ex-collègue et une économiste émérite, a bien résumé pourquoi un revenu de base garanti n’est pas la bonne voie à suivre :

Il existe de nombreuses solutions auxquelles nous pouvons travailler pour éliminer la pauvreté et l’inégalité au Canada, mais un revenu de base garanti ne devrait pas en faire partie. Il est grand temps que nous abandonnions ce rêve utopique et que nous choisissions plutôt des programmes pratiques, ciblés et ayant déjà rigoureusement fait leurs preuves qui réduiront et préviendront la pauvreté, offriront des formations pour acquérir des compétences et permettront de créer un marché du travail inclusif.

Permettez-moi de partager avec vous une courte réflexion quant à la place que doivent occuper les projets de loi non gouvernementaux comme celui-ci dans le cadre des travaux de notre institution. Comme vous le savez, le nombre de projets de loi d’intérêt public déposés au Sénat a beaucoup augmenté depuis la réforme de 2015. Ce phénomène n’est pas sans conséquences. Une part grandissante de notre temps est consacrée à l’étude de ces projets de loi. La session dernière, une réunion de sous-comité sur dix portait sur ceux-ci.

À cet égard, je tiens à remercier le sénateur Housakos de sa récente intervention dans cette Chambre, quand il a partagé avec nous les paramètres qui devraient nous guider pour accepter ou rejeter des projets de loi publics du Sénat à l’étape de la deuxième lecture. Sénateur Housakos, une fois n’est pas coutume, mais je tiens à vous féliciter.

Ce sont, à mon avis, de bons critères pour évaluer si un projet de loi devrait ou non être renvoyé en comité. Quels sont ces critères? Ne pas entraîner de dépenses pour le gouvernement. Ils devraient aussi pouvoir faire l’objet d’un soutien potentiel, ici comme à l’autre endroit.

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a eu une élection ce printemps, et je crois que les priorités ont changé à l’autre endroit. On se concentre davantage sur la création de richesse que sur la redistribution de richesse après 10 ans de stagnation du PIB par habitant.

En terminant, puis-je vous rappeler que le monde a aussi beaucoup changé depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche? À l’heure où des millions de Canadiens se demandent quelle sera l’ampleur du déficit fédéral la semaine prochaine, je n’ose pas penser au nouveau malaise que cela pourrait créer au sein de la population canadienne d’apprendre que le Sénat compte étudier un nouveau projet de loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti. En raison de la nécessité d’investir 5 % de notre PIB en défense et en sécurité nationale d’ici 2035, nos efforts et notre énergie devraient plutôt aller vers des projets de loi visant à créer de la richesse. Nous ne sommes plus au pays des licornes.

Honorables sénatrices et sénateurs, je crois que nous devons être plus stratégiques dans la gestion de notre temps et la gestion de nos travaux, en plus d’être prudents dans l’utilisation des fonds publics. Pour toutes les raisons que j’ai invoquées, je vous suggère de voter contre ce projet de loi.

Merci de votre attention. Meegwetch.

L’honorable Lucie Moncion [ + ]

Est-ce que le sénateur Gignac accepterait de répondre à une question?

Le sénateur Gignac [ + ]

Avec plaisir, madame la sénatrice.

La sénatrice Moncion [ + ]

Merci, sénateur. J’ai beaucoup apprécié votre discours. J’ai certaines réserves par rapport à quelques commentaires que vous avez faits, notamment au sujet des projets de loi d’intérêt privé ou d’intérêt public sur lesquels travaille le Sénat. Vous avez dit, par exemple, qu’il y en avait beaucoup trop.

Savez-vous que si le Sénat n’étudiait pas ces projets de loi actuellement, on ne travaillerait pas sur grand-chose dans cette Chambre?

Le sénateur Gignac [ + ]

Je ne sais pas si votre commentaire s’applique à tous les sénateurs et à tous les comités, parce que notre comité a déjà tenu huit réunions pour étudier l’accessibilité au logement. Je crois qu’ici, sur le plancher de cette Chambre, il y a assez de matière grise et de puissance intellectuelle pour réfléchir à beaucoup d’études spéciales. C’est l’une des forces du Sénat.

Je me souviens qu’il y a trois ans, sous le leadership du sénateur Dean au Comité sénatorial de la sécurité nationale et de la défense, personne ne parlait de la souveraineté de l’Arctique. C’est grâce au leadership de notre collègue qu’on a pu mener une étude spéciale et qu’on a vu l’impact que cette étude a eu sur le gouvernement.

Est-ce qu’on peut influencer les travaux? Je ne suis pas inquiet et je crois qu’on peut s’occuper autrement qu’en étudiant des projets de loi pour lesquels on sait à l’avance ce que sera le résultat, si vous avez le moindrement une lecture « politique 101 » de ce qui se passe à l’autre endroit; il est évident que l’appétit à l’égard d’un revenu minimum garanti est très proche de zéro. Voilà ma réponse.

La sénatrice Moncion [ + ]

Je vous remercie de l’explication. Ici, dans cette Chambre, on est tout à fait d’accord pour ce qui est des projets de loi d’intérêt public. Il faut faire attention au travail que l’on fait ici, au Sénat, et au travail qui se fait en comité. Il y a beaucoup d’initiatives qui sont présentées au moyen de projets de loi d’intérêt public et qui pourraient devenir des études; ces études pourraient être présentées sous forme de motions, ce qui amènerait certains comités à faire eux-mêmes ces études.

Est-ce qu’il vaudrait la peine d’étudier le projet de loi sur un revenu de base garanti d’une autre manière? Plus précisément, au lieu d’avoir un projet de loi, il pourrait s’agir d’une étude qui serait beaucoup mieux encadrée par un comité qui pourrait faire l’analyse complète du dossier. Êtes-vous si convaincu d’avance? Croyez‑vous qu’il ne faut pas de projets de loi ni d’études et que cela ne vaut pas la peine?

Le sénateur Gignac [ + ]

Je vais faire une distinction entre un projet de loi et une motion. Dans ce cas-ci, je me suis prononcé sur un projet de loi. Une fois qu’un projet de loi est présenté — corrigez‑moi si je me trompe, parce que j’ai seulement quatre ans d’expérience —, si je comprends bien comment cela fonctionne dans les comités, les projets de loi du gouvernement sont la priorité, puis les études spéciales.

Avec un projet de loi comme celui-ci, on est obligé de mettre de côté nos études spéciales. Au Comité des banques, on a plusieurs idées d’études, parce que c’est le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Il y a beaucoup d’études que notre comité souhaiterait faire, mais on sait que de toute façon, si ce projet de loi est adopté, il ne sera pas renvoyé à notre comité, mais sans doute au Comité sénatorial permanent des finances nationales, puisque ce comité a déjà commencé à l’étudier et à travailler là-dessus.

Je sais une chose : toute étude doit être mise de côté parce qu’après les projets de loi du gouvernement, on doit analyser ce genre de projets de loi et à ce moment-là, on doit oublier les études. C’est la raison pour laquelle je me suis prononcé contre le projet de loi. D’ailleurs, le Québec a déjà analysé ce sujet en long et en large avec l’aide d’un comité d’experts, donc je serais très mal à l’aise que le Sénat étudie un tel projet de loi en comité, surtout en 2025, avec la nouvelle donne qui existe à l’autre endroit.

L’honorable Raymonde Saint-Germain [ + ]

Sénateur Gignac, j’aimerais revenir sur le fond du projet de loi qui est à l’ordre du jour, donc le projet de loi S-206.

J’étais sous-ministre des Relations avec les citoyens et de l’Immigration et j’ai contribué à ce titre à l’étude qui a été faite. Vous avez affirmé dans votre discours qu’une des conclusions des experts et des nombreux spécialistes et hauts fonctionnaires qui ont été consultés était l’influence négative de ce genre de mesure sur le marché du travail — je m’en souviens très bien —, particulièrement sur le marché du travail pour les nouveaux arrivants et les personnes vulnérables. Est-ce que vous pouvez parler plus en détail de ces motifs?

Enfin, j’ai une sous-question rapide : il y a eu des consultations à l’époque et des comparaisons avec le gouvernement de l’Ontario qui ont mené à des conclusions comparables.

Le sénateur Gignac [ + ]

Je ne pourrais pas répondre en détail à vos questions très pointues, mais je serai heureux de vous revenir là‑dessus.

En fait, on sait que même le directeur parlementaire du budget a évalué que le taux de participation au marché du travail baisserait de 1,5 %. On en a eu un exemple avec la fameuse Prestation canadienne d’urgence, ou PCU, quand les entreprises ont indiqué qu’elles avaient eu de la difficulté à embaucher des employés à temps partiel, surtout dans le commerce de détail et dans les dépanneurs, justement en raison de cette PCU. Donc, les études ont montré que le fait d’avoir un tel système réduit l’incitatif à être sur le marché du travail.

Quant au coût, cela dépend ce que l’on vise : si l’on ne souhaite pas que les gens qui touchent les prestations liées à ces programmes soient affectés, cela fait beaucoup augmenter le déficit. De plus, si l’on souhaite qu’il n’y ait pas d’impact sur le déficit et donc que ce soit une réforme neutre sur le plan financier, comme l’avait expliqué notre ex-collègue la sénatrice Bellemare, une famille monoparentale de deux enfants va toucher moins en revenu minimum que si l’on avait ces mesures.

Je suis désolé de ne pas avoir les détails des conclusions des experts. C’est un effet pervers du revenu minimal garanti, car cela élimine cet incitatif à être sur le marché du travail ou à accepter des emplois à temps partiel.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Le temps est presque écoulé. Demandez-vous plus de temps pour répondre à la question?

Le sénateur Gignac [ + ]

Apparemment, donc cela me fait plaisir.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Est-ce que le consentement est accordé, honorables sénateurs?

L’honorable Julie Miville-Dechêne [ + ]

Je serai brève.

Je suis d’accord avec le sénateur Gignac pour dire qu’il y a eu plusieurs études et qu’il y a un certain consensus au Québec parmi les experts selon lequel le revenu minimum garanti n’est pas la bonne voie à suivre; c’est bien vrai.

Toutefois, je considère que le fait de qualifier le projet de loi de notre collègue de « gaspillage de fonds publics » est beaucoup trop fort. Ce sont des termes qui ont été utilisés la semaine dernière pour parler de notre travail de sénateurs de façon très péjorative. Entre nous, quand on n’est pas d’accord sur des projets de loi — et dans ce cas-ci, oui, car il y a une grande partie des gens qui ne sont pas d’accord sur le projet de loi de notre collègue —, le fait de parler de « gaspillage de fonds publics » me semble vraiment de mauvais goût.

Le sénateur Gignac [ + ]

Premièrement, si j’ai utilisé ces termes, c’était inapproprié, mais je suis curieux de voir la transcription, parce que dans mon discours, je n’ai pas utilisé les termes « gaspillage de fonds publics ». C’est peut-être l’impression que cela donne, et j’ai effectivement dit que ce serait coûteux et hasardeux, mais je ne crois pas avoir utilisé les termes « gaspillage de fonds publics ».

Premièrement, si on adopte l’approche du sénateur Housakos, il est tout à fait évident qu’on ne doit pas lancer des choses qui génèrent des dépenses, mais la donne a changé depuis 12 mois. On doit se pencher davantage sur la création de richesse. On devra maintenant passer de 1,5 % du PIB au chapitre de l’investissement en matière de défense à 5 % par année.

Vous savez que le budget de la Défense passera de 50 à 150 milliards de dollars par année, c’est ce que cela veut dire. Donc, si l’on passe de 50 à 150 milliards de dollars par année, il faut incessamment accélérer la création de richesse au pays, ce qui n’a pas été le cas depuis 10 ans. Notre PIB par habitant stagne. Je suis d’avis qu’un tel projet de loi est inapproprié.

Si j’ai bien dit cela, c’est dans une réponse que j’ai donnée au cours d’un échange et parce qu’il y a eu une montée de passion de ma part, et je m’en excuse. Je ne prête pas de mauvaises intentions à notre collègue la sénatrice Pate, que je respecte beaucoup. Tout comme elle, nous souhaitons tous voir une réduction du taux de pauvreté au Canada. La sénatrice Bellemare, qui est une économiste émérite et une experte du marché du travail, a bien établi que le revenu minimum garanti n’est pas la meilleure façon de procéder pour s’attaquer à ce problème.

Je vous présente mes excuses d’avance si j’ai utilisé ces termes, mais je ne crois pas avoir parlé de « gaspillage de fonds publics ».

Sénateur Gignac, accepteriez-vous de répondre à une autre question?

Le sénateur Gignac [ + ]

Oui.

Merci beaucoup. Je vous remercie d’avoir mentionné vos préoccupations, car il m’apparaît important de le faire.

J’aimerais vérifier quelque chose. Vous avez mentionné des chiffres et cité des économistes qui ont fait un travail incroyable par le passé, mais vous n’avez pas parlé des économistes qui se sont penchés sur ces questions et ont examiné les chiffres plus récemment, notamment le directeur parlementaire du budget — le chiffre que vous avez mentionné était la somme brute. La somme nette était de 3,6 milliards de dollars et, en fait, le directeur parlementaire du budget a parlé d’une incidence minime sur la main-d’œuvre.

Saviez-vous que des recherches récentes de la professeure Zhao montrent que, sachant qu’on dépense actuellement 90 milliards de dollars par année pour des mesures visant à contrer la pauvreté, si on adoptait une approche comme celle que nous proposons, on pourrait non seulement réduire la pauvreté de moitié, mais aussi accroître les retombées positives pour l’économie et offrir une véritable voie pour qu’un plus grand nombre de personnes soient en mesure de travailler? Connaissez-vous ces recherches?

Le sénateur Gignac [ + ]

Merci, sénatrice.

Un économiste, ce n’est pas un comptable. Vous pourriez avoir trois économistes et quatre opinions différentes. Je crois que vous en êtes parfaitement consciente.

Il existe toutes sortes d’études aux paramètres divers. Je ne veux pas encombrer le Sénat de toutes sortes de chiffres. Le nouveau directeur parlementaire du budget par intérim utilise des paramètres différents. Vous savez que lorsqu’on rajuste les paramètres on obtient des résultats différents.

C’est exactement ce qui se passe dans ce cas-ci. J’ai vraiment confiance en l’ancien directeur parlementaire du budget. Il avait une excellente réputation. J’ai également beaucoup confiance en la sénatrice Bellemare. Je crois l’experte du Québec à ce sujet.

Pour toutes ces raisons, je ne vais pas...

Son Honneur la Présidente [ + ]

Sénateur Gignac, je regrette de vous interrompre, mais votre temps de parole est écoulé.

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