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Projet de loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

1 juin 2021


L’honorable Tony Dean [ + ]

Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour appuyer le projet de loi S-229, Loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances. Je tiens à remercier la sénatrice Boniface, qui a fait preuve d’un leadership exceptionnel dans ce dossier important. Lorsqu’elle a prononcé son discours l’autre soir, elle s’est appuyée sur ses années d’expérience à titre de leader et de haute gradée de la police. Elle a mis en lumière la complexité de cet enjeu, une complexité qui explique pourquoi il faut miser sur une intervention multidimensionnelle et progressive. C’est exactement ce que propose son projet de loi.

Le Canada n’est pas seulement aux prises avec la pandémie de COVID-19 : il est aussi au milieu d’une autre épidémie causée par la prolifération d’opioïdes dans les drogues vendues dans la rue. Ces composés toxiques sont intégrés aux drogues qui aboutissent dans les rues des grandes villes, des banlieues et des zones rurales, et ils peuvent faire grimper les risques de surdose et de décès. Selon des données probantes, ces opioïdes ont gagné graduellement en puissance au fil du temps; ils ont donc plus d’effet sur les consommateurs et engendrent aussi une plus forte dépendance. Les risques pour la santé des consommateurs s’en trouvent accrus.

Cette crise a atteint un point de rupture, mais elle dure depuis des décennies. En effet, elle a commencé dans les années 1990, avec l’introduction d’opioïdes sur ordonnance par de grandes sociétés pharmaceutiques comme Purdue Pharma, qui affirmaient que ces analgésiques ne causaient pas de dépendance et qu’on pouvait donc en prescrire en plus grande quantité. Quand il est devenu évident que des patients les consommaient de façon abusive parce qu’ils causaient une dépendance, des professionnels de la santé ont entrepris de limiter les ordonnances, avec pour résultat que nombre de toxicomanes n’ont eu d’autre choix que de s’approvisionner dans la rue, où ils pouvaient se procurer des opioïdes plus puissants à moindre coût comme le fentanyl et, par la suite, le carfentanil. Les consommateurs qui se procuraient des opioïdes dans la rue plutôt que des opioïdes pharmaceutiques sur ordonnance s’exposaient à un risque de surdose beaucoup plus élevé.

La crise n’est toujours pas terminée, honorables sénateurs. Les cas de toxicomanie n’ont fait qu’augmenter dans la dernière décennie, tout comme les incidents impliquant la police, les arrestations et les accusations. Nous avons maintenant atteint un seuil critique, en grande partie à cause des restrictions liées au confinement et des mesures d’isolement forcé en réponse à la pandémie de COVID-19.

Selon l’Agence de la santé publique du Canada, de janvier à septembre 2020, il y a eu 4 395 cas de surdoses, comparativement à un total de 3 831 en 2019. Selon un rapport de Santé publique Ontario, dans les 15 premières semaines de la pandémie seulement, on a compté en Ontario 695 cas confirmés ou soupçonnés de décès liés aux opioïdes, ce qui représente une augmentation de 38 % par rapport aux 15 semaines précédant la pandémie.

Comme nous avons pu le constater avec le cannabis, il est évident que la guerre contre les drogues ne fonctionne pas. C’est donc une approche de réduction des méfaits qu’il faut. Je fais remarquer qu’il y a déjà eu des tentatives isolées de s’attaquer à la crise en employant des mesures de santé publique, avec la mise sur pied de centres d’injection supervisée et la création de politiques visant un approvisionnement en drogues sûres. Ces mesures importantes permettent de sauver des vies, mais elles ne suffisent pas. À l’évidence, une vaste stratégie incluant tous les ordres de gouvernement et tous les intervenants pertinents sera requise pour s’attaquer efficacement à cette crise. C’est d’ailleurs une vaste stratégie que la sénatrice Boniface recommande.

Honorables sénateurs, j’aborde cette question avec la même perspective que j’ai employée pour le projet de loi C-45, c’est-à-dire celle de la santé, de la politique sociale et de la justice sociale. J’ai déjà parlé de l’aspect de la santé. La prolifération des opiacés dangereux dans les drogues illicites augmente les risques pour la santé des utilisateurs, qui risquent la surdose. Du point de vue social, la crise des opioïdes a un effet dévastateur sur les personnes et les communautés. La pauvreté, l’absence d’un logement sûr, une santé mentale précaire et la toxicomanie ne sont que quelques-uns des déterminants sociaux pouvant augmenter les risques qu’une personne consomme des substances nocives.

Selon un sondage récent du Centre de toxicomanie et de santé mentale, 47 % des répondants ont augmenté leur consommation de substances psychoactives durant la pandémie de COVID-19, et 38 % d’entre eux ont affirmé qu’ils sont plus à risque d’une surdose en raison des ruptures d’approvisionnement. De plus, 7 % d’entre eux ont déclaré avoir fait une rechute pendant cette pandémie. Les chercheurs estiment que l’un des facteurs de rechute est le temps passé seul et isolé à la suite des restrictions liées à la pandémie. La consommation de drogue en solitaire augmente aussi les risques de surdose. Il ne faut pas oublier que de forts préjugés entourent toujours les troubles liés à la consommation de substances. Souvent, les gens ne veulent pas ou ne peuvent pas obtenir de l’aide.

Du point de vue du système de justice, la criminalisation de la possession de substances illégales entraîne des préjudices importants pour le consommateur et sa famille. L’emprisonnement peut avoir des conséquences sérieuses sur les perspectives de la personne et sa capacité de réintégrer la société et de décrocher un emploi. Le fait de traiter les troubles liés à la consommation de substances comme une question judiciaire au lieu d’une question de santé publique ne permettra pas à la personne d’obtenir l’aide dont elle a besoin, en plus d’imposer un lourd fardeau aux services d’application de la loi. Plus important encore, nous savons que la criminalisation n’a pas réduit le nombre d’arrestations pour possession de substances illégales. En fait, c’est plutôt le contraire qui a été observé. Plus précisément, les arrestations pour possession de méthamphétamine et d’héroïne ont augmenté au cours des 10 dernières années, et les incidents de consommation de substances en général ont aussi enregistré une hausse continue. Comme nous l’avons vu à maintes reprises, la criminalisation n’est pas un moyen de dissuasion efficace pour prévenir la consommation de substances illégales.

Il est évident qu’une nouvelle approche s’impose, et j’estime que le projet de loi S-229 établit un juste équilibre. Il obligerait la ministre de la Santé à créer une stratégie nationale de décriminalisation de la possession simple de substances illégales et abrogerait les dispositions de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances relatives à ces infractions. Le projet de loi permettrait de concrétiser la décriminalisation tout en laissant amplement de temps aux intervenants de s’y préparer en mettant en place des mécanismes de soutien.

Honorables sénateurs, une stratégie nationale obligerait les gouvernements fédéral et provinciaux ainsi que les administrations municipales à collaborer à l’égard de cette importante question de santé publique. De plus, elle exigerait la consultation d’experts en santé, de policiers, de collectivités autochtones, d’organismes pertinents, d’organismes de réglementation et de personnes ayant des troubles liés à l’usage d’une substance. Ainsi, la stratégie serait complète et donnerait aux décideurs une bonne idée des mesures de santé publique nécessaires pour remédier adéquatement à la crise outre la simple décriminalisation des substances illégales.

En parlant de décriminalisation, entendons-nous sur sa signification. Selon le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, on parle de décriminalisation lorsque certaines activités, comme la possession de petites quantités de substances contrôlées, peuvent entraîner des sanctions non pénales, telles que des amendes ou des avertissements. En outre, le Centre déclare ceci :

La décriminalisation vise à réduire ces méfaits en éliminant les sanctions pénales obligatoires, souvent pour les remplacer par des mesures d’information et par l’accès à des traitements et à des services de réduction des méfaits. Il s’agit d’une approche ou d’une intervention complexe qui comprend un ensemble de politiques, de pratiques et de principes pouvant être mis en œuvre de diverses façons.

Chers collègues, c’est ce genre d’approche sophistiquée et intégrée que la sénatrice Boniface envisage dans ce projet de loi prévoyant.

Certains sénateurs pourraient craindre que la décriminalisation incite à la consommation, mais il est important de se rappeler que l’idée n’est pas de banaliser la consommation de drogues dures, mais bien de s’assurer que la réponse à cette consommation en soit une de compassion plutôt que de punition.

En outre, l’Association canadienne des chefs de police appuie la décriminalisation. Elle nous dit que :

[...] les données validées par de nombreux chefs de file nationaux en santé montrent que la décriminalisation de la possession simple est un moyen efficace de réduire les méfaits sur la santé et la sécurité publiques qui sont associés à la consommation de substances.

Dans un rapport publié en juillet 2020, l’association arrive à la conclusion que la décriminalisation devrait être une composante clé de la réponse à la crise des opioïdes et qu’elle s’inscrirait dans le cadre des outils déjà utilisés au pays comme les centres d’injection supervisée et les programmes d’approvisionnement sûr et de déjudiciarisation. Le rapport affirmait ceci :

Dans un régime de décriminalisation, les forces de l’ordre en première ligne seraient probablement davantage responsables d’amener les toxicomanes à se faire traiter.

L’association précise également que la décriminalisation ne constitue pas une politique complète en soi et qu’elle doit être soutenue par des programmes tels que les programmes de traitement de la toxicomanie auxquels on aura recours à la place de l’incarcération.

La sénatrice Boniface nous a d’ailleurs dit que le rapport insiste sur le fait que les centres de traitement doivent être opérationnels avant que la décriminalisation entre en vigueur. C’est ainsi que le projet de loi a été conçu. Voilà pourquoi le projet de loi prévoit que la décriminalisation entrera en vigueur à la date fixée par décret. Honorables sénateurs, c’est pour cela que la stratégie nationale est un élément clé du projet de loi. Elle permettra aux décideurs d’établir les fondements des systèmes de soutien afin d’élaborer un modèle efficace de décriminalisation.

Enfin, certains sénateurs s’interrogeront peut-être sur la nécessité de ce projet de loi puisque le gouvernement vient tout juste de présenter le projet de loi C-22. Ce projet de loi abrogerait certaines peines minimales, mais exigerait aussi que la police et le poursuivant envisagent des mesures de rechange au dépôt d’accusations dans les cas de possession simple comme des mesures allant de la déjudiciarisation à la participation à un programme de traitement de la toxicomanie. Quelle est l’utilité du projet de loi S-229, alors?

Dans le projet de loi C-22, la décision de déposer des accusations et d’entamer des poursuites pour la possession de substances illégales est entre les mains de la police et du poursuivant. Il permettrait aussi aux tribunaux de rendre une ordonnance de sursis si la personne n’est pas une menace pour la société.

Comme le signale clairement l’Association canadienne des chefs de police, la décriminalisation est urgente, mais l’instauration de programmes de traitements et de services de soutien pour faire face à la crise l’est aussi. Avec le projet de loi S-229, la stratégie nationale servirait à établir la meilleure voie à suivre pour le Canada.

Les défenseurs ont également clairement indiqué que la décriminalisation est le moyen le plus efficace d’éviter le casier judiciaire pour cause de toxicomanie, et la nature discrétionnaire du projet de loi C-22 ne va pas assez loin.

Chers collègues, j’espère que vous vous joindrez à moi pour appuyer le projet de loi S-229. Ce projet de loi est fondé sur les données exhaustives que la sénatrice Boniface nous a communiquées. J’en ai fourni moi-même. On a jugé nécessaire d’adopter une approche progressive et à plusieurs volets pour lutter contre une crise sanitaire et sociale complexe, qui exclue toute possibilité de solution rapide ou facile. N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous dicte notre instinct? Il s’agit en effet d’un problème complexe et épineux qui nécessite une approche globale, que propose le projet de loi dont nous sommes saisis.

La crise des opioïdes a atteint un point critique. Les statistiques sont choquantes. Il faudra du temps pour mettre en place les processus, les mécanismes et le financement nécessaire pour faire de cette proposition sophistiquée une réalité, mais le plus tôt nous entamerons le processus, le mieux ce sera. Le plus tôt nous l’entamerons, le plus de vies seront épargnées et le moins de familles perdront des proches. Faisons avancer les choses le plus tôt possible en exprimant très clairement notre appui. Merci.

L’honorable David Richards [ + ]

Sénateur Dean, j’ai une observation à faire et une question à poser.

Il y a un vrai problème de dépendance à la méthamphétamine dans ma province et ma région. Cette drogue faite tellement de ravages que sa consommation est synonyme de condamnation à mort. Presque tous ceux qui la consomment posent d’une manière ou d’une autre un danger pour autrui ou pour eux-mêmes. Comment le projet de loi permettrait-il de réduire le moindrement la criminalité et les ravages que subissent les familles? Comment le projet de loi allégerait-il le problème?

Le sénateur Dean [ + ]

Merci, sénateur. Vous décrivez ce qui se passe partout au pays, dans les petites et les grandes villes. La crise touche toutes les familles : riches, pauvres ou à revenu moyen. Nous ne réglerons pas ce problème avec les processus actuels. Vous avez posé une excellente question. À mon avis, la seule façon de s’attaquer au problème et de le régler, c’est en adoptant le genre d’approche multidimensionnelle que nous recommandent la sénatrice Boniface et l’Association canadienne des chefs de police.

Il me semble — et cela m’a frappé l’autre jour — que non seulement l’Association canadienne des chefs de police préconise cette mesure, mais aussi trois anciens chefs de police qui sont maintenant sénateurs.

Son Honneur la Présidente intérimaire

Merci. Votre temps de parole est écoulé.

Le sénateur Dean [ + ]

Merci, Votre Honneur.

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