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Le Sénat

Motion concernant l'article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982--Suite du débat

2 décembre 2021


L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Honorables sénateurs, je vous invite à appuyer cette motion qui vise deux objectifs : tout d’abord, rappeler que, malgré l’engagement pris en 1982 d’avoir une Constitution entièrement bilingue, comme le prescrit l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982, à ce jour, parmi les 31 textes formant la Constitution canadienne, 22 ne sont officiels que dans leur version anglaise, y compris la quasi-totalité de la Loi constitutionnelle de 1867; ensuite, demander au gouvernement d’inclure, dans le contexte de la révision de la Loi sur les langues officielles, une obligation de faire rapport périodiquement des efforts déployés pour enfin assurer le respect de l’article 55 et de l’engagement constitutionnel pris il y a près de 40 ans.

Alors que l’Assemblée nationale du Québec se prépare à proposer, dans le cadre du projet de loi no 96 modifiant la Charte de la langue française, d’ajouter deux dispositions à la Loi constitutionnelle de 1867 afin d’affirmer que le français est la langue officielle de la nation québécoise et la langue commune des Québécois, tous les partis fédéraux ont promis d’appuyer ce processus d’amendement constitutionnel bilatéral lors de la récente campagne électorale.

En parallèle, le gouvernement s’est engagé, dans le discours du Trône, à déposer un projet de loi dans le but de moderniser la Loi sur les langues officielles afin de réaffirmer l’importance du français au Canada et d’en promouvoir l’utilisation.

Alors que le statut du français devient un sujet de préoccupation, tant au Parlement qu’à l’Assemblée nationale du Québec, on oublie que, dans ce pays où le français et l’anglais sont les langues officielles, il n’existe toujours pas de version française officielle de la Loi constitutionnelle de 1867. En effet, la majeure partie du texte fondateur, une loi impériale adoptée par le Parlement de Westminster, n’a toujours valeur légale qu’en anglais. Le Canada est ainsi, probablement, le seul pays au monde qui se déclare un État bilingue , mais dont la Constitution est rédigée essentiellement dans une seule de ses langues officielles.

Une telle situation est d’autant plus surprenante en 2021, si l’on considère que l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 énonce ceci :

Le ministre de la Justice du Canada est chargé de rédiger, dans les meilleurs délais, la version française des parties de la Constitution du Canada qui figurent à l’annexe; toute partie suffisamment importante est, dès qu’elle est prête, déposée pour adoption par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, conformément à la procédure applicable à l’époque à la modification des dispositions constitutionnelles qu’elle contient.

Comme vous le savez, notre Constitution est constituée principalement de la Loi constitutionnelle de 1867, qu’on appelle souvent l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, et elle se complète par une trentaine d’autres mesures législatives, y compris des lois qui ont permis aux colonies de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Colombie-Britannique et de Terre-Neuve d’entrer officiellement dans la Confédération.

Huit de ces textes de loi supplémentaires, y compris les lois fédérales qui ont créé de nouvelles provinces, comme le Manitoba, l’Alberta et la Saskatchewan, ont été adoptés dans les deux langues officielles. Cependant, il reste encore 22 documents constitutionnels dont seule la version anglaise possède une valeur légale officielle, y compris, comme je l’ai déjà dit, la majeure partie de la Loi constitutionnelle de 1867, le texte fondateur de notre fédération.

Même si les Canadiens d’expression française ont le droit constitutionnel de s’appuyer sur la version française de toutes les lois fédérales ordinaires, ils ne peuvent pas exercer ce droit fondamental à l’égard de presque tous les textes constitutionnels du Canada, et ce, même si le pays est officiellement bilingue depuis 1968.

Lors du rapatriement de la Constitution en 1982, après le référendum québécois, on a adopté l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 en promettant de créer deux obligations pour corriger cette situation devenue inacceptable : premièrement, le ministre de la Justice aurait l’obligation constitutionnelle de faire rédiger aussitôt que possible la version française de tous les textes qui font partie de la Constitution; deuxièmement, les gouvernements du pays auraient l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour que ces textes français entrent en vigueur aussitôt que possible.

En 1984, le comité de rédaction constitutionnelle a été mis en place par l’honorable Donald Johnston, alors ministre de la Justice du Canada, pour rédiger le texte français de la Constitution. Ce comité était composé d’éminents juristes, dont l’honorable sénateur Gérald Beaudoin, l’honorable Louis-Philippe Pigeon, ancien juge de la Cour suprême du Canada, Me Robert Décary, qui a été par la suite nommé à la Cour d’appel fédérale, et Me Gil Rémillard, qui est devenu ensuite ministre de la Justice du Québec.

En 1990, le comité a remis son rapport final à la ministre de la Justice, l’honorable Kim Campbell, qui l’a ensuite déposé à la Chambre des communes et au Sénat en décembre 1990. La première obligation institutionnelle prévue à l’article 55 a donc été remplie. Malheureusement, il en va tout autrement de la deuxième obligation.

Au cours des sept années qui ont suivi l’année 1990, les gouvernements n’ont pris aucune action concrète pour que la version française des textes constitutionnels soit adoptée. Ce n’est qu’en avril 1997, un peu plus d’une année après le deuxième référendum québécois, que le gouvernement fédéral du très honorable Jean Chrétien a invité celui du Québec à entamer des discussions pour remplir la deuxième obligation. Le gouvernement provincial, dirigé alors par l’honorable Lucien Bouchard, a décliné cette offre.

En avril 1998, le ministère fédéral de la Justice a communiqué de nouveau avec le gouvernement du Québec, pour l’aviser que l’Île-du-Prince-Édouard, le Nouveau-Brunswick et la Saskatchewan avaient indiqué que les textes français leur apparaissaient acceptables et que d’autres provinces attendaient l’approbation du Québec et de l’Ontario pour donner leur réponse finale.

Cette demande est restée lettre morte à Québec, et personne à Ottawa n’a semblé vouloir relancer le processus qui aurait enfin mené à une version française officielle de la plus importante loi du pays, la Loi constitutionnelle de 1867.

Ainsi, près de 40 ans après l’engagement solennel de 1982 et 30 ans après le dépôt des versions françaises des textes, une version française du texte fondateur du pays n’est toujours pas en vigueur, au motif qu’une adoption de l’ensemble de ce texte requiert, conformément à la procédure de modification mise en place en 1982 au moment du rapatriement de la Constitution, une résolution adoptée par les deux Chambres du Parlement et une majorité des provinces représentant plus de 50 % de la population canadienne, voire même, selon certains, l’unanimité des provinces.

Voici ce qu’a expliqué en juin dernier le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, lors de son témoignage devant le Comité sénatorial permanent des langues officielles, en réponse à une question de la sénatrice Bovey :

C’est un échéancier qui relève en fait du ministre de la Justice et des procureurs généraux de tout le pays. Pour que cela puisse se faire, il faut réunir toutes les provinces pour obtenir leur accord.

M. Téberge a ajouté :

Cela reste donc encore à faire. Il incombe au gouvernement fédéral de mobiliser les provinces et les territoires en ce sens.

Bref, craignant les risques associés à l’amorce d’un tel processus, les gouvernements fédéraux, tant conservateurs que libéraux, n’ont rien fait depuis plus de 20 ans pour doter enfin le pays d’une Constitution bilingue, tout en déclarant qu’ils reconnaissaient la société distincte québécoise, son caractère national, l’importance de la nation acadienne et la volonté de promouvoir l’usage du français au Canada, particulièrement dans les régions où vivent beaucoup de francophones.

Le résultat net de ce manque d’appétit pour l’utilisation d’un processus de modification qui, pourtant, ne changerait rien dans la répartition des pouvoirs, la structure de la fédération et ses institutions, c’est que les gouvernements de ce pays font fi de leur obligation constitutionnelle prévue à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982.

L’absence d’une Constitution bilingue reflétant une caractéristique fondamentale de notre pays est non seulement une aberration, mais elle a également des conséquences pratiques. Dans un rapport d’octobre 2018 qui s’intitule L’accès à la justice en français et en anglais dans le cadre de la modernisation de la Loi sur les langues officielles, l’Association du Barreau canadien expliquait ce qui suit :

[...] l’absence d’une version officielle française a des impacts pratiques sur le développement du droit et dévalorise la participation des juristes et justiciables d’expression française aux débats sur l’interprétation des textes juridiques les plus fondamentaux à notre société.

Honorables sénateurs, ce serait un euphémisme de dire que le fait de ne pas avoir une version officielle en français de notre Constitution, malgré l’obligation constitutionnelle prévue à l’article 55, est une source de gêne, particulièrement pour les fédéralistes qui vivent au Québec et constitue la preuve d’un manque de leadership politique. Je ne suis pas le premier à en faire le rappel, mais je le fais aujourd’hui dans un contexte bien précis. Comme on l’a indiqué dans le discours du Trône, le gouvernement souhaite moderniser la Loi sur les langues officielles afin de renforcer l’usage du français au Québec, en Acadie et ailleurs au pays.

Alors que le gouvernement travaille sur le texte des propositions qu’il entend déposer sous peu à l’autre endroit, je propose que cette Chambre l’invite à inclure une disposition requérant la soumission de rapports au Parlement aux cinq ans, lesquels détailleront les efforts déployés pour assurer enfin le respect de l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’incorporation de cette disposition dans la Loi sur les langues officielles ferait en sorte que les efforts du gouvernement soient rendus publics périodiquement et rappellerait aux autres gouvernements du pays leur obligation constitutionnelle de compléter cette partie malheureusement toujours inachevée du rapatriement de la Constitution. Comme l’a expliqué l’Association du Barreau canadien dans son rapport, l’ajout d’une obligation de faire rapport aux cinq ans contribuerait à la responsabilisation de tous les acteurs dont la participation est essentielle pour concrétiser la procédure d’amendement constitutionnel applicable.

En terminant, je voudrais souligner une autre initiative pour rappeler au gouvernement son obligation de mettre fin à l’unilinguisme de la Constitution du Canada. En août 2019, le sénateur Serge Joyal, notre ancien collègue, a déposé, conjointement avec le professeur François Larocque, de l’Université d’Ottawa, une demande en jugement déclaratoire et ordonnance judiciaire devant la Cour supérieure du Québec.

Cette procédure vise à enjoindre au gouvernement fédéral d’entamer des pourparlers sur la justesse du texte de la version française dans les meilleurs délais, avec les provinces dont l’approbation est nécessaire, conformément à la procédure de modification constitutionnelle applicable.

Pour conclure, honorables sénateurs, je vous invite, par cette motion, à demander au gouvernement de faire le nécessaire pour que les droits constitutionnels des francophones de ce pays soient pleinement respectés.

Merci, meegwetch.

L’honorable René Cormier [ + ]

Sénateur Dalphond, je tiens d’abord à vous remercier énormément de votre travail et de votre leadership dans ce domaine. Je rappellerais d’ailleurs à cette Chambre que le Comité sénatorial permanent des langues officielles, dans le cadre de son étude sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, a effectivement publié un rapport sur le secteur de la justice. L’Association du Barreau canadien avait alors expliqué clairement les conséquences regrettables de l’absence de traduction, notamment dans l’affaire Caron en Alberta.

Sénateur Dalphond, êtes-vous d’accord avec moi pour dire que l’absence de traduction de ces documents a un impact réel sur le développement et l’épanouissement...

L’honorable Pierrette Ringuette (Son Honneur la Présidente suppléante)

Sénateur Cormier, j’ai le regret de vous dire que votre temps de parole est écoulé.

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