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Projet de loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l'identification des criminels et apportant des modifications connexes à d'autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures)

Deuxième lecture

31 mars 2022


L’honorable Claude Carignan [ + ]

Chers collègues, je prends aujourd’hui la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-4, dont le titre est Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l’identification des criminels et apportant des modifications connexes à d’autres lois (réponse à la COVID-19 et autres mesures).

Dans une présentation donnée le 8 février 2022, Justice Canada a défini l’objectif du projet de loi en disant qu’il vise à soutenir un fonctionnement sécuritaire, efficace et efficient des procédures pénales, afin de :

[…] répondre aux défis engendrés ou exacerbés par la pandémie de COVID-19 auxquels les tribunaux de juridiction criminelle sont confrontés, pour moderniser notre système de justice pénale […]

Même si j’appuie l’objet du projet de loi, je regrette que le gouvernement ait pris tant de temps pour aller de l’avant avec celui-ci puisqu’il visait à atténuer les répercussions de la pandémie sur le fonctionnement du système de justice. Les tribunaux se sont adaptés rapidement, mais ils ont dû le faire avant que le gouvernement puisse adopter la réforme qu’il propose aujourd’hui pour promouvoir et réglementer l’utilisation d’audioconférences et de vidéoconférences en cour.

Rappelons qu’en février 2021, le gouvernement avait présenté le projet de loi C-23, dont le texte est presque identique à celui du projet de loi S-4. Qu’a fait le gouvernement pour faire avancer le projet de loi C-23? Le ministre de la Justice a diffusé un communiqué en février 2021 lorsqu’il a déposé le projet de loi, puis il n’a plus rien fait dans ce dossier jusqu’à ce que le projet de loi meure au Feuilleton en raison des élections déclenchées par le gouvernement.

Pourtant, dans son communiqué de février 2021, Justice Canada reconnaissait l’urgence d’épauler, par une réforme du Code criminel, les tribunaux dans leur transition technologique imposée par la COVID-19, et je cite :

Les répercussions de la pandémie continue de COVID-19 se font encore sentir dans tout le système de justice pénale, notamment au sein des activités des tribunaux de juridiction criminelle. La pandémie a à la fois créé et amplifié des enjeux et contraintes au sein du système de justice pénale. Les tribunaux de juridiction criminelle du Canada s’adaptent et se modernisent pour relever les défis auxquels ils sont confrontés, mais nombre d’entre eux ne peuvent fonctionner à plein régime, comme avant la pandémie.

Cela dit, je n’appuie pas seulement l’objet du projet de loi S-4. J’appuie aussi sa disposition principale. Je crois, toutefois, qu’il est important que ce projet de loi, qui est très technique, soit renvoyé sans tarder au comité sénatorial pour qu’il l’étudie davantage. Cela nous permettra de répondre à plusieurs questions techniques et de proposer, au besoin, des amendements pour améliorer le libellé du projet de loi.

Prenons par exemple les règles du projet de loi favorisant le recours à la vidéoconférence. Elles exigent que l’accusé consente à ce que l’audience se fasse par ce moyen technologique dans le cas d’une enquête préliminaire, d’un procès, d’une audience pour recevoir une réponse à l’accusation, d’une audience de détermination de la peine, toutes des étapes ou des décisions importantes qui sont prises à l’égard de l’accusé.

Cependant, est-ce que le texte actuel du projet de loi S-4 requiert également ce consentement de la part du délinquant dans le cas de l’audience portant sur un manquement à une ordonnance d’emprisonnement dans la collectivité? C’est une audience importante qui a lieu après que la peine a été imposée, mais qui peut avoir des conséquences graves pour le délinquant. En effet, un manquement à une ordonnance d’emprisonnement avec sursis permet au juge d’ordonner que le délinquant passe le reste de sa peine en prison plutôt qu’à la maison, ce qui peut représenter plusieurs mois.

Or, le projet de loi S-4 ne semble pas exiger le consentement du délinquant pour qu’une audience aussi importante ait lieu par visioconférence, plutôt qu’en personne.

Je donne cet exemple pour souligner une notion importante du projet de loi, à laquelle j’adhère et à laquelle adhèrent aussi les avocats de la défense que j’ai consultés avant d’écrire ce discours. Il s’agit de la mesure de sauvegarde proposée dans le projet de loi S-4 qui exige le consentement de l’accusé et du poursuivant pour que les audiences importantes de la procédure criminelle se fassent par vidéo ou audioconférence.

Grâce à cette mesure, les avocats des parties sont en mesure d’exiger que ces audiences aient lieu en personne s’ils estiment que cela pourrait nuire à la bonne conduite de leur dossier, à l’équité des procédures ou aux droits constitutionnels de l’accusé.

Ainsi, je comprendrais parfaitement qu’un avocat de la défense exige que l’audience de détermination de la peine ait lieu en personne au tribunal, s’il estimait que cela favoriserait l’échange d’information avec son client.

Il faut se rappeler que chaque cause criminelle est unique. Prenons l’exemple de la personne sans abri qui n’aurait ni adresse fixe ni téléphone cellulaire. En pratique, les avocats qui ont des clients dans cette situation peuvent tirer un avantage important lorsque leur client a l’obligation de se présenter à une date donnée au tribunal. La présence de l’accusé à la cour donne alors à son avocat une occasion, qu’il n’aurait pas eue autrement, de lui parler dans un cubicule pour préparer sa cause ou pour fixer un rendez-vous à son bureau.

En revanche, je peux également concevoir qu’un avocat de la défense juge préférable d’exiger que l’audience n’ait pas lieu par vidéplus facilement des télémandats. oconférence pour faciliter ses échanges avec un client souffrant d’un grave problème de santé mentale ou de graves difficultés à s’exprimer.

Par ces exemples, je veux illustrer que le projet de loi S-4, bien qu’il favorise le recours à la vidéo ou à l’audioconférence, privilégie une souplesse essentielle dans le déroulement des audiences. Certaines audiences gagneront à se tenir en personne, tandis que d’autres gagneront à se dérouler au moyen de la comparution à distance.

Je pense que de nombreux avocats, tant de la Couronne que de la défense, souhaitent que le projet de loi S-4 les aide concrètement à ne plus attendre physiquement au tribunal pendant des heures pour de courtes audiences. Cela peut arriver, par exemple, lorsqu’un avocat veut demander de reporter la date de son procès, réclamer la modification d’une condition de libération provisoire ou présenter un plaidoyer de culpabilité accompagné d’une suggestion commune entre les parties quant à la peine à imposer. Ce genre d’audience peut prendre quelques minutes, mais, en exigeant une présence physique au tribunal, les avocats et les accusés doivent attendre leur tour dans la file d’attente des dossiers inscrits ce jour-là au tribunal. Le client peut également devoir payer les honoraires de son avocat lorsque ce dernier doit attendre au tribunal.

Certains se demandent peut-être si ces questions sont vraiment importantes. Elles le sont en pratique. Les avocats qui ne perdent pas inutilement leur temps au palais de justice peuvent alors profiter de ces moments pour mieux préparer leurs dossiers à leur bureau, prendre plus de temps pour rencontrer leurs clients et même accepter de s’occuper efficacement de plus de dossiers, au profit de notre système de justice, qui est malheureusement engorgé. Surtout, cela peut représenter une économie importante d’honoraires professionnels engagés pour du temps d’attente non productif à la cour.

Si elle permet d’épargner plusieurs heures d’attente au tribunal, on ne peut sous-estimer les avantages, dans la vraie vie, de la comparution à distance plutôt qu’en personne. Un accusé qui jouit de la présomption d’innocence peut ainsi éviter d’avoir à aviser son patron qu’il doit manquer une journée complète de travail pour répondre à une accusation criminelle. Il peut éviter de perdre son emploi dans certains cas. Un accusé qui serait handicapé ou gravement malade serait heureux de ne pas avoir à se déplacer au tribunal, s’il peut témoigner à partir de la maison ou de l’hôpital.

Cependant, je crains que, dans certains cas, les modifications proposées dans le projet de loi S-4 soient inapplicables sur le plan pratique. Encore une fois, on n’a qu’à songer à l’exemple du recours à la vidéoconférence. En principe, l’emploi de cette technologie éviterait aux défendeurs et aux avocats des régions éloignées de devoir se déplacer sur de longues distances pour se rendre dans les palais de justice. N’oublions pas que ce n’est pas tout le monde qui possède une voiture ou un permis de conduire.

Cependant, dans nombre de collectivités rurales ou autochtones du Grand Nord, l’accès à une connexion Internet haute vitesse peut être instable ou inexistant. Ces collectivités ne bénéficieraient pas de la possibilité d’utiliser la vidéoconférence qu’offrirait le projet de loi S-4.

D’ailleurs, le Protecteur du citoyen du Québec, qui joue le rôle d’ombudsman dans les prisons gérées par le gouvernement du Québec, a dénoncé les graves injustices qu’entraînait, pour les personnes accusées, l’absence de connexion Internet donnant accès à la vidéoconférence dans certaines communautés inuites du Nord-du-Québec.

En 2016, le rapport publié par cet organisme, qui était — je le souligne — présidé à l’époque par notre collègue la sénatrice Raymonde Saint-Germain, dit ce qui suit :

Selon les informations recueillies, la majorité des palais de justice des villages, à l’exception de celui de Kuujjuaq, ne sont pas dotés des équipements, de la technologie, de la bande passante ou du personnel qualifié pour procéder à des comparutions par visioconférence de manière efficace. […]

Devant cette situation, le Protecteur du citoyen estime que des efforts supplémentaires doivent être consentis pour accroître l’utilisation de la visioconférence ou de toute autre technologie adaptée, afin que l’ensemble des étapes préalables au procès, incluant l’enquête pour remise en liberté, soient — sauf exception — tenues à distance et sans transfert inutile.

Autrement dit, l’absence de visioconférence a fait en sorte que des détenus du Nord-du-Québec ont dû prendre l’avion et subir un transfert durant plusieurs jours pour comparaître en personne au palais de justice en Abitibi-Témiscamingue, soit à plus de 1 000 kilomètres au sud de leur lieu de résidence. Est-ce que cette grave injustice existe encore dans ces communautés en 2022? Des témoins pourront répondre à cette question lors de l’étude du projet de loi en comité.

En l’absence d’un financement gouvernemental important pour brancher ces communautés de façon stable à la haute vitesse, les promesses du projet de loi S-4 seront creuses. Leurs habitants n’auront pas l’audioconférence, soit le téléphone, comme solution de rechange à la comparution en personne au palais de justice, car le projet de loi S-4 permet, en créant les articles 715.231 à 715.233 du Code criminel, qu’un procès se tienne par vidéoconférence, mais pas par audioconférence. Sans connexion Internet suffisamment rapide, ces articles de loi ne pourront pas être mis en œuvre dans ces communautés.

Voici une autre question que l’on peut se poser par rapport au projet de loi : est-ce que le fait de tenir virtuellement des audiences en droit criminel réduit vraiment les délais judiciaires? Avant la COVID-19, certains juges étaient réfractaires à l’idée d’entendre des demandes de remise de peine ou des plaidoyers de culpabilité par vidéoconférence. Ces juges disaient aux avocats que c’était plus compliqué pour le tribunal et que les temps d’attente pour se connecter ou pour régler des problèmes techniques retardaient tous les autres dossiers des accusés et des avocats qui attendaient leur tour à la cour.

Il est vrai que chaque minute compte dans les salles de cour, étant donné le volume très important de dossiers qu’il faut traiter dans une journée.

Cela dit, depuis la COVID-19, il faut bien constater que le système de justice a été forcé d’améliorer ses pratiques et, je dirais même, son ouverture en ce qui a trait aux comparutions à distance.

Un comité sénatorial doit entendre des témoins experts qui pourront expliquer si l’utilisation actuelle des vidéoconférences et des audioconférences dans les différentes régions du Canada permet en général de tenir des audiences en matière criminelle sans occasionner de retards judiciaires. Il convient de noter que, en droit pénal, les pratiques judiciaires varient considérablement d’une région à l’autre. Elles varient parce que l’administration du système de justice pénale relève de la compétence des provinces et aussi parce que les juges ont l’indépendance nécessaire pour adopter différentes règles de pratique selon les différentes régions.

L’usage de la technologie permet-il efficacement, dans toutes les régions du Canada, de recourir aux services d’un interprète, d’assurer les échanges confidentiels entre l’avocat et son client, ou encore de produire facilement des éléments de preuve documentaires pendant un procès, lorsque la personne qui les produit n’est pas au tribunal?

Comment s’assurer que la personne qui comparaît au tribunal par audioconférence est bien l’accusé? Comment s’assurer que l’accusé ne se fait pas souffler des réponses derrière son écran ou ne lit pas un texte lorsqu’il témoigne par visioconférence? Est-il arrivé en pratique qu’un accusé qui a omis de comparaître à distance, parce qu’il a un problème technique ou un problème de connexion sans que le juge le sache, s’est vu délivrer un mandat d’arrestation contre lui pour défaut de comparaître?

Les sénateurs ont besoin de ces informations pour évaluer si, en pratique, les mesures contenues dans le projet de loi S-4 permettront véritablement d’atteindre son objectif, qui est d’améliorer, de clarifier et d’harmoniser, partout au pays, le recours à la vidéo et à l’audioconférence en matière criminelle, tout en préservant l’équité des procédures et l’efficacité de l’administration de la justice.

J’appuie l’objectif du projet de loi S-4, mais je ne serais pas surpris si les témoins au comité sénatorial recommandaient des amendements techniques visant à l’affiner dans le but de mieux répondre aux problèmes observés en pratique.

Il y a un autre élément à surveiller pour faire suite à l’étude du projet de loi : nous devons également nous demander si le fait de favoriser le recours à la vidéo ou à l’audioconférence ne risque pas de limiter en pratique l’accès du public aux procès et aux audiences publiques en droit criminel. Le caractère public des procès est reconnu aux alinéas 2b) et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Toutefois, dans son rapport publié en février 2021, l’Association du Barreau canadien a exprimé une crainte en indiquant ce qui suit :

L’émergence des procédures en ligne peut avoir pour conséquence d’entraver l’accès du grand public et des médias aux audiences.

C’est une crainte qui sous-tend un principe très important. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada en 1996 dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) :

Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié aux droits garantis à l’al. 2b). Grâce à ce principe, le public a accès à l’information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard.

Je vais conclure en parlant brièvement d’une autre mesure importante proposée dans le projet de loi, c’est-à-dire l’assouplissement des règles pour l’obtention d’un télémandat. À ceux qui se demandent ce qu’est un télémandat, il s’agit d’une procédure qui permet à un policier de demander un mandat d’arrêt ou de perquisition sans avoir à aller au palais de justice pour demander un mandat en comparaissant devant un juge.

Actuellement, le Code criminel impose une condition pour obtenir un télémandat. Le policier doit démontrer qu’il serait peu commode de se présenter en personne devant un juge pour lui demander de lui délivrer un mandat.

Certains peuvent croire que l’élimination de cette exigence pourrait diminuer la protection d’une personne contre les perquisitions et les saisies abusives, qui est un droit protégé par l’article 8 de la Charte. Des professeurs de droit pourront certainement renseigner le comité sénatorial à ce sujet. Pour ma part, je crois, à première vue, que l’élimination de cette exigence augmenterait plutôt que de diminuer la protection à la vie privée des Canadiens.

La procédure visant à obtenir un télémandat exige du policier qu’il prouve au juge que des renseignements recueillis pendant l’enquête soutiennent qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise et qu’un mandat permettrait de recueillir des éléments de preuve en lien avec cette infraction. Ce critère rigoureux est le même pour obtenir un mandat lorsque la demande est présentée par le policier dans le bureau du juge plutôt que par voie électronique.

Dans ce contexte, j’estime que le projet de loi S-4 pourrait avoir comme effet positif de réduire les perquisitions sans mandat, car les policiers pourraient réclamer plus facilement des télémandats. L’avantage sera alors qu’il y aura plus de dossiers pour lesquels les juges devront évaluer si les policiers ont des motifs suffisants, sans lesquels une perquisition ne peut être autorisée.

L’Association des avocats de la défense de Montréal — Laval — Longueuil (AADM) semble du même avis. Ses représentants m’ont écrit qu’ils estiment que le projet de loi S-4 présente « une mise en balance adéquate des impératifs de protection de vie privée et la simplification des demandes » de mandats par voie électronique, dans la mesure où le projet de loi S-4 maintient les critères rigoureux dans l’obtention des mandats.

Pour toutes ces raisons, je vous invite à appuyer ce projet de loi à l’étape de la deuxième lecture et à le renvoyer au comité sénatorial pour qu’il puisse l’étudier et faire les recommandations appropriées au Sénat.

L’honorable Dennis Glen Patterson [ + ]

Honorables sénateurs, je voudrais exprimer ma reconnaissance au sénateur Dalphond, le parrain de ce projet de loi, pour la façon dont il a clairement exposé ses principales dispositions et pour avoir insisté pour que ce projet de loi soit renvoyé au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles afin d’y être étudié plus en profondeur.

Le sénateur Dalphond a clairement exposé les principales dispositions du projet de loi et a indiqué qu’étant donné que ce projet de loi n’est pas une mesure financière et qu’il a été présenté en premier au Sénat, nous sommes libres d’y apporter des amendements au besoin. Nous n’aurions pas cette liberté si ce projet de loi avait d’abord été présenté à l’autre endroit. Je suis d’avis qu’il est judicieux de présenter des projets de loi du gouvernement au Sénat pour un gouvernement qui dit vouloir de judicieux conseils et des critiques constructives de la part du Sénat sur ses textes législatifs, mais qui nous donne souvent trop peu de temps pour réaliser cette importante mission. Il est profitable pour tous les Canadiens que les textes législatifs soient étudiés dans une ambiance moins partisane que celle qui règne à l’autre endroit.

Je voulais parler de ce projet de loi car — comme le dit le sénateur Dalphond — ce texte vise à rendre le système judiciaire plus efficace grâce aux technologies existantes. Nul autre endroit au pays n’est peut-être plus touché par les grandes difficultés inhérentes à l’éloignement, au climat extrême et au transport aérien que les 25 collectivités isolées du Nunavut qui ne sont pas reliées au réseau routier, dans le plus grand territoire du Canada.

Dans sa première version, le projet de loi a été présenté à la Chambre des communes à cause de la COVID‑19, en partie du moins. L’objectif était de minimiser le plus possible les contacts entre les personnes dans le système de justice. La Cour de justice du Nunavut, par la force des choses, a toujours été à l’avant-garde des essais pour optimiser la technologie afin de faciliter les comparutions à distance en raison de l’immense étendue du territoire et des coûts faramineux associés aux déplacements d’une région éloignée à l’autre, lesquelles sont réparties sur trois fuseaux horaires dans une superficie qui correspond au cinquième du territoire du Canada.

La Cour de justice du Nunavut est en fait une cour de circuit. La cour se déplace à toutes les communautés du Nunavut, plusieurs fois par année, afin d’offrir aux Nunavummiuts un accès véritable à la justice à proximité de leur lieu de résidence. Dans les Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut, depuis longtemps, des gens se déplacent pour apporter la justice dans les communautés, à commencer par les légendaires juges Sissons et Morrow, qui s’y rendaient en avion. En tant qu’avocat de l’aide juridique, j’ai eu le privilège de voyager en compagnie du juge Morrow. Cette tradition est encore respectée de nos jours, notamment pour les juges, les avocats, les procureurs et les greffiers de la cour qui se déplacent courageusement dans des conditions météorologiques difficiles dans de petits avions pour apporter la justice dans les diverses communautés.

Certains observateurs du système de justice du Nunavut craignent que la capacité des technologies de faciliter les comparutions à distance puisse avoir comme conséquence imprévue de diminuer la confiance du public dans l’administration de la justice au Nunavut si le public considère que la cour est seulement une institution d’Iqaluit ou du Sud. Il est essentiel que les avocats soient sur le terrain pour rencontrer leurs clients ayant des affaires en instance devant le tribunal et nouer des relations avec eux.

Au Nunavut, où des confinements stricts et des restrictions rigoureuses sur les déplacements entre localités ont été imposés par les autorités de santé publique, la COVID a révélé à quel point les technologies peuvent aider les tribunaux à poursuivre leurs activités quand des comparutions en personne sont impossibles, ce qui a été vraiment important durant la pandémie. De plus, accroître les moyens de comparaître devant les tribunaux sans engager des frais de déplacement élevés, comme le permet ce projet de loi, comporte des avantages évidents.

Cependant, une enquête préliminaire menée auprès de personnes travaillant dans le système de justice pénale au Nunavut laisse entendre que, malgré l’efficacité des mécanismes prévus dans le projet de loi, il faut les appuyer avec circonspection. On m’a fait comprendre que, même si ces technologies sont vraiment bonnes — ou pourraient l’être —, elles ne devraient pas remplacer les comparutions en personne quand ces dernières sont possibles. Dans le cas de telles comparutions, il faut garantir le caractère adéquat des mécanismes de sauvegarde mis en place pour l’utilisation des technologies. Comme le sénateur Dalphond l’a signalé, les procès et les enquêtes préliminaires auront seulement lieu si l’accusé y consent, et cette même exigence s’appliquera aux audiences de détermination de la peine ou aux audiences de plaidoiries ayant lieu par téléconférence.

Même si le projet de loi S‑4 précise clairement qu’il faut obtenir le consentement des deux parties pour la tenue d’audiences à distance, il peut être difficile d’obtenir le consentement véritable et éclairé des personnes sous garde, ou de n’importe qui d’autre d’ailleurs, à cause des barrières linguistiques et culturelles qui existent au sein de la population à grande majorité inuite. Je signale que bon nombre d’avocats de la Couronne et de la défense viennent du Sud du Canada, qu’ils ne sont pas des Inuits et qu’ils ne parlent pas la langue inuktitute.

Ces difficultés de communication ne peuvent pas être résolues simplement lors de rencontres en personne entre avocats, clients et témoins. L’ajustement aux réalités linguistiques et culturelles demande d’importants investissements dans les services de traducteurs, d’interprètes et de travailleurs auprès des tribunaux.

Les interprètes et les travailleurs auprès des tribunaux sont les piliers du système judiciaire du Nunavut depuis le début. Il est encourageant de voir le nombre croissant de jeunes Inuits qui entrent dans la profession juridique au Nunavut, mais le milieu a besoin de nombreux autres professionnels.

Une préoccupation a été clairement exprimée au sujet de ce projet de loi. On craint que, sans les mesures de protection appropriées, les technologies transforment le système judiciaire du Nunavut en tribunaux satellites dont les avocats pratiqueraient à distance principalement à partir du Sud du Canada. Cette transformation pourrait nuire à l’accès à la justice en privant les clients vulnérables d’une interaction en personne avec leur avocat.

Un autre aspect important à prendre en compte est la disponibilité limitée des technologies de communication au Nunavut. Un avocat qui pratique depuis longtemps dans le Nord m’a écrit ce qui suit :

Nous sommes d’avis que le Parlement devrait y penser à deux fois avant d’adopter des lois qui prévoient l’utilisation de technologies dont ne disposent pas, de façon réaliste, tous les territoires visés par la nouvelle loi.

Chers collègues, ce n’est pas la première fois que vous m’entendez parler du problème de la fiabilité incertaine de la connectivité au Nunavut, et ce n’est certainement pas la dernière. Par exemple, en fin de semaine dernière, le magasin local où je me suis arrêté pour mettre de l’essence n’acceptait que les paiements en espèces parce que les systèmes de débit et de crédit qui dépendent d’Internet ne fonctionnaient pas ou étaient terriblement lents.

Le manque de fiabilité d’Internet au Nunavut n’est qu’une partie du problème. Les praticiens du droit expérimentés au Nunavut font remarquer que le territoire n’a pas une expertise suffisamment pointue pour gérer les problèmes techniques qui surviennent, que les technologies n’y sont pas déployées de manière uniforme et que, en général, on constate une nonchalance à l’égard de l’incidence des défaillances technologiques sur les droits des citoyens et l’équité des procès.

Un de ces praticiens a déclaré :

La nouvelle formulation de l’article 650 crée un véritable risque que des gens acceptent d’être physiquement absents pour des parties importantes de leur procès, soit parce qu’ils sont désintéressés et indifférents à l’égard du procès, soit parce qu’ils croient que cela accélérera le processus. Le procès serait alors peut-être plus rapide, mais pas nécessairement équitable.

Ce lien fait ressortir une fois de plus l’importance de la langue et des sensibilités culturelles. Il convient de souligner que, malgré deux incarnations fructueuses du programme de droit d’Akitsiraq, qui a produit deux cohortes de diplômés, la plupart étant Inuits, il y a peu d’Inuits parmi les avocats de la défense. En fait, à l’heure actuelle, il n’y en a aucun.

On dit que certains ayant tenté d’assumer ces fonctions ont trouvé l’expérience trop évocatrice. Ces jeunes avocats ont probablement tous vécu les traumatismes à la source des causes qui aboutissent devant les tribunaux ou ont été témoins de tels traumatismes.

En terminant, j’aimerais remercier le centre d’aide juridique Maliiganik Tukisiiniakvik et les avocats de la défense du Barreau du Nunavut de leurs conseils préliminaires à l’égard de ce projet de loi, qui est si pertinent pour le Nunavut. J’espère que le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles cherchera à obtenir leur rétroaction et leurs conseils dans le cadre de son étude du projet de loi S-4.

J’appuie le renvoi du projet de loi à ce comité afin qu’il l’étudie.

Merci.

Son Honneur la Présidente intérimaire

Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?

Son Honneur la Présidente intérimaire

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)

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