Projet de loi sur la protection des jeunes contre l’exposition à la pornographie
Troisième lecture
18 avril 2023
Honorables sénateurs, je suis heureuse de prendre la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-210. Le parcours de cette mesure législative a été long, et je félicite la sénatrice Miville-Dechêne de sa détermination à travailler avec des experts internationaux pour trouver des solutions à ce problème qui prend de l’ampleur, de ses efforts soutenus pour surmonter les obstacles législatifs et de son ouverture aux améliorations tout au long du processus.
Les conséquences individuelles et sociétales de l’exposition des enfants à du contenu sexuellement explicite, en particulier au matériel violent, sont de plus en plus évidentes au fur et à mesure que des études sont publiées. Nous savons également que les enfants ont accès à plus de contenu de ce genre à un jeune âge — ils peuvent avoir aussi peu que 6 ans. Le nombre total d’enfants qui sont régulièrement exposés à la pornographie en ligne est à la hausse.
Comme vous le savez peut-être, le projet de loi S-210 est la version améliorée et peaufinée avec soin d’une mouture précédente, le projet de loi S-203. Les deux projets de loi ont été étudiés par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles et ont été examinés en profondeur, notamment au moyen de témoignages d’experts sur les torts importants causés au cerveau en développement des enfants qui accèdent au contenu misogyne, violent et sexuellement explicite qui est beaucoup trop répandu sur les sites Web de pornographie.
Dans son mémoire adressé au Comité sénatorial des affaires juridiques, le Centre canadien de protection de l’enfance a dit ce qui suit :
Des études ont mis en évidence les nombreux effets négatifs de la pornographie sur les enfants :
- Difficulté à tisser des liens sains.
- Croyances et comportements sexuels préjudiciables. [U]ne croyance erronée selon laquelle les femmes et les filles sont toujours disponibles sur le plan sexuel, ainsi que des attitudes et des croyances néfastes concernant le consentement sexuel.
- Une banalisation du préjudice sexuel.
Nous avons déjà entendu les statistiques. La plupart ne sont pas faciles à entendre, et beaucoup sont vraiment difficiles à croire. Mme Gail Dines a témoigné devant le Comité sénatorial des affaires juridiques pour exprimer son appui au projet de loi. Professeure émérite de sociologie, elle est la fondatrice et la présidente de Culture Reframed, une organisation sans but lucratif qui élabore des programmes axés sur la recherche pour enseigner aux parents et aux professionnels comment renforcer la résilience des jeunes et leur résistance à la pornographie.
Mme Dines a fait un travail révolutionnaire dans ce domaine. Ses récentes recherches et les dernières données qu’elle a recueillies brossent un tableau navrant. Son travail est axé sur ce qu’elle appelle « la crise », qu’elle définit de la manière suivante.
En l’absence d’une éducation sexuelle complète et appropriée, la pornographie constitue la principale forme d’éducation sexuelle pour des millions d’enfants. Et qu’apprennent les enfants? Ils apprennent que la dégradation, l’humiliation et la violence sont au cœur des relations, de l’intimité et de la sexualité.
Culture Reframed a mis en lumière des faits stupéfiants qui témoignent de l’ampleur du problème. Les sites pornographiques reçoivent chaque mois plus de visiteurs que Netflix, Amazon et Twitter réunis. Environ un tiers de tous les téléchargements sur le Web aux États-Unis sont liés à la pornographie. Pornhub, qui se décrit comme le chef de file des sites pornographiques gratuits au monde, a enregistré 42 milliards de visites en 2019.
Dans une analyse de contenu des films pornographiques les plus vendus et les plus loués, les chercheurs ont constaté que 88 % des scènes analysées contenaient des agressions physiques violentes, et que 50 % des parents sous-estiment la quantité de pornographie que leurs adolescents ont vue. Selon une méta-analyse de 22 études réalisées entre 1978 et 2014 dans sept pays, la consommation de pornographie est associée à une probabilité accrue que le consommateur commette des actes d’agression sexuelle verbale ou physique, quel que soit son âge.
Une autre méta-analyse a mis en évidence une importante association positive générale entre la consommation de pornographie et les attitudes en faveur de la violence contre les femmes. Dans une étude menée auprès d’étudiants américains, les chercheurs ont constaté que 83 % d’entre eux déclaraient avoir vu de la pornographie grand public et que ceux qui en avaient vu étaient plus susceptibles de dire qu’ils commettraient un viol ou une agression sexuelle s’ils savaient qu’ils ne se feraient pas prendre, comparativement aux hommes qui n’avaient pas vu de pornographie au cours des 12 mois précédents.
Enfin, depuis 2011, 30 études évaluées par des pairs ont montré que la consommation de pornographie a des répercussions négatives et néfastes sur le cerveau. Les lois canadiennes reflètent la gravité des répercussions sur le cerveau des jeunes lorsque ceux-ci ont accès à de la pornographie dans le monde réel. Cependant, il existe un grand décalage en ce qui concerne la réglementation du monde numérique pour assurer la protection des enfants. Quand on songe à quel point il serait difficile pour un enfant de se procurer un film classé R, de voir un film classé R au cinéma ou d’acheter un magazine pornographique, il est inconcevable que le même enfant puisse avoir accès à de la pornographie explicite et violente en un clic. Comme l’a dit la sénatrice Miville-Dechêne, dans le monde réel, l’accès aux bars de danseuses nues et aux cinémas pour adultes est réservé aux personnes qui ont 18 ans et plus. Le projet de loi S-210 cherche essentiellement à appliquer la même règle dans le monde virtuel.
S’il est adopté, le projet de loi S-210 exigerait que les sites de pornographie emploient des méthodes efficaces de vérification de l’âge de leurs utilisateurs. Le projet de loi érige en infraction le fait qu’un organisme — mais pas un individu — donne accès à une jeune personne à du contenu sexuellement explicite en ligne à des fins commerciales. Afin d’éviter les sanctions, les sites Web pornographiques doivent mettre en place un mécanisme de vérification de l’âge prévu par règlement. La loi prévoit une amende maximale de 250 000 $ pour une première infraction. Toutefois, comme un témoin l’a fait remarquer, il est très peu probable que de telles amendes soient infligées parce que le siège de la plupart des sites pornographiques se trouve à l’étranger, ce qui complique la tâche pour faire appliquer la loi canadienne.
Le projet de loi S-210 s’attaque à ce problème en prévoyant un processus administratif pour appliquer la loi. En effet, un organisme désigné peut présenter une demande à la Cour fédérale afin de bloquer les sites Web contrevenants. Le processus serait appliqué après l’envoi d’un avis détaillé et après une période de 20 jours. Concrètement, cela signifie que les sites pornographiques qui ne respectent pas la loi pourraient être bloqués, même si leur siège n’est pas au Canada. Il est important de souligner que ces dispositions s’appliquent seulement aux organisations et non aux personnes pour éviter de cibler directement les travailleurs du sexe et les distributeurs commerciaux.
La plupart des préoccupations liées à la version précédente du projet de loi ont été prises en compte dans les modifications apportées à la version actuelle. Toutefois, quelques personnes ayant témoigné devant le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles avaient encore des inquiétudes à propos de la vie privée et, par conséquent, de la constitutionnalité du projet de loi. Des points précis ont été soulevés en ce qui concerne le type de technologie de vérification de l’âge susceptible d’être utilisée, et l’incidence de cette dernière sur la vie privée et la sécurité des adultes qui choisissent d’avoir accès en toute légalité à la pornographie en ligne. Par exemple, on s’interrogeait sur la manière dont les données personnelles seraient recueillies et conservées.
L’Association du Barreau canadien a demandé un renforcement des mesures de protection de la vie privée dans le projet de loi. Keith Jansa, directeur général du Conseil stratégique des DPI, a abondé dans le même sens tout en faisant des recommandations précises quant à la clarification du libellé du projet de loi. Il a recommandé que les mots « mécanisme de vérification de l’âge efficace, fiable et protégeant la vie privée » soient ajoutés à la mesure législative.
La sénatrice Miville-Dechêne a proposé un amendement à cet effet lors de l’étude article par article du comité.
L’amendement précise qu’avant de prévoir un mécanisme de vérification de l’âge, le gouverneur en conseil examine si le mécanisme est fiable; s’il assure le respect de la vie privée des utilisateurs et protège leurs renseignements personnels; s’il recueille et utilise des renseignements personnels à des fins de vérification de l’âge seulement, à moins que la loi ne prévoie d’autres fins; s’il détruit tout renseignement personnel recueilli à des fins de vérification de l’âge, une fois la vérification terminée; et s’il respecte généralement les pratiques exemplaires dans les domaines de la vérification de l’âge et de la protection de la vie privée.
Même si cet amendement ne plaira pas à tous ceux qui restent préoccupés par la constitutionnalité de cette proposition, il convient de préciser que nos estimés collègues du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles ont approuvé les deux versions de cette mesure législative. Après un examen minutieux et approfondi, le comité a décidé d’aller de l’avant avec le projet de loi modifié.
Le comité est conscient des préjudices associés à ce problème grandissant et de notre rôle de décideurs pour offrir la meilleure solution possible. En cas de contestation constitutionnelle, comme d’habitude, les tribunaux seraient les mieux placés pour gérer la situation.
Honorables sénateurs, alors que l’accès des jeunes à du matériel préjudiciable et sexuellement explicite est en hausse, le niveau de sensibilisation et d’ouverture permettant de dénoncer les dommages causés par l’industrie de la pornographie l’est tout autant.
L’année dernière, Billie Eilish, une auteure-compositrice-interprète de renommée internationale qui compte des centaines de millions d’abonnés sur les médias sociaux, a fait la une des journaux lors de son passage au Howard Stern Show. Elle a parlé d’une lutte personnelle très profonde qu’elle a menée à la suite d’une exposition répétée à la pornographie à partir de l’âge de 11 ans. Elle a parlé de l’effet dévastateur que cette exposition a eu sur sa capacité à développer des relations avec les autres. Dans un moment poignant, elle a déclaré : « Je pense que ça a vraiment détruit mon cerveau, et je me sens complètement anéantie d’avoir été exposée à tant de pornographie. »
Les mots « détruit mon cerveau » peuvent sembler hyperboliques, mais il existe une multitude de recherches concluantes au sujet des effets néfastes de la pornographie sur le cerveau des adolescents et des préadolescents. Les filles qui regardent de la pornographie ont un taux plus élevé d’automutilation et sont plus vulnérables à l’exploitation sexuelle et à la traite des personnes.
Pour les garçons, comme vous pouvez vous en douter, le mal tend à se manifester sous la forme d’agressions sexuelles envers les femmes, de violences dans les fréquentations à l’école secondaire et d’une difficulté à nouer des relations intimes avec les femmes dans la vie réelle.
Quel que soit leur sexe, les jeunes qui regardent de la pornographie ont des taux plus élevés d’anxiété et de dépression.
On ne saurait trop insister sur la gravité de ce problème.
Même si ce projet de loi ne résoudra pas le problème dans son intégralité, il s’agit d’une étape essentielle pour réduire le nombre d’enfants touchés et le niveau d’exposition.
Nous avons récemment eu l’occasion de faire adopter rapidement une version de cette proposition par l’intermédiaire du projet de loi C-11. La sénatrice Miville-Dechêne a présenté cet amendement à l’étape de l’étude article par article par le comité. L’amendement a été adopté au comité, et de nouveau à l’étape de la troisième lecture. Cela aurait pu être un grand pas en avant pour ce mouvement, mais, hélas, le gouvernement Trudeau a supprimé cette disposition du projet de loi.
L’adoption rapide du projet de loi S-210 est donc d’autant plus importante.
En tant qu’ancienne éducatrice et en tant que mère d’une fille, je sais à quel point les jeunes esprits sont impressionnables et à quel point leurs premières années sont cruciales pour leur développement. Pour nos enfants et pour les générations futures, utilisons le rôle puissant et privilégié que nous avons dans cette enceinte pour traiter cette question avec l’urgence qui s’impose et pour apporter ce changement nécessaire à notre législation.
Je vous laisserai sur quelques réflexions tirées du témoignage de Gail Dines devant le Comité sénatorial des affaires juridiques :
Quand j’ai commencé à travailler dans ce domaine il y a plus de 30 ans, il fallait prouver qu’on avait 18 ans pour acheter du matériel pornographique. Quand la pornographie s’est transportée dans le monde en ligne vers les années 2000, elle est non seulement devenue plus explicite, plus violente et plus avilissante pour les femmes, mais elle est devenue universellement accessible. On y accède maintenant d’un simple clic.
Comment en sommes-nous arrivés à un point où des enfants d’à peine 7 ans ont accès à du matériel pornographique montrant des femmes agressées sexuellement à des fins commerciales? Où sont les décideurs et les professionnels chargés de protéger les enfants? En fait, où sont les adultes qui ont tout intérêt à préserver le bien-être de la prochaine génération?
La bonne nouvelle, c’est qu’un grand nombre de ces intervenants sont ici, au Canada, appuyant avec détermination et courage un projet de loi pour empêcher que des jeunes soient entraînés dans le monde de la pornographie explicite.
Honorables sénateurs, adoptons une position audacieuse et courageuse et faisons du Canada un chef de file dans la protection des jeunes contre les contenus destructeurs, violents et misogynes qui causent des torts irréparables. Le projet de loi S-210 n’est qu’un pas — mais un pas important — dans la bonne direction et a le potentiel d’avoir des répercussions profondes sur nos enfants et les générations futures.
Merci.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
(La motion est adoptée et le projet de loi modifié, lu pour la troisième fois, est adopté.)