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Projet de loi sur le réseau de digues de l'isthme de Chignecto

Deuxième lecture--Suite du débat

2 novembre 2023


L’honorable René Cormier [ - ]

Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-273, Loi déclarant le réseau de digues de l’isthme de Chignecto et ses ouvrages connexes comme étant des ouvrages à l’avantage général du Canada, déposé au Sénat par le sénateur Jim Quinn le 19 septembre dernier.

Je tiens à souligner que les terres à partir desquelles je vous parle font partie du territoire non cédé du peuple algonquin anishinabe.

L’examen de ce projet de loi exige de prendre en compte le contexte historique, politique et juridique dans lequel il s’inscrit. Ces perspectives me semblent essentielles pour comprendre l’objectif de cette mesure législative et les questions qu’il soulève.

Le réseau de digues et des aboiteaux protégeant depuis des siècles l’isthme de Chignecto des grandes marées de la baie de Fundy — cette bande de terre reliant le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse — occupe une place historique et culturelle particulière dans l’imaginaire collectif des habitants de cette région, notamment des peuples autochtones et du peuple acadien.

Le peuple mi’kmaq occupait ces terres bien avant l’arrivée des Européens sur le continent. Le nom « Chignecto » est en fait une adaptation européenne d’un terme mi’kmaq qui désigne une région beaucoup plus vaste : le Siknikt, qui signifie lieu de drainage.

Dans un article intitulé « Revealing the History of the Isthmus of Chignecto: Toward Truth and Reconciliation », Anne Marie Lane Jonah écrit :

... les fouilles archéologiques ont permis de découvrir des objets pour la chasse et la transformation des aliments, des marchandises et des pratiques culturelles, ce qui démontre l’utilisation durable et constante de la région ainsi que son importance pour le commerce et l’habitat pendant des millénaires...

... les premiers colons acadiens sont venus dans cette région non seulement parce qu’ils reconnaissaient son potentiel agricole, mais aussi, et surtout, parce qu’il s’agissait d’un lieu mi’kmaq et d’un centre de commerce.

Arrivés sur ces terres au début du XVIIe siècle, les Acadiens ont ainsi utilisé une technique d’agriculture ingénieuse pour cultiver les terres marécageuses salées de la baie de Fundy, soit un système de contrôle de l’eau muni d’un clapet empêchant la marée haute d’inonder les terres, mais permettant l’évacuation des eaux de pluie. Ce système de digues et d’aboiteaux, qui a permis aux Acadiens d’assécher de nombreux hectares de marais pour y pratiquer l’agriculture, est l’un des aspects fondamentaux de l’identité acadienne.

Selon l’historien Ronald Rudin, professeur émérite distingué du Département d’histoire de l’Université Concordia :

[...] au moment où les Acadiens furent déportés, au milieu du XVIIIe siècle, 8000 hectares de marais avaient été asséchés alors que plus haut dans les terres, seuls 200 hectares de forêts avaient été déboisés. C’est ainsi que l’on appela les Acadiens les défricheurs d’eau.

Le documentaire de fiction intitulé Les aboiteaux, l’un des premiers films acadiens tournés par l’Office national du film réalisé par Roger Blais en 1955, dépeint cette réalité particulière.

Bien qu’il s’agisse d’une œuvre de fiction, ce film met en relief le fait que, dans les années 1950, les Acadiens ont été confrontés à une détérioration rapide de leur système de digues et qu’une réfection majeure a effectivement eu lieu dans cette région, y compris dans l’isthme de Chignecto, pour retenir les eaux de la baie de Fundy.

Au cours des dernières décennies, force est de constater que de nouvelles menaces sont apparues qui n’avaient pas été envisagées à l’époque. Aujourd’hui, chers collègues, l’isthme de Chignecto est particulièrement menacé par la hausse du niveau de la mer et des circonstances météorologiques causées par les changements climatiques.

Selon l’Étude approfondie d’ingénierie et de faisabilité relative à l’adaptation aux changements climatiques de l’isthme de Chignectou, réalisée l’année dernière par les provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse :

D’ici l’année 2100, la montée du niveau de la mer ainsi que l’affaissement des terres côtières représenteront des menaces importantes pour les infrastructures côtières des provinces atlantiques. Les digues ainsi que les différentes infrastructures commerciales de l’isthme de Chignecto ci-après sont menacées : l’autoroute transcanadienne, le réseau ferroviaire du CN, les lignes hautes tension 138 kV et 345 kV, les réseaux de fibre optique, le parc éolien, les terres agricoles et plusieurs installations de services publics.

En tant que voie de transport et de commerce majeure au pays, sans compter sa valeur agricole pour les habitants de cette région, ce serait effectivement catastrophique si l’isthme se trouvait inondé d’ici 2100.

Le Comité sénatorial des transports et des communications étudie en ce moment l’incidence des changements climatiques sur les infrastructures essentielles dans les secteurs des transports et des communications — notamment celles qui se trouvent sur l’isthme. Ses membres ont entendu des témoignages pertinents sur le sujet.

Chers collègues, permettez-moi de citer David Kogon, maire actuel de la ville d’Amherst, en Nouvelle-Écosse :

Nous avons maintenant l’impression que, en raison de l’élévation du niveau de la mer, une tempête ne sera même pas nécessaire pour que les digues cèdent, et les tempêtes sont plus fréquentes et plus intenses [...] ce qui était la tempête d’une vie est devenu un phénomène annuel. Dans les trois ou quatre dernières années, nous avons été frappés par plus d’ouragans que bien des années précédentes.

Le problème, c’est la vulnérabilité causée par les changements climatiques. Les digues ne seront pas détruites, mais ces tempêtes les rendront inopérantes. Par conséquent, même si le réseau ferroviaire, la route et les lignes de transport d’électricité sont en bon état, rien de tout cela ne nous protégera en cas d’inondation.

Nous sommes vulnérables. Il pourrait y avoir une marée haute, une pleine lune et un ouragan à tout moment. C’est pourquoi nous sommes d’avis qu’il faut lancer les efforts d’atténuation de toute urgence.

Il est donc manifeste que nous devons adapter le réseau de digues de l’isthme aux effets des changements climatiques, et ce, avant qu’il ne soit trop tard.

Le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse s’entendent sur la nécessité de restaurer ce système, mais ne s’entendent guère sur les modalités de financement. Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle‑Écosse estiment que le gouvernement fédéral est entièrement responsable des travaux et ultimement de la facture, alors que ce dernier propose d’en payer 50 %, notamment en se basant sur le fait que les provinces sont propriétaires de l’autoroute transcanadienne qui traverse l’isthme. Le coût du projet de restauration de ce système est estimé à 650 millions de dollars.

C’est donc sur cette toile de fond que le gouvernement néo‑écossais a demandé à la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse de préciser si le gouvernement fédéral a la responsabilité « exclusive » de maintenir les digues et autres structures en place pour protéger l’isthme. Il va sans dire, chers collègues, que cette démarche judiciaire soulève des questions constitutionnelles qui vont au-delà de l’enjeu du financement.

En gardant ce contexte à l’esprit, le projet de loi S-273 rendrait le gouvernement fédéral responsable des travaux de restauration des digues par l’entremise d’une déclaration du Parlement affirmant que ces travaux sont à « l’avantage général du Canada », conformément à l’alinéa 92(10)c) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Ce faisant, nous pouvons raisonnablement supposer qu’il sera chargé de payer la totalité de la facture des travaux, répondant ainsi aux souhaits des gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.

Dans le discours à l’étape de la deuxième lecture qu’il a présenté le 3 octobre, le sénateur Quinn a donné quelques raisons d’exercer le pouvoir déclaratoire du gouvernement fédéral. Il a notamment souligné l’importance du projet de restauration des digues à l’échelle nationale en disant qu’il en va de la protection d’un certain nombre d’éléments essentiels à la prospérité économique du pays, y compris la route transcanadienne et le réseau ferroviaire du CN. Il a souligné avec insistance que le financement fédéral de 50 % qui est prévu est insuffisant, compte tenu de l’importance de ce projet à l’échelle nationale.

Compte tenu du contexte entourant le projet de loi S-273, et même si je reconnais l’importante du réseau de digues de l’isthme de Chignecto et de ses ouvrages connexes sur le plan historique, culturel et — disons-le — national, je me pose quelques questions sur le bien-fondé de ce projet de loi.

En tant qu’organe législatif chargé de porter un second examen attentif sur les projets de loi, le Sénat est-il le mieux placé pour déterminer qui est constitutionnellement responsable des travaux dans l’isthme de Chignecto?

Est-il le meilleur forum pour adopter un projet de loi susceptible d’avoir des incidences financières sur le gouvernement fédéral?

Par ailleurs, le Sénat devrait-il s’immiscer dans ce type de relation fédérale-provinciale, surtout si l’on tient compte du fait que nous attendons l’issue de la procédure judiciaire entamée par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse?

Dans un esprit de fédéralisme coopératif, ne devrions-nous pas promouvoir la diplomatie fédérale-provinciale pour dénouer l’impasse? Voilà toutes les questions que je me pose et qui, à mon sens, nécessitent un examen approfondi en comité.

Dans cette enceinte, notre ancien collègue André Pratte a déjà affirmé que le pouvoir déclaratoire est une mesure qui ne devrait être exercée qu’en dernier recours.

Il a notamment affirmé ceci :

Parmi les mesures dont dispose un gouvernement central, le pouvoir déclaratoire est la moins fédéraliste de toutes. Certains la voient même comme la bombe nucléaire de l’arsenal du gouvernement fédéral.

Il poursuivait en disant ce qui suit :

D’après Peter Hogg, professeur de droit constitutionnel réputé, « le pouvoir que l’al. 92(10)c) confère au Parlement fédéral va à l’encontre des principes classiques du fédéralisme. »

Ces affirmations justifient d’autant plus que l’on prenne le temps d’étudier attentivement la nature et la portée potentielle de l’utilisation du pouvoir déclaratoire.

L’honorable Percy E. Downe [ - ]

Le sénateur accepterait-il de répondre à une question?

Le sénateur Cormier [ - ]

Oui.

Le sénateur Downe [ - ]

Merci beaucoup sénateur Cormier. Comme d’habitude, votre intervention était aussi informative qu’intéressante. C’était du calibre auquel vous nous avez habitués au fil des ans, et nous n’attendons rien de moins de votre part.

J’aimerais revenir, cela dit, sur l’analyse que vous faites du transfert de pouvoir. Selon ce que j’en comprends, le fait qu’un pouvoir soit transféré n’oblige pas le gouvernement fédéral à dépenser quoi que ce soit; il peut simplement le faire s’il le souhaite. S’il en est ainsi — et je m’en veux de soulever pareil argument aussi tard un jeudi après-midi — c’est à cause du même problème qui touche le pont de la Confédération et le pont Champlain depuis des années et auquel je m’intéresse de près. Selon mes recherches, il date de 1886. À l’époque, il y avait une digue à Montréal dont le gouvernement fédéral se servait, mais dont il a ensuite refusé de financer la construction. Il en va de même pour les pont de la Confédération et le pont Champlain.

Selon ce que j’en comprends, le gouvernement peut financer, mais il n’y est pas tenu. Comprenez-vous la même chose que moi?

Le sénateur Cormier [ - ]

C’est ce que je comprends moi aussi, et c’est précisément parce qu’il s’agit d’une question importante qui relève à la fois de la Constitution et des relations entre le fédéral, les provinces et les territoires que je trouve aussi important que nous renvoyions ce projet de loi à un comité. Il s’agit d’une question importante, et j’applaudis le sénateur Quinn d’avoir présenté ce projet de loi. J’espère simplement que nous aurons la chance d’en discuter et de l’étudier en comité. Je vous remercie, sénateur Downe.

Son Honneur la Présidente intérimaire

Nous allons suspendre la séance le temps de régler le problème de son.

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