Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
5 novembre 2020
Tansi. Honorables sénateurs, je suis honorée de me joindre à vous aujourd’hui en direct d’Edmonton — ou, de son nom cri, Amiskwaciwâskahikan — pour prononcer ce qui, je crois, constitue le premier discours au Sénat livré depuis le territoire du Traité no 6.
Je me réjouis que la technologie, l’expertise professionnelle, les compromis politiques et la bonne grâce des sénateurs me permettent de m’adresser au Sénat de cette manière pendant la crise de la pandémie, plus précisément pour parler du projet de loi S-207, loi modifiant le Code criminel en ce qui concerne l’indépendance des tribunaux.
La dernière fois que j’ai pris la parole au Sénat pour parler des problèmes et des dilemmes moraux qui découlent de l’imposition d’un système rigide de peines minimales obligatoires dans les salles d’audience du Canada, je vous ai parlé des histoires de meurtres horribles et bouleversantes que j’avais couvertes à l’époque où j’étais journaliste à Edmonton.
Aujourd’hui, nous réexaminons les failles du régime canadien de peines minimales obligatoires et j’aimerais vous parler d’une autre affaire beaucoup plus récente. En fait, cette affaire a fait la manchette des médias la semaine dernière.
Cette affaire est la triste histoire d’une Albertaine dénommée Helen Naslund et elle illustre les répercussions inattendues que peuvent avoir les peines minimales obligatoires sur la justice canadienne.
Helen Naslund était une femme battue. Elle avait épousé Miles Naslund alors qu’elle était adolescente. Le couple et leurs trois enfants avaient un ranch près de Holden, en Alberta. D’après un exposé conjoint des faits inscrit auprès du tribunal, de nombreux incidents de violence physique et psychologique ont marqué les 27 années d’union du couple. M. Naslund était un grand gaillard baraqué qui avait mauvais caractère et qui contrôlait les mouvements et les conversations de son épouse. Mme Naslund était menue. Sa famille dirait qu’à tout casser, elle pesait peut-être une centaine de livres.
Les Naslund étaient tous deux alcooliques et dépressifs, et les difficultés financières de leur exploitation agricole ne faisaient qu’empirer le problème. Bref, en 2011, la fin de semaine de la fête du Travail, la situation a dégénéré en crise.
Selon les documents judiciaires, Miles Naslund avait bu abondamment toute la fin de semaine et était en état d’ébriété avancé. Pendant ce temps, Mme Naslund se démenait dans les champs, où elle coupait le foin à l’aide d’une faucheuse-conditionneuse. Lorsque la machine est tombée en panne, le dimanche, M. Naslund a explosé de rage, vociférant et lançant des clés à molette à son épouse, à qui il attribuait la responsabilité du bris mécanique.
Puisque la faucheuse ne fonctionnait pas, Mme Naslund est retournée à la maison pour préparer le souper familial du dimanche. Lorsque M. Naslund est revenu du champ, il a sermonné Mme Naslund et lui a dit qu’elle paierait cher pour avoir brisé la machine.
Il a continué à rager. Puis il a violemment balayé tous les plats, les ustensiles, les verres et la nourriture qui se trouvaient sur la table du dîner entièrement mise et a crié à Mme Naslund que le repas qu’elle avait préparé n’était même pas digne d’un chien.
Selon l’exposé conjoint des faits, sa violence et son comportement menaçant se sont aggravés au cours de la soirée. Les choses ne se sont calmées que lorsque Miles Nasland a perdu connaissance tard dans la nuit tellement il était saoul.
Au milieu de la nuit — ou plutôt, au petit matin — alors que son mari était couché face contre terre, ivre mort, Mme Nasland est allée chercher un revolver de calibre 22 que la famille gardait à la maison. Puis, elle a tiré deux balles à l’arrière de la tête de son mari.
Au lever du jour, Helen et son fils, Neil, ont élaboré un plan. Ils ont traîné le corps à l’extérieur, puis ils l’ont placé dans une grande boîte à outils pour plateforme de camion. Ils ont placé un sac sur la tête de Miles, ils ont percé des trous dans la boîte, ils l’ont remplie de masses d’alourdissement, puis ils l’ont soudée. Plus tard dans la soirée, ils se sont rendus en voiture jusqu’à un étang artificiel, ils ont ramé jusqu’au milieu du marécage pour y jeter la boîte, où elle s’est enfoncée dans la boue. Suivant toujours leur plan, ils ont écrasé la voiture de Miles à l’aide d’une excavatrice qu’Helen avait empruntée, puis ils l’ont enterrée dans la ferme. Une fois débarrassés du corps et de la voiture, ils ont appelé la police pour signaler la disparition de Miles.
La famille a gardé ce terrible secret pendant six ans. Mais, en raison des potins de famille et de quartier, la GRC a fini par apprendre que Miles n’avait pas simplement disparu. Six ans, presque jour pour jour, après le meurtre de Miles Naslund, la GRC a découvert une grande boîte à outils pour plateforme de camion couverte de limon et de boue au fond du marécage situé à quelques kilomètres de l’exploitation agricole de la famille Naslund. À l’intérieur de la boîte, les agents ont trouvé le corps partiellement décomposé de Miles Naslund.
Helen Naslund s’est rendue à la police et a confessé son crime. Elle a été accusée de meurtre au premier degré, soit une accusation qui entraîne une peine obligatoire d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.
Une peine minimale obligatoire d’emprisonnement à perpétuité peut en théorie sembler juste pour un meurtre au premier degré. Après tout, le meurtre délibéré d’une personne est l’un des crimes les plus graves. Bien entendu, nous condamnons les meurtres et nous souhaitons protéger la collectivité en imposant des peines sévères à ceux qui commettent un crime aussi odieux.
Cependant, tous les meurtres ne sont pas les mêmes ni tous les meurtriers non plus. Une femme battue comme Helen Naslund, qui a tiré sur son mari après avoir été menacée et violentée toute la soirée, mérite-t-elle vraiment le même genre de peine qu’un tueur en série misogyne comme Robert Pickton, Paul Bernardo ou Russell Williams, ou la même peine que le responsable d’une tuerie raciste comme Alexandre Bissonnette? Comme je l’ai dit lors de mon précédent discours sur les peines minimales obligatoires, chaque meurtrier est différent, et chaque meurtre est unique.
Pour le meilleur et pour le pire; c’était évident pour les personnes qui ont poursuivi et condamné Helen Naslund que l’imposition de la peine minimale obligatoire pour meurtre au premier degré dans cette affaire serait une erreur judiciaire. Un compromis a donc été trouvé. Mme Naslund a accepté de plaider coupable d’homicide involontaire. La semaine dernière, dans un tribunal d’Edmonton, elle a été condamnée à 18 ans de prison et elle aura la possibilité d’obtenir une libération conditionnelle bien plus tôt.
Certes, on peut bien dire, « parfait, le système fonctionne tel qu’il est. Les tribunaux trouvent quand même de façons novatrices d’imposer des peines appropriées. » Cependant, bien honnêtement, une telle situation tourne en dérision le système de justice ou, à tout le moins, elle force les juges à accomplir des prouesses judiciaires.
Peu importe ce qu’a fait Helen Naslund et peu importe pour quelle raison, prendre une arme à feu pour abattre son mari inconscient de deux balles derrière la tête ne répond pas à la définition conventionnelle de l’homicide involontaire. Qui plus est, on peut imaginer qu’il aurait été bien difficile pour l’avocat de Mme Naslund de se risquer à invoquer la légitime défense ou l’excuse qu’elle était une femme battue, vu la menace d’une peine d’emprisonnement à perpétuité non négociable qui pesait sur sa cliente.
Un jury aurait-il exonéré Helen Naslund? Nous ne le saurons jamais, car le spectre de la peine minimale obligatoire l’a empêchée de subir un procès véritablement équitable.
Ce n’est que l’exemple le plus récent des distorsions que peuvent causer les peines minimales obligatoires dans le système de justice. Elles placent les procureurs de la Couronne et les avocats de la défense dans des situations pénibles et parfois impossibles. Elles minent l’indépendance des tribunaux et elles sapent l’autorité des juges canadiens. Elles nuisent à la réputation du système judiciaire et elles suscitent un manque de confiance envers lui dans le grand public.
Nous voulons que les Canadiens sachent que nos juges sont bien formés, expérimentés et impartiaux et que nous pouvons nous fier à eux pour tenir compte de tous les faits propres à chaque affaire et pour imposer la peine qui convient, tout en ayant en tête les circonstances propres à chaque affaire et les particularités de l’accusé.
Si l’on craint que quelques juges n’aient pas la formation, l’expertise, le tempérament ou le jugement requis pour faire leur travail, eh bien occupons-nous en au lieu d’entraver l’ensemble de la magistrature. Arrêtons de contraindre les juges dans l’espoir d’obtenir, devant des tragédies humaines complexes, des décisions bien nettes et bien identiques. Si nous voulons que les peines soient prononcées sans compassion, sans réflexion, sans jugement moral et sans tenir compte des faits particuliers de l’affaire, eh bien créons des algorithmes, embauchons des robots et traitons les affaires judiciaires avec toute l’efficacité d’une chaîne de montage. L’autre option, c’est de nommer des juges qualifiés, de les préparer à s’acquitter de leur tâche, de les protéger de toute ingérence politique et de rétablir la confiance du public envers l’indépendance et l’intégrité des tribunaux du pays; autrement dit, c’est d’appuyer la sénatrice Pate et le projet de loi S-207.
Merci, et hiy hiy.