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Les défis et possibilités auxquels font face les municipalités canadiennes

Interpellation--Ajournement du débat

2 décembre 2021


Ayant donné préavis le 24 novembre 2021 :

Qu’elle attirera l’attention du Sénat sur les défis et possibilités auxquels font face les municipalités canadiennes, et sur l’importance de comprendre et de redéfinir les relations entre les municipalités du Canada et le gouvernement fédéral.

 — Honorables sénateurs, j’espère que cette interpellation amènera les sénateurs à entamer une profonde réflexion sur le rôle des municipalités au sein de la Confédération et sur l’urgence de veiller à ce que les municipalités aient les moyens financiers et politiques nécessaires pour mener le Canada vers un avenir plus juste, plus prospère et plus créatif.

Malgré l’immensité de ce pays, près de 82 % des Canadiens vivent dans des régions urbaines, ce qui fait du Canada l’un des trois pays les plus urbanisés du monde. C’est un changement considérable par rapport à la situation du Canada en 1867, époque où 84 % des Canadiens vivaient dans des régions rurales. Au début de la Confédération, la Constitution considérait que les villes relevaient des provinces.

Certaines municipalités sont très populeuses. Par exemple, des villes comme Toronto et Calgary ont une population et une économie qui dépassent largement celles de bien des provinces canadiennes.

D’autres municipalités sont des villes, des villages ou des comtés ruraux de plus petite taille, mais ce sont quand même des municipalités qui doivent faire face à des difficultés semblables à celles qui touchent les grandes municipalités des régions urbaines.

Les gouvernements municipaux se retrouvent en première ligne de tant de crises, d’enjeux et de problèmes majeurs au pays. Par exemple, ils sont directement touchés par les catastrophes naturelles, comme celles qui sont causées par les changements climatiques. Qu’il s’agisse de crues soudaines des eaux, de feux de forêt ou de violentes tempêtes, les municipalités doivent ramasser les dégâts et rebâtir leurs communautés.

Par conséquent, les villes et les villages agissent aussi comme les premiers intervenants lorsqu’il s’agit de rebâtir ou de moderniser les infrastructures pour leur permettre de résister aux aléas des changements climatiques. Qu’il suffise de penser au rééquipement des égouts pluviaux, à la protection des réservoirs d’eau ou au dépeuplement des plaines inondables.

À l’heure de la mondialisation et du multiculturalisme, les municipalités doivent également aider sur le terrain les nouveaux immigrants à s’adapter à la vie au Canada.

Au sein de notre pays toujours aux prises avec les réalités de la réconciliation, les villes et les villages, surtout dans les prairies de l’Ouest, ont été appelés à travailler directement avec les populations autochtones urbaines, en plus de se trouver à l’avant-garde des nouvelles relations avec les Premières Nations avoisinantes. Des villes comme Winnipeg, Saskatoon et Edmonton assument toutes un rôle de leadership dans l’établissement de ces nouvelles relations de confiance.

Les petites et les grandes municipalités doivent vivre concrètement les dilemmes de l’itinérance et de la toxicomanie, alors que les villes et les villages du Canada doivent lutter contre le fléau de la crise des opioïdes.

Dans certaines parties du pays, y compris en Alberta, ce sont les municipalités qui ont réagi le plus urgemment et prestement à la crise de la COVID-19, en mettant en place des mesures de santé publique, comme le port du masque ou des règles sur le taux d’occupation des locaux, alors que les provinces refusaient d’agir.

Or, le rôle des villes ne se limite pas à la résolution de problèmes. Elles sont aussi des moteurs économiques générateurs de créativité dans notre Confédération. C’est là où se rassemblent nos entrepreneurs, nos inventeurs, nos artistes et nos auteurs; c’est là où se trouvent nos universités; c’est là où fleurissent nos théâtres, nos orchestres et nos troupes de danse. Les villes, c’est là où nous allons pour trouver une banque, du capital de risque et tellement d’autres choses liées à nos industries.

La révolution numérique? C’est dans nos villes qu’elle a lieu. Nous nous devons de reconnaître que les municipalités ne sont pas juste chargées de résoudre des problèmes sociaux, mais qu’elles sont des catalyseurs et des incubateurs de prospérité économique. Pourtant ces pauvres « créatures » sont laissées pour compte sur le plan constitutionnel, ce sont les Cendrillon du Canada et les Rodney Dangerfield de la Confédération. Pendant des dizaines d’années, elles se sont battues pour obtenir le respect et les ressources dont elles avaient besoin; et il est arrivé qu’elles arrivent à faire entendre leur voix par intermittence. Pourtant, elles se retrouvent trop souvent encore prisonnières du refrain « deux pas en avant, un pas en arrière ».

Les villes, qui nous fournissent la plupart des services publics essentiels et qui sont responsables en grande partie de notre avenir économique, sont les enfants pauvres du gouvernement. Elles perçoivent beaucoup moins de recettes fiscales que les provinces ou le gouvernement fédéral. Par exemple, sur chaque dollar d’impôt des ménages, les municipalités ne reçoivent que 9 ¢.

En moyenne, les villes canadiennes tirent environ 45 % de leurs revenus des impôts fonciers. Ce modèle entraîne toutes sortes de problèmes. Dans les villes comme Toronto et Vancouver, où les prix des maisons ont explosé pour atteindre des niveaux pharaoniques, les propriétaires peuvent souvent être riches en biens immobiliers, mais pauvres en liquidités, incapables de payer les taxes d’un foyer autrement considéré comme modeste, mais dont la valeur a monté en flèche.

Il y a ensuite le dossier épineux des impôts fonciers sur les immeubles commerciaux — un problème qui pourrait devenir beaucoup plus criant au fur et à mesure que nous assimilons tous les changements sociaux apportés par la pandémie de COVID-19 qui se poursuit.

Même avant l’arrivée du coronavirus, nous faisions la transition entre l’économie industrielle et l’économie numérique. Même avant cette crise sanitaire, les magasins de détail, peu importe leur taille, ressentaient les pressions de la concurrence sur Internet. La pandémie a grandement accéléré l’adoption du magasinage en ligne. Avec les applications de livraison de repas qui ont la cote, combien de restaurants se sentent poussés par la pandémie à changer leurs modèles d’affaires, à réduire, voire à éliminer l’espace réservé pour manger sur place?

Qu’en est-il des tours de bureaux? Le monde des affaires a adopté le télétravail depuis environ 20 mois. Combien de tours de bureaux resteront vides pendant des années? En ce moment, le taux d’inoccupation des bureaux est de 15,7 % au Canada. Plus précisément, il est de 15,5 % à Halifax, de 16,1 % à London et de 24,4 % à Edmonton. À Calgary, le taux d’inoccupation des bureaux au centre-ville est inquiétant : il atteint 31 %.

Combien de projets de nouveaux bureaux dans des villes au Canada ont remis aux calendes grecques?

L’impôt municipal prélevé sur les entreprises se fonde sur la superficie en pieds carrés d’une exploitation. Si les centres commerciaux, les mégacentres, les magasins indépendants et les restaurants ferment leurs portes et que des tours de bureaux ne sont jamais érigées, où les villes trouveront-elles leurs revenus fonciers?

L’économie des ressources industrielles connaît de profonds bouleversements, et les répercussions régionales n’épargnent pas les petites municipalités. Les finances des villes et des comtés de ma province, l’Alberta, sont soumises à d’énormes pressions à cause de la perte de recettes provenant des producteurs d’hydrocarbures.

En 2019, les Rural Municipalities of Alberta ont découvert que les sociétés d’hydrocarbures n’avaient pas payé aux petites villes et aux comtés de la province 81 millions de dollars en impôts fonciers, un montant sans précédent. En janvier 2020, le même organisme a rapporté que les municipalités rurales de l’Alberta avaient un manque à gagner de 173 millions de dollars en impôts fonciers impayés par l’industrie des hydrocarbures. En 2021, les Rural Municipalities of Alberta ont rapporté que les sociétés d’hydrocarbures devaient à leurs membres 245 millions de dollars en impôts fonciers impayés.

Les municipalités n’ont guère d’autres options pour recueillir des fonds. Les frais d’utilisation et de permis ne peuvent simplement pas compenser le manque à gagner quand les impôts fonciers traditionnels ne suffisent pas — ou sont indisponibles — pour assurer le bon fonctionnement de la ville. Entretemps, plusieurs gouvernements provinciaux ont transféré de plus en plus de responsabilités aux municipalités, responsabilités qui relevaient auparavant des provinces, sans nécessairement leur donner les ressources supplémentaires pour les assumer.

Les gouvernements fédéraux successifs au fil des ans ont tenté d’intervenir pour combler l’écart creusé. Le Fonds pour le développement des collectivités du Canada, qu’on appelait auparavant Fonds de la taxe sur l’essence, verse aujourd’hui plus de 2 milliards de dollars aux municipalités du pays — pas directement, mais par l’entremise des gouvernements provinciaux.

Il existe différents autres fonds comme le Fonds pour la large bande universelle, le Fonds pour le transport en commun à zéro émission et le plan Investir dans le Canada, qui ont pour objectif de soutenir les municipalités et de répondre à leurs besoins. Ce financement est le bienvenu, mais il ne suffit pas à régler l’inégalité constitutionnelle au pays qui rend les villes canadiennes, même celles qui ont des millions d’habitants, dépendantes des autres ordres de gouvernement.

Dans un document produit cette année pour le Centre d’excellence sur la fédération canadienne, la professeure de sciences politiques de Dalhousie Kristin R. Good mentionne la décision rendue en 1997 par la Cour de justice de l’Ontario, qui avait rejeté la contestation de la Loi de 1997 sur la cité de Toronto, la loi qui fusionnait dans la controverse de façon unilatérale six municipalités en une seule « mégaville ». Cinq des six villes concernées avaient contesté la loi provinciale devant les tribunaux. Dans la décision qu’elle a rendue dans l’affaire East York c. Ontario, la Cour de l’Ontario a déclaré, premièrement, que les institutions municipales n’ont pas de statut constitutionnel; deuxièmement, que ce sont des créatures de l’Assemblée législative et qu’elles n’existent que si une loi provinciale le veut ainsi; troisièmement, qu’elles n’ont pas d’autonomie propre et que leurs pouvoirs peuvent être abolis ou abrogés par une loi provinciale; et quatrièmement, qu’elles ne peuvent exercer que les pouvoirs qui leur sont conférés par voie législative.

La décision cite l’expert Andrew Sancton, qui a affirmé que les municipalités canadiennes n’avaient aucune protection contre les lois provinciales qui modifient leur structure, leurs fonctions et leurs ressources financières sans leur consentement.

Cet état de fait a été encore confirmé en octobre 2021 dans une décision rendue par la Cour suprême. La cour a conclu, à 5 voix contre 4, que l’Ontario avait le droit constitutionnel de réduire considérablement la taille du conseil municipal de Toronto au milieu d’une campagne électorale municipale.

À moins d’un changement fondamental, il semble donc que les municipalités canadiennes resteront coincées à tout jamais dans une relation féodale avec leurs seigneurs les provinces.

L’idée d’une réforme en profondeur de la Constitution n’a probablement aucune chance de réussite. Cela ne nous empêche toutefois pas d’entreprendre des changements graduels afin de donner aux villes et villages du pays une autodétermination économique accrue et un droit de regard accru sur leur planification et leur croissance futures.

Je n’ai pas de solution magique. J’espère plutôt que le Sénat pourra commencer à poser les questions nécessaires. J’invite mes collègues sénateurs à se joindre à moi dans cette entreprise. Cette interpellation a besoin de vos voix, de vos histoires, de vos idées, de vos expériences et de vos réflexions. Plusieurs d’entre vous ont déjà été maires. D’autres ont passé des années à réfléchir à ces questions en raison de leur travail avec les gouvernements provinciaux, les Premières Nations, les organismes sans but lucratif et le milieu des affaires.

Aucun comité sénatorial n’a le mandat voulu pour étudier cette question. J’espère néanmoins que cette interpellation essentielle pourra mettre à profit les meilleures compétences et analyses du Sénat. J’espère que vous prendrez bientôt la parole sur le sujet afin que nous puissions établir une sorte de collection de discours réfléchis qui abordent différents aspects de ce dilemme selon diverses perspectives politiques.

Dans sa bande dessinée Candide, le philosophe français Voltaire laisse entendre que le secret du bonheur dans la vie est de cultiver son jardin.

Il faut cultiver notre jardin.

On peut prendre ce conseil au pied de la lettre ou le voir comme une métaphore, ce qui est mon cas. Les municipalités du Canada sont les jardins où nos collectivités prennent racine et croissent. Elles sont les serres où nous pouvons mettre à l’essai nos plans visant à lutter contre les changements climatiques, à encourager la diversité et à favoriser la réconciliation. Si les villes ne fleurissent pas, le Canada ne peut pas prospérer. Nous devons prendre soin des municipalités, car c’est là que nous semons les germes de notre avenir.

Oui, chers amis, chers collègues, il faut cultiver nos jardins et, dans cette Chambre, il faut cultiver nos jardins ensemble. Merci, hiy hiy.

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