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Projet de loi de Jane Goodall

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

30 mars 2023


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-241, connu sous le nom de « loi de Jane Goodall ». Depuis que ce projet de loi nous a été présenté, nous avons entendu de nombreux discours inspirés, passionnés, voire lyriques, sur l’importance de protéger les animaux, en particulier les mammifères « charismatiques », comme les gorilles, les éléphants, les tigres et les baleines, contre les mauvais traitements et l’exploitation.

Nos attentes culturelles concernant les soins à apporter aux animaux sauvages en captivité dans les zoos et les aquariums ont radicalement changé au cours de notre vie. Aujourd’hui, il ne suffit pas que les animaux soient en sécurité et bien nourris. Nous exigeons également que les animaux soient soignés et exposés d’une manière qui reconnaît et respecte leur dignité et leur autonomie. Nous pensons désormais que le rôle premier des jardins zoologiques et des parcs marins n’est pas de divertir les enfants et de vendre du maïs soufflé, mais de protéger les espèces menacées de disparition ou d’extinction. Les zoos du Canada sont fiers de leurs programmes d’élevage et des efforts qu’ils déploient non seulement pour assurer la sécurité des animaux en captivité, mais aussi pour les réintroduire, lorsque possible, dans leur habitat naturel.

Il s’agit d’un changement radical de paradigme. Durant mon enfance, à Edmonton, j’habitais à quelques rues de ce qui s’appelait alors le zoo Storyland. Les animaux étaient gardés dans des enclos qui présentaient des décors et des toiles de fond évoquant des comptines et des contes de fées. Aucun effort n’était fait pour que les animaux évoluent dans un environnement naturel. Ils étaient là pour avoir l’air mignons et faire partie d’un monde imaginaire de contes de fées.

Mais le zoo a laissé tomber le thème du monde imaginaire il y a des dizaines d’années. Aujourd’hui, l’Edmonton Valley Zoo se concentre surtout — mais pas exclusivement — sur la faune nordique et des prairies qui est bien adaptée à la vie le long du 53e parallèle. Le zoo s’efforce, dans la mesure du possible, d’offrir un environnement relativement naturel aux animaux. Certains des vieux enclos sont toujours là, mais le zoo progresse dans la bonne direction et se tient au fait des philosophies émergentes dans ce domaine.

L’Edmonton Valley Zoo est aussi membre d’un réseau international participant à ce qu’on appelle le Species Survival Plan, un programme de reproduction et de rétablissement d’espèces menacées ou en voie de disparition. Il participe notamment à la reproduction et à la protection du tigre de l’Amour, du zèbre de Grevy, du léopard des neiges, du petit panda et du tamarin de Goeldi. Le zoo appuie aussi les travaux des organismes Snow Leopard Trust, Red Panda Network et Amphibian Ark.

L’Edmonton Valley Zoo a fait de son mieux pour apprendre des erreurs et des préjugés du passé et s’efforce de créer un lieu éducatif pour la collectivité et qui participe à la sauvegarde des espèces menacées.

J’en parle non seulement pour souligner la façon dont la philosophie de la gestion des zoos canadiens a évolué au fil du temps, mais aussi parce que les succès — et les échecs — de l’Edmonton Valley Zoo mettent en lumière une lacune problématique du projet de loi S-241.

Dans sa version actuelle, le projet de loi s’aligne sur les normes américaines en matière de soins dans les zoos et les aquariums, établies par l’Association of Zoos and Aquariums, l’AZA. Le projet de loi accorde aux sept grands zoos et parcs marins canadiens accrédités par l’AZA des exemptions et des privilèges particuliers, auxquels les autres zoos canadiens n’ont pas droit, et ce, peu importe que le Canada dispose de son propre organisme qui inspecte et qui évalue de manière indépendante les zoos canadiens, Aquariums et zoos accrédités du Canada ou AZAC.

Le projet de loi n’explique pas pourquoi nous devons ou devrions nous fier aux normes américaines plutôt qu’aux normes canadiennes. Il laisse sous-entendre que l’accréditation américaine est meilleure ou, peut-être, plus difficile à obtenir. Cependant, en tant que Canadienne, je ressens un profond malaise à l’idée d’inscrire dans le texte du projet de loi une préférence explicite pour les protocoles américains plutôt que canadiens...

... sans aucune preuve, tout simplement parce que si c’est américain, c’est forcément mieux.

Si nous craignons qu’Aquariums et zoos accrédités du Canada n’aie pas les normes adéquates ou assez de mordant, il nous faudrait régler ce problème plutôt que d’importer dans notre mesure législative canadienne des règles et des règlements américains. Bien que nous puissions penser aujourd’hui que celles-ci sont préférables, à la lumière des changements culturels que connaissent les États-Unis, souhaitons-nous vraiment assujettir notre mesure législative aux principes et aux modèles américains à long terme?

En devant nous en remettre au jugement des inspecteurs américains, nous risquons également de nous priver de la possibilité de prendre des décisions nuancées fondées sur des réalités locales précises, et j’aimerais à ce sujet revenir sur l’exemple de l’Edmonton Valley Zoo et parler d’un problème évident.

L’une des principales raisons pour lesquelles l’Edmonton Valley Zoo n’a jamais obtenu l’accréditation de l’AZA est qu’il abrite une éléphante d’Asie solitaire nommée Lucy. Lucy vit au zoo depuis 45 ans et sa présence y est controversée depuis des décennies, des groupes de pression du monde entier exigeant son transfert dans un refuge pour éléphants aux États-Unis, où bon nombre de ces refuges, soit dit en passant, ne sont pas accrédités par l’AZA.

Si j’avais une machine à remonter le temps et si je pouvais annuler la décision prise il y a plus de 40 ans de faire venir Lucy à Edmonton, je le ferais. Le zoo n’aurait probablement jamais dû avoir d’éléphant. Comme beaucoup d’entre vous l’ont expliqué, les éléphants sont des animaux intelligents et sociaux qui ne s’épanouissent pas dans la solitude, et ce sont des animaux de grande taille qui ont besoin d’espace et de liberté pour se déplacer. Ils ne sont pas faits pour être logés dans des granges ou des enclos.

C’est une chose de dire que le zoo n’aurait jamais dû avoir d’éléphant ou qu’il devrait améliorer ses enclos, mais c’en est une autre d’insister pour que Lucy soit déplacée sur-le-champ. Depuis des années, l’association britannique de défense des droits des animaux Free the Wild mène une campagne internationale pour que Lucy soit retirée de l’Edmonton Valley Zoo. Pas plus tard qu’en 2021, Free the Wild a décrit Lucy comme étant « prisonnière » et au « purgatoire ». La déclaration publique de l’association se poursuit ainsi :

La question demeure : pourquoi l’Edmonton Valley Zoo, après quatre décennies de pure exploitation, choisit-il de continuer à torturer Lucy?

En réponse, le zoo a invité quatre experts indépendants — choisis par Free the Wild — à examiner Lucy en octobre dernier. La semaine dernière, Free the Wild a publié leurs rapports indépendants sur la santé de Lucy et les soins qui lui ont été prodigués. Les experts ont-ils trouvé des preuves de torture?

Eh bien, voici ce qu’a écrit Ingo Schmidinger, qui est un spécialiste international des soins des éléphants vivant en captivité et qui, au moment de l’examen, était directeur des opérations internationales pour le Global Sanctuary for Elephants, un sanctuaire mondial pour les éléphants. Je le cite :

Les membres de l’équipe accomplissent leurs tâches quotidiennes avec énormément de dévouement […]

 — a-t-il affirmé à propos du personnel de l’Edmonton Valley Zoo —

[…] Il est extraordinaire de voir tout le temps que le personnel soignant passe avec Lucy durant toutes les heures de travail, chaque jour, ainsi que d’observer la très grande attention qu’elle reçoit de chaque membre de l’équipe.

M. Schmidinger a conclu que, idéalement, Lucy devrait être réinstallée dans un sanctuaire pour les éléphants. Il a signalé, cependant, que, à cause d’une affection respiratoire de longue date, il doutait qu’elle puisse être déplacée sans danger en ce moment. Lucy respire et boit uniquement par sa bouche, et jamais par sa trompe, ce qui est extrêmement atypique. Personne ne sait si sa trompe est bloquée ou obstruée d’une façon quelconque. Malgré leurs meilleurs efforts, aucun des quatre experts n’a été en mesure de déterminer la cause de sa détresse respiratoire.

Voici ce que M. Schmidinger a écrit à ce sujet.

Cependant, on n’a pas encore déterminé quelle est la cause de ses problèmes respiratoires, même s’ils ont été observés et mentionnés depuis au moins 2008. […] Nous devons donc présumer que, dans les circonstances actuelles — puisque nous ne savons encore pas ce qui se passe avec Lucy —, il ne serait peut-être pas approprié de la déplacer en ce moment même.

Un autre rapport, rédigé par le Dr Frank Goeritz, vétérinaire en chef du Leibniz-Institut für Zoo-und Wildtierforschung à Berlin, et son collègue Thomas Hildebrandt, chef du département de gestion de la reproduction du Leibniz-Institut, est beaucoup plus catégorique. Ils ont écrit :

Pour résumer toutes les constatations médicales, nous concluons que Lucy n’est pas apte à voyager, que ce soit sur de longues ou de courtes distances [...] Le stress et même une activité physique très légère amènent Lucy dans un état métabolique d’anaérobie, ce qui peut conduire à une décompensation totale de sa respiration et donc de son métabolisme général.

Ils ont conclu :

Lucy doit donc rester [...] Outre le fait qu’elle ne peut pas voyager, elle est gériatrique et ne serait pas en mesure de s’adapter à son nouvel environnement (habitat inconnu, nouveau personnel soignant et autres éléphants). Lucy reçoit beaucoup d’affection et d’attention de la part de ses soigneurs et des vétérinaires, ce qui a donné lieu à un programme de gestion et d’enrichissement adapté à l’âge et à l’état de santé de Lucy. Elle ne survivrait pas sans l’aide des humains. L’objectif ultime est de garder Lucy stimulée et occupée et de lui fournir de bons soins pour le reste de sa vie [...]

Permettez-moi de préciser que l’âge médian de la mort d’un éléphant en captivité au Royaume-Uni est de 20 ans. Pour un éléphant d’Asie en captivité en Amérique du Nord, l’âge médian de la mort est de 43 ans, et Lucy a déjà 47 ans.

La quatrième experte à examiner Lucy, la Dre Patricia London, est arrivée à une conclusion différente. La Dre London, une vétérinaire américaine et la fondatrice de l’Asian Elephant Wellness Prioject, a conclu qu’en prenant les précautions appropriées, Lucy pourrait très bien survivre à un déménagement dans un sanctuaire pour éléphants au Tennessee. Même si la Dre London était celle qui a le plus critiqué la situation de Lucy, elle, aussi, a loué l’équipe qui prenait soin de l’éléphant. Voici ce qu’elle a écrit :

[...] il est reconnu que le personnel semble très déterminé à prendre soin de Lucy [...] À mon avis, l’équipe vétérinaire en place fait du bon travail pour surveiller Lucy et gérer sa douleur, et elle a son intérêt à cœur dans tout son travail et toutes ses recommandations. Tous les membres ont été très accueillants, et ouverts à toutes les suggestions concernant les soins de Lucy.

Mon objectif ici n’est pas de donner un A plus à l’Edmonton Valley Zoo en matière de soins aux éléphants. Les experts s’entendaient tous pour dire que Lucy bénéficierait d’une vie plus active, d’une alimentation incluant moins de foin et de fruits et plus de céleri et de persil — ce qui est probablement notre cas à tous —, d’un sable de meilleure qualité pour s’étendre, d’un accès à une piscine ou à un point d’eau et d’un espace beaucoup plus grand pour circuler librement. De plus, en tant qu’habitante d’Edmonton, je partage la frustration de la Dre London au sujet du fait qu’une grande partie de ces recommandations ont été faites dans le passé sans qu’on y donne suite. Lorsque la Ville d’Edmonton a assumé la responsabilité d’une éléphante il y a 45 ans, il lui incombait de veiller à ce qu’elle reçoive les meilleurs soins jusqu’à la fin de sa vie.

Toutefois, peut-on vraiment parler de torture et de purgatoire? De tels propos enflammés facilitent les collectes de fonds, mais sont peu utiles pour la prise de décisions dans l’intérêt de Lucy.

J’ai passé un bon moment à parler du cas de Lucy parce que certains d’entre vous ont soulevé des préoccupations très précises et saisissantes au sujet de son bien-être dans leur discours. Je voulais que vous disposiez tous de la dernière analyse indépendante sur son état de santé, qui a été menée par quatre experts embauchés par Free the Wild.

Cela dit, le cas de Lucy illustre l’importance du projet de loi S-241, puisqu’il limitera énormément la capacité d’autres zoos de faire les mêmes erreurs qu’a faites l’Edmonton Valley Zoo il y a 45 ans. Toutefois, il illustre également les limitations de ce projet de loi, qui repose trop sur des normes américaines — et non canadiennes — et qui présume trop facilement que le modèle américain est nécessairement meilleur du fait qu’il est américain.

Lorsque ce projet de loi sera renvoyé au comité, j’espère que les membres du comité passeront outre leurs sentiments et prendront une décision fondée sur des preuves scientifiques. Nous devons être de bons gardiens des animaux dont nous avons la garde et veiller à ce que nos zoos et nos aquariums soient adéquats et adaptés au XXIe siècle. Cela dit, il faut aussi voir à prendre les décisions à ce sujet ici même, au Canada, et à assumer les responsabilités qui en découlent ici aussi.

Merci, hiy hiy.

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