Projet de loi sur la stratégie nationale pour la santé des sols
Deuxième lecture--Suite du débat
2 octobre 2025
Honorables sénateurs, je prends maintenant la parole au sujet du projet de loi S-230, Loi concernant l’élaboration d’une stratégie nationale pour la protection, la conservation et l’amélioration de la santé des sols.
Je vais commencer par une petite leçon d’histoire de l’art. En 1337, le peintre de la Renaissance Ambrogio Lorenzetti a reçu une importante commande : peindre une immense fresque sur les murs de la salle des Neuf dans le palais public de la cité-État de Sienne.
Sienne était une république fière, dirigée par un conseil de neuf magistrats. Lorenzetti avait pour mission de créer une œuvre d’art qui rappellerait aux magistrats et à tous ceux qui leur succéderaient la valeur d’un bon gouvernement, d’une ville et d’une communauté régis par les vertus de la tempérance, de la justice, de la prudence, du courage, de la magnanimité et de la paix. La commande a pris deux ans, mais la fresque achevée, Allégories du Bon et du Mauvais Gouvernement, reste un chef-d’œuvre de l’art de la Renaissance italienne.
D’un côté de la salle se trouvent les scènes illustrant un bon gouvernement. Elles montrent une ville heureuse, pleine de boutiques et de commerces, de clients et de marchands, de danseurs et de musiciens — un paysage urbain animé qui, même aujourd’hui, me donne envie de le visiter.
À côté de la sophistication urbaine, nous voyons une campagne tout aussi heureuse. De riches terres agricoles verdoyantes où des fermiers heureux travaillent la terre, des champs, des troupeaux et des vergers, et, au loin, des flancs de montagnes plus sauvages recouverts d’une épaisse forêt d’arbres. Un parchemin au-dessus indique aux visiteurs que tout le monde peut cultiver et semer sans crainte, tant que la justice reste souveraine.
Or, de l’autre côté de la salle, nous voyons ce qui se passe quand la justice, la tempérance, la prudence et le courage font défaut, quand nous perdons notre capacité à être magnanimes. Dans l’allégorie du mauvais gouvernement, la ville est tombée en ruine et les voleurs sévissent dans les rues. À la campagne, les fermiers heureux et le bétail ont disparu. La terre est brune, grise, stérile, ravagée par la sécheresse et les incendies. Les champs sont en friche, les arbres ne portent pas de fruits. Même les basses montagnes à l’arrière-plan ont des airs de mines à ciel ouvert.
Les fresques d’Ambrogio Lorenzetti ont près de 700 ans, mais leur allégorie est tout aussi pertinente aujourd’hui qu’au XIVe siècle. Un bon gouvernement est un gouvernement qui prend soin des terres et qui protège celles-ci, qu’elles soient agricoles ou sauvages. Une bonne ville est une ville qui vit en harmonie avec une campagne florissante. Si les terres sont détruites, la paix et l’abondance disparaissent avec elles.
Maintenant, je vais vous révéler deux secrets. Je ne suis jamais allée à Sienne, et je n’ai jamais vu la fresque Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement en personne. La dernière fois que j’ai étudié l’histoire de l’art, c’était à ma première année d’université. Pourtant, l’histoire et les images du chef-d’œuvre de Lorenzetti me hantent depuis que j’ai vu quelques diapositives cet été. Je n’étais pas en Italie. J’étais en fait à Bonn, en Allemagne, où j’ai eu l’honneur d’être invitée à participer à l’académie mondiale des parlementaires acteurs du changement, une initiative de l’École des cadres des Nations Unies et de l’Initiative foncière mondiale du G20.
Inspiré par la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification, ce programme de formation estivale a réuni 29 parlementaires issus de 29 pays membres de l’ONU pour une sorte de stage intensif sur les questions de santé des sols, de restauration des terres et de droits fonciers des populations autochtones.
J’ai été accompagnée par des députés et des sénateurs venus d’aussi loin au nord que la Suède, d’aussi loin au sud que Kiribati, et, entre les deux, du Suriname, d’Eswatini, de Mongolie, de Colombie, d’Azerbaïdjan et du Zimbabwe. Ce fut une occasion remarquable de rencontrer des politiciens, des chercheurs, des experts onusiens, des ONG et des militants, tous concentrés sur la question de la prévention et de la lutte contre la dégradation des terres. Cela a permis de replacer les récents travaux du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts dans un contexte mondial peu réjouissant.
Selon les Nations Unies, 90 % des sols de la planète pourraient être dégradés d’ici 2050, à moins que nous agissions maintenant. Cinquante-deux pour cent des terres agricoles du monde sont déjà dégradées. En outre, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que ces sols auront disparu d’ici 60 ans.
Partout dans le monde, les terres se dégradent à un rythme de 100 millions d’hectares par an, victimes de l’urbanisation, de la déforestation, du développement industriel, de l’exploitation minière, de la pollution, de la surexploitation agricole et de la sécheresse.
Que faisons-nous pour stopper ou renverser ces tendances désastreuses? En novembre 2020, au Sommet de Riyad, les leaders des pays du G20 ont lancé l’Initiative mondiale pour la réduction de la dégradation des terres et l’amélioration de la conservation des habitats terrestres. L’initiative mondiale avait pour buts de prévenir, d’arrêter et d’inverser la dégradation des terres, ainsi que de réduire de 50 % les terres dégradées d’ici 2040, un objectif très ambitieux. Comment l’atteindre? En conservant les terres et en mettant fin à la perte d’habitats et à la dégradation des terres; en promouvant une gestion intégrée, durable et résiliente des terres, principalement par l’entremise de pratiques traditionnelles et axées sur la nature; et en restaurant les terres dégradées grâce à des stratégies telles que le reboisement, l’agriculture durable et régénérative et des conversations sur la biodiversité, entre autres.
En principe, tout cela semble formidable. Malheureusement, il n’est pas si facile de faire respecter de tels engagements internationaux à l’échelle locale. Il ne suffit pas de signer des engagements et de faire des promesses. Nous devons agir. C’est pourquoi je suis heureuse d’appuyer le projet de loi S-230, Loi sur la stratégie nationale pour la santé des sols. Le projet de loi, parrainé par mon ami et collègue le sénateur Rob Black, s’appuie directement sur les principales recommandations d’un rapport qui nous mène hors des terrains connus, si vous me permettez l’expression, c’est-à-dire notre rapport sur la santé des sols, intitulé Terrain critique.
Le projet de loi demande au Canada de reconnaître les sols à titre de patrimoine national stratégique et de faire des recommandations concernant la nomination d’un défenseur national de la santé des sols, qui aurait notamment comme mandat de sensibiliser le public et les politiciens à l’importance de sols sains pour notre environnement, notre économie agricole et notre sécurité alimentaire. Cela permettrait d’inscrire les recommandations du rapport de notre comité dans la loi. Ainsi, notre rapport n’accumulerait pas la poussière.
Au risque de paraître cynique, je dirais que le fait de reconnaître les sols à titre de patrimoine national stratégique, tout comme le fait de nommer un défenseur national de la santé des sols, peut sembler aussi idéaliste et intangible que l’Initiative foncière mondiale du G20, mais je crois qu’il s’agit d’un premier pas modeste et essentiel.
La plupart des Canadiens — tout comme la plupart des politiciens et des décideurs — vivent en milieu urbain. Nous n’avons pas de lien direct avec le sol ou la terre. Nous avons perdu ce lien intime entre la ville et la campagne que célèbrent les magnifiques fresques de Sienne.
Ainsi, quand on présente des statistiques sur la dégradation ou la santé des sols à la plupart des Canadiens, leur regard prend un air absent. À n’en pas douter, le simple fait de désigner les sols comme une ressource nationale stratégique et de nommer un ambassadeur politique et public des sols pourrait contribuer à réveiller les Canadiens. Cela pourrait également aider le Canada à respecter les engagements qu’il a pris dans le cadre du G20 pour inverser la tendance de la dégradation des sols.
Au Canada, bien sûr, il est compliqué pour le gouvernement fédéral de s’engager dans la protection et la restauration des sols. Selon notre Constitution, l’agriculture relève d’une compétence partagée entre le gouvernement fédéral et les provinces, mais la gestion des terres est généralement un champ de compétence provinciale. Dans notre confédération, ce sont les provinces, les municipalités et les comtés qui déterminent comment réhabiliter les sites miniers, gérer les puits orphelins et réglementer l’aménagement du territoire.
Voici une anecdote : j’ai essayé d’expliquer cette limitation constitutionnelle à mes camarades de classe à Bonn. Ils m’ont regardée, perplexes. Le député de l’Inde, dans un élan d’entraide, m’a dit : « Ne pourriez-vous pas tout simplement changer cela? » J’ai éclaté de rire, mais il n’a pas vraiment compris pourquoi.
Donc non, nous ne pouvons pas réécrire la Constitution, et en tant que sénatrice de l’Alberta, je ne me permettrais certainement pas de prétendre que nous devrions bafouer les droits des provinces.
Toutefois, un défenseur national des sols pourrait assumer un rôle de leader et réunir les dirigeants provinciaux, territoriaux, autochtones et municipaux pour discuter de la meilleure façon de préserver, de gérer et de restaurer les terres que nous partageons. Cette conversation doit avoir lieu sans tarder.
Le Canada se trouve à un point d’inflexion. Nos relations commerciales traditionnelles sont complètement dégradées. Une partie de notre population n’a pas accès à un logement pour se bâtir une vie. L’ordre politique mondial est en pleine mutation, et personne ne sait ce qui nous attend.
En tant que pays, le Canada doit assurer sa souveraineté économique et sa prospérité à long terme. Pas étonnant que les pressions s’intensifient pour que nous augmentions la production de pétrole, de gaz naturel et de charbon métallurgique, que nous accélérions l’exploitation de nouvelles mines de cuivre, que nous faisions davantage de prospection de minéraux critiques, que nous revitalisions notre secteur de l’énergie nucléaire et que nous construisions davantage de logements abordables sur des terrains vierges et des terres agricoles productives. Bon nombre de ces projets, y compris ceux qui ont déjà été désignés comme des projets d’intérêt national, ont une énorme valeur économique et sociale.
Alors que le Canada connaît toutes sortes d’incertitudes économiques et politiques, la nécessité de protéger la sécurité alimentaire nationale demeure bien réelle et urgente. Nous avons besoin de sols propres et sains pour produire des aliments nutritifs qui ne sont pas contaminés par des polluants et des substances cancérigènes. Nous devons également préserver nos terres agricoles si nous voulons maintenir et développer nos marchés d’exportation et nous assurer de pouvoir nous nourrir, surtout à un moment où de nombreux Canadiens sont de plus en plus sceptiques quant aux répercussions économiques, politiques et sanitaires de l’achat d’aliments américains importés.
Il faut trouver un équilibre. Il faut trouver un moyen de faire en sorte que nous ne bétonnons pas, ne polluons pas et ne dégradons pas les écosystèmes naturels vulnérables et les sols les plus fertiles et que nous ne bafouons pas les droits fonciers des communautés autochtones et des agriculteurs.
Bien entendu, nous nous heurtons à ce problème récurrent : le Sénat ne peut pas rédiger un projet de loi qui entraîne des dépenses. À vrai dire, je ne sais pas combien coûterait la désignation des sols comme patrimoine national ou la nomination d’un ambassadeur des sols ni si ces coûts pourraient simplement être absorbés par le budget actuel du ministère de l’Agriculture. Je sais cependant ce qu’il en coûtera si nous ne commençons pas à prendre au sérieux la question de la protection des sols et de la dégradation des terres.
Tempérance, prudence, force et justice. Ces principes, si magnifiquement représentés sur les murs de Sienne à la Renaissance, sont aussi essentiels à la bonne gouvernance aujourd’hui qu’ils l’étaient dans les années 1300. Sans une bonne gouvernance et sans prendre soin des sols, nos terres deviendront aussi austères et stériles que les visions les plus sombres de Lorenzetti.
Merci, hiy hiy.
J’ai quelques questions à vous poser.
Je vous en prie.
Chère collègue, je vous remercie de votre intervention. Je l’ai vraiment aimée.
Il y a quelques mois, quand vous avez discuté avec vos camarades de classe de l’été, avez-vous eu l’impression que d’autres pays avaient une stratégie nationale pour la santé des sols ou des défenseurs des sols que nous ne connaissons pas?
Je ne sais pas si l’un de ces pays a un défenseur national des sols, mais ces questions tenaient à cœur à beaucoup de gens. La question est très urgente pour un habitant de Kiribati, où le sol est littéralement englouti par la mer. La députée de la Namibie était membre d’un parti qui représente des personnes sans terre, et elle défendait avec passion la restitution de terres à des personnes qui les gèreraient et qui les entretiendraient.
Des gens de tous les pays représentés étaient saisis de cette question.
J’ai une dernière question : avez-vous eu le sentiment que ces pays observaient le Canada et ce que nous effectuons ou tentons d’accomplir?
Ce qui était passionnant dans ce rassemblement, c’est que beaucoup d’entre nous ne savaient pas ce que les autres faisaient. Je tiens à ce que vous sachiez, sénateur Black, que j’ai emporté avec moi tous les codes QR de notre étude sur les sols et que j’ai veillé à ce que chaque délégué et membre des Nations Unies en ait une copie. S’ils n’étaient pas attentifs avant, je m’efforce de faire en sorte qu’ils le soient maintenant.