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Le discours du Trône

Motion d'adoption de l'Adresse en réponse--Suite du débat

8 octobre 2025


Quand mon ami Christopher Mario était sur son lit de mort, sa famille lui a demandé ce qu’il souhaitait pour ses funérailles. Il leur a répondu que ce qu’il voulait vraiment, c’était que quelqu’un lise une sélection de lettres de condoléances envoyées par diverses célébrités.

Le roi Charles III figurait en tête de liste.

Quand sa belle-sœur Jennifer lui a demandé comment ils pouvaient bien obtenir une lettre du roi, Chris a répondu : « Demandez à Paula; elle va s’en occuper. »

Vous pourriez penser que Chris croyait que j’avais des liens un peu plus étroits avec la famille royale que j’en ai en réalité. Je crains que le simple fait d’être assise dans cette enceinte pendant que le roi prononçait le discours du Trône ne constitue pas une présentation officielle.

Cependant, comme je connaissais très bien Chris, je pense qu’il s’agissait plutôt d’une dernière tentative de sa part pour me faire une blague, une ultime plaisanterie entre nous.

J’ai rencontré Christopher il y a exactement 39 ans à l’Université Stanford. Il venait de Princeton, au New Jersey, et je venais d’Edmonton, en Alberta. Nous étions tous les deux inscrits à la maîtrise en communications à Palo Alto, en Californie. Nous étions issus de mondes très différents, mais nous nous sommes tout de suite bien entendus en raison de notre passion pour Jane Austen, les chandails à la mode, l’architecture patrimoniale et la bonne chère. Nous partagions un humour noir et décalé, un amour de l’histoire et une passion pour la politique, même si nos opinions politiques étaient radicalement différentes.

En 1986, Ronald Reagan était président et George Bush père était vice-président. Christopher était l’un de leurs plus grands admirateurs. Je ne l’étais pas.

En 1986, je croyais que Daniel Noriega et les sandinistes sauveraient le Nicaragua. Christopher ne partageait pas mon opinion. Nous avions des points de vue divergents sur Margaret Thatcher, Oliver North, l’affaire Iran-Contra et le système de santé public, mais cela n’avait aucune importance. Il est devenu mon meilleur ami à l’Université Stanford, même si je soupçonne que bon nombre d’entre nous dans la classe le considéraient comme leur meilleur ami.

Il était si généreux, si hospitalier, si charismatique, si intelligent et si drôle. Sa curiosité était sans limites sur tous les sujets. Il avait un magnétisme qui transcendait l’idéologie — ou la géographie — et un goût esthétique irréprochable.

Discuter avec Chris m’a rendue plus intelligente et plus ouverte d’esprit, et m’a appris une leçon pour la vie : une amitié profonde peut surmonter des divergences politiques importantes. Je ne sais pas exactement ce que discuter avec moi a apporté à Christopher, mais je sais que je lui ai transmis un amour éternel pour le Canada.

Il a fait ses premiers voyages au pays pour assister à des mariages, d’abord celui de notre camarade de classe Eileen, qui s’est mariée à Calgary l’été suivant notre sortie de l’université. Ensuite, quelques années plus tard, il est venu à Edmonton pour mon mariage.

Le lendemain, mon père avait joué un tour à Chris en lui offrant, lors d’une grande cérémonie publique, ce qui devait être le tableau le plus laid du monde : une immense toile de Betsy Ross qui présente le tout premier drapeau américain à George Washington. En dévoilant cette œuvre, mon père avait prononcé un grand discours sur l’importance des relations canado-américaines. L’artiste était si dépourvu de talent que ces deux icônes de l’histoire des États-Unis avaient l’air de véritables gargouilles. Je dois vous dire que ce tableau était franchement laid. Je ne sais pas pourquoi mon père avait ce tableau ni comment il se l’était procuré. Tout au long de son discours sur cette monstruosité, mon père était demeuré de marbre. Chris avait mis un certain temps à réaliser qu’il s’agissait d’une blague et non de l’expression des goûts artistiques de mon père. Je crois que Chris a fait exprès d’oublier cet immense tableau dans les toilettes de l’aéroport international d’Edmonton, ce qui n’a pas manqué — j’en suis sûre — de laisser profondément perplexes les personnes qui l’ont trouvé.

Toutes nos plaisanteries n’ont jamais émoussé la curiosité de Chris au sujet du Canada. Il a voyagé dans le monde entier, mais il est revenu à Edmonton à plusieurs reprises, allant une année au Edmonton Heritage Festival, et une autre année à l’Edmonton International Fringe Theatre Festival. Il m’a rendu visite à Toronto lorsque je vivais là-bas, et il a voyagé seul à Vancouver et à Winnipeg. Il y a quelques années à peine, alors que ma fille suivait un programme d’études classiques et de théâtre à l’Université McGill, il est venu à Montréal au beau milieu d’un hiver particulièrement froid pour voir une représentation de L’Imposteur, une pièce comique de la Rome antique que ma fille avait traduite du latin et mise en scène au Théâtre MainLine. Il y a sept ans ce mois‑ci, en 2018, il est allé à Ottawa pour assister à mon assermentation comme sénatrice dans l’ancienne enceinte du Sénat, à l’édifice du Centre.

Cet amoureux de l’histoire et des édifices patrimoniaux était époustouflé par la démesure des édifices néo-gothiques du Parlement, avec leurs tours, leurs gargouilles et leurs fenêtres à battants, et il était émerveillé par tout le faste de notre cérémonie d’assermentation.

C’était un passionné de politique qui avait une obsession pour la politique étatsunienne et britannique, mais grâce à ma mauvaise influence, il a également acquis une fascination pour la politique canadienne. Il suivait les débats du Sénat plus attentivement, je le crains, que la plupart des Canadiens. Je pense que j’étais sa sénatrice préférée, mais je n’en suis pas tout à fait certaine. Il avait énormément d’admiration pour le sénateur Housakos.

La dernière fois que j’ai vu Christopher en personne, c’était il y a environ un an et demi, quand je me suis rendue à Washington pour une rencontre avec des représentants de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Chris a insisté pour que je séjourne dans sa magnifique demeure à Washington plutôt qu’à l’hôtel, et il m’a accueillie avec son hospitalité débordante et son esprit mordant habituels.

Cependant, il était clair pour moi qu’il n’allait pas bien du tout. Pendant des années, il s’était servi de l’alcool pour dompter les démons qu’il avait essayé de cacher au monde et à nous tous, mais quand je l’ai vu, sa dépendance l’avait presque complètement submergé. Il souffrait déjà d’une cirrhose avancée et, peu après notre visite, il a reçu un diagnostic de cancer des voies biliaires, un cancer mortel lié à l’abus d’alcool.

Je pense que je savais déjà à ce moment-là que ce serait notre dernière rencontre. C’est peut-être pour cela que nous avons veillé tard chaque nuit, à discuter sans fin, à nous remémorer toutes nos aventures passées et à parler de politique, comme nous le faisions toujours.

Il n’avait pas un penchant naturel pour Donald Trump. C’était plutôt un républicain à la Jeb Bush, mais à ce moment-là, la réélection de Trump semblait à peu près certaine et il prenait un malin plaisir à me taquiner sur ce qu’impliquait le retour de Trump à la Maison-Blanche.

Alors que je pleure mon cher ami américain, je ne peux ignorer la métaphore qui s’offre à moi. Cet homme avait tout pour lui : le génie, le charme, le talent, le bon goût et les moyens financiers nécessaires pour profiter de tous ces atouts. Il avait une famille et des amis qui l’adoraient, mais il n’a pas pu s’empêcher de suivre une voie autodestructrice tout en repoussant ceux qui tentaient de le sauver.

Je pense que c’est ainsi que beaucoup de Canadiens perçoivent actuellement les États-Unis. Depuis combien de temps sommes-nous charmés, voire fascinés, par le talent, la générosité et toutes les richesses des États-Unis? Pendant des générations, les États-Unis ont été tellement plus cool que le Canada, tellement plus prospères que le Canada. C’était un pays de rêve, une aspiration et une source d’inspiration politique et culturelle. Nous passions nos vacances à Hawaï, à Las Vegas, à Phoenix et en Floride. Nous faisions nos achats à New York, Los Angeles et Seattle. Nous avons étudié à Stanford, Harvard et Columbia. Nous avons lu le Washington Post, le New York Times et le Wall Street Journal. Nous avons aimé la mode américaine, le cinéma américain, la musique américaine, la télévision américaine et, peut-être plus que tout, le mythe de l’Amérique comme terre de liberté et patrie des braves, berceau de la démocratie moderne.

Voir l’Amérique de Trump démolir cet héritage, la démocratie américaine s’immoler et des journaux américains légendaires perdre tout mordant et toute dignité n’a pas seulement brisé nos cœurs; cela a ébranlé nos certitudes. Ce n’est pas tant que nous sommes furieux contre les droits de douane destinés à détruire l’économie canadienne ou contre les stupides menaces d’annexion de Trump, nous pleurons véritablement la perte d’un ami qui semble déterminé à s’autodétruire, enivré par la haine et la division.

En mai dernier, lorsque le roi Charles III était ici pour le discours du Trône, nous avons tous reçu des instructions sur les règles de bienséance à respecter. On nous a demandé de ne pas applaudir, ni même réagir de quelque manière que ce soit aux propos du souverain. Toutefois, lorsque le roi a déclaré que le Canada est en effet le Grand Nord, fort et libre, nous avons fait fi du protocole et nous nous sommes levés d’un seul élan pour lui offrir une ovation spontanée. À ce moment-là, je pense que nous étions touchés par les menaces imminentes que le gouvernement Trump faisait peser sur notre économie et notre souveraineté.

Or, la vérité, c’est que les mois qui ont suivi le discours du Trône montrent que les dangers que pose le régime Trump pour le peuple américain et la Constitution des États-Unis semblent encore plus graves que ceux qu’il pose pour nous. De nos jours, alors que des policiers masqués et secrets arrêtent des personnes, y compris des citoyens américains, directement dans la rue, que le président ordonne l’envoi de troupes dans les villes américaines et que tous ces freins et contrepoids démocratiques tant vantés ne jouent pas leur rôle, les Canadiens ne peuvent que regarder avec horreur et impuissance et se demander comment notre ami en est arrivé là.

Tandis que je fais cette comparaison, j’imagine ce que Christopher dirait en l’entendant. Il me répondrait en grognant et en tournant mon propos en dérision. Il me dirait que j’exagère ou que je vois des parallèles là où il n’y en a pas. Il se moquerait de ma bien-pensance toute canadienne. Malgré cela, aujourd’hui, il me semble que je pleure non seulement un ami que j’aimais, mais aussi le pays qu’il aimait.

Le 16 octobre, la famille de Christopher Mario tiendra ses funérailles : une croisière de trois heures à bord d’un yacht où les personnes en deuil seront vêtues de chemises hawaïennes. C’est ce qu’a demandé l’invité d’honneur, insouciant jusqu’à la fin.

Christopher, mon ami, je n’ai pas pu faire en sorte que le roi du Canada écrive une lettre de condoléances à ta famille, mais, aujourd’hui, alors que j’interviens au Sénat, à l’endroit même où le roi Charles a prononcé le discours du Trône, je présente mes condoléances à tous ceux qui t’ont aimé et qui ont fait partie de ta vie : ta magnifique fille, Millie, son autre père, Jim, ton conjoint, Christian, tes frères, Greg et Jeremy, ainsi que tes nièces, tes neveux, tes cousins, tes cousines, tes belles-sœurs et tes amis. J’espère pouvoir vous présenter également les condoléances de mes collègues du Sénat. Merci pour toute la joie et la grâce que tu as apportées à la vie des gens et à notre amitié. Comme j’aimerais pouvoir débattre encore une fois avec toi.

Chers amis et collègues du Sénat, je vous remercie de m’avoir accordé ce temps pour raconter cette histoire.

Merci. Hiy hiy.

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