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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 30 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 16 mars 1999

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui, à 10 h 01, pour étudier les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et d'autres éléments économiques et structurels qui influencent les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Sénateurs, un des témoins que nous attendions aujourd'hui -- le professeur Keith Banting -- n'a pu se présenter. Nous essayons de replanifier sa comparution devant le comité le mois prochain même si à ce moment-là nous aurons entrepris la rédaction de notre rapport.

Notre témoin est M. Brian Tanguay qui est professeur de sciences politiques au Département de sciences politiques de l'Université Wilfrid Laurier. Le professeur Tanguay a orienté ses études sur les partis politiques, les groupes d'intérêts, les mouvements sociaux, la politique canadienne et québécoise et les relations de travail. Il a mené des recherches sur les activités politiques des groupes d'intérêts, l'organisation et l'idéologie des partis politiques, la politique québécoise contemporaine, les politiques du travail au Canada et la politique ontarienne contemporaine, plus particulièrement les relations entre l'État, le monde des affaires et les travailleurs.

Le professeur Tanguay fera une brève déclaration liminaire. Nous pourrons par la suite lui poser des questions et faire des observations. Professeur Tanguay, vous avez la parole.

M. Brian Tanguay, professeur, Département des sciences politiques, Université Wilfrid Laurier: Mon exposé écrit comporte trois volets. Je parle tout d'abord de certains indices de la transformation des partis politiques. J'hésite à utiliser le mot «déclin» pour des raisons que je vais expliquer. Je ne veux pas que personne s'offusque des propos de Geoff Mulgan, un intellectuel britannique qui conseille maintenant le gouvernement de Tony Blair. Il soutient qu'un des indices des difficultés qu'éprouvent les partis, qu'ils soient en déclin ou non, c'est que la réputation collective des politiciens a dégringolé au plus bas niveau -- au même rang que les journalistes, avocats et autres manipulateurs de la vérité. À cette fin, vous trouverez à la page 13 de mon mémoire deux tableaux tirés des études de 1997 sur les élections nationales au Canada. Ces tableaux permettent de constater que les sentiments exprimés à l'endroit des politiciens sont résolument tièdes dans l'ensemble de l'électorat canadien. On constate d'après cette étude que ce sont les partisans des deux nouveaux partis régionaux de contestation, le Bloc québécois et le Parti réformiste du Canada, qui sont les plus mécontents. On se dit beaucoup plus satisfaits de la démocratie et du système démocratique au Canada mais, une fois de plus, ce sont les partisans des deux nouveaux partis qui sont les plus sceptiques au sujet du fonctionnement de notre système démocratique.

Tout indique que nos partis politiques sont aux prises avec des difficultés. Je soutiens que la méfiance et le cynisme des électeurs n'ont approché leur point critique que vers le milieu des années 80. Avant, même si je ne parle jamais d'un âge d'or pour la politique ou le système des partis au Canada, les partis du bon sens ont mieux réussi à atténuer les tensions régionales au Canada et à composer avec les préférences des citoyens.

L'échec de l'accord du lac Meech a été le point tournant qui a cristallisé le mécontentement et la désaffection de l'électorat à l'égard de notre système de partis. Il y a eu ensuite la Commission Spicer -- une sorte de psychiatre itinérant -- qui a sondé les causes de l'angoisse existentielle des électeurs canadiens. L'un des messages les plus frappants que le forum recevait des participants était qu'ils avaient perdu foi dans le processus politique et dans ses dirigeants et que leurs gouvernements, surtout au niveau fédéral, ne traduisent pas la volonté du peuple et que les citoyens n'ont pas la possibilité en ce moment de corriger cette réalité.

Cette commission a été suivie peu à près de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, mieux connue sous le nom de commission Lortie. Elle a déploré le fait que les groupes d'intérêts et les mouvements sociaux semblent se détourner des partis politique lorsqu'il s'agit de représenter l'électorat.

Je soutiens dans cette première partie que nous ne pouvons pas vraiment en conclure que les partis sont à l'agonie. Ils subissent des transformations. Ils font face aux plus graves menaces à leur survie qu'ils aient connues depuis qu'ils existent, doit depuis la moitié du XIXe siècle, un peu comme les syndicats. Je termine cette partie par une citation de Geoff Mulgan dont le livre Politics in an Antipolitical Age vaut le détour -- comme lecture de chevet, c'est sûr. Il soutient que les partis politiques donnent l'impression d'être de vieilles institutions déclassées par des moyens plus efficaces de faire campagne, de communiquer et d'élaborer des politiques, que ceux-ci se trouvent dans le secteur bénévole, dans les médias ou dans les instituts de recherche.

Pourquoi cela se passe-t-il? Dans la deuxième partie du mémoire, je passe en revue cinq causes interreliées de la transformation des partis politiques, à commencer par la nature complexe des systèmes économiques et sociaux qui ont poussé comme des champignons pendant l'après-guerre, ce qui a eu pour effet de diminuer l'importance des partis politiques et accroître celle des groupes d'intérêt et de pression.

De nouvelles valeurs ont aussi vu le jour pendant cette période. Il s'est produit un déplacement, à divers degrés, dans les démocraties libérales vers des valeurs post-matérialistes, ce qui a eu pour effet que les groupes sociaux et les mouvements sociaux sont devenus des moyens d'expression plus populaire que les partis politiques. Les partis politiques ont éprouvé des difficultés partout, non seulement au Canada, à s'adapter à la nouvelle réalité et exprimer les préoccupations qui semblent motiver l'électorat davantage dans les années 90 que dans les années 50 alors que l'on se préoccupait davantage de la défense et de la répartition économique.

La déférence moins grande manifestée par les électeurs s'inscrit dans la popularité nouvelle des valeurs post-matérialistes. L'électorat ne s'en remet tout simplement plus aux partis politiques ou à leurs représentants comme c'était le cas dans les années 50. L'électorat veut avoir voix au chapitre et participer directement aux prises de décisions politiques.

Cela cadre avec le prochain facteur, la prolifération des nouvelles technologies de la vie politique -- sondages, publipostage, groupes de réflexion, forums électroniques, télésondages. Ces nouvelles technologies laissent croire à de nombreux électeurs qu'ils peuvent participer directement aux prises de décisions politiques sans passer par les partis politiques traditionnels. Cela ouvre le marché politique à de nouvelles catégories d'entrepreneurs politiques qui veulent mobiliser ces électeurs -- des gens comme Ross Perot aux États-Unis.

Le dernier facteur est ce à quoi s'intéresse surtout ce comité, la question de la mondialisation qui a entraîné avec elle ce que j'appelle le nivellement -- j'ai volé cette expression à quelqu'un d'autre, même si je l'ai cité -- du discours politique dans les années 90 après l'effondrement de l'ex-Union soviétique. Ce phénomène a fait en sorte que les partis politiques semblent moins en mesure de régler les problèmes économiques des années 90. Peu importe son idéologie politique, une fois qu'un parti est au pouvoir il semble poser des gestes en tout point semblables à ceux du gouvernement qui l'a précédé. J'ai cité une économiste du nom de Susan Strange qui dit:

[...] les choix politiques qui s'offrent aux gouvernements aujourd'hui sont tellement restreints par les forces du changement structurel, souvent appelé «mondialisation», que les différences qui distinguaient les politiques du gouvernement de celles de l'opposition sont en voie de disparaître.

L'écart aussi flagrant qui existe entre les promesses faites par un parti pour gagner une élection et sa prestation effective après qu'il est parvenu au pouvoir alimente le cynisme et le mécontentement. Cela mène en quelque sorte à retrait de la politique dans son ensemble alors que les électeurs lèvent les bras de désespoir et se disent: «Peu importe ce qu'ils disent, ils agissent tous de la même façon de toute manière. Ils ne tiendront pas compte de nos préoccupations.» Parmi ces préoccupations se rangent un emploi convenable, la stabilité de l'économie.

Dans la dernière partie du mémoire, je demande ce qu'on peut faire pour renverser ces tendances. Je suis assez vague dans cette partie. Je ne crois pas qu'il existe de solution magique pour redonner aux partis leur prééminence d'antan. Il faudra qu'ils s'adaptent à la nouvelle réalité et acceptent la concurrence que leur livreront les groupes d'intérêt, les mouvements sociaux et les entrepreneurs politiques comme Ross Perot.

Un certain nombre de choses pourraient être tentées, mais j'ignore si cela entre dans le champ d'étude du comité. L'une d'elles est une réforme électorale. Ce thème a été précisément exclu du mandat de la commission Lortie ce qui, à mon avis, était une erreur. Je ne dis pas que la représentation proportionnelle ou un système électoral de mode germanique arrangerait automatiquement les choses, mais si nous chargions un groupe de travail de faire enquête sur la nature de nos institutions politiques, comme cela s'est fait en Nouvelle-Zélande il y a quelques années, nous pourrions vraiment susciter un débat politique au Canada, ce qui fait cruellement défaut. Par ailleurs, je ne voudrais pas que ce soit un projet artificiel destiné aux universitaires. Je préfère un véhicule analogue à la commission Spicer qui serait davantage à l'écoute des simples citoyens que des universitaires. Je le dis même si je suis moi-même un universitaire.

Autre proposition nébuleuse, les partis politiques eux-mêmes doivent être plus réalistes. Dans une télécopie que j'ai reçue, quelqu'un a fait allusion à la troisième voie. Je suppose que Tony Blair est un représentant de la troisième voie. Ce qui me semble stimulant et ce qui est potentiellement une cause d'optimisme, c'est qu'avec Tony Blair, le Parti travailliste a reconnu, pour la première fois depuis les années 30, qu'il y a des limites à l'efficacité de l'action de l'État. Tony Blair est sérieux lorsqu'il affirme vouloir se servir de l'État pour améliorer la vie des citoyens individuels tout en reconnaissant qu'il y a des limites à ce que l'État peut accomplir. Les partis politiques ne réussiront pas à s'assainir tant que les citoyens n'auront pas compris qu'il y a des limites à ce que ces derniers peuvent faire une fois portés au pouvoir. Dans une certaine mesure, les partis eux-mêmes sont victimes des attentes exagérées qu'ils ont eux-mêmes suscitées au cours de la période d'après-guerre, particulièrement quant à leur capacité de gérer l'économie.

Je vais m'arrêter sur cette note plutôt vague.

Le sénateur Cohen: Votre mémoire sera une excellente lecture de chevet ce soir. Peut-être en deviendrons-nous tous insomniaques. Je ne pense pas que vos propos aient scandalisé qui que ce soit ici. Nous sommes suffisamment réalistes pour savoir qu'il existe un malaise.

J'oeuvre dans le domaine de la pauvreté. Le fait que les partis politiques ne s'intéressent aux pauvres que pour la forme me dérange beaucoup. Les pauvres sont devenus un groupe social qui commence à s'exprimer et qui est de plus en plus nombreux. Il est aussi animé par une colère croissante. Les pauvres n'ont pas de pouvoir, et nous savons que le pouvoir mène le monde. Les pauvres ne votent pas parce qu'ils ne croient pas que quiconque leur prête oreille. Comment pouvons-nous encourager les pouvoirs publics à s'intéresser davantage aux démunis afin de faire du Canada un pays meilleur, comme ils l'ont fait après la guerre et au cours des années de la Dépression? Les politiques ne se font pas élire en faisant des promesses aux pauvres. Nous le savons. Ce serait rafraîchissant s'ils le faisaient, et peut-être que cela changerait bien des choses.

Je voudrais savoir ce que vous en pensez puisque nous parlons de cohésion sociale. Le groupe dont je parle est marginalisé et il n'a aucun porte-parole.

M. Tanguay: Dans la mesure où il peut s'exprimer, il le fait habituellement par l'entremise d'organisations liées au mouvement social. L'Ontario est un bon exemple de ce phénomène et du fait que les partis politiques semblent non pertinents aux pauvres et aux porte-parole des pauvres mêmes.

J'assistais récemment à un colloque tenu dans mon université au sujet des prochaines élections en Ontario, qui auront sans doute lieu dans quelques mois. Y assistait une représentante d'une coalition d'organisations du mouvement social préoccupées d'aide communautaire, du sort des démunis, et cetera. Sa désaffection évidente pour le système politique l'amenait à faire preuve d'un certain manque de réalisme car elle a fini par dire que peu importe qui, de Mike Harris ou de Dalton McGuinty était élu, ce serait du pareil au même. À mon avis, c'est une erreur car ce que Harris a fait depuis son arrivée au pouvoir en 1995 a eu une influence marquante.

Nous constatons les répercussions de la disparition du NPD et de la voix traditionnelle des marginaux dans notre système de partis. La gauche est marginalisée partout, si elle n'a pas réussi à repenser ce que veut dire social-démocratie dans les années 90. D'ailleurs, cela n'est nulle part plus évident qu'au Canada. Le NPD ne s'est jamais relevé depuis le début des années 90. Je ne veux pas faire comme si l'expérience ontarienne était représentative du pays tout entier, mais les limites et les échecs du gouvernement Ray en Ontario ont causé d'énormes problèmes au NPD, problèmes dont le parti ne s'est jamais remis. Ses militants n'ont jamais vraiment essayé de repenser leur programme. Lorsque Alexa McDonough a proposé de s'inspirer de l'expérience européenne et de la démarche de Tony Blair et du Parti travailliste, les partisans traditionnels du NPD ont serré les rangs et étouffé toute possibilité de dialogue interne.

Tant qu'un parti -- et je pense que ce doit être le NPD -- ne se présentera pas comme la voix des marginaux et ne deviendra pas une véritable solution de rechange pour les électeurs, les groupes marginalisés de la société demeureront exclus du système politique. Les organisations du mouvement social seront leurs seuls liens avec le système.

Le sénateur Cohen: Voilà où je veux en venir. Pourquoi cela devrait-il être l'apanage du NPD? Tous les partis politiques devraient se rendre compte qu'il existe un problème considérable au Canada. Il ne faudrait pas qu'un seul parti réponde à ces besoins. Nous devrions collaborer pour régler le problème, sinon nous allons nous nuire.

M. Tanguay: Certains facteurs à court terme constituent une explication possible. En 1993, les élections fédérales ont suscité un certain espoir chez de nombreux groupes marginalisés. En fait, il n'est pas courant au Canada que les divers partis politiques offrent à l'électorat des solutions clairement différenciées. Il y a eu deux campagnes électorales au Canada -- en 1988 et en 1993 -- où l'on a proposé aux électeurs des options claires, premièrement sur le libre-échange et deuxièmement sur les emplois par rapport au déficit. Que s'est-il passé après? Encore une fois, je ne veux pas sembler trop partisan, mais le programme intégral du gouvernement Chrétien a semblé se métamorphoser pour rejoindre le programme offert par Kim Campbell et les conservateurs au cours de la campagne de 1993. Les groupes marginaux, les pauvres, les chômeurs, ont vu leurs problèmes relégués au second plan, après la lutte au déficit et la nécessité de s'adapter à un nouvel environnement économique international.

Encore une fois, des facteurs à court terme ont rehaussé le niveau de cynisme et de désaffection de la population, ainsi que le sentiment d'exclusion d'un grand nombre de groupes. Cela est attribuable à la globalisation. Que peuvent accomplir les partis politiques, peu importe leur idéologie, une fois au pouvoir? Je pense que la plupart des électeurs se souviennent de la campagne électorale de 1993 sur le thème des emplois, des emplois et des emplois. Par la suite, le gouvernement s'est davantage préoccupé de la lutte au déficit.

Le sénateur Cohen: Autrement dit, l'objet de la réflexion traditionnelle des partis politiques a changé. Vous avez mentionné un changement, soit l'intérêt que porte maintenant le NPD à la petite entreprise. Autrement dit, la mentalité de tous les intervenants s'est modifiée, dans une certaine mesure.

M. Tanguay: De toute évidence, le NPD a fait la paix avec le monde des affaires. L'époque des grandes nationalisations est révolue. Le principe de l'ingénierie sociale à grande échelle qui était érigé en solution et considéré comme le pas décisif sur la voie de l'utopie, est dépassé. Les grandes idéologies ne sont plus.

Les sociaux-démocrates doivent repenser leur action, la façon de s'y prendre pour créer une société plus compatissante et les moyens pour y arriver par la voie de l'action politique. Encore une fois, il y a le modèle du gouvernement travailliste en Grande-Bretagne. Ce dernier a déployé énormément d'efforts pour instituer des partenariats -- un mot très à la mode -- entre le secteur du bénévolat et l'État.

Au cours de la période d'après-guerre, tous les partis politiques -- les partis sociaux-démocrates en particulier -- sont devenus trop dépendants de l'État, en faisant l'unique source d'intervention politique. Dans certains cas, cela a provoqué le déclin ou la disparition de la société civile, c'est-à-dire le réseau des organisations bénévoles. Ce réseau constitué de groupes bénévoles et d'action sociale doit être revitalisé d'une façon ou d'une autre. Or, cela ne peut se faire que par l'entremise de partenariats véritables où l'État adopte un rôle secondaire ou un rôle de partenaire égal et n'essaie ni de dominer le système ni de coopter les groupes au niveau local.

Le sénateur Cohen: La société civile est également épuisée car à la suite des compressions, elle assume une grande part du fardeau du gouvernement depuis 10 ou 15 ans et il faut effectivement qu'elle soit revitalisée.

Le président: Un parti politique qui prétend être un parti politique national ne vaut rien qui vaille s'il ne s'intéresse pas aux assistés sociaux aussi bien qu'à la classe moyenne, aux professionnels et à tous les autres groupes de notre société. Il ne peut se targuer d'être un parti national s'il ne souhaite pas représenter tous ces citoyens.

Vous avez mentionné le NPD. Chose intéressante, dans la pratique, le NPD n'est ni toujours ni partout le bénéficiaire de la désillusion des citoyens face aux partis qui se trouvent à être au pouvoir.

J'accepte votre argument au sujet des élections de 1993. Cependant, si l'on considère celles de 1997, que le Parti libéral a remportées surtout grâce à l'appui de l'Ontario, avec 38 p. 100 du vote national, les mécontents qui souhaitaient voter contre le gouvernement ont réparti leurs votes entre les conservateurs, les réformistes et les néo-démocrates. Je pense que les néo-démocrates vous diront qu'à diverses occasions depuis cinq ou six ans, ils ont perdu des voix en faveur du Parti réformiste.

Sur le plan intellectuel, c'est difficile à envisager ou à comprendre, mais cela arrive. Dans certaines régions du pays, c'est monnaie courante. En Colombie-Britannique, les votes d'un même bureau de scrutin se partagent entre le crédit social, considéré très à droite sur l'échiquier, et le NPD, considéré très à gauche dans la province. Par conséquent, le vote de protestation est habituellement très éparpillé.

M. Tanguay: Oui. L'une des caractéristiques étranges du système de partis au Canada dans les années 1990 est l'apparition de nouveaux thèmes qui se sont infiltrés dans le système de partis, ce qui signifie qu'aux anciennes divisions gauche-droite entre les partis se superpose un nouveau genre de conflits: les initiés contre les profanes et les élites contre les non-élites. C'est le Parti réformiste qui a le mieux réussi à exprimer les intérêts et les préoccupations de l'anti-establishment, des non-élites, et non le NPD. En fait, le Parti réformiste a bien réussi à faire passer son message selon lequel le NPD est lié à un groupe d'intérêt particulier, soit le mouvement syndical. Ce thème revient constamment dans le discours réformiste. Tous ces facteurs font qu'il est plus difficile de constituer un parti national rassembleur doté d'une vision capable de rallier des voix dans toutes les régions.

Le président: Cependant, c'est une situation saine dans la mesure où cela encouragera les conservateurs et les libéraux, en fait, tous les partis, à lutter pour obtenir l'appui des assistés sociaux, tout autant que de la classe moyenne, des professionnels, et cetera. Leurs politiques ne seront pas identiques mais il serait sain qu'ils se soucient d'obtenir ces voix afin de pouvoir affirmer: «Nous représentons ces citoyens, aussi bien que tous les autres citoyens ordinaires de la société.»

M. Tanguay: Ce pourrait être sain. À ce jour, je ne crois pas que cela l'ait été. Vous avez mentionné vous-même que l'un des problèmes qui alimente le ressentiment de l'électorat dans cette région est le fait que le seul parti qui est presque d'envergure nationale gouverne avec 38 p. 100 du vote populaire. À l'heure actuelle, l'Ontario est un État unipartite.

Le président: Cependant, au niveau local, le phénomène selon lequel des partis luttent pour le vote d'une communauté entière est bien connu. N'est-ce pas ce qui s'est passé à Terre-Neuve en 1997?

M. Tanguay: Oui.

Le sénateur Butts: Avec cette question, je vous rejoins dans le domaine du nébuleux.

Pensez-vous qu'un sentiment d'appartenance à la communauté ou à un groupe d'intérêts au niveau national serait favorable ou défavorable à la promotion de la cohésion sociale nationale? Autrement dit, le tout serait plus grand que la somme de ses parties.

Le deuxième volet de ma question concerne le rôle des partis politiques. À mon avis, les diverses parties des partis politiques sont valables, mais il n'y a pas de vision d'ensemble. Lorsque vous parlez de «grandes idéologies», pour moi, cela veut dire l'absence d'idéologie. Pourriez-vous commenter tout cela, je vous prie?

M. Tanguay: Par «parties», entendez-vous les provinces ou les régions?

Le sénateur Butts: Pas nécessairement. Nous avons consacré beaucoup de temps au niveau de la communauté locale, qu'elle se compose d'immigrants, de chômeurs, et cetera. Je veux savoir ce qui se passe pour ce qui est de la somme des parties.

M. Tanguay: La somme des parties ne se traduit pas toujours par une politique au niveau national. Pour en revenir à ce que disait le sénateur Lowell Murray, ce qui se produit, c'est que les partis se font concurrence pour le vote de ces groupes marginaux, de sorte que ces groupes et les citoyens qui le composent ont du poids, au moins tous les quatre ans, au moment des élections. Leurs votes comptent. Mais nous constatons que d'autres thèmes prennent le devant de la scène une fois les gouvernements au pouvoir, surtout s'ils disposent d'une majorité. La façon dont les gouvernements majoritaires utilisent leur pouvoir alimente l'aliénation et le cynisme dans la population. Une fois qu'ils ont recueilli les votes de ces différentes composantes de la société, que font-ils avec le pouvoir? Particulièrement parmi les groupes marginalisés, nombreux sont ceux qui constatent que le pouvoir s'attache surtout à des enjeux qui intéressent surtout «les nantis» dans la société. Cela alimente le cynisme et la désaffectation de l'électorat.

Une fois qu'un parti s'est servi de ces parties, si par «parties» on entend les communautés locales et les groupes qui les composent, ils ne concrétisent pas leurs voeux.

Une fois au pouvoir, le parti vainqueur a tendance à tourner le dos à ces groupes locaux. Voilà pourquoi ces derniers ont le sentiment de ne pas avoir une voix efficace et très peu de portes de sortie. Si le NPD n'est pas leur voix, il n'y a guère de débouchés pour eux. Voilà encore une fois l'un des problèmes des années 1990. Les préoccupations locales de ces groupes marginalisés ne se retrouvent pas parmi les priorités politiques d'un gouvernement majoritaire.

Pour ce qui est des «grandes idéologies», les universitaires utilisent l'expression «méta-narrative» ou paradigme, ce qui est un jargon postmoderne. La deuxième moitié du XXe siècle n'a pas été tendre envers ces grandes idéologies, c'est-à-dire les idéologies qui offrent la perspective d'une transformation radicale qui nous amènera par magie vers l'utopie. Cela ne semble pas s'être produit. En conséquence, un grand nombre de personnes ont réduit leurs attentes quant à ce qui peut être fait dans cette vie, dans ce monde, dans cette société.

À mon avis, ils souhaitent changer les choses au niveau local, les améliorer de façon fragmentaire. Voilà la mentalité qui a remplacé les grandes visions utopiques tellement marquantes au cours de la première moitié de notre siècle. Voilà ce que j'entends par grande idéologie.

Le sénateur Butts: Avons-nous besoin d'une grande idéologie ou d'une idéologie générale pour assurer la cohésion sociale ou est-il futile même d'espérer une cohésion sociale nationale?

M. Tanguay: Nous n'avons pas besoin d'une grande idéologie. Voilà pourquoi j'envisage avec beaucoup d'intérêt et un optimisme prudent l'expérience de Tony Blair et du nouveau Parti travailliste. Blair est un cas intéressant. Sa social-démocratie est enracinée dans des principes religieux. Cela lui a donné un certain scepticisme quant à ce que l'État peut accomplir et la volonté de s'attacher à ce que l'on peut concrètement changer. Il reconnaît qu'il y a nécessairement des limites à l'ingénierie sociale. D'ailleurs, cela a été l'un des grands problèmes des partis gauchistes au XXe siècle. Ils n'ont pas su admettre qu'il y avait des limites à ce que l'État peut accomplir. En fait, une fois au pouvoir, ils ont agi comme des bulldozers et ont oblitéré ce que j'appelle la société civile, c'est-à-dire les groupes communautaires locaux qui constituent vraiment l'essence de la société.

Nous n'avons pas besoin de grandes idéologies. D'ailleurs, leur effondrement au cours de la dernière moitié du XXe siècle est une bonne chose. Cela pave la voie à un véritable changement, mais les partis doivent saisir l'occasion. Au Canada, pour diverses raisons, il ne semble pas que nos partis aient su saisir cette occasion, du moins pas encore. Je ne dis pas qu'ils ne le feront pas, mais ce n'est pas acquis.

Le sénateur Johnstone: Vous avez mentionné Ross Perot. Pourriez-vous nous donner les grandes lignes de la démarche de Perot face à la politique, au gouvernement et à la cohésion sociale?

Vous avez aussi parlé de Tony Blair. Pourriez-vous nous expliquer plus en détail sa démarche?

M. Tanguay: J'ai cité Ross Perot comme l'un des exemples patents du nouveau genre d'entrepreneur politique qui peut court-circuiter entièrement le système de partis et mobiliser les électeurs grâce à son extrême richesse et aux nouvelles technologies politiques qu'on peut mettre à son service, un peu comme on embauche des mercenaires. Le système politique américain est sans doute celui qu'il est le plus facile d'investir de cette façon. D'ailleurs, on le verra au cours de la prochaine campagne présidentielle, alors que Steve Forbes se portera candidat de nouveau en se fondant sur son immense richesse. Cela lui permet de contourner toute forme d'organisation de parti, d'embaucher des sondeurs, des experts conseils en communication, en publicité postale, et cetera.

Le président: Et il peut perdre de nouveau.

M. Tanguay: Espérons-le.

Le sénateur Cools: Et tout faire, sauf de la politique. Il est très doué pour la publicité par images, mais nul en politique.

M. Tanguay: Forbes n'a pas le charisme de Ross Perot. Perot a touché une corde sensible. Dans toutes les sociétés occidentales, on trouve un groupe de personnes mécontentes qui s'estiment exclues par la classe politique. L'importance de ce groupe varie d'un pays à l'autre, mais il existe bel et bien et peut être mobilisé par une personne comme Ross Perot. Forbes n'est manifestement pas capable de faire cela, mais Perot a réussi dans une certaine mesure puisqu'il a obtenu 19 p. 100 des voix en 1992.

Le président: Pat Buchanan est plus ou moins du même niveau.

M. Tanguay: C'est juste. C'est l'une des caractéristiques les plus troublantes de la situation actuelle. Il existe dans toutes les démocraties occidentales un groupe de citoyens rebelles, déconnectés, qui attendent d'être mobilisés par l'entrepreneur politique idéal. L'existence de ces nouvelles technologies donne à ces entrepreneurs la possibilité de passer outre les structures de partis traditionnelles. Si la personne en question a une vision du monde désastreuse, le risque que l'expérience tourne mal est grand.

Ainsi, en Europe occidentale, nous sommes témoins de la montée de l'extrême-droite et même de partis politiques racistes mobilisés autour d'une nouvelle génération de leaders politiques, comme Joerg Haider, en Autriche, qui est télégénique, communicateur médiatique avisé et cryptofasciste.

Le président: Il s'agit en grande partie d'une réaction contre la mondialisation et la technologie.

M. Tanguay: C'est exact. Les groupes marginaux d'Europe occidentale recrutent souvent leurs membres parmi la classe ouvrière qui ont vu leurs emplois d'usine bien rémunérés prendre le chemin du Mexique et du Brésil. Ce sont là les fruits de la mondialisation. Ces personnes sont prêtes à se mobiliser autour d'un chef qui leur affirme: «Je peux résoudre ce problème très facilement.»

Le sénateur Johnstone: Évidemment, Tony Blair est déjà élu. A-t-il enregistré certains succès jusqu'à maintenant pour améliorer la cohésion sociale?

M. Tanguay: Jusqu'ici, son bilan est mitigé. Au cours de la première année de son mandat, il a pris des initiatives audacieuses dans les dossiers régionaux qui touchent la Grande-Bretagne, la dévolution du pouvoir à l'Écosse et au pays de Galles ainsi que le problème irlandais. Pour ce qui est des grandes questions socio-économiques, pour l'heure, son bilan est au mieux mitigé. Voilà pourquoi j'ai dit que je ressentais un optimisme prudent.

Le sénateur Wilson: J'ai trouvé intéressants vos commentaires au sujet du partenariat. On entend beaucoup de sottises au sujet du partenariat avec le gouvernement. D'après mon expérience, les ONG de la société civile réagissent de deux façons, ou elles se sentent récupérées par le processus -- évidemment, elles s'en rendent compte après coup -- ou elles adoptent une attitude d'affrontement. Cela leur fait peut-être du bien et leur vaut une certaine publicité, mais aucun changement ne s'ensuit. Ou alors, elles se tournent vers la consultation publique. À cet égard, je constate que la population est de plus en plus cynique car il faut savoir qui est consulté et ce qu'on fera à la suite des consultations. Les ONG risquent énormément d'être évacuées parce qu'on les considère comme un groupe d'intérêt particulier. Or, on n'évacuera jamais le gouvernement parce qu'on considère que c'est un groupe d'intérêt particulier.

Parmi les problèmes, citons le déséquilibre considérable entre les ressources du gouvernement et de la communauté des ONG, ainsi que la dissonance en matière d'information. Il arrive parfois que les ONG possèdent énormément de renseignements que n'a pas le gouvernement, mais ces deux entités ne se rencontrent pas parce que chacune protège son territoire. Il y a eu une rencontre créative autour du Tribunal criminel international et de la Conférence sur les mines terrestres, mais on ne voit guère la même chose au niveau fédéral, provincial ou municipal.

M. Tanguay: C'est une très bonne façon d'exposer le problème. Je n'ai pas de solution magique. Vous avez très bien défini la problématique. Le désir de cooptation de l'Etat semble un phénomène naturel. L'Etat ne peut résister à la tentation de coopter et d'assumer une position de domination dans ses relations avec les ONG ou les groupes d'intérêt locaux.

Alors que nous entrons dans un nouveau cycle, il y aura de plus en plus de dossiers où l'Etat devra essayer de limiter son désir de cooptation. Les soins à domicile dans le secteur de la santé est un dossier où il devra y avoir un véritable partenariat entre les communautés locales, les groupes bénévoles ou communautaires et l'État. Jusqu'à maintenant, il n'y a guère lieu d'être optimiste au sujet de la création d'un véritable partenariat car il semble être naturel pour une partie d'essayer de dominer l'autre. On peut uniquement essayer de résister à cette tendance. Les ONG doivent faire de leur mieux pour résister à la cooptation. Dans certaines situations et domaines, elles réussiront; dans d'autres, non. En fait, c'est un produit de culture politique différente. Peut-être qu'au Québec les groupes d'intérêt locaux ou les ONG auront-elles plus succès pour ce qui est d'opposer une résistance à l'Etat, mais peut-être que non. Je ne sais rien. Cela variera d'une province à l'autre, d'une région à l'autre. Ce sera une bataille et il n'est pas facile d'en prédire le succès.

Le sénateur Wilson: Si je soulève cette question, c'est parce qu'elle a tout à voir avec le manque de crédibilité envers le processus politique. À mesure qu'ils comprennent qu'ils se font constamment avoir, les groupes communautaires tendent à se retirer de la scène et le cynisme s'accroît. Je sais qu'il n'y a pas de formule magique, mais j'espérais que vous pourriez suggérer certaines mesures à prendre.

M. Tanguay: Tout dépend de la volonté du groupe ou des groupes concernés. Je vais vous donner un exemple, mais il ne relève pas du secteur social. J'habite maintenant dans une petite ville dans les environs de Waterloo où l'on s'inquiète énormément de la pollution causée par une usine en particulier. Les simples citoyens se sont mobilisés. Un groupe a été formé et il a commencé à traiter avec le ministère de l'Environnement provincial. Le groupe a toujours eu le sentiment qu'on essayait de le coopter. Ces premiers pas ont débouché sur une relation permanente entre les deux entités. Le groupe a résisté à la cooptation et il a réussi à faire changer les choses au niveau local. Ce n'est pas une solution parfaite, loin de là, mais de façon générale, on est maintenant plus sensibilisé au problème. Le groupe a même amené le gouvernement Harris à faire une déclaration au sujet des mesures qui seront prises. C'est donc un succès mitigé. Comme je suis réaliste, c'est sans doute ce qu'on peut espérer de mieux, c'est-à-dire que dans certaines circonstances, certains groupes s'opposeront à l'Etat et pourront, grâce à l'éducation et à la mobilisation, atténuer un problème, sinon le résoudre entièrement.

[Français]

Le sénateur Ferretti Barth: Nous savons qu'au Canada, nous vivons tous dans une grande mosaïque de diversités: culturelle, économique et politique. Est-ce que vous pensez que cette diversité va empêcher la cohésion sociale?

Est-ce qu'à votre connaissance, il y a un pays où la cohésion sociale existe déjà? Si oui, savez-vous si cela va bien ou non? Et aux États-Unis, c'était quoi la mondialisation et la cohésion sociale? Si je ne me trompe pas, c'est un grand fiasco.

M. Tanguay: Est-ce que la diversité culturelle pose un obstacle aux partis politiques et empêche la cohésion sociale? À mon avis, pas nécessairement. C'est possible dans un monde qui devient de plus en plus diversifié. C'est absolument nécessaire que les partis politiques prennent conscience de cette diversité. Oui, cela cause des problèmes dans certaines sociétés, mais la diversité croissante de chaque société dans l'Ouest ou dans les démocraties contemporaines est presque inéluctable. Les partis politiques peuvent élaborer des politiques pour prendre conscience de cette diversité. Ce n'est pas facile mais c'est possible. C'est aussi une occasion pour les partis politiques d'élaborer des programmes qui pourraient rassembler tous les secteurs de la société.

Certaines sociétés ont plus de succès que d'autres. Il y a des sociétés en Europe de l'Ouest dont la diversité constitue un des grands problèmes. Je pense que le Canada n'est pas dans une situation aussi grave que certaines sociétés telles que la France, par exemple. Le fait que la société contemporaine globale devienne de plus en plus diversifiée, n'est donc pas la fin du monde. Les partis politiques peuvent en prendre conscience et élaborer des programmes pour atténuer les effets sociaux de cette diversité.

En ce qui concerne les États-Unis, je pense que oui, malgré le fait que la situation économique semble être meilleure qu'il y a une décennie, il y a de graves problèmes sociaux. Ces problèmes sont causés en partie par la mondialisation. Il y a, aux États-Unis, probablement un conflit encore plus prononcé, entre les riches et les pauvres, qu'au Canada. Mais ce sont deux sociétés, le Canada et les États-Unis, où les effets de la mondialisation ont produit cette division encore plus marquée.

Le sénateur Ferretti Barth: C'est pour cette raison que nous, les Canadiens, sommes toujours portés à regarder vers les États-Unis. Si les États-Unis le font, nous allons le faire. Nous avons l'exemple d'une grande nation comme les États-Unis qui, au lieu d'éliminer la marginalisation et l'exclusion, a fait des trous plus profonds dans la société. Il faut alors regarder autour de nous pour trouver les pays où existe déjà cette intention de cohésion sociale et voir si on a eu de bons résultats. C'est vraiment désastreux aux États-Unis.

En ce qui concerne notre diversité, comme vous l'avez dit dans la première réponse -- ce sont surtout les immigrants qui vivent cette diversité et qui cherchent à la faire comprendre aux Canadiens -- il y a un grand obstacle. Au conseil de l'Europe, à Strasbourg, on a parlé de l'union sociale en Europe. La Finlande a dit clairement qu'elle ne fera jamais partie de l'union sociale en Europe. Pourquoi? À cause des valeurs culturelles, linguistiques, religieuses, économiques et politiques. J'ai compris pourquoi.

Au Canada, sommes-nous prêts pour cette cohésion sociale? Est-ce que nous avons fait un référendum parmi tous les Canadiens pour savoir des plus riches, des moins riches, des pauvre, des communautés culturelles, des personnes âgées, des étudiants et des universitaires ce qu'ils en pensent? Est-ce que vous êtes d'accord? Est-ce que nous pouvons, tous ensemble, être une nation exemplaire? Nous pourrions éviter des problèmes plus tard.

M. Tanguay: Vous faites référence à un référendum?

Le sénateur Ferretti Barth: Pour savoir si les Canadiens et les groupes sont prêts. Je représente un groupe communautaire de 12 000 personnes âgées. Est-ce que nous voulons parler de la cohésion sociale à ces personnes âgées? Est-ce que nous avons besoin de leur appui? Il faut le leur dire. Il faut être honnête et transmettre notre idéologie, notre intention sociale à ces gens. Je parle des personnes âgées. Il faut le faire aussi avec les communautés culturelles.

Vendredi prochain, je vais visiter 15 communautés culturelles. Nous allons parler de vieillissement. Qu'est-ce que le vieillissement dans une communauté chinoise? Déjà, on commence à recueillir des informations. Cela me préoccupe.

Est-ce que les gens de Colombie-Britannique pensent comme nous? Est-ce que les gens de Toronto pensent comme les Québécois? Est-ce que les Québécois pensent comme les gens de l'Alberta. Il faut trouver un facteur commun pour procéder. C'est mon impression.

M. Tanguay: D'abord, je pense au fait que le Canada se trouve à côté des États-Unis et semble être animé par les politiques aux États-Unis. Le chômage est à un niveau assez bas aux États-Unis et cela constitue une forme d'attraction. Les politiques des États-Unis semblent animer beaucoup de gouvernements au Canada. C'est naturel. Ces programmes, ces politiques économiques soulèvent des problèmes sociaux. Est-ce que le Canada, en acceptant les politiques économiques, provoquerait des problèmes sociaux et culturels plus prononcés. Je pense que oui. Cela veut dire que tout parti politique, tout groupe d'intérêt, tout mouvement social au Canada, doit être conscient du fait que oui, les États-Unis constituent l'économie la plus forte dans le monde mais il y a des problèmes dans ce pays. Il faut être conscient de ce fait. Il faut résister, encore une fois, à l'homogénéisation des politiques des secteurs économiques, sociaux et culturels.

Est-ce que la Colombie-Britannique est différente? Est-ce que les intérêts des habitants de la Colombie-Britannique sont différents de ceux des Ontariens? Est-ce que les intérêts des habitants de Vancouver sont différents de ceux qui habitent Toronto? Oui.

Nous avons un système fédéral. C'est le génie potentiel du fédéralisme. Les intérêts de ces différentes communautés sont différents. Il faut être conscient de ce fait et le fédéralisme nous donne une chance de prendre conscience de toute cette diversité.

[Traduction]

Le sénateur Cools: Les enjeux dont nous discutons sont très importants et je pense qu'ils nous interpellent tous. Parlant de partis politiques, il faut se rappeler que dans notre système, le parti politique a été le véhicule qui nous a donné le gouvernement responsable. Au Canada -- et je ne sais pas ce qu'il en est aux États-Unis -- l'affaiblissement des partis politiques est aussi l'affaiblissement du gouvernement responsable qui est, après tout, un système où le Premier ministre de Sa Majesté choisi son cabinet parmi les députés élus de la Chambre des communes.

Je voudrais attirer l'attention du témoin sur un document récent rédigé par Tom Kent pour le Caledon Institute of Social Policy, intitulé «Social Policy 2000: An Agenda», rendu public en janvier 1999. À la page 4, sous la rubrique «How to live with government by improvisation», M. Kent énonce certaines choses très intéressantes. Entre autres:

Les partis politiques devraient être les principaux agents du gouvernement par représentation, par élection au Parlement, dans un contexte démocratique. Ils représentent des associations volontaires de personnes vivement intéressées aux affaires publiques.

Plus tard, il poursuit en disant:

En conséquence, lorsqu'un parti arrive au Parlement, ses membres n'ont pas d'idées précises sur les dossiers de l'heure, des idées issues d'une discussion et porteuses de politiques autour desquelles ils se rallient. Si le parti forme le gouvernement, les ministres du Cabinet sont distanciés de tout objectif politique au sujet desquels ils pourraient être tenus de rendre des comptes au parti ou au pays. Nous avons un gouvernement qui n'est pas issu d'un mandat démocratique, mais de l'improvisation.

Il ajoute aussi:

À l'échelle nationale, les partis sont devenus ni plus ni moins que des machines publicitaires qui courtisent la faveur de l'opinion en se servant des mêmes techniques d'imagerie que les entreprises qui vendent des produits presque identiques utilisent pour tenter de s'approprier une part du marché des détergents, des services bancaires, et cetera. Les positions des partis politiques sont moins façonnées par l'opinion de leurs membres que par les techniques de leurs professionnels.

M. Kent s'attaque au coeur du problème. Lorsque je me suis présenté comme candidate en 1977, il était nouveau qu'une femme noire fasse quelque chose comme ça, je peux vous l'assurer. A l'époque, j'ai parlé d'une publicité comme celle qu'on ferait à un déodorant parfumé. Je suis ravie de voir que l'on reprend cette image. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.

Depuis quelques années, on constate que les partis ne choisissent plus leurs membres parmi les chefs naturels des communautés. Un parti politique était censé être un moyen permettant de puiser dans les intérêts, les activités et le travail des chefs naturels des communautés pour qu'à partir de ceux-ci, partout au pays, les enjeux de la politique publique puissent s'exprimer et être façonnés. Parallèlement, nous avons vu s'amenuiser le rôle des simples députés à la Chambre des communes, et du Sénat. Nous avons assisté à la naissance d'une nouvelle créature appelée le Bureau du premier ministre. On s'étonne souvent de voir à quel point de nombreux ministres du Cabinet participent peu à l'élaboration de certaines politiques dans la foulée de l'entrée en scène de cette nouvelle entité qu'est le Bureau du Premier ministre. Cela est une source d'inquiétude pour un grand nombre d'entre nous.

Avez-vous réfléchi à la préséance du Bureau du premier ministre et à son incidence sur le gouvernement responsable et sur le parti politique en tant qu'agent rassembleur de l'opinion dans le pays?

M. Tanguay: Vous me posez une question à deux volets. Je vais revenir en arrière et répondre à votre citation de Tom Kent. Il a absolument raison. Il attire l'attention sur le fait que les partis politiques -- et c'est sans doute davantage vrai au Canada que dans de nombreux autres pays -- sont surtout, sinon exclusivement, des machines à recueillir des votes. Ils sont dynamiques et puissants en période électorale. Entre les élections, ils s'atrophient. Tous les participants ici ont sans doute déjà appartenu à une association de comté. Il arrive fréquemment que les associations de comté locales disparaissent entre les élections.

Cela fait ressortir le fait que les fonctions électorales des partis sont bien développées. Vous avez parlé de publicité. À la fin du XXe siècle, les activités électorales sont principalement des activités de publicité. Cependant, la fonction éducative, la fonction d'élaboration de politiques des partis est sous-développée, si tant est qu'elle l'est. Encore une fois, je regrette de jouer les Cassandre, mais il n'y a pas de solution facile à ce problème.

Un livre célèbre consacré au système politique canadien a été rédigé par un Français, André Seigfried, et publié au tournant du siècle -- en 1915, si je ne m'abuse. Il s'intitule The Race Question in Canada, et par là, l'auteur entendait les anglophones et les francophones. L'ouvrage remonte à près de 100 ans. Dans les chapitres sur les partis politiques, il relate à quel point, en tant qu'Européen, il avait constaté avec stupéfaction, à son arrivée au Canada, que les partis n'avaient pas de programme, qu'on n'attachait aucune importance aux idées et que toute la politique au Canada tournait autour de l'accès au pouvoir par la collecte des votes et le favoritisme. Ces problèmes sont de nature historique au Canada et il ne sera pas facile de revitaliser les fonctions d'éducation et d'élaboration de politiques des partis.

Cependant, on peut faire quelque chose. Tout n'est pas perdu. On peut créer des fondations par le biais d'incitatifs fiscaux, par exemple, afin de fournir des idées de politiques aux partis. Étant donné que les partis ne génèrent pas de politiques ou d'idées, d'autres organisations comblent ce vide. Vous avez parlé du Bureau du Premier ministre. Il y a aussi d'autres agences centrales comme le Bureau des relations fédérales provinciales et le Bureau du Conseil privé. Les groupes de réflexion comblent le vide. L'Institut Caledon et le C.D. Howe Institute deviennent des véhicules générateurs d'idées politiques.

Pendant que d'autres groupes comblent ce vide, les partis sont écartés tout simplement parce qu'ils ne génèrent pas d'idées. Pour changer cela, il faut essayer de renforcer les fonctions politiques des partis. Une plus grande démocratie interne pourrait être utile, même si elle risque d'entraîner d'autres genres de problèmes. Une réforme n'est jamais neutre. Fréquemment, un changement pour le mieux va entraîner l'aggravation d'un autre problème. Je suis assez pessimiste. Vos dirigeants pourraient s'avérer amateurs ou peu habiles pour répondre aux exigences quotidiennes de la vie parlementaire. Cependant, même si les réformes n'étaient pas neutres, il faut régler le problème lié au fait que les partis ont vraiment abdiqué leur rôle d'agents générateurs d'idées.

Le sénateur Cools: En fait, les partis politiques ont abdiqué leurs responsabilités tout comme les députés du Parlement ont abdiqué leurs responsabilités d'exiger des comptes des ministres. Le pays paie un prix très élevé pour cela. Aujourd'hui, dans ma communauté, personne ne peut me dire ce qui différencie un conservateur d'un libéral ou encore ce distingue une politique du parti libéral d'une politique du parti conservateur. Un sénateur comme le sénateur Murray, qui est très fin, peut me répondre, mais je parle du grand public. Personne ne le sait plus. Je trouve cela très inquiétant.

Il m'arrive souvent, au sein de mon propre caucus, de dire: «Mais selon les principes libéraux...» ou encore «La position du parti libéral était...», ou «Traditionnellement, c'était la position libérale». Je regrette de devoir l'admettre, mais je ne vois bien souvent que des visages et des yeux inexpressifs étant donné que les gens semblent coupés de leur histoire.

À mon sens, c'est du vandalisme historique et constitutionnel. J'appartiens à ces gens qui estiment que le joyau de la démocratie parlementaire britannique est notre système politique. S'il n'y a pas une ruée pour le protéger, nous allons certainement le perdre.

Le président: Sénateur, vous avez raison. Je vais certainement y consacrer un discours un de ces jours.

Le sénateur Cools: Je vous appuierai volontiers, sénateur.

Le président: Des trois composantes du Parlement, la Couronne, le Sénat et la Chambre des communes, deux ne jouent pas le rôle qui leur a été dévolu. La Couronne ne le fait certainement pas, pour des raisons dont je n'ai besoin de parler ici. La Chambre des communes est une coquille vide pour ce qui est de s'acquitter de son rôle essentiel d'exiger des comptes du gouvernement. À mon avis, seul le Sénat joue le rôle positif qu'il doit jouer.

Professeur Tanguay, Tom Kent a raison, cela va de soi. Que ce soit au gouvernement ou dans l'opposition, l'appareil du parti devient le bras du bureau du chef, c'est-à-dire le Bureau du Premier ministre au gouvernement et celui du leader parlementaire dans l'opposition. Bon nombre de ceux qui occupent les banquettes ministérielles, particulièrement s'ils n'ont pas d'expérience parlementaire antérieure, n'ont jamais été confrontés à l'exercice complexe de l'élaboration d'une politique nationale pour résoudre des problèmes nationaux. L'une des raisons pour lesquelles cette expérience leur fait défaut dans le contexte national, c'est que leur parti politique ne constitue pas une tribune qui leur permette de l'acquérir. Par conséquent, le gouvernement dépend presque entièrement de la fonction publique, de groupes de réflexion et de groupes d'intérêt particulier. Dans l'opposition, les parlementaires dépendent des conseillers de caucus. Il y a, pour chaque caucus, une infrastructure composée de conseillers politiques, en sus de représentants de groupes de réflexion et d'intérêt particulier.

Pour reprendre les propos immortels de Pierre Trudeau, nous avons besoin de contrepoids. Idéalement, ces contrepoids devraient venir des partis politiques. Les idées qui devraient émaner des partis sont des idées qui auraient été débattues et raffinées au cours d'un processus véritablement national. Au lieu de refléter la disparité des régions, des langues et des cultures que nous connaissons dans notre pays, elles devraient rassembler les intérêts socio-économiques qui existent. Ce n'est pas ce qui arrive. Il faut faire quelque chose pour que nos partis politiques redeviennent fonctionnels en matière de politique.

Le Conseil privé a mis sur pied un comité de recherche sur les politiques chargé d'identifier les dossiers névralgiques en l'an 2005. Le comité a publié un certain nombre de rapports. Au sujet de la mondialisation et de la technologie, ses membres affirment que les forces économiques et les pressions financières mettent à rude épreuve notre volonté de partager entre ceux qui sortiront gagnants de la transition vers une nouvelle économie et ceux qui ont de la difficulté à s'y adapter. Par conséquent, au cours des années à venir, nous verrons l'avènement d'un nouveau contrat social ou un défi sérieux à notre cohésion sociale. Je suis d'accord avec cette analyse et je pense que les personnes autour de la table le sont sans doute aussi.

Un important élément fait défaut dans le processus, c'est-à-dire le rôle du parti politique démocratique en matière d'élaboration de politiques. Comme vous l'avez dit, il n'y a jamais eu d'âge d'or à cet égard, mais il fut un temps où les partis en faisaient plus qu'ils n'en font maintenant.

Je me souviens des débats des années 60, sous le régime Pearson. Je me rappelle un congrès libéral national où il y avait eu un débat très vigoureux entre les continentalistes, si je peux me permettre de les appeler ainsi, représentés par Mitchell Sharp et ses partisans, et les nationalistes, représentés par Walter Gordon et ses partisans. Quoi qu'il en soit, un accord ou un compromis a été négocié sur les lieux mêmes du congrès.

Je me rappelle un débat analogue au Parti libéral sur la façon d'envisager le régime de soins de santé; on se demandait s'il y avait lieu de retarder sa mise en oeuvre. Le débat mettait en présence M. Sharp, à titre de ministre des Finances, contre ses collègues titulaires de portefeuilles sociaux. Je me souviens d'une époque où le Parti conservateur a débattu la question de savoir si le Canada devait se doter d'armes nucléaires. Plusieurs membres de l'exécutif national ont démissionné parce qu'ils ne pouvaient accepter la décision prise au congrès. Je me rappelle le débat qui a fait rage au NPD il y a quelques années entre le mouvement `waffle' et ceux qui étaient davantage dans le grand courant du parti représenté par les syndicats, et cetera.

Nous nous rappelons tous ces débats. Je ne pense pas avoir vu de débats aussi sérieux depuis longtemps. Il n'y a guère de débats qui agitent les partis fédéraux de nos jours, et c'est malsain.

Savez-vous comment fonctionnent les partis politiques au niveau provincial? À titre d'observatrice, j'ai l'impression qu'ils font un meilleur travail. Je suis les travaux du Conseil national du Parti libéral du Québec et du Parti québécois. Les militants de la base sont représentés et ils se réunissent au moins une fois -- voire plusieurs fois -- par année. Ils discutent de sujets chauds et essaient de dégager un consensus. Que savez-vous du fonctionnement des partis politiques provinciaux?

M. Tanguay: J'ai étudié le PQ et j'ai assisté à un ou deux de ses congrès à titre d'observateur. Comme bien d'autres choses au Québec, le PQ est distinct et distinctif. C'est l'un des partis politiques les plus dynamiques qui soit au Canada aujourd'hui pour des raisons qui tiennent à la nature de sa formation, au rôle joué par ses premiers dirigeants et à l'importance de la question nationale pour ses membres. Ce parti laisse beaucoup de place aux débats internes. Lors de ces congrès, on discute de questions de politique, souvent de façon très fractionnelle.

Le président: Mais c'est également vrai des libéraux du Québec, n'est-ce pas?

M. Tanguay: Plus que certains autres partis politiques, effectivement. Pour diverses raisons, la politique au Québec est mue par l'importance de la question nationale. Un référendum qui attire 94 p. 100 des électeurs est une affirmation d'intérêt incroyable qui montre à quel point les citoyens sont motivés par les questions politiques qui les concernent. À ce stade, le Québec est unique. Si nous passons à d'autres provinces, je ne suis pas sûr qu'il n'existe pas les mêmes problèmes qu'au niveau fédéral, sauf à plus petite échelle peut-être.

Encore une fois, permettez-moi de prendre l'exemple de l'Ontario. Les partis politiques ontariens ont refusé de se lancer dans une réflexion de fond comme celle dont vous avez parlé. Dans les années 50 et 60, le NPD a remis en question sa présence sur la scène fédérale. On aurait pu croire que la défaite du gouvernement Rae aurait donné au parti l'occasion de réfléchir sur la signification de ces années au pouvoir, sur l'idéologie future du NPD et sur ce qui peut et ne peut pas être accompli. Cela ne s'est pas fait au niveau du parti, bien que Bob Rae ait publié deux ouvrages -- l'un d'eux s'intitule From Protest to Power --, dans lequel il réfléchit sur ce que signifie le fait d'être social-démocrate et sur ce que peuvent accomplir les gouvernements de la social-démocratie. Au niveau du parti, Rae est fréquemment vu comme un vire-capot, un traître, quelqu'un qui a vendu son âme au secteur des affaires. Malheureusement, le débat n'a pas filtré jusqu'aux militants du parti.

Les libéraux aussi ont été réticents à réviser leur programme et leurs idées. Encore là, la tenue du congrès à la direction était une belle occasion à saisir. Ce congrès a suscité une certaine excitation au niveau provincial. Pourquoi? En partie en raison de la venue d'un nouveau genre de chef politique, Gerard Kennedy, issu de la banque alimentaire Daily Bread Food Bank, de Toronto. Il venait d'un secteur différent de la communauté et semblait avoir des idées gauchisantes tout en demeurant un libéral. Il n'était pas facile de le caser dans une catégorie type. Sa candidature a suscité beaucoup d'intérêt, mais elle n'a pas donné lieu à une réflexion définitive.

Cet exercice de réflexion et de mobilisation autour d'idées a eu lieu principalement au sein des partis de droite. Voilà pourquoi depuis 20 ans, le paysage politique est dominé par les idées de droite. Les militants de la droite sont motivés. Ils semblent savoir ce qu'ils veulent et ils peuvent fréquemment avoir une démarche brutale quand vient le moment de mettre en oeuvre leurs idées. Ils ont saisi l'initiative.

Les enjeux qui intéressent le comité -- l'inclusion, la cohésion entre les différentes composantes de la société et la réduction du fossé entre les riches et les pauvres lorsqu'un seul volet du débat idéologique est mobilisé -- n'ont pas été favorables à la concurrence entre partis. À mes yeux, c'est là un des grands problèmes.

Le président: Peut-être est-ce parce que le centre et le centre gauche s'attardaient à livrer des combats d'arrière-garde avec des armes dépassées. Nous n'avons pas su rester actuels.

M. Tanguay: Oui.

Le président: Le Parti réformiste du Canada a plutôt bien réussi dans ses efforts pour s'attaquer à certains problèmes de nature politique, en tout cas ceux qui intéressent le plus ses partisans.

M. Tanguay: Oui.

Le président: Comment les réformistes peuvent-ils concilier l'élaboration de positions de politique à l'occasion d'un congrès national avec l'idée qu'une fois élus au Parlement, les députés ont les coudées franches et que leurs positions sont dictées par leur interprétation de l'opinion publique dans leurs circonscriptions respectives? Au cours de la première phase du processus, je suppose qu'ils suivent la méthode habituelle d'élaboration de politiques, qui repose sur le compromis, les concessions mutuelles et l'élaboration d'une position consensuelle qui est censée être la position du parti. Mais une fois qu'ils sont élus, ils sont tenus de faire valoir l'opinion de leurs circonscriptions, selon l'idée qu'ils s'en font. Comment concilier les deux?

M. Tanguay: Le Parti réformiste est une expérience en cours. C'est un jeune parti et il est victime des mêmes tensions internes qui ont tiraillé antérieurement les diverses expressions du populisme des Prairies. D'habitude, ces partis s'adaptent mal aux contraintes du gouvernement parlementaire de style britannique. Dans certains cas, cela leur est tout simplement impossible. Dans les années 20, les progressistes ne se sont jamais adaptés aux contraintes institutionnelles du Parlement et ont fini par disparaître. Le Parti réformiste a eu beaucoup plus de succès que les progressistes. En l'espace de 10 ans, il est passé du statut de parti protestataire de l'Ouest avec le slogan «l'Ouest veut participer» à celui d'opposition officielle. Il s'agit là d'une trajectoire d'une rapidité incroyable. En conséquence, dans cette perspective, on peut dire qu'il a été couronné de succès. Cependant, il a connu des problèmes internes et n'importe quel député du Parti réformiste vous avouera qu'il est difficile d'essayer de concilier ces deux traditions différentes.

Qui plus est, Preston Manning est un chef très présent, voire dominateur, ce qui semble contredire, du moins en surface, la perception qu'a le parti de lui-même comme véhicule du populisme. En fait, paradoxalement, c'est souvent ce qui se produit dans des organisations populaires.

Le président: Presque toujours.

M. Tanguay: Presque toujours, c'est exact. Si l'on considère quelques-unes des controverses qui ont secoué le Parti réformiste depuis son arrivée à Ottawa, ces questions n'ont pas été résolues à l'interne. Si elles ont été résolues, c'est parce que M. Manning, d'une façon ou d'une autre, exerce un contrôle sur l'infrastructure à la base.

Le président: À moins que tous les partis politiques grand courant s'attaquent à ces problèmes, particulièrement à celui des répercussions sociales de la mondialisation et de la technologie, le débat s'apparentera à une version canadienne de Pat Buchanan: déchirer les traités commerciaux, mettre en marche les presses à imprimer, moratoires sur l'immigration, et cetera. Il est éminemment dans l'intérêt national que les partis politiques se réveillent.

M. Tanguay: Je suis d'accord avec vous. Peut-être les universités Wilfrid Laurier et Waterloo sont-elles uniques, mais en tant qu'enseignant, je trouve intéressant de voir à quel point les grands principes de la mondialisation ont acquis le statut d'idées reçues. Autrement dit, il est très difficile pour les jeunes de s'élever contre la mondialisation. Ce n'est pas une prise de position courante.

Le président: Voilà précisément ce dont nous voulions discuter avec le professeur Banting. J'espère que nous aurons l'occasion de revenir sur le sujet le mois prochain.

Le sénateur Butts: Je pense que dans cette équation, le mauvais rôle revient aux médias. Lorsqu'un représentant d'un parti politique est dépeint comme un rebelle qui veut détruire le système, les gens ont peur et rentrent dans le rang. C'est en grande partie le problème du Parti réformiste. Bob Rae explique très bien cela dans son livre. D'après lui, ce sont les médias qui l'ont tué.

Le président: Ils disent tous cela, sénateur.

M. Tanguay: C'est peut-être un petit peu biaisé.

Le sénateur Butts: Il apporte suffisamment de preuves pour justifier son argument. Le livre fourmille de preuves qui montrent qu'il ne pouvait obtenir ce qu'il voulait parce que les médias avaient rallié tout le monde contre lui. Je ne sais pas quelle est la solution, mais la télévision en particulier est un puissant instrument de communication d'idées.

Le président: J'ajouterai cela aux quatre composantes de notre démocratie parlementaire. Quatre d'entre elles sont dysfonctionnelles. La Chambre des communes, la Couronne et les médias. Seul le Sénat joue le rôle qu'il devrait jouer.

M. Tanguay: Les médias et les sondeurs, les experts en publicité directe, les relationnistes, et ils forment tous une clique autour des dirigeants politiques.

Le sénateur Butts: Ce sont eux, et non les partis politiques, qui façonnent l'opinion.

M. Tanguay: Ce qui interpelle le plus ce groupe de personnes, c'est le succès. Encore une fois, si l'on regarde ce qui se passe en Ontario, il semble que les libéraux provinciaux sont intimidés par le succès de Mike Harris. Ils craignent de faire un faux pas. Et comme ils ont peur, ils ne formulent pas de prises de positions politiques. En Ontario, cela est maintenant devenu le sujet d'intérêt principal des médias. Quand les libéraux vont-ils dévoiler le programme de leur parti? Qu'est-ce qui se passe? Ensuite, ils ont trouvé un sobriquet pour le chef libéral actuel, Dalton McGuinty, qu'ils ont appelé «Harris léger». Cela inhibe les preneurs de risques qui voudraient carrément sortir des sentiers battus. Encore une fois, cela rétrécit les options en faveur du statu quo.

Le sénateur Cools: La discussion d'aujourd'hui a été très intéressante. Je ne sais pas ce que nous avons d'autre au menu, mais nous pourrions peut-être poursuivre dans cette veine et élargir la discussion englober l'aspect soulevé par le sénateur Butts. Nous pourrions même examiner les liens entre certaines organisations médiatiques et certaines maisons d'opinions.

Le président: Le comité directeur va envisager cela.

Le sénateur Cools: Le débat d'aujourd'hui a été très fructueux.

La séance est levée.


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