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Délibérations du comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense 

Fascicule 16 - Témoignages 


OTTAWA, le lundi 3 juin 2002

Le comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui à 18 h 00 afin d'examiner la nécessité d'une politique nationale sur la sécurité pour le Canada, pour ensuite en faire rapport.

Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Notre comité a le mandat d'examiner les questions relatives à la sécurité et à la défense. Nous avons récemment terminé une étude d'une durée de sept mois sur les grandes questions qui se posent dans ce domaine au Canada, et nous avons publié un rapport intitulé «L'état de préparation au Canada sur les plans de la sécurité et de la défense». Pendant notre étude, nous avons tenu des audiences d'une durée totale de plus de 170 heures et avons entendu 204 personnes d'un océan à l'autre et à Washington, D.C.

Au fur et à mesure que progressaient les travaux du comité, il est devenu de plus en plus évident qu'il est essentiel d'assurer une direction administration et une coordination des activités quand on a affaire à des incidents d'envergure nationale, qu'ils soient naturels, comme des tempêtes de verglas, inondations ou tremblements de terre; accidentels, comme des déraillements avec déversements de matières toxiques; ou bien qu'il s'agisse d'actes de terrorisme prémédités, comme ceux du 11 septembre. Nous avons toutefois constaté qu'il n'existe aucune politique de sécurité nationale qui aide les organismes de tous les niveaux de gouvernement à coordonner efficacement leurs efforts. C'est pourquoi le Sénat a demandé à notre comité d'examiner la nécessité d'une politique nationale sur la sécurité.

Notre premier témoin ce soir est M. Martin Rudner, de la Norman Paterson School of International Affairs à l'Université Carleton. Le professeur Rudner est l'auteur de plus de 50 livres et articles savants traitant de l'Asie du Sud- Est, des études sur le développement, des affaires internationales, de la sécurité et du renseignement. L'un de ses récents articles était intitulé «Canada's Communications Security Establishment from Cold War to Globalization» (Le Centre de la sécurité des télécommunications du Canada, de la guerre froide à la mondialisation) et a été publié dans Intelligence and National Security (2001). M. Rudner a organisé de nombreuses conférences sur la sécurité et le renseignement, et y a participé, pendant la conférence sur le terrorisme, le droit et la démocratie tenue en 2002 et parrainée par l'Institut canadien d'administration de la justice.

Nous avons demandé à M. Rudner de nous parler de la nécessité d'une politique nationale sur la sécurité, et des éléments d'une telle politique.

Monsieur Rudner, vous avez la parole.

M. Martin Rudner, directeur, Centre for Security and Defence Studies, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton: Merci beaucoup, monsieur le président, de me donner l'honneur et le privilège de témoigner devant votre comité, qui est unique au Parlement du Canada en ce sens qu'il a le mandat spécial de se pencher sur les questions de sécurité nationale et de défense.

Je vais traiter dans mon allocution de deux éléments du mandat du comité, l'élément B, qui consiste à examiner les relations de travail entre les diverses organisations qui s'occupent de renseignement, et l'élément C, qui est d'examiner les mécanismes permettant d'évaluer la performance et les activités des diverses organisations qui s'occupent de renseignement.

Je vais aborder quatre paramètres qui, à mon avis, devraient être pris en compte par le comité pour son étude du renseignement dans le contexte de son mandat, qui est de se pencher sur la sécurité nationale et la défense. Les quatre paramètres sont les suivants: la coordination du renseignement, la fusion des renseignements, les arrangements internationaux pour la communication des renseignements; et la confiance du public en ce qui a trait au renseignement.

Pour le premier paramètre, celui de la coordination, l'une des mesures prises par le Canada en réaction aux attentats du 11 septembre a été de renforcer considérablement notre capacité en matière de renseignement. Cet effort a pris trois formes différentes. Premièrement, on a augmenté le budget et la capacité des organismes existants de cueillette de renseignements, nommément le Service canadien du renseignement de sécurité, connu sous le sigle SCRS, et le Centre de la sécurité des télécommunications. Deuxièmement, d'autres ministères ont renforcé leurs activités dans le domaine du renseignement. Le ministère des Transports, l'Agence des douanes et du revenu du Canada, et Citoyenneté et Immigration Canada ont tous renforcé leurs services chargés de recueillir des renseignements et d'en faire l'analyse et l'évaluation. Troisièmement, le Canada a créé de nouvelles organisations qui s'occupent de renseignement dans des domaines très pointus. Le CANAFE, Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada, qui surveille les transactions financières, et le BPIEPC, Bureau de la protection des infrastructures essentielles et de la protection civile, en sont deux exemples notables.

L'une des préoccupations que cela soulève est qu'avec les nouvelles capacités et la création de nouvelles entités, il y a un problème croissant de coordination dans le domaine du renseignement. Qui coordonne les activités de ces entités dont les attributions ont été considérablement étendues?

Jusqu'à maintenant, c'est le Bureau du Conseil Privé, le BCP, qui assumait la responsabilité de la coordination, dont était chargé un coordonnateur du renseignement. Le BCP ne possède toutefois aucun mécanisme propre pour assurer la coordination, il doit se contenter d'exercer des pressions morales. Le responsable peut toujours rencontrer des gens, les consulter et tenter de les convaincre, mais le BPC ne possède aucun instrument, aucun outil d'intervention d'ordre financier ou politique dont pourraient se servir le BPC et le coordonnateur pour imposer la collaboration, l'interaction et la communication qui sont essentiels dans la lutte contre le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, et dans les efforts de la communauté du renseignement pour enrayer les activités criminelles transnationales, c'est-à-dire les trois principaux dossiers quant aux nouvelles menaces auxquelles le Canada est confronté.

Nous avons vu des cas, autant au Canada qu'aux États-Unis, où en l'absence de coordination, des renseignements se perdent. Des renseignements recueillis par une organisation n'ont pas été communiqués à d'autres entités pour lesquelles les renseignements en question auraient été pertinents. Il y a parfois dédoublement des efforts dans des dossiers considérés urgents à l'heure actuelle, tandis qu'il arrive aussi parfois que l'on néglige de recueillir des renseignements sur des dossiers qui surgissent tout à coup et nous prennent par surprise, comme dans le cas des attentats du 11 septembre aux États-Unis. Il est impératif que le comité se penche sur la question de la coordination.

Je n'ai pas de solution simple à offrir et je ne veux nullement laisser entendre que le BCP fait preuve de négligence dans l'accomplissement de sa tâche. Toutefois, il ne possède pas les outils voulus pour assurer la coordination d'une capacité de renseignement considérablement renforcée en période de menace et de crise. J'exhorte le comité à envisager la possibilité de mener à bien une étude de la politique du renseignement, semblable aux études qui ont été faites dans le domaine des affaires étrangères et du commerce international et de la défense nationale, mais en abordant plus précisément les besoins de la communauté du renseignement, qui est un instrument important de notre sécurité nationale et de notre politique étrangère.

Nous n'avons jamais eu une telle étude et je crois que le moment est bien choisi et que c'est un besoin urgent. Une telle étude pourrait notamment se pencher sur la capacité du gouvernement du Canada de bien coordonner ses efforts accrus dans le domaine du renseignement.

Le deuxième paramètre est celui de la fusion. Pendant la guerre froide — je vais passer rapidement là-dessus, car cette question est abordée plus en détail dans la documentation qui a été remise au comité — la principale fonction du renseignement au Canada et chez nos alliés était de recueillir des renseignements dans le domaine des communications; c'est ce qu'on appelait le renseignement sur les transmissions, dont s'occupait le SIGINT, pour suivre de près les intentions et les capacités diplomatiques et militaires des pays du bloc soviétique et du Pacte de Varsovie. Le Canada, tout comme nos alliés, a laissé s'étioler notre capacité de renseignement humain, comparativement à ce qui se faisait auparavant. Dans la lutte contre le terrorisme international, il m'apparaît clairement que si le SIGINT peut encore être fort utile, il ne suffit plus et qu'il y a un besoin de renforcer la capacité de renseignement humain pour infiltrer les organisations et les réseaux terroristes, afin de recueillir des renseignements d'importance cruciale sur la menace que représentent ces réseaux.

Je le répète, je n'ai aucune solution simple quant à la manière de réaliser cette fusion entre les aspects techniques et humains de la collecte de renseignements, mais une étude de la politique du renseignement serait le mécanisme approprié par lequel le Canada pourrait explorer les diverses options afin de répondre à nos besoins en matière de renseignements, compte tenu des ressources et des capacités dont nous disposons.

Un troisième paramètre est celui des arrangements internationaux. Ce n'est pas un secret que le Canada fait le commerce du renseignement. Nous recueillons relativement peu de renseignements et nous comptons sur nos alliés pour nous fournir l'essentiel des ressources en renseignements dont dispose le gouvernement du Canada. C'est un arrangement qui fonctionnait bien pendant la guerre froide. Cela fonctionnait bien dans le cadre d'un traité secret établi de longue date, dont les modalités n'ont jamais été publiées.

Pourtant, depuis la fin de la guerre froide, nous nous sommes lancés dans un réseau considérablement plus étendu de liaisons internationales et d'arrangements de partage du renseignement, bilatéraux et plurilatéraux, mettant en cause quelque 140 pays. Certains de ces arrangements sont en fait inactifs. Depuis le 11 septembre, nous sommes devenus membre d'une coalition qui se livre au partage du renseignement avec certains pays qui, jusqu'à maintenant, n'auraient probablement pas été des partenaires dans le cadre de tels arrangements, mais qui semblent posséder un avantage comparatif pour ce qui est d'avoir accès aux groupes terroristes que nous ciblons actuellement. Nous nous lançons donc tout à coup dans des partenariats du renseignement avec des pays et des gouvernements dont les systèmes politiques et idéologiques et les valeurs sont très différentes des nôtres.

Si le partage du renseignement à l'échelle internationale est vraiment important, il doit par contre s'inscrire dans un cadre stratégique fondé sur des principes. J'aimerais que l'on fasse une étude de la politique canadienne en matière de renseignement dans le cadre de laquelle on établirait les lignes directrices pour le partage du renseignement non seulement avec nos alliés les plus proches depuis un demi-siècle, mais aussi avec des gouvernements que nous côtoyons tout à coup au sein de coalitions établies à la hâte et dont les cultures politiques peuvent être différentes de la nôtre.

Le quatrième paramètre sur lequel je voudrais attirer votre attention est la nécessité de renforcer la confiance du public. Contrairement au Royaume-Uni et aux États-Unis, nous n'avons pas une culture du renseignement parmi notre population. La plupart des Canadiens ne connaissent rien en matière de renseignement et beaucoup d'entre eux se méfient même du renseignement. Mais quoi qu'il en soit, il est important de renforcer la confiance du public à l'époque où une nouvelle loi renforcée a été adoptée afin de doter nos services du renseignement et nos organismes d'application de la loi de pouvoirs plus étendus leur permettant d'acquérir les renseignements jugés nécessaires pour assurer la sécurité nationale et celle du public.

Cela peut se faire de trois manières.

Premièrement, il faut renforcer la surveillance du renseignement. À l'heure actuelle, il y a une supervision des services de renseignement assurée par le comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, l'inspecteur général du SCRS, et le commissaire du CST, mais ce sont là des formes de supervision qui relèvent de l'exécutif, du premier ministre et du Cabinet. La supervision parlementaire est plus faible et d'aucuns soutiennent qu'elle est même déficiente, et il faut la renforcer pour que le grand public ait davantage confiance dans nos efforts dans le domaine du renseignement.

La supervision parlementaire du renseignement n'est pas facile à établir dans le modèle de Westminster, dont s'inspire le Parlement du Canada. Toutefois, certains de nos alliés au sein du Commonwealth ont mis en place des arrangements de supervision plus efficaces que les nôtres. Le Parlement britannique, par exemple, a institué un comité spécial de parlementaires de la Chambre des lords et de la Chambre des communes, dans une approche novatrice pour l'exercice de la surveillance. Aux États-Unis, le régime politique caractérisé par le Congrès a établi ses propres modalités.

Une étude de la politique du renseignement pourrait explorer les meilleures pratiques de nos alliés et d'autres pays démocratiques et parlementaires pour trouver les modalités pertinentes pour assurer la supervision parlementaire, ce qui nous aiderait à renforcer la confiance du public canadien envers nos services de renseignement, tout en maintenant évidemment le niveau de secret nécessaire dans le domaine du renseignement.

Un deuxième instrument permettant de renforcer la confiance du public sur lequel je voudrais attirer l'attention est une organisation nationale appelée l'Association canadienne pour l'étude de la sécurité et du renseignement, connue sous le sigle CASIS, dont je suis actuellement le président. CASIS est une organisation unique qui rassemble des universitaires, des fonctionnaires et des praticiens de la communauté de la sécurité et du renseignement, des représentants des médias, des parlementaires et leurs collaborateurs, et d'autres personnes qui s'intéressent au domaine du renseignement.

L'association s'efforce d'enrichir les connaissances du public en matière de renseignement et de sécurité parmi les Canadiens et sur la scène internationale, au moyen de sa conférence annuelle et d'ateliers spécialisés auxquels sont invités d'éminents conférenciers. En dépit de ses fonctions et réussites impressionnantes, CASIS possède une structure organisationnelle très limitée et un secrétariat très réduit et à temps partiel. Il y aurait lieu que l'on examine, dans le cadre d'une étude de la politique du renseignement, le statut et le rôle de cette organisation, comme moyen d'enrichir les connaissances du public et de renforcer la confiance du public envers la communauté de la sécurité et du renseignement.

Troisièmement, je voudrais attirer l'attention sur la nécessité de renforcer les capacités universitaires du Canada dans le domaine des études du renseignement. Nous possédons un petit nombre de spécialistes au Canada qui enseignent un nombre relativement réduit de cours sur le renseignement au niveau du premier et du deuxième cycle. Le renseignement est «la dimension manquante des affaires internationales», pour reprendre une expression inventée par le professeur Christopher Andrew de l'Université de Cambridge. C'est en effet la dimension manquante dans les programmes universitaires canadiens qui se penchent sur l'histoire canadienne et internationale, les études de la politique étrangère du Canada et les relations internationales de notre pays.

Il est important de renforcer la capacité des universités canadiennes qui font de la recherche et de l'enseignement dans le domaine du renseignement. Les Canadiens devraient enseigner et apprendre, dans les disciplines de l'histoire, des sciences politiques et des relations internationales, l'expérience canadienne dans le domaine du renseignement et le rôle contemporain du renseignement dans les affaires de l'État et les affaires internationales. Une étude de la politique du renseignement pourrait se pencher sur les instruments gouvernementaux actuels utilisés à l'appui des études sur la sécurité et la défense, par exemple le Forum de la sécurité et de la défense du ministère de la Défense nationale, qui pourrait peut-être servir de modèle pour appuyer le renforcement des capacités universitaires du Canada dans le domaine des études du renseignement.

Je suis maintenant prêt à répondre aux questions et à entendre les observations des membres du comité.

Le sénateur Day: Vous nous avez fait des propositions intéressantes. Je suis certain qu'à la suite de cette réunion, nous aurons l'occasion de discuter de ces propositions.

Je comprends que vous ayez établi le contexte dans lequel s'inscrit l'Association canadienne pour l'étude de la sécurité et du renseignement. Vous proposez d'étendre le rôle de cette association, mais quelles fonctions envisagez- vous exactement?

M. Rudner: À l'heure actuelle, cette organisation a une assemblée annuelle. Tous les deux ans, l'assemblée a lieu dans une ville différente. L'année dernière, pour la première fois, elle a eu lieu à Halifax. Elle a attiré environ 100 personnes des milieux gouvernementaux et universitaires, notamment des étudiants venus des quatre coins du Canada atlantique. La réunion a eu lieu trois semaines après le 11 septembre. Cette année, nous nous réunirons à Ottawa. Nous prévoyons un programme d'une vingtaine d'ateliers, comprenant certains conférenciers parmi les plus éminents venus d'un peu partout au Canada et du monde entier, et nous attendons environ 350 participants.

Pourtant, une organisation qui met en oeuvre des programmes de cette envergure et de cette importance a besoin de bien plus qu'une structure administrative occasionnelle comprenant huit ou neuf universitaires, fonctionnaires gouvernementaux et praticiens à la retraite, et un coordonnateur à temps partiel. Elle doit avoir la capacité de planifier un an ou deux à l'avance, afin de concevoir et d'organiser des conférences et des séminaires d'importance pour le public spécialiste et la communauté de la sécurité et du renseignement. Elle doit aussi bénéficier d'un financement stable et prévisible. À Halifax, le CASIS s'est remarquablement bien débrouillé à même un budget d'environ 5 000 $.

Si le Canada veut avoir la capacité d'établir, au moyen d'une organisation comme celle-ci, une solide base de connaissances atteignant un calibre mondial, il y aurait lieu que l'on examine dans le cadre d'une étude de la politique du renseignement les moyens qui permettraient d'octroyer un financement plus généreux afin que CASIS puisse renforcer sa capacité et répondre aux besoins du Canada en matière de connaissances et de confiance du public.

Le sénateur Day: Vous avez nommé ce groupe parce que, d'après vous, il est important de renforcer la confiance du public envers les services du renseignement de notre pays. Laissez-vous entendre que l'aide financière devrait venir du gouvernement? Est-ce que cela ne serait pas contre-indiqué, par rapport à votre objectif à long terme qui est de renforcer la confiance?

M. Rudner: Je préférerais que les fonds soient canalisés par le Parlement. C'est inhabituel.

Le sénateur Day: Pourriez-vous nous expliquer cela?

M. Rudner: Il y a plusieurs moyens de financer une telle organisation. Le premier serait que des ministères gouvernementaux la financent directement. À l'heure actuelle, c'est ce qui arrive, parce que nous comptons parmi nos participants des représentants de la communauté de la sécurité et du renseignement. Toutefois, les ministères gouvernementaux ne peuvent pas prendre un engagement financier capable d'assurer la capacité organisationnelle ou la programmation au-delà de l'année actuelle. L'association a besoin d'appui à la fois sous la forme d'un financement de base et d'une élaboration de programmes directe.

Une deuxième possibilité serait un financement assuré par les conseils de recherche. À l'heure actuelle, les conseils de recherche du Canada refusent de financer des dossiers comme la sécurité et le renseignement. Ils ne l'ont jamais fait. Cela pourrait changer à l'avenir, mais ça reste à voir.

Une troisième option serait de traiter CASIS comme une fonction spéciale du Parlement, sur le même pied que certaines autres fonctions qui émanent du Parlement dans le domaine du renseignement. Par exemple, le Comité d'examen des activités du renseignement de sécurité relève du Parlement par l'entremise du solliciteur général du Canada. Le vérificateur général du Canada, dont le bureau a fait la vérification de la communauté de la sécurité et du renseignement, relève également du Parlement du Canada.

J'exhorte le Parlement du Canada à considérer le renseignement comme une question qui n'intéresse pas seulement le gouvernement, mais aussi le Parlement et l'ensemble des Canadiens, et à envisager de financer CASIS au moyen de ses propres mécanismes, afin de promouvoir l'objectif qui est de renforcer la base de connaissances du Canada dans le domaine du renseignement et de la sécurité, dans l'intérêt national.

Il faut de l'innovation et de la créativité. Je vais vous donner un exemple de ce qui a été fait par le Parlement britannique. Quand le gouvernement du Royaume-Uni cherchait le moyen d'assurer une supervision du domaine du renseignement, il a refusé de confier de telles responsabilités à un comité existant de la Chambre, pour diverses raisons ayant à voir avec le problème du secret.

Ils ont donc créé un comité de parlementaires qui relevait ni de la Chambre des lords ni de la Chambre des communes, mais bien du Parlement au sens large.

Nous devons faire preuve d'innovation et de créativité si nous voulons trouver de nouvelles façons de garantir la surveillance parlementaire et l'information du public, justement parce que le renseignement de sécurité a cela de particulier que ses aspects opérationnels doivent être tenus secrets tandis que sa raison d'être doit être transparente. La mission du renseignement de sécurité doit être transparente et ouverte de façon à favoriser la confiance du public, à permettre une responsabilisation adéquate, à donner un cadre démocratique à ces missions qui sont importantes pour la sécurité nationale et celle du public, bien que certains éléments doivent être tenus secrets.

Nous devons faire preuve de créativité pour marier la transparence et le secret, et l'Association canadienne pour l'étude de la sécurité et du renseignement a un rôle important à jouer à cet égard. J'espère que le comité saura faire preuve de créativité et d'innovation pour satisfaire à cette exigence.

Le sénateur Cordy: Je ne suis pas certaine de comprendre la notion de la surveillance parlementaire. Quand vous l'expliquez, il ne me vient pas une image claire de ce que c'est. Vous dites que la population doit avoir confiance. Quand vous parlez de surveillance parlementaire, voulez-vous dire que cette responsabilité devrait être confiée à un comité? Vous dites que ce ne serait pas un comité du Sénat ou de la Chambre des communes. Est-ce que ce serait un comité mixte, et de qui relèverait-il?

M. Rudner: Comparons ce qui se fait en Grande-Bretagne et au Canada. À l'heure actuelle, divers comités de la Chambre des communes exercent une surveillance des activités du renseignement de sécurité au Canada en fonction du ministère dont relève chacun des organismes. Par exemple, les comités permanents de la défense nationale et des affaires étrangères surveillent les activités du Centre de la sécurité des télécommunications (CST). Le SCRS répond au comité permanent de la justice. D'ailleurs, aucun comité de la Chambre des communes ou du Parlement du Canada ne surveille à lui seul toutes les activités du renseignement de sécurité. Cette surveillance se fait par défaut au Canada.

Le président: Je vous inviterais à relire notre ordre de renvoi.

Le sénateur Cordy: Oui.

M. Rudner: Je le ferai.

Le sénateur Cordy: Dans le cas du Sénat, notre Comité de la sécurité nationale et de la défense pourrait jouer ce rôle.

M. Rudner: Oui.

Le sénateur Cordy: Vous croyez donc que nous pourrions exercer cette surveillance?

M. Rudner: Vous surveilleriez les activités de sécurité et du renseignement pour le Parlement du Canada.

Le sénateur Cordy: Relèverions-nous du Sénat ou de la Chambre des communes et du Sénat ensemble? La Chambre des communes pourrait ne pas apprécier que nous relevions dorénavant d'elle.

M. Rudner: Votre comité doit bien sûr relever du Sénat. Le modèle britannique est quelque peu différent. La Grande-Bretagne a décidé de créer un comité de parlementaires sur la sécurité et le renseignement. Ce comité se compose de membres de la Chambre des lords et de la Chambre des communes.

Le sénateur Cordy: Est-ce que c'était un comité mixte?

M. Rudner: On ne l'appelait pas un comité mixte puisqu'il ne relevait directement ni de l'une ni de l'autre Chambre. Il relevait d'abord du Cabinet qui recevait ses rapports après quoi une version épurée était déposée à la Chambre des lords et à la Chambre des communes. Ils avaient donc connaissance de renseignements clandestins ou secrets.

Le sénateur Cordy: S'il s'agit de renseignements secrets, comment pourraient-ils être connus du public de façon à donner confiance à ce dernier?

M. Rudner: Les renseignements secrets ne sont pas connus du public, mais les parlementaires qui en prennent connaissance ont la confiance du public. De fait, nous avons un système de responsabilité à deux niveaux et il en va de même du renforcement de la confiance. Le public a confiance dans ce comité de parlementaires parce qu'il se compose de membres distingués et qu'ils ont des pouvoirs de surveillance exceptionnels, même si, dans les rapports qu'ils présentent à la Chambre des lords et à la Chambre des communes, les renseignements secrets sont remplacés par un astérisque. Les éléments d'information qui doivent être tenus secrets sont marqués d'un astérisque.

C'est un mécanisme de surveillance très novateur puisque les membres du comité ont accès à des renseignements clandestins provenant des services britanniques du renseignement tandis qu'au Canada, jusqu'à maintenant, les services du renseignement ont refusé de partager de tels renseignements avec les comités parlementaires chargés de la surveillance de leurs activités.

Le sénateur Meighen: Nous avons déjà posé cette question. Ma question se rattache à celle du sénateur Cordy. Aurais-je raison de supposer qu'en Grande-Bretagne les parlementaires ont la cote de sécurité de niveau très secret?

M. Rudner: Ils ont été nommés par le premier ministre. Je ne saurais vous dire s'ils ont une cote de sécurité en bonne et due forme, mais ils auraient certainement la confiance du premier ministre pour ce qui est du respect de leur devoir de réserve dans l'exercice de leurs fonctions.

Le sénateur Meighen: On nous dit qu'il y a toutefois une limite. Nous pourrions obtenir une attestation sécuritaire et recevoir des renseignements dont nous n'aurions pas normalement eu connaissance, et ensuite ne pas pouvoir les utiliser. D'après ce qu'on nous a dit, il serait préférable que nous n'ayons pas d'attestation sécuritaire afin que nous puissions utiliser et diffuser les renseignements que nous recevons. Dans de nombreux cas, ce ne sont que des noms de personnes, et il importe peut-être peu de savoir que c'est M. Untel plutôt que M. X.

M. Rudner: Certaines données relatives au budget et aux autres ressources sont aussi classifiées. Toutefois, votre argument est valable. En toute honnêteté, je ne sais pas au juste si les parlementaires britanniques membres du comité sont nommés parce qu'ils ont la confiance du premier ministre ou parce qu'ils obtiennent une attestation sécuritaire officielle. Je sais toutefois que c'est un comité de parlementaires qui ont accès à des renseignements secrets et qui transmettent ces renseignements au Cabinet à des fins de surveillance. Ainsi, le Cabinet a accès à une filiale parlementaire pour garantir le respect de la loi et de la politique publique par les services du renseignement; dans un deuxième temps, les renseignements rendus publics sont d'abord épurés. Ce processus d'épuration est semi-transparent en ce sens que les renseignements tenus secrets sont remplacés par un astérisque. Chacun peut voir que certains renseignements manquent, sans savoir au juste ce qui est occulté. Il y a là un degré novateur de sécurité et de transparence. Il serait peut-être bon d'examiner en détail l'expérience britannique dans le cadre d'un examen de la politique publique relative au renseignement afin de voir si ce modèle pourrait être adapté au Canada.

Le sénateur Day: Vous voyez, monsieur Rudner, la curiosité intellectuelle des membres de ce comité. Voilà pourquoi être membre de ce comité est une chance enviée. Nous examinons des questions très intéressantes.

Il y a un autre aspect de la question que j'aimerais explorer avec vous. Ma première question m'est inspirée par vos commentaires et par d'autres renseignements que nous avons obtenus plus tôt. D'après vous, combien d'organismes, de ministères ou de services gouvernementaux recueillent indépendamment à l'heure actuelle des renseignements de sécurité?

M. Rudner: Nous avons deux grands organismes, le SCRS et le CST, qui recueillent de tels renseignements. Je crois aussi savoir que le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et le ministère des Transports ont leurs propres capacités de collecte de renseignements. Citoyenneté et Immigration Canada a aussi cette capacité. Le ministère de la Défense nationale est en mesure de recueillir des renseignements de sécurité militaire. L'ADRC a les moyens de recueillir des renseignements de sécurité, le CANAFE, qui relève du ministère des Finances, a aussi cette capacité. La GRC l'a aussi.

Le sénateur Day: Qu'en est-il du ministère de l'Agriculture?

M. Rudner: Je ne sais pas si le ministère de l'Agriculture ou Industrie Canada ont explicitement les moyens de recueillir des renseignements de sécurité.

Le sénateur Day: Nous nous sommes laissés dire qu'ils l'ont, comme de nombreux autres ministères. Le président a notamment mentionné aussi le ministère de l'Environnement. Comme vous le dites, le problème tient au fait qu'ils recueillent ces renseignements de sécurité à leurs propres fins. Toutefois, il serait utile d'assurer la coordination et l'échange de ces renseignements. Les renseignements sont recueillis à des fins différentes et l'échange de renseignements dépend des intérêts de ceux qui les recueillent. Nous suivons l'évolution de la situation depuis le 11 septembre, particulièrement en ce qui a trait aux renseignements que le FBI possédait, ou non, avant cette date et nous nous demandons pourquoi une organisation policière pourrait être disposée à partager, ou non, les renseignements qu'elle a avec d'autres organisations.

À votre avis, une organisation comme la GRC serait-elle disposée à échanger de l'information sans attendre de l'utiliser d'abord pour étayer une poursuite?

M. Rudner: J'hésite à parler au nom de la GRC, mais je sais qu'il y a une différence très importante entre la collecte de renseignements de sécurité et la collecte d'éléments de preuve pour étayer des poursuites. Cette différence est importante non seulement pour ce qui est de l'application de la loi, mais aussi en ce qui a trait aux missions du renseignement.

Un organisme du renseignement doit agir en fonction d'une série d'indices. Il doit être à l'affût d'informations et doit être en mesure de travailler avec des gens dont les antécédents et les activités courantes ne sont pas nécessairement irréprochables. Il faut parfois travailler avec des gens qui n'ont pas les mains très propres afin d'obtenir des renseignements au sujet d'activités plus que louches. C'est un aspect incontournable du renseignement puisque les activités qui font l'objet d'une surveillance ont des conséquences pour la sécurité de notre pays. Les organismes d'application de la loi doivent pouvoir étayer des poursuites et il faut pour cela que les éléments de preuve ne soient entachés d'aucune irrégularité. Voilà pourquoi il existe une différence entre les deux fonctions. Une force policière ou un organisme d'application de la loi voudrait éviter que la collecte d'éléments de preuve ne soit entachée d'irrégularités car cela nuirait à sa capacité d'intenter des poursuites et, ultimement, d'obtenir une condamnation.

L'échange de renseignements me préoccupe pour une tout autre raison. Un organisme comme Agriculture Canada, par exemple, responsable de la santé de notre économie agricole et, particulièrement, de l'élevage, pourrait avoir pour mandat de recueillir des renseignements qui pourraient réduire la capacité du Canada de faire le commerce de produits agricoles et de bétail. On peut imaginer une menace de bioterrorisme où un groupe qui menacerait le Canada déciderait d'infecter notre bétail alors que le seul soupçon de l'existence de la maladie pourrait fermer notre accès au marché américain ou à celui de tout autre pays. Ce serait catastrophique pour l'économie du Canada. Les forces policières ne pourraient agir avant d'avoir réuni suffisamment de preuves pour intenter des poursuites. Agriculture Canada pourrait chercher à obtenir de tels renseignements en s'adressant à des sources plus ou moins ouvertes. Une agence du renseignement réagirait bien différemment à une telle menace en tentant d'obtenir des renseignements par tous les moyens possibles, auprès de n'importe quelle source, partout dans le monde.

Au regard des impératifs de la sécurité nationale du Canada, il serait tout à fait impensable que nous ne nous donnions pas tous les moyens de recueillir des renseignements afin de repousser une telle menace et que nous refusions d'échanger ces renseignements avec tous les services compétents. Or, nous comprenons bien que les organismes d'application de la loi et du renseignement ont des raisons d'ordre opérationnel pour ne pas vouloir échanger des renseignements pouvant servir à l'établissement de la preuve devant les tribunaux. Nous ne voulons pas sacrifier nos garanties constitutionnelles et juridiques, garantes de la justice. Par ailleurs, nous n'avons pas le luxe de pouvoir refuser à nos services du renseignement les moyens de faire tout ce qu'ils doivent pour contrer des menaces très réelles.

Le sénateur Day: J'aimerais savoir, pour aller jusqu'au bout de ma question, si vous nous dites qu'une organisation policière ne peut pas, de façon pratique, coordonner ses activités de renseignement avec un organisme du renseignement?

M. Rudner: Elle pourrait être réticente à le faire de peur de corrompre ses éléments de preuve. Voilà pourquoi la fonction du coordonnateur est importante. Le coordonnateur assure la liaison entre les organismes d'application de la loi, les organismes sectoriels et les agences du renseignement. Le coordonnateur peut veiller à ce que l'information soit diffusée de façon appropriée.

Sans cela, chaque organisme doit décider seul si l'échange de renseignements est dans l'intérêt de sa propre mission. On conçoit aisément qu'une organisation policière puisse dire: «Cela pourrait nuire à notre mission. Par conséquent, nous ne pouvons pas échanger ou demander d'obtenir des éléments de preuve obtenus par des moyens contraires à la loi». Les organismes d'application de la loi pourraient à juste titre dire cela. Les agences du renseignement s'acquittent de leur mission en fonction de critères bien différents. Le coordonnateur aurait pour rôle de faciliter le raccordement.

Le sénateur Day: Devons-nous réviser le mandat de la GRC au Canada comme on a révisé le mandat du FBI aux États-Unis, afin de mieux combattre le terrorisme?

M. Rudner: Je ne m'empresserais pas de tirer cette conclusion. À mon avis, nous devons réexaminer la politique du renseignement et faire une analyse détaillée des capacités juridiques, policières et du renseignement du Canada afin de déterminer ce qui correspondait le mieux aux besoins du Canada en matière de sécurité et de renseignement. Y a-t-il des problèmes? Si oui, quels sont-ils? Comment sont-ils réglés dans le cadre de notre régime parlementaire, du fédéralisme et des valeurs protégées par la Charte canadienne des droits et libertés? Il nous faut tout cela et je ne suis pas en mesure de dire au pied levé quels choix sont les bons.

Le sénateur Forrestall: Vous avez dit qu'il faut exercer une certaine surveillance et que ce n'est pas chose facile, étant donné la nature de notre régime parlementaire et la nécessité de protéger les droits, les privilèges et les garanties juridiques des gens dans un monde en plein changement. La question se pose de savoir si c'est plus important pour les 25 prochaines années qu'une force armée crédible, parce qu'il est bien évident que nous n'aurons pas les moyens de nous offrir les deux.

À votre avis, faut-il un mandat législatif pour entreprendre le genre de révision dont vous parlez, ou un comité parlementaire, comme ce comité sénatorial, serait-il en mesure de la mener à bonne fin?

M. Rudner: Je souhaiterais que ce comité enclenche le processus. Si le gouvernement et la Chambre des communes souhaitent une structure mixte, soit. Toutefois, je souhaiterais que votre comité enclenche le processus.

Je crois que la révision de la politique de défense nationale débutera bientôt. Les milieux universitaires en ont été prévenus. Par ailleurs, une révision de la politique des Affaires étrangères et du Commerce international serait aussi envisagée. La dernière remonte à 1993-1994. Nous n'avons jamais eu de révision de la politique du renseignement au Canada, et votre comité pourrait en prendre l'initiative.

Le sénateur Forrestall: Personne ne parle de la nécessité de poursuivre les activités de renseignement à l'égard du trafic de stupéfiants et d'autres produits importés au Canada, ni de l'immigration illégale. C'est un point de vue intéressant.

Faudrait-il obtenir d'autres autorisations avant d'engager le dialogue avec les Américains? Je crois savoir que les Américains sont toujours prêts à nous écouter, mais sans plus. Ils acceptent tous les renseignements qu'on leur apporte, mais nous n'obtenons en retour que ce qu'ils veulent bien nous offrir, sans que cela ait le moindre lien avec les renseignements que nous leur avons transmis au départ. C'est une façon tordue de faire les choses et cela m'amène à poser cette question: «Y a-t-il une coordination suffisante des activités avec nos amis et alliés américains, ou devrions- nous faire de plus grands efforts en ce sens?»

M. Rudner: Je me suis laissé dire que pour les principaux enjeux du renseignement, nous travaillons en très étroite collaboration avec les États-Unis et avec le Royaume-Uni. Je crois savoir que nous avons des échanges de renseignements de sécurité très poussés avec eux.

Certains universitaires canadiens qui s'intéressent au renseignement de sécurité craignent que les Américains n'en viennent à croire que l'échange de renseignements de sécurité entre le Canada et les États-Unis est trop inégal. À une certaine époque, nous étions une source très importante de renseignements de sécurité d'origine électromagnétique, grâce à nos installations dans le Nord, qui nous permettaient de recueillir des renseignements précieux sur les communications en provenance et à destination de l'ancienne Union soviétique. Ce rôle n'est peut-être plus d'actualité. Les renseignements que nous pouvons offrir maintenant seraient secrets, mais leur valeur d'échange ne serait plus suffisante.

Je vous signale que les inquiétudes sont vives en ce qui a trait à la Grande-Bretagne. À l'heure actuelle, la communauté européenne s'apprête à se doter d'une capacité intégrée du renseignement. Certains craignent que la Grande-Bretagne rejoigne l'Europe au sein d'une structure intégrée du renseignement et se retire de l'Alliance transatlantique. Si la Grande-Bretagne décidait de réduire l'échange de renseignements de sécurité «transatlantique» au profit d'un accroissement des échanges avec l'Europe, le Canada s'en trouverait affaibli.

Oui, il y a d'importants enjeux internationaux pour le Canada en matière de renseignements de sécurité.

Le sénateur Forrestall: J'aimerais vous parler de formation. J'entends par là la formation des analystes. Avons-nous dans les universités et autres établissements spécialisés au Canada suffisamment de capacité pour donner aux analystes les compétences requises étant donné la sophistication toujours croissante des moyens technologiques? Pouvons-nous donner aux analystes dont nous disposons une formation de pointe? Est-ce satisfaisant? Pouvons-nous répondre à la demande?

M. Rudner: Sénateur, vous me posez une question difficile. Permettez-moi d'ajouter un préambule à ma réponse.

La semaine dernière, j'étais à Falls Church, en Virginie, au Sherman Kent Center for Intelligence Analysis, université de la CIA pour l'analyse du renseignement. Les spécialistes américains de renseignement examinaient justement cette question.

Voici quelques-unes des questions posées par les participants: premièrement, comment peut-on affiner et enrichir la capacité d'analyse du renseignement? Deuxièmement, quel est le rôle des collèges et universités dans la création d'un bassin de compétences et de talents suffisants pour répondre à la demande? J'ai fait un exposé au nom de mon centre à l'Université Carleton, et j'ai en fait parlé du rôle des universités canadiennes dans le renseignement de sécurité.

Je vais répondre à la question comme suit. Si j'ai bien compris, les agences canadiennes du renseignement ont besoin avant tout d'axer la formation sur l'acquisition de compétences linguistiques. Jusqu'à maintenant, la plupart des Canadiens et les universités canadiennes ont sous-estimé les besoins en compétences linguistiques des milieux du renseignement. Ensuite, on n'a pas jusqu'à maintenant apprécié toute l'importance de l'étude des civilisations du monde entier. J'entends par là l'étude de la politique, de l'histoire et de la culture. Troisièmement, il faut enseigner l'analyse du renseignement comme méthodologie.

Au Canada, nous avons négligé la formation linguistique. Depuis une génération, nous négligeons la formation linguistique dans toutes nos universités. Nous avons trop peu investi, voire pas du tout, dans l'étude des civilisations. Quant à l'analyse du renseignement, nous avons une certaine capacité, mais seulement dans certains centres.

À l'Université Carleton, nous avons ouvert le nouveau Canadian Centre for Intelligence and Security Studies. Il a été créé au mois de mars dernier. Notre conférence inaugurale aura lieu le 12 juin. J'invite tous les membres du comité à y assister. Ce centre aspire à être l'un des mécanismes que les milieux universitaires proposent pour répondre au mieux à ce genre de besoins, y compris le renforcement des capacités de formation dans les universités pour répondre aux besoins de connaissances des milieux canadiens du renseignement et de sécurité.

Le sénateur Forrestall: Vous parlez de lacune en ce qui a trait à la formation linguistique. Avons-nous des effectifs qui maîtrisent les dialectes?

M. Rudner: Cela dépend des dialectes dont vous voulez parler. Par exemple, à l'Université Carleton, que je connais le mieux, à l'étage en-dessous du mien, on enseigne le vietnamien, le chinois, le japonais, le malais, l'indonésien, l'hindi, le punjabi, l'arabe, le persan, l'hébreu et le turc. Nous offrons un enseignement de qualité supérieure. Le paradoxe — j'en suis stupéfait et les membres du comité le seront peut-être aussi — un règlement provincial de l'Ontario nous interdit d'enseigner ces langues aux étudiants qui poursuivent des études supérieures en affaires internationales.

Le sénateur Forrestall: Pourquoi?

M. Rudner: Quand vous commencez à étudier, par exemple, le thaï ou le farsi, vous devez prendre un cours de première année. Nous ne pouvons pas accorder de crédits de deuxième ou de troisième cycle pour des cours de première année. C'est normal, sauf pour les langues exotiques que l'on ne commence à étudier que quand on est aux études supérieures quand on entreprend l'étude du parsi, de l'histoire, de la politique et de la politique étrangère de l'Iran, et l'islam.

Nous offrons d'une part la possibilité de faire des études des civilisations, et d'autre part nous refusons la possibilité d'apprendre la langue. Nous manquons aussi de coordination. S'il doit y avoir examen de la politique, je vous prie de tenir compte de l'importance de la formation linguistique et des études des civilisations de premier cycle. Ce sont des ressources nationales qui doivent être considérées comme des atouts dans l'acquisition par le Canada de capacités en matière de renseignement et de sécurité nationale.

Le sénateur Forrestall: Nous avons les moyens d'offrir cet enseignement. Toutefois, nous n'utilisons pas nos ressources de façon maximale.

M. Rudner: Nous ne pouvons pas les utiliser de façon optimale en raison de notre structure.

Le sénateur Forrestall: J'ai du mal à le croire. Je dois réfléchir à cela un instant.

J'aimerais savoir s'il est vrai que certains des nombreux organismes et ministères qui recueillent des renseignements souhaitent améliorer leur capacité de recueillir des renseignements mais qu'un grand nombre d'entre eux doutent de l'utilité de ces activités, surtout lorsque vient le temps de répartir les ressources, les budgets. Les avis sont-ils mitigés quant au renforcement des capacités en matière de renseignement?

M. Rudner: J'ai l'impression que tous les organismes en question savent que le renseignement est vital, mais il y a deux dichotomies, pour ainsi dire, dont vous voulez sans doute parler.

La première dichotomie existe entre les services du renseignement et les autres services de l'administration fédérale gérés par le Conseil du Trésor qui se demandent pourquoi il faudrait dépenser des centaines de millions de dollars pour surveiller 30 ou 40 groupes soupçonnés d'activités terroristes au Canada? Le 9 septembre, c'était un argument très convaincant — devrions-nous dépenser des centaines de millions de dollars pour surveiller quelque 30 ou 40 groupes soupçonnés d'activités terroristes au Canada au lieu d'augmenter les budgets de la santé, de l'éducation ou des programmes d'infrastructure? Nous connaissons tous la liste des choses que doivent faire le gouvernement fédéral et les provinces. Le 9 septembre, on aurait répondu qu'il n'était pas nécessaire d'investir dans le renseignement. Depuis le 11 septembre, ce n'est plus la même réponse que l'on obtient.

Dans les milieux du renseignement, la question que l'on pose est celle-ci: doit-on avoir un organisme spécialisé responsable de la collecte de renseignements à l'étranger au moyen de sources humaines sur le terrain? D'ailleurs, à la conférence du 12 juin, nous examinerons diverses options qui se rattachent à cette question.

J'aimerais commenter l'une des réponses à cette question et donner voix à l'une de mes préoccupations.

Il ne fait aucun doute que nous devons recueillir des renseignements à l'étranger en créant un organisme spécialisé ou en renforçant les capacités d'un organisme existant. Il ne faut pas oublier que la collecte de renseignements à l'étranger n'a pas nécessairement à se faire à l'étranger. Le meilleur exemple est celui des États-Unis. Il y a trois ou quatre semaines, un article publié dans — je crois que c'était le Los Angeles Times — révélait que la principale source de renseignements de la CIA sur l'Iran aujourd'hui, ce ne sont pas nos agents présents en Iran — il semblerait que la CIA n'a pas d'agents sur le terrain — ou en Europe occidentale, où la CIA n'a plus non plus d'agents — mais plutôt le grand nombre d'Iraniens vivant à Los Angeles, la plus importante diaspora iranienne au monde. Ils ont de vastes réseaux, des relations économiques, familiales et autres, avec l'Iran et sont loyaux envers les États-Unis. Ils fournissent apparemment des renseignements aux services du renseignement américains. C'est apparemment la principale source de renseignements sur l'Iran.

Un examen de la politique du renseignement comporterait une analyse créative des pratiques exemplaires utilisées ailleurs et qui ne ressemblent guère à l'idée qu'on se fait du renseignement extérieur et du renseignement provenant de source humaine.

Le sénateur LaPierre: Je ne comprendrai jamais les façons de faire idiotes des universités. Vous avez confirmé l'idiotie des pratiques de gestion des universités.

Je m'intéresse à trois aspects en particulier et ma première question porte sur la surveillance. Nous avons un ministre, nommé hier, qui est responsable de la sécurité et du renseignement. C'était l'une des attributions de M. Manley qui a été transférée à la présidence du Conseil du Trésor. Nous avons un comité de surveillance pour le SCRS qui est dirigé, d'après ce que j'en sais, par un citoyen canadien et composé de citoyens canadiens qui examinent ce que fait le SCRS pour éviter que ce dernier ne provoque à lui seul le déclenchement d'une guerre. Nous avons le Bureau du Conseil privé qui assure aussi une certaine surveillance. Tous les ministères qui recueillent des renseignements sont surveillés par leurs ministres qui sont responsables de la conduite des affaires dans leurs ministères. Nous sommes écrasés par le poids de la «surveillance». Et pourtant, si je vous ai bien compris, ce n'est pas assez.

La seule solution est d'abolir tous ces autres éléments et de les fusionner sous une seule direction, de sorte que la GRC n'aura pas à recueillir de renseignements, sauf ceux qui sont nécessaires pour préparer une mise en accusation devant les tribunaux. Tous les autres fonctionneraient à partir d'un bureau central afin de pouvoir avoir immédiatement accès à ceux qui prennent les décisions dans un seul endroit. Est-ce une possibilité ou est-ce un rêve stupide?

M. Rudner: C'est une possibilité et ce n'est certainement pas un rêve stupide. Examinons les meilleurs modèles.

Vers la fin des années 40, lorsque les États-Unis ont examiné leurs capacités en matière de renseignement, ils ont choisi la voie que vous suggérez en créant la Central Intelligence Agency, qui relève d'un «Director of Central Intelligence». En regardant l'évolution historique de cette organisation, on voit que ce n'est pas la seule agence centrale du renseignement du gouvernement des États-Unis, et que le Director of Central Intelligence n'a pas été l'autorité centrale en matière de coordination et de gestion de la fonction du renseignement aux États-Unis — pas du tout. Pour une variété de raisons — certaines étant bonnes, tandis que d'autres ne sont peut-être pas aussi bonnes — la fonction de centralisation ne fonctionne pas de cette manière dans le domaine du renseignement.

Permettez-moi de revenir à une chose que vous avez mentionnée, car je crois que nous devons préciser ce concept de surveillance. À mon avis, il y a deux sortes de surveillance, et elles sont très distinctives, parce qu'elles répondent à deux besoins différents dans une démocratie. Il y a d'abord la surveillance exercée par le pouvoir exécutif. C'est parce que le gouvernement en place est préoccupé du fait qu'on a des organismes dotés de budgets importants et de l'autonomie normale d'un ministère, mais dont le mandat statutaire est de mener des opérations clandestines, ce qui est très différent de tout autre organisme. Comment peut-on s'assurer que ces opérations clandestines sont conformes à la loi et la politique? Ce n'est pas une chose facile à gérer. Il y a des institutions de surveillance mises sur pied par le pouvoir exécutif pour assurer le respect de la loi.

Prenons pour exemple le Centre de la sécurité des télécommunications (CST). Il y a un commissaire qui est responsable du CST; c'est un juge dont la tâche consiste à examiner toutes les activités du CST et à rédiger un rapport annuel, qui est rendu public, pour assurer que les activités du CST sont conformes à la loi et à la politique, et que nos rapports avec nos alliés n'ont jamais été utilisés pour contourner la loi. Cela satisfait le pouvoir exécutif.

Il existe aussi un autre type de surveillance, et c'est une fonction du Parlement. Fait intéressant, le commissaire chargé du CST n'a jamais, à ma connaissance, comparu devant un comité parlementaire pour répondre à des questions. Il est arrivé une seule fois dans l'histoire que le chef du CST comparaisse devant un comité parlementaire.

Le sénateur LaPierre: Je me permets de vous interrompre. L'an dernier, nous avions des témoins à qui nous voulions poser des questions concrètes, mais nous n'avons pas pu les poser, car on nous a dit que ces renseignements étaient classifiés.

M. Rudner: C'est ce que je dis justement. Nous avons besoin d'un mécanisme de surveillance par le Parlement, précisément pour instaurer la confiance dans la population. Je peux comprendre les motifs du secret, et je ne conteste pas le fait qu'il faut garder secrètes les méthodes et les cibles en matière de renseignement. Nous comprenons cela. On peut cependant assurer également un certain degré de transparence.

À cet égard, le Canada est en retard sur ses alliés. Nous sommes en retard sur les États-Unis et le Royaume-Uni, et il se peut fort bien qu'il y ait d'autres sociétés démocratiques — l'Australie, la Nouvelle-Zélande, Israël et d'autres endroits — où la fonction de surveillance par le Parlement a été plus ou moins efficace, et nous pourrions peut-être tirer des leçons des meilleurs modèles. Tout ne peut cependant pas être transplanté tel quel.

Le sénateur LaPierre: Vous suggérez donc que notre comité ou un comité analogue au nôtre à la Chambre des communes, ou encore un comité mixte des deux Chambres, devrait pouvoir poser des questions aux espions.

M. Rudner: En effet. Il faudrait qu'on établisse au départ le type de questions que vous pourriez poser et ce que vous pourriez faire des réponses; et nous saurions comment procéder en examinant les meilleurs modèles dans d'autres pays où l'on a procédé ainsi.

Le sénateur LaPierre: Je veux vous poser des questions au sujet de l'examen des politiques. Le cardinal Rumpole parlait à un archevêque de Montréal ou de Québec qui était venu le voir après toute une série d'archevêques pour discuter de la question des rapports entre l'Église et l'État au XIXe siècle. Le petit homme s'est mis debout sur sa chaise et a dit:

[Français]

Des mémoires sur le Québec, j'en ai comme ça, comme ça et comme ça!

[Traduction]

Il est monté ensuite sur son bureau, qui était plus haut que sa chaise, pour démontrer essentiellement qu'il possédait beaucoup de renseignements, au sujet desquels il n'a rien fait.

Nous avons eu des examens des politiques, monsieur, jusqu'à en avoir par-dessus la tête. On nous promet des examens des politiques qui ne se font jamais. Nous effectuons des examens des politiques et personne n'y donne suite. De fait, nous avons publié un rapport qui est, de l'avis de tous les spécialistes — la population, les médias et d'autres — un rapport très exhaustif et très bon. Nous n'avons encore rien entendu du gouvernement.

Pourquoi comptez-vous tellement sur l'examen des politiques? Ne pouvez-vous pas penser à autre chose qui serait plus utile?

M. Rudner: Je ferai deux observations au sujet de l'examen des politiques effectué par votre comité, dont je suis au courant, et je vous ferai part ensuite de ma proposition.

Premièrement, il n'y a jamais eu d'examen complet de la politique canadienne en matière de renseignement.

Le sénateur LaPierre: Nous devrions en faire un simplement pour en avoir un; est-ce bien ce que vous suggérez?

M. Rudner: Ça serait pour que nous puissions organiser nos connaissances et notre expérience.

Permettez-moi de parler des deux auditoires visés. L'un est le gouvernement en place, où l'on veut influer sur la façon dont les choses sont faites. Votre rapport a une importance énorme pour l'autre auditoire — le grand public, par l'entremise des médias et des universités, où l'on utilise de tels rapports pour enseigner et faire de la recherche. Des centaines de milliers de Canadiens s'y connaissent en matière de sécurité et de défense, et en matière de renseignement, grâce à ces moyens.

Il est vrai qu'il faut parfois du temps avant que de tels rapports se traduisent en action directe. Cependant, l'action et l'influence indirecte qui découlent de l'information de la population ne sont pas moins importantes dans une démocratie. À mon avis, instaurer la confiance dans la population et accroître ses connaissances constituent des objectifs de valeur, en soit, pour un examen des politiques.

Le sénateur LaPierre: Vous parlez comme le sénateur Kenny, qui me répète cela tous les jours.

M. Rudner: Ce n'est pas une action coordonnée.

Le sénateur LaPierre: Je veux connaître votre opinion sur la coopération, la fusion et le partage d'information. Je pense que cet animal a un trop grand nombre de têtes. Pensez-vous qu'il en est ainsi en raison de la nature humaine, qui fait qu'on a tendance à ne pas vouloir partager ses secrets avec quelqu'un, parce qu'il risque de les révéler à quelqu'un d'autre? Est-ce une question de pouvoir? L'information donne du pouvoir. Le pouvoir qu'on a détermine l'importance des crédits qu'on peut recevoir du Trésor pour exercer ses activités.

Il y a aussi la question de la loyauté envers son propre service — les gens du SCRS disent que ceux de la GRC ne sont probablement pas bons. Ils essaient de voir une conspiration entre des ordinateurs utilisés dans le domaine du renseignement, mais qui ne communiquent pas entre eux, ce qui semble être la norme dans ce pays. Évidemment, on n'a pas besoin d'être un génie pour savoir que si l'on possède des renseignements, on veut les partager. Le fait de ne pas le faire devrait être une infraction criminelle. Pour obtenir le partage des renseignements, ne devrions-nous pas utiliser cette idée de l'infraction criminelle?

M. Rudner: Une partie du problème consisterait évidemment à trouver la preuve d'un acte criminel.

Le sénateur LaPierre: Ils ne le font pas.

M. Rudner: Monsieur le sénateur, une partie du problème est à mon avis que c'est la tâche d'un coordonnateur. C'est le chef d'orchestre qui réunit les instruments ensemble et s'assure que les musiciens travaillent en harmonie. Vous devez comprendre que le violoniste est un spécialiste du violon.

Permettez-moi de présenter les arguments concernant la fonction de partage des renseignements. Vous avez raison de dire que nous pourrions ainsi économiser nos ressources. Nous ne sommes pas obligés de les donner aux autres. Dans le domaine du renseignement et de la sécurité de nos jours, nous faisons face à un type d'ennemi très différent, et il attaquera. En cas de catastrophe, si nous ne nous défendons pas, nous en subirons les conséquences. Comme nous l'avons appris maintenant de l'expérience des États-Unis, ces conséquences étaient horribles. La découverte des responsables de cette horreur, comme nous le voyons, continue chaque jour. Des institutions tombent dans le discrédit, et des organisations seront obligées de changer contre leur gré. Quiconque observe l'expérience américaine qui a mené au 11 septembre, se rendra compte que l'ancienne façon de procéder n'est plus acceptable, même pour eux. Par conséquent, il y a de l'espoir.

Le sénateur LaPierre: Ma dernière question porte sur le magnifique mot que vous avez utilisé «eurocentricité». Vous souvenez-vous d'avoir dit cela?

M. Rudner: Oui.

Le sénateur LaPierre: Eurocentricité, américano-centricité, asie-centricité, afro-centricité — ce sont les nouveaux mots utilisés pour «frontières». Nous vivons dans un monde sans frontière, mais nous sommes en train présentement de créer un monde à caractère centripète, avec les mêmes résultats que lorsque des frontières sont créées. Vous me dites que la Grande-Bretagne penche maintenant vers l'eurocentricité et devra par conséquent faire face à l'américano- centricité. Les Canadiens y perdront. Tout cela crée de nouvelles frontières qui nous menacent, plutôt que de rendre le monde plus sûr pour les enfants de la planète et pour notre pays, par-dessus le marché.

M. Rudner: Je ne pense pas que nous parlions de frontières, nous parlons plutôt d'échanges et de partage d'information. Je vais vous donner un exemple. Présentement, nous avons un accord avec la Grande-Bretagne, avec les États-Unis, avec l'Australie et avec la Nouvelle-Zélande, en vertu duquel tout est virtuellement partagé, dans certains secteurs du renseignement, et presque automatiquement. Si la Grande-Bretagne concluait un accord semblable avec l'Europe — les Européens, en particulier les Français, les invitent à se joindre à eux — il est peu probable que les Français et les autres alliés européens soient désireux de voir les Britanniques partager avec les Canadiens tout ce qu'ils pourraient recueillir comme renseignement, à moins que les Canadiens aient quelque chose à leur offrir.

Notre problème sera le suivant: combien de renseignements pouvons-nous leur offrir? Que pouvons-nous leur offrir? Présentement, pour ce qui est des échanges, notre collecte de renseignements n'est pas suffisante, à mon avis, pour inciter l'Europe à tout partager avec nous. Par conséquent, notre problème sera le suivant: comment un pays qui est franchement modeste dans sa collecte de renseignements, peut-il inviter des partenaires importants à partager avec nous tous les renseignements dont nous avons besoin? Les Américains et les Britanniques partagent leur renseignement avec nous, principalement en raison de la situation causée par la guerre froide. Comme le sénateur Forrestall l'a mentionné, ils ont besoin de certaines de nos ressources dans le Nord. Cela fait partie de l'histoire. Heureusement, l'histoire travaille en notre faveur: les Britanniques et les Américains sont disposés à échanger des renseignements avec nous, même si notre contribution n'est pas égale à la leur. Cependant, l'Europe n'a pas le même type d'intérêt, à mon avis. Pourquoi en serait-il autrement? Il ne s'agit donc pas d'une question de frontières, mais d'échange.

Le sénateur LaPierre: Je comprends cela. J'essayais seulement de dire que si les pays du monde ou les puissances du monde ne partagent pas les renseignements à leur disposition, des petits enfants mourront. Des bombes tomberont sur des petits enfants. En fin de compte, il me semble que la même stupide force centrifuge qui était le fléau de l'État nation soit sur le point de renaître. Notre comité examinera certainement la question que vous avez posée, à savoir comment nous protéger, si cette «centricité» devait nuire à notre capacité d'obtenir des renseignements.

Le sénateur Meighen: Monsieur Rudner, les informations que vous avez sont fascinantes et j'ai lu votre document avec beaucoup d'intérêt. Vous avez peut-être remarqué que votre demande d'un examen de la politique en matière de renseignement a touché une corde sensible ici.

J'ai quelques questions précises à poser. Dans l'une des notes qui figurent à la fin de votre document, vous mentionnez le comité du Cabinet chargé de la sécurité et du renseignement. Vous énumérez les participants, dont certains, malheureusement, ne font probablement plus partie du comité, depuis quelques jours. Quelle est la fréquence des réunions de ce comité et qui y présente des informations? Il est composé évidemment de ministres influents.

M. Rudner: Je vous remercie de vos généreuses observations sur mon document, qui a été préparé à la fin de janvier et officiellement publié la semaine dernière. C'est malheureusement le temps qu'il faut pour faire publier un article universitaire.

Lorsque le comité des communes a été créé, j'ai cru comprendre qu'il s'était réuni une fois, du moins jusqu'en février. À ce moment-là, on a douté de l'existence continue de ce comité. Je ne sais pas exactement combien de fois le comité s'est réuni depuis. Je crois que les séances d'information sont la responsabilité du Bureau du Conseil privé, le BCP, mais je suis peut-être dans l'erreur.

J'avais espéré, au moment de la création du comité et au moment où cet article a été rédigé, que le comité exercerait une fonction de coordination au niveau ministériel, car je pense que c'est absolument nécessaire pour le Canada. Cette fonction serait supervisée par un comité bureaucratique et même par le BCP, qui aurait une meilleure capacité d'exercer la fonction de coordination. Ce n'est pas encore le cas, à ma connaissance.

Le sénateur Meighen: Pouvons-nous savoir avec certitude si le comité se réunit régulièrement? Est-ce un renseignement secret?

M. Rudner: Non, cela ne devrait pas être secret.

Le sénateur Meighen: Si le comité s'était réuni, vous en auriez entendu parler.

M. Rudner: Je ne pense pas que j'en aurais entendu parler, parce que je n'ai pas posé la question.

Le sénateur Meighen: Notre autre témoin ce soir, M. Campbell, parlera de «dire la vérité aux gens au pouvoir» et je pense que c'est une expression très intéressante. Je veux savoir comment on peut s'assurer qu'on dit la vérité aux gens au pouvoir, en autant qu'on puisse le faire. Ce n'est peut-être pas chose facile.

Avez-vous des observations à faire sur la façon de protéger les informateurs, et de les encourager à dire les choses telles qu'elles sont, plutôt qu'à dire ce qu'ils pensent que leurs patrons aimeraient entendre?

M. Rudner: Il est absolument essentiel, sénateur, que les responsables de la collecte, de l'analyse et de l'évaluation du renseignement soient à l'abri de toute influence politique.

Je vais vous donner un exemple bien connu de ce qui se produit lorsqu'on ne dit pas la vérité aux gens au pouvoir, aux autorités. Il est bien connu qu'en Union soviétique, le KGB ne pouvait pas informer le Politburo des renseignements recueillis sans d'abord les avoir adaptés pour en faire ce que le Politburo attendait et voulait entendre. En examinant l'expérience soviétique, les spécialistes de la Russie diront que le plus grand échec dans le domaine du renseignement découlait du fait que le KGB, en dépit de son immense pouvoir, ne pouvait pas dire la vérité aux autorités; il devait l'adapter.

Notre force doit résider dans le fait que nos services du renseignement soient capables de recueillir les renseignements dont ils ont besoin, de les analyser de leur mieux, de les évaluer de la façon la plus professionnelle, et ensuite de dire ce qu'il en est. Les politiciens, les milieux politiques, décideront s'ils veulent agir en fonction de ces renseignements. C'est à eux, à titre de dirigeants politiques, de porter un jugement. Nous ne disons pas qu'ils doivent agir en fonction de tous les renseignements reçus. Ils peuvent décider, pour des raisons de bonne politique, de ne pas agir. C'est bien; c'est leur rôle à titre de dirigeants politiques. Cependant, c'est le rôle des milieux du renseignement de dire la vérité aux dirigeants politiques.

Le sénateur Meighen: Lorsque nous parlions de questions militaires plus que de questions de renseignement à Washington, nous avons identifié un phénomène qui ne mettait jamais venu à l'idée auparavant, soit l'écart technologique. Comment pouvons-nous, ou même comment n'importe quel autre pays occidental peut-il suivre d'assez près les États-Unis en termes de développement technologique? Comme ils sont la seule superpuissance, les États-Unis sont très en avance sur le reste du monde, et continuent de prendre encore de l'avance. Je suppose que cela vaut également pour le monde du renseignement.

Vous avez signalé l'importance de partager les renseignements, et de la tradition de partage entre le Canada, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, mais vous avez dit que si nous n'améliorons pas notre capacité de recueillir des renseignements et de les partager, tôt ou tard la disproportion deviendra trop grande, et les États-Unis diront que nous ne leur fournissons pas suffisamment de renseignements. Vous avez signalé la nécessité d'accroître nos ressources humaines en matière de renseignement ainsi que notre service du renseignement sur les transmissions (SIGINT). Pouvez-vous nous dire combien tout cela coûte actuellement, et combien il nous en coûterait pour atteindre un niveau respectable dans ce contexte?

M. Rudner: Les chiffres sont classifiés, sénateur.

Le sénateur Meighen: Avez-vous un facteur de multiplication?

M. Rudner: Nous savons que le CST compte environ 900 à 1 000 employés. On pourrait faire une estimation des frais administratifs. Pour ce qui est des technologies, il est certain que nous sommes des importateurs nets, non seulement en termes de renseignement, mais aussi en termes de technologies de pointe qui nous viennent des États- Unis, et un peu du Royaume-Uni, mais cela ne signifie pas que nous n'avons nos propres capacités.

En fait, il faudrait réfléchir à notre capacité d'employer deux langues et le fait que nous pouvons offrir des technologies de traduction et d'identification de langue à haute vitesse. Nous sommes une société multiculturelle et multilingue et il y a des domaines où nous pouvons rendre des services précieux à nos alliés, même si nous ne leur rendons pas exactement la pareille.

Ce n'est pas quelque chose qui me rend pessimiste. Le secteur du renseignement est un secteur du savoir, sans doute le plus avancé. Nos investissements en technologie, en transcription linguistique à haute vitesse, par exemple, permettraient au renseignement des communications d'abord d'identifier une langue chiffrée puis de la traduire dans une langue compréhensible pour nous. J'ignore si cela a été fait. En revanche, il est impérieux de le faire aujourd'hui étant donné qu'une partie des communications auxquelles nous devons avoir accès se fait dans des langues obscures. Je suis certain que le Canada peut contribuer à cet effort. Il est possible que nous puissions trouver des solutions avec nos alliés, mais nous avons un rôle à jouer pour acquérir les connaissances.

Le sénateur Meighen: Le coût de la vérification des immigrants par le SCRS — opération qui peut durer jusqu'à deux ans — est-il secret?

M. Rudner: Non. Le gros de notre liaison internationale, d'après ce que nous dit le comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, porte sur les questions d'immigration plutôt que sur la criminalité transnationale, le terrorisme ou autres questions. Cela est un peu disproportionné par rapport aux besoins d'aujourd'hui, mais c'est aussi une nécessité. Il ne faut pas minimiser l'importance des contrôles de sécurité pour les visiteurs et les immigrants éventuels au Canada.

Le sénateur Meighen: Quant à la bombe que vous avez lâchée — le fait que vous ne pouvez pas enseigner les langues rares à cause des exigences de la province en matière d'enseignement — pouvez-vous me dire si vous avez demandé une exemption? Si c'est le cas, je suis certain que le sénateur Atkins et moi-même serons heureux d'en saisir le ministre de l'Éducation de l'Ontario.

M. Rudner: L'Université Carleton est en Ontario et nous tombons sous le coup de sa réglementation.

Le sénateur Meighen: Précisément. Nous vous offrons d'explorer la question pour vous.

M. Rudner: Comme école des affaires internationales, notre tâche est de former les étudiants aux affaires internationales, y compris les études sur les diverses civilisations du monde, et les langues sont enseignées 15 marches plus bas.

Le sénateur Meighen: Avez-vous demandé une exemption?

M. Rudner: Il n'y a pas de mécanisme prévu.

Le sénateur Meighen: Je pense avoir votre autorisation pour explorer la question.

Le sénateur Atkins: Chaque université a sa propre charte, n'est-ce pas?

Le sénateur Rudner: Oui, mais la définition d'une unité de crédit universitaire et l'établissement du niveau auquel elle peut être offerte dépendent de la réglementation provinciale. Nous ne pouvons pas offrir une unité de cours pour diplômés pour un cours de niveau 101.

Le sénateur Cordy: Je trouve ça fascinant. J'aimerais revenir sur une question soulevée par le sénateur Meighen et d'autres, à savoir la coordination du renseignement.

Vous avez très clairement énuméré les choses qui se sont passées, surtout depuis le 11 septembre, l'augmentation des budgets, du renseignement, l'agrandissement des départements et ainsi de suite, ce qui rend la coordination du renseignement encore plus essentielle. Actuellement, le comité du Conseil privé est celui qui en est chargé et quand je regarde cela sur le papier, cela semble être l'endroit tout désigné; mais si le comité ne se réunit pas, alors ce n'est pas le bon endroit ou cela ne marche pas.

Pouvez-vous imaginer une autre façon de coordonner le renseignement rassemblé par les services du gouvernement ou faut-il en laisser le soin à l'examen des politiques du renseignement?

M. Rudner: Je ne voudrais pas former de jugement prématuré sur la qualité de son travail. Ce qui m'inquiète, c'est qu'il n'y a pas de mécanisme qui lui permette de faire son travail autre que son pouvoir de persuasion. Oui, le groupe de réflexion sur le renseignement du Conseil du Trésor peut faire venir des hauts fonctionnaires des divers services et ministères concernés et pourrait les consulter. Le coordonnateur du renseignement peut flatter ou implorer les gens, mais il n'a aucun mécanisme — budgétaire, bureaucratique ou décisionnel — pour obliger un service à traiter avec un autre à moins qu'il l'accepte. Même si l'on espère que les services s'entendent sur certains points, nous savons tous qu'il faut des mécanismes de coordination pour veiller à ce qu'il en soit ainsi. Parfois, il faut les imposer et cela n'existe pas actuellement.

Il se peut que le Bureau du Conseil privé soit l'endroit, à un niveau élevé, pour se charger de ces coordinations, mais comme spécialiste du renseignement, je préférerais qu'il ait les outils nécessaires pour faire le travail, au-delà de son pouvoir de persuasion.

Le sénateur Cordy: Vous voudriez que des mécanismes soient mis en place.

M. Rudner: Peut-être un budget et des politiques.

Le sénateur Cordy: Un budget est toujours convaincant.

Revenons à la question des pays avec qui nous échangeons de l'information, comme en ont parlé les sénateurs LaPierre et Meighen. Cela s'est fait de tout temps, surtout avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, comme vous l'avez dit.

Vous avez aussi précisé que nous échangeons aujourd'hui de l'information avec des pays qui n'étaient pas sur la liste par le passé. Est-ce que c'est prévu durer longtemps? Quelles sont les ramifications de ce qui se passe actuellement?

M. Rudner: Je pense que ça va durer très longtemps. Parlons d'un cas que nous connaissons et qui concerne nos alliés. Une des difficultés pour le renseignement humain, c'est l'obtention de sources dans le réseau al-Qaïda. Ce sont des réseaux étroitement liés où le clan familial et l'origine nationale déterminent qui est admis dans une cellule et qui a accès aux activités de ces cellules. Il est très difficile pour un Canadien d'origine francophone ou anglophone traditionnelle de pénétrer dans une de ces cellules. Nous savons que des pays comme la Syrie, l'Égypte, la Jordanie et la Turquie ont réussi à s'y infiltrer pour obtenir des renseignements et les communiquer à d'autres.

Si un pays comme l'Iran ou la Syrie obtenait et communiquait des renseignements qui touchent la sécurité nationale du Canada, nous nous en réjouirions. Mais s'ils nous disaient qu'en échange ils veulent de l'information au sujet d'un groupe de gens qui habitent au Canada et qui dénigrent constamment leur président?

Nous serions placés devant un dilemme. Cherchons-nous à obtenir de l'information qui compromettrait les droits des Canadiens qui vivent ici et qui ont des vues et des opinions au sujet d'un pays étranger qui se trouve à être une dictature brutale? Je ne voudrais pas être placé dans l'obligation de décider.

Il nous faut un cadre stratégique qui nous permette de prendre des décisions dans l'intérêt du pays, soupesant divers intérêts, objectifs et droits au lieu de procéder au cas par cas.

Je vais vous donner un exemple. Il y a quelque temps, des agents d'al-Qaïda en Indonésie ont été arrêtés à la demande des États-Unis. Ils ont été amenés à bord d'un avion américain en Égypte pour y être interrogés, sachant bien que les méthodes d'interrogation égyptiennes sont différentes de celles des États-Unis ou de l'Indonésie. Les renseignements étaient importants. Ils n'ont pas agi ainsi sans d'abord s'assurer qu'il s'agissait bien de ceux qui détenaient l'information. Pourtant, cela soulève de très importantes questions.

Encore une fois, j'aimerais que le pays dispose d'un cadre stratégique de manière à ce que, si nous devions nous trouver en pareille situation, nous n'ayons pas à nous contenter d'une décision ponctuelle. Il devrait y avoir des paramètres à l'intention des services de renseignement et des dirigeants politiques pour qu'ils puissent évaluer correctement ce qu'ils doivent faire et comment.

Je n'envie pas ceux qui devront le faire, mais il nous faut ce cadre.

Le sénateur Atkins: J'ai apprécié l'exposé et les observations de M. Rudner. Sur la question de dire la vérité aux gens au pouvoir, n'est-ce pas la raison pour laquelle le solliciteur général ou le ministre de la Justice est censé se tenir à l'écart des activités traditionnelles du Conseil privé?

M. Rudner: Oui.

Le sénateur Atkins: Ils sont au courant de choses qu'ils n'ont pas forcément à transmettre au premier ministre ou au leader du gouvernement.

M. Rudner: Tel est le principe de notre régime constitutionnel et parlementaire. Pour moi, le renseignement tombe dans la même catégorie. Nous voulons qu'ils soient professionnels dans la collecte de l'information tout comme nous nous attendons à ce que la GRC soit professionnelle dans le maintien de la loi.

Le sénateur Atkins: Vous avez parlé d'un coordonnateur du renseignement. À l'heure actuelle, le renseignement est traité par un comité du Conseil privé et présidé par le leader du gouvernement, n'est-ce pas?

M. Rudner: Oui.

Le sénateur Atkins: Croyez-vous que ce soit une bonne chose?

M. Rudner: À l'heure actuelle, je ne suis pas certain que ce comité assure la coordination.

Le sénateur Atkins: Ce comité existe.

M. Rudner: À ma connaissance, il ne s'est réuni qu'une seule fois. Son mandat n'était pas de coordonner la recherche, l'évaluation et l'analyse du renseignement, mais plutôt de coordonner les politiques de haut niveau pour s'assurer que les diverses composantes de l'appareil gouvernemental canadien agissent dans le même sens. C'est différent de la coordination dont il est question aujourd'hui et dont j'ai fait état dans mon exposé.

Le sénateur Atkins: Ce que vous proposez ressemble-t-il davantage au modèle américain centré autour du gouverneur Ridge?

M. Rudner: Pas tout à fait. Le mandat du gouverneur Ridge est beaucoup plus axé sur la défense de l'infrastructure essentielle et d'autres éléments importants aux États-Unis. Son mandat ne consiste pas à procéder à la recherche du renseignement, d'après ce que j'ai cru comprendre. Il évaluera les données qui lui seront transmises par le service de recherche du renseignement.

Je me demande comment, au Canada, on coordonne la recherche et l'analyse du renseignement qui nous provient de sources nationales et étrangères, des forces de police, des secteurs de l'agriculture, de l'immigration et du transport. C'est un très vaste front de mer et chaque élément doit être protégé parce qu'une brèche dans notre armure sera vite décelée par nos agresseurs éventuels. Cette brèche dans notre armure nous rendra vulnérables.

Cette fonction de coordination doit être assurée par la communauté du renseignement de sécurité par souci de professionnalisme. Nous ne voulons pas que ce soit la politique partisane qui détermine ce qui représente une menace pour le port de Halifax.

Cette coordination devrait reposer sur une évaluation professionnelle de la communauté du renseignement de sécurité et ne pas dépendre des aléas des jeux politiques. Le transport, les forces de police, le SCRS et le CCS doivent protéger cette partie de notre front de mer. C'est trop important pour s'en remettre au hasard.

Le sénateur Atkins: Le coordonnateur devrait-il avoir d'autres fonctions?

M. Rudner: Il devrait être le coordonnateur du renseignement.

Le sénateur Atkins: D'après ce que je comprends, vous ne croyez pas que nous avons suffisamment de ressources financières et humaines à l'heure actuelle pour le faire.

M. Rudner: Je ne voudrais pas vous donner cette impression. Je ne sais pas si la communauté du renseignement de sécurité a besoin de plus d'argent pour s'acquitter de son mandat. Je ne crois pas que l'argent leur poserait problème. Dans mes échanges avec les universitaires et les professionnels, je n'ai pas entendu dire que le problème vient de l'argent. Ils préféreraient qu'on investisse davantage dans la formation, plus particulièrement la formation linguistique. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. On croit qu'il faut continuer d'améliorer les capacités d'analyse.

Ils ne considéreraient pas cela, au sein de la communauté, comme une tâche insurmontable nécessitant d'importantes injections d'argent ou de personnel additionnel. Si le Canada décidait d'améliorer son savoir-faire en matière de renseignement étranger, soit par le truchement d'organisations existantes ou d'une toute nouvelle organisation, il faudrait des ressources additionnelles, entre autres humaines. C'est une décision différente.

Je préférerais attendre d'assister aux débats et discussions qui auront lieu à mon université le 12 juin prochain avant d'en venir à une conclusion sur ce sujet.

Le sénateur Atkins: J'ai une dernière question. Nous sommes tous intrigués par vos commentaires sur la formation linguistique et ce genre de choses. Y aurait-il lieu d'organiser un genre de «Camp X»?

M. Rudner: Bien honnêtement, je ne crois pas, et ce, pour trois raisons. Tout d'abord, retenir les services de quelqu'un pour enseigner le pachtou au Camp X coûterait très cher. Pourquoi ne pas recourir plutôt à une institution existante dont les fonctions consistent justement à assurer la formation linguistique et culturelle des fonctionnaires? Ainsi, vous répartiriez les coûts. D'ailleurs, on réaliserait des économies d'échelle en ayant cinq élèves au lieu de trois dans une salle de classe. Quant à savoir si beaucoup plus de gens s'intéresseraient à l'apprentissage du pachtou au cours d'une année, c'est bien difficile à déterminer, mais c'est de cet ordre de grandeur qu'il est question. Cette formation peut être assurée dans le cadre de notre système universitaire.

Le sénateur Atkins: C'est efficace et efficient.

M. Rudner: Toutefois, c'est très coûteux.

Le sénateur LaPierre: Cela ferait aussi un excellent documentaire.

M. Rudner: Je crois aussi qu'une partie importante de l'enseignement sur le renseignement nous vient de sources américaines, du renseignement de sources ouvertes. Certains ont avancé un pourcentage aussi élevé que 90 p. 100. C'est différent des années 40. Le système universitaire, encore une fois, est compétent et capable d'intégrer les renseignements de sources ouvertes et de les transmettre à la communauté du renseignement. Le milieu universitaire sait comment avoir accès aux sources secrètes dont il a besoin. Le défi, c'est de réunir renseignements de sources ouvertes et de sources secrètes pour en faire une analyse intégrale et une évaluation approfondie. Les universités peuvent le faire à peu de frais. Je ne parle pas seulement à titre d'universitaire. Je crois qu'il faut d'abord et avant tout se concentrer sur le renseignement. Ce n'est pas par intérêt personnel que j'exprime cette idée, mais bien parce que je crois que chaque institution a un rôle à jouer pour répondre à nos besoins en renseignement de la façon la plus efficace et la plus économique possible.

Le président: Monsieur Rudner, au nom du comité, je vous remercie beaucoup. Nous avons trouvé vos propos fort utiles.

Pour ceux d'entre vous qui nous regardent depuis votre salon, vous pouvez consulter notre site Web à l'adresse www.defence@sen.parl.gc.ca. Nous y affichons les témoignages des invités ainsi que les horaires confirmés des audiences. Vous pouvez aussi entrer en contact avec le greffier du comité en composant le 1-800-267-7362 pour obtenir de plus amples renseignements ou pour savoir comment joindre les membres du comité.

Notre prochain témoin, M. Anthony Campbell, est vice-président de l'Association canadienne pour l'étude de la sécurité et du renseignement. Après des études à l'Université Queen's et à l'Université de Toronto au cours desquelles il était officier commissionné de la Réserve de la Marine royale du Canada, il a entrepris une carrière de 34 ans à la fonction publique. Il a occupé des postes de haut niveau dans neuf ministères et organismes fédéraux s'occupant de politique économique, de négociations internationales, de relations fédérales-provinciales, de politiques de réglementation, de perfectionnement des cadres et de renseignement étranger.

Je vous souhaite la bienvenue, monsieur. Nous sommes heureux de vous avoir parmi nous. Nous vous écoutons.

M. Anthony Campbell, vice-président de l'Association canadienne pour l'étude de la sécurité et du renseignement: Je souhaite d'abord vous remercier de m'avoir invité et vous féliciter pour l'excellent travail que vous accomplissez. Ceux d'entre nous qui travaillent dans les services du renseignement le savent — et cela a été confirmé dans la foulée des événements du 11 septembre — c'est la remarquable, voire déplorable, ignorance des Canadiens à l'égard du renseignement et de son lien avec la sécurité qui est le problème fondamental de ce pays.

Ce sont malheureusement les services du renseignement qui sont responsables de ce fâcheux manque de compréhension. Si la mention «secret» est inscrite en grandes lettres sur un mur, faut-il s'étonner que les gens soient au courant? C'est un paradoxe avec lequel il faut composer. Le travail de votre comité est d'un grand secours.

Je suis ici pour contribuer au processus de consultation publique sur un élément essentiel de l'avenir de notre pays. C'est aussi simple que cela.

Il est difficile, après 34 ans passés au sein de la fonction publique, de prendre la parole en public, devant un comité du Parlement de surcroît. On vous a appris la discipline de parti, mais pour moi, c'est un début.

Néanmoins, je dois restreindre mes réponses à vos questions parce que j'ai joué un rôle au niveau du renseignement et suis assujetti à la Loi sur les secrets officiels. Je crois que le secret, dans une certaine mesure, est dans l'intérêt de la population. Comme le professeur Rudner l'a dit, l'équilibre entre la transparence et le besoin de pouvoir garder certains secrets est difficile à établir. Mon expérience au sein du gouvernement, tout m'a appris qu'à la différence des médias canadiens, nous avons tendance à être plus expansifs que le contraire. Cependant, le problème, c'est que nous avons parfois tendance à ne rien révéler lorsque nous devrions le faire et vice versa.

Les événements du 11 septembre se sont produits pour bien des raisons. De tous les facteurs qui y ont contribué, la fuite du Congrès américain qui a révélé que les appels de ben Laden étaient interceptés est sans doute le plus important. Le flux ininterrompu de renseignements s'est tari dès que ben Laden a appris la chose dans les médias. Le secret auquel sont tenus les services de surveillance est capital et, en ce sens, toute approche équilibrée est nécessaire. Il faut rechercher équilibre et sagesse.

Ma biographie ne mentionne pas le fait que j'ai commencé à travailler très jeune dans le domaine de l'information. J'ai livré trois grands quotidiens différents, si l'on tient compte du Ottawa Citizen et du Globe and Mail pendant environ cinq ans. En ce sens, je suis surpris de constater en fin de carrière, à quel point mon travail avec l'armée — qui a commencé avec la milice pour se poursuivre dans la marine —-, et mon travail dans le domaine de l'information — d'abord comme camelot, puis au ministère des Affaires étrangères — ont fait en sorte que je me suis retrouvé dans le domaine du renseignement. Sans compter mon travail dans le secteur de la réglementation et de l'enseignement. Le monde tourne autour des connaissances et de l'information. C'est par accident que j'ai été si bien préparé à cette réalité. Je n'avais pas planifié les choses de cette façon.

C'est le contexte à partir duquel je vais évoquer certaines questions. La plupart des réponses aux dix questions que j'ai soulevées dans mon programme sont peut-être évidentes, mais je veux les reprendre une à la fois.

J'ai posé la question suivante: si l'information est synonyme de pouvoir, est-elle aussi synonyme de sécurité? L'on se dit sans doute que si elle est synonyme de pouvoir elle doit aussi être synonyme de sécurité. Je vous dirais que ce n'est pas le cas. L'information n'est pas synonyme de sécurité parce que l'information n'est pas synonyme non plus de connaissance. Cela vous semble peut-être embrouillé, mais c'est d'une importance capitale lorsqu'il est question de comprendre le monde de l'information et le monde de la connaissance afin de faire des distinctions, en commençant par le mot «données». Les données n'ont pas de substance. Elles sont neutres.

On définit l'information comme une fragmentation des données. Il existe une importante différence entre l'information et la connaissance. Il y a d'autres façons de subdiviser ces réalités, mais l'important pour le moment, c'est de définir les termes.

On entend rarement dire, par exemple, des services de renseignement britanniques, qui sont à bien des égards les inventeurs du renseignement contemporain, que leur définition du renseignement n'est pas la même que celle des Américains. Le mot «renseignement» a une signification complètement différente, mais ces significations sont capitales.

Dans le cas des Britanniques, le mot «renseignement» signifie «information dite secrète». Les services de renseignement britanniques font la collecte d'informations et non leur analyse; ce sont d'autres unités du gouvernement qui se chargent de ce travail.

Dans le cas des Américains, la CIA a été créée après les attaques de Pearl Harbour. Les Américains voulaient s'assurer qu'une telle catastrophe ne se reproduirait plus. Dans la foulée et l'analyse des événements de Pearl Harbour, le renseignement a déterminé que ce n'était pas le manque d'information qui était en cause puisqu'il y en avait des masses. Le problème, c'est que cette information n'avait pas été analysée et transformée en connaissance.

Aux États-Unis, le directeur du renseignement à la CIA est responsable des cellules d'analyse. Ce sont elles qui transforment les données en connaissance. Le DO, le directeur des opérations, y est responsable des recherches de données secrètes, tout comme c'est le cas en Grande-Bretagne.

Au Canada, nous confondons ces deux définitions du renseignement et nous entendons fort bien avec tout le monde. Je souhaite souligner que la distinction entre les données, le renseignement et la connaissance est capitale lorsqu'il est question de sécurité nationale aujourd'hui.

Nous avions les renseignements qui nous auraient permis de prévoir les événements du 11 septembre. Nous n'avions pas la connaissance. Pourquoi? La réponse est capitale pour l'avenir de la politique de sécurité nationale dont je veux parler.

Je ne reprendrai pas chacune de mes dix questions puisque je crois que nous y viendrons au moment de la période de questions, mais je veux toutefois m'attarder à l'expression «politique de sécurité nationale» et faire quelques remarques.

Lorsque l'on parle de politique de sécurité nationale, on est presque automatiquement forcé de faire la distinction entre elle et la politique étrangère, la politique commerciale et la politique de défense. Quand on pose les mauvaises questions, on obtient les mauvaises réponses. En ce sens, je vous encouragerais à repenser votre conception de l'organisation du gouvernement puisque ces vieilles catégories, ces vieux patrons et concepts sont sans doute désuets. Nous pouvons nous servir de ces termes, mais ce qu'il faudrait établir, c'est sans doute une terminologie moderne ou une conception fondamentalement différente de l'organisation du gouvernement.

Pour tenter d'expliquer ce qu'est une la politique de sécurité nationale, je me suis attardé à la définition contenue dans votre rapport, ainsi qu'à celle donnée par certains des témoins qui ont comparu devant vous. Ils ont démontré à quel point c'est un concept difficile à définir.

S'il s'agit de la sécurité des Canadiens, alors il faut tenir en compte des aspects nationaux et internationaux. Comment intégrer tous ces concepts dans une seule définition? Ce que j'essaie de démontrer, c'est qu'il n'est pas possible de distinguer la politique de sécurité, la politique de défense et la politique étrangère puisqu'elles sont toutes interdépendantes dans notre village mondial.

Bien qu'il faille tenir compte de cette interdépendance lorsqu'on se penche sur ces grandes questions, il faut tout de même organiser notre travail et le classifier, en catégories comme en comités. Les catégories traditionnelles auront toujours lieu d'être. Or, je suis heureux de constater que votre comité invite des représentants de tous les pans de la société et aborde bien des sujets parce que les réponses pour assurer la sécurité future des Canadiens vont bien au-delà des frontières, frontières de compétences comme constitutionnelles. À l'heure actuelle, il y a bien des obstacles à surmonter, dont des obstacles d'ordre mental et juridique, pour assurer la sécurité de nos concitoyens. Par conséquent, je crois qu'une politique de sécurité nationale pour l'avenir — politique d'ailleurs nécessaire et depuis longtemps —, devra être «horizontale» et s'écarter radicalement de notre façon «verticale» de voir le monde à l'heure actuelle. Je vais terminer là-dessus.

Je dois reconnaître que le monde de l'information n'est plus industriel. Ce n'est plus le monde éclairé qui a donné naissance à la plupart de nos institutions. En ce sens, lorsque je songe à l'avenir, je songe aux institutions fondées sur le monde de l'information et de la connaissance envisagée par Marshall McLuhan qui n'a jamais encore été défini.

Le sénateur Meighen: J'ai beaucoup apprécié la clarté et la concision de notre témoin. J'ai lu le document qu'il a soumis à la National Defense University, aux États-Unis, et je l'ai trouvé à la fois inspirant et intéressant.

Sauf tout le respect que je vous dois, comment vos propos pourront-ils servir à remédier à nos problèmes immédiats? Par exemple, comment cela pourrait-il régler les questions soulevées par le professeur Rudner? Je songe à l'examen de la politique du renseignement et de l'apparente multiplicité d'organisations de collecte du renseignement qui n'est pas particulière au Canada puisque les États-Unis en ont un nombre tout aussi considérable. Comment intégrer ces réalités à votre nouveau monde? Que pensez-vous à cet égard? Croyez-vous aussi qu'il nous faudra accélérer le pas si l'on ne veut pas être à la traîne des États-Unis, sans parler de la Grande-Bretagne, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, en matière d'opérations de collecte du renseignement, pour pouvoir continuer à fournir des renseignements et donc en recevoir; chose capitale pour nous?

M. Campbell: Ce sont des questions pratiques.

Sans vision, vous n'irez nulle part. Nous faut-il un réexamen de la politique du renseignement? Bien évidemment. Nul besoin de l'appeler ainsi. Toutefois, à la lecture des titres des grands quotidiens du monde au cours des deux dernières semaines, il semble bien clair que notre incapacité à prévoir les événements du 11 septembre est attribuable à une mauvaise organisation des renseignements ou de la connaissance ou du renseignement. En d'autres termes, le renseignement est un des responsables.

Je ne crois pas que les événements du 11 septembre soient un échec du renseignement en soi. Ils ont été causés par des failles structurelles de notre société et plusieurs facteurs y ont contribué. En ce sens, je crois qu'un réexamen de notre façon de voir la sécurité est une excellente façon d'étudier ces facteurs. Oui, un examen de la politique du renseignement dans le cadre d'un examen de la politique de sécurité nationale, qui comprendrait la politique de défense et la politique étrangère, est non seulement souhaitable, mais primordiale. Reste à savoir comment il se fera. Vous l'imposera-t-on le fera-t-on avant qu'on n'ait plus le choix?

C'est volontiers que je vais discuter de questions comme la coordination du renseignement et la façon dont nous sommes organisés maintenant et dont nous pourrions améliorer les choses. Toutefois, je tiens d'emblée à dire que notre organisation actuelle n'est pas le fruit de la stupidité. Elle résulte plutôt d'une longue série de politiques et d'idées qui remontent loin dans notre histoire et dans la culture de notre pays. On peut affirmer sans exagérer que le Canada a été très peu favorable au renseignement. L'un des problèmes les plus immédiats que nous connaissons dans nos échanges avec les États-Unis, et encore davantage avec l'Angleterre est notre attitude plutôt dédaigneuse par rapport au renseignement de sécurité. Il faut se demander si nous allons enfin prendre cela au sérieux. Très souvent au cours de notre histoire, nous nous sommes comportés en amateurs dans ce domaine, car son côté assez déplaisant nous mettait mal à l'aise.

Pour ma part, j'ai beaucoup de respect pour nos services de renseignement, tout au moins ceux que je connais, car ils ont réalisé beaucoup de choses dans des circonstances difficiles et avec des ressources insuffisantes. Cela dit, ces services sont presque toujours rattachés à des organismes où on les considère comme des activités de second ordre. Ainsi, par exemple, si l'on travaille dans le renseignement militaire, cela veut dire que votre carrière est sans grand avenir. Si vous êtes en poste dans les services du renseignement aux Affaires étrangères, vous n'avez pas l'intention d'aller bien loin. De plus, dans ces organismes, il y a un roulement des effectifs affectés au renseignement, ce qui veut dire qu'après des affectations de deux ans, les gens se dirigent vers un service plus favorable à leur avancement. On ne peut pas dire que cela soit très sérieux, n'est-ce pas?

Cette situation tient à bien des choses, mais elle est avant tout la résultante d'attitudes nationales que nous devrions réviser. Toutefois, à mon avis, nous avons déjà évolué. Les attentats du 11 septembre ne sont qu'un symbole, mais je pense que ce jour-là, nous avons perdu notre sentiment d'être à l'abri, et nous discutons maintenant de la façon dont nous devons tenir compte d'une réalité avec laquelle le reste du monde compose depuis des siècles.

Chacun des aspects pratiques d'une politique de sécurité nationale efficace — qui doit en être responsable, comment la coordonner, quelles ressources y affecter, où la faire intervenir, comment y faire participer les institutions actuelles — mérite une étude approfondie et des efforts sérieux de coordination.

J'ai l'impression qu'en fin de compte, nous allons inverser la pyramide de la sécurité. À l'heure actuelle, les services du renseignement sont vraiment subordonnés à d'autres fonctions au sein d'un grand ministère, mais j'estime qu'à terme ils en deviendront un élément essentiel, et non seulement quelque chose de secret, à la James Bond. Le renseignement de sécurité, c'est avant tout de l'information et la connaissance, la faculté d'être en prise sur le monde, et d'y parvenir très rapidement. Toute notre démarche en ce qui a trait à la connaissance et à l'information au sein du gouvernement va vraisemblablement changer.

Dans le domaine du renseignement au sens strict, je crois que l'erreur la plus grave qui ait été commise, à la fois par le FBI américain et les services canadiens, a été de réduire presque à néant l'apport de l'analyse à l'interprétation du renseignement, j'entends par là la création et l'acquisition de connaissances sûres grâce à l'analyse et à l'évaluation.

Voyez les signes avant-coureurs du 11 septembre. Cela fait deux ans que je ne travaille plus dans le domaine du renseignement, je peux donc affirmer certaines choses sans qu'on en conclue que j'en sais plus que monsieur Tout-le- Monde. Quoi qu'il en soit, il est dans la nature du monde du renseignement d'avoir des signes avant-coureurs qui flottent à peu près tout le temps. La question est de savoir ce qu'ils veulent dire et ce qu'on en fait.

J'ai étudié la question de la déception et de la propagande pendant quelques années. Entre parenthèses, il vous intéressera peut-être d'apprendre que c'est un Canadien qui a été à l'origine du concept du leurrage stratégique dans les affaires internationales. Il s'agit du colonel Campbell Stewart de Montréal. J'ai appris cela lorsque j'enseignais à Cambridge il y a quelques années.

Il est intéressant de noter qu'avant le 11 septembre, les services de renseignement du monde semblaient tous se tourner vers l'Asie. Nous devrions nous demander pourquoi. À y regarder de plus près, on se rend compte qu'il s'agissait probablement d'une réaction à une feinte. La stratégie de ben Laden cherchait peut-être en partie à détourner l'attention des services de renseignement en s'inspirant de principes stratégiques qui avaient leur origine au Canada et en Grande-Bretagne. Cela indique peut-être à quel point nous étions décalés par rapport à la situation mondiale, et à quel point nos institutions ont du rattrapage à faire.

Le sénateur Meighen: Pouvez-vous nous parler brièvement de l'idée d'une surveillance parlementaire des activités de renseignement? Je dois avouer que le modèle britannique tel qu'il nous a été décrit par le professeur Rudner m'a beaucoup intéressé; il fonctionne grâce à un comité mixte doté, je le suppose, de représentants des deux Chambres qui doivent faire rapport au Cabinet. Cela m'a paru un bon moyen d'éviter la difficulté, dont nous avons entendu parler ici de temps à autre, à savoir s'il faut obtenir une autorisation préalable pour recevoir des renseignements très secrets ou s'il est préférable de continuer à procéder comme nous le faisons sans devoir d'abord obtenir une telle autorisation. En faisant directement rapport au Cabinet, le comité mixte britannique a certainement accès à des renseignements secrets, et peut aussi en discuter, après quoi on peut permettre la diffusion des questions jugées non secrètes. Cela m'a intrigué.

À mon avis, les Canadiens tiennent énormément à une forme de surveillance des activités de renseignement, qui existe dans une certaine mesure, grâce aux fonctions du comité autrefois présidé par M. Bassett. Il existe donc une forme de surveillance quelconque, mais elle n'est pas de nature parlementaire.

M. Campbell: La surveillance est un aspect essentiel, et il faut que nous nous améliorions à cet égard. Cela dit, il est injuste de ne voir cette question que dans cette perspective, car il existe déjà diverses mesures de surveillance. Certains de nos modèles sont bons, certains le sont moins. Pour avoir travaillé moi-même dans le renseignement, je sais que toute concentration de pouvoir peut corrompre et qu'il nous faut donc des freins et des contrepoids.

Lorsque je réfléchis à la surveillance, cependant, je songe à la Chambre des communes comme institution et au modèle britannique. Ici, n'oublions pas que ce qui a été conçu en Grande-Bretagne demeure encore à l'état d'essai, nous ignorons si la tentative sera couronnée de succès. Le fait que les Britanniques aient un projet pilote de ce genre ne veut pas nécessairement dire que ce soit une bonne chose.

Lorsqu'un législateur canadien est assermenté comme membre d'un groupe de surveillance fonctionnant selon le modèle américain, il fait partie du processus. Or, à l'heure actuelle, il est fascinant de voir comment, à Washington, chacun se renvoie la balle et essaie de mettre l'affaire sur le dos d'un autre, vraisemblablement parce que le Congrès dans son ensemble et un comité du Sénat partageaient certaines responsabilités en matière de surveillance et partant sont probablement quelque peu responsables des carences en sécurité qui pourraient être révélées. Ça n'est certainement pas conforme à ce que souhaitaient ceux qui ont conçu ces groupes de surveillance.

La troisième question consiste à déterminer s'il faut obliger un parlementaire à obtenir une autorisation de sécurité.

J'en conclus que vous tenez à une surveillance, à une surveillance parlementaire, mais en même temps, que vous voulez la sagesse qui naît de l'expérience et des mesures de contrôle démocratiques. Vous tenez aussi cependant à ce que les choses se fassent en secret. Comment allez-vous y parvenir?

Pour ma part, j'ai songé à une idée, qui se rapproche d'ailleurs de la façon dont le Sénat a déjà fonctionné dans le passé. On peut créer des comités sénatoriaux, auxquels on confierait une responsabilité de surveillance officielle, mais secrète, et dont les membres seraient assermentés. En un sens, ils refléteraient la nature du Sénat comme institution. On pourrait y nommer des membres en fonction de leurs antécédents, comme cela se fait déjà au Sénat. Pour lui faire pendant, il y aurait aussi un comité de surveillance quelconque de la Chambre des communes, dont les membres ne seraient pas assermentés et qui n'auraient pas accès aux renseignements secrets. La dynamique de ces deux groupes équilibrerait la situation.

Il nous faut un meilleur mécanisme de surveillance que celui qui existe à l'heure actuelle. Je trouve admirable et typiquement canadien le mécanisme de surveillance actuel, et en particulier le CSARS. En fait, l'ensemble des activités du CSARS font l'objet d'une surveillance adéquate et même un peu trop poussée. C'est l'ensemble des activités du milieu du renseignement de sécurité qui ne fait pas l'objet d'une surveillance suffisante. L'approche à cet égard est fragmentaire.

Le sénateur Meighen: Enfin, monsieur Campbell, il y a une conclusion qui ressort clairement de votre mémoire et qui est qu'il est nécessaire que le Canada et les États-Unis harmonisent leurs mesures de sécurité. Or, cette harmonisation risque de porter atteinte à notre indépendance comme État souverain. C'est la préoccupation qu'ont exprimée de nombreux témoins que nous avons entendus, en particulier en ce qui touche le domaine militaire. Autrement dit, il est permis de conclure que les Américains vont aller de l'avant avec leur projet quoi qu'il arrive. La question qui se pose est évidemment de savoir si nous devrions y participer, ce qui aurait pour conséquence inévitable de réduire notre capacité à agir de façon indépendante. Si nous décidons de ne pas le faire, nous n'aurons pas accès à des renseignements susceptibles de nous intéresser. Nous faisons face à un horrible dilemme.

Je suis sûr que la situation que vous décrivez n'est pas celle que vous souhaiteriez voir se réaliser. Voyez-vous une façon d'essayer à tout le moins de concilier ces deux impératifs sans que cela mène nécessairement à l'issue que vous entrevoyez?

M. Campbell: Cette question me préoccupe beaucoup. C'est la question la plus importante à laquelle les Canadiens sont confrontés. Je n'ai malheureusement aucune solution à proposer. Je ne peux que vous faire part de mes réflexions sur le sujet. Mon exposé s'adressait à un auditoire américain. Il faudrait donc que je le revoie. Je crois avoir dit ce que je pensais sans détour. On m'avait plutôt prévenu de ne pas dire aux Américains que les terroristes avaient gagné la partie.

Le sénateur Meighen: Vous l'avez cependant dit.

M. Campbell: Je ne pense pas m'être retenu de dire ce que je voulais dire. J'essaie d'aller au-delà d'une interprétation superficielle des faits. C'est ce qui fait l'intérêt d'être un analyste de la sécurité et de la politique étrangère. Nous vivons à une époque fascinante.

Nous devons faire en théorie ce que nous faisons déjà dans la pratique, soit diviser le monde en trois sphères. La première est celle de la mondialisation qui prend des formes économiques et technologiques. En raison du système multilatéral, nous jouissons d'un avantage stratégique dans cette sphère-là.

La deuxième sphère est celle des relations bilatérales normales avec différents pays et qui repose sur la diplomatie. Ce système est presque désuet, mais il faut toujours en tenir compte.

La troisième sphère est celle de la relation avec les États-Unis, une question qui revêt de l'importance pour le monde entier, mais en particulier pour nous. Les Canadiens possèdent beaucoup d'expérience dans ce domaine. Nous savions bien avant le reste du monde que les États-Unis constituaient une superpuissance. Vous soulevez une question qui se pose depuis toujours et qui consiste non seulement à savoir quel type de relations entretenir avec notre voisin, mais aussi avec la superpuissance que constituent les États-Unis. Je n'ai que quelques réflexions dont je peux vous faire part à cet égard.

Premièrement, nous ne disposons pas actuellement de la structure voulue pour entretenir le type de relations qui convient avec les États-Unis. Deuxièmement, nous nous cantonnons surtout dans la défensive. Nous adoptons une approche tactique et non pas stratégique en ce qui touche nos rapports avec les États-Unis. Nous avons un dialogue de sourds. Nous devons adopter une approche plus stratégique, mais je ne vois pas l'ombre d'une stratégie à l'horizon.

Troisièmement, le reste du monde constitue toujours un grand mystère pour les États-Unis. Si vous voyagez à l'étranger, il vaut mieux que vous arboriez un drapeau canadien car on vous prendra sinon pour un Américain. Que cela nous plaise ou non, nous sommes liés aux États-Unis et ils le savent. Les États-Unis connaissent eux-mêmes actuellement une certaine instabilité et sa population est aux aguets. Comme nous avons déjà pu le constater, les Américains ne sont pas commodes lorsqu'ils sont stressés.

Voilà donc le contexte dont il faut tenir compte. Cela étant dit, si nous voulons avoir accès à l'économie américaine, jusqu'où devons-nous aller et jusqu'à quel point sommes-nous prêts à compromettre notre souveraineté? Je ne pense pas que l'Américain moyen souhaite que le Canada devienne un État fantoche. Nous nous rapprochons de cette situation à l'heure actuelle et elle existe depuis déjà trop longtemps dans le domaine militaire. Nous devons en imputer le blâme à l'OTAN. Je suis content que nous ayons pris un peu de recul par rapport à l'OTAN. L'interopérabilité est un concept important, mais personne n'a intérêt à ce que le Canada devienne un appendice des États-Unis.

Le sénateur Meighen: Vous avez dit qu'il fallait imputer cette situation à l'OTAN. Comment une alliance multilatérale peut-elle être en cause?

M. Campbell: L'OTAN est une institution américaine. C'est au sein de cette institution que les États-Unis entretiennent des rapports avec l'Europe, rapports auxquels participe parfois le Canada. À l'époque de la guerre froide, nous avons été contraints d'accepter certains changements institutionnels. NORAD est une institution fantastique, mais ce n'est peut-être pas l'institution idéale pour un pays comme le Canada qui souhaite maintenir son indépendance.

Pour les mêmes raisons, il ne peut vraiment y avoir de cloisonnement dans le domaine du renseignement de sécurité. Nous collaborons dans ce domaine de façon très efficace avec les Américains, lesquels respectent d'ailleurs notre contribution bien davantage que ne semblent le croire les universitaires pour diverses raisons. Le fait que nous parlions la même langue que les Américains y est certainement pour quelque chose, mais nos deux pays ont aussi des intérêts communs.

Dans le domaine de la sécurité, nous sommes confrontés aux mêmes problèmes que les États-Unis, à savoir comment concilier nos politiques étrangères et nos politiques intérieures.

Ainsi, l'existence de forces policières provinciales et fédérales reflète la réalité constitutionnelle canadienne. Souvenez-vous cependant de la coopération horizontale qu'a exigée la crise d'Oka. Les institutions policières ont trouvé une façon de régler le problème à ce moment-là, mais cette solution n'a pas été institutionnalisée de façon permanente. Le défi qui se pose en ce qui touche l'élaboration de la politique de sécurité nationale est de créer des institutions qui favoriseront la coopération entre nos deux pays, mais qui ne compromettront pas la souveraineté du Canada.

Le président: Je ne peux m'empêcher d'intervenir, monsieur Campbell, et de vous demander des précisions. Pourriez- vous nous expliquer pourquoi vous pensez que NORAD n'est pas une bonne institution pour un pays qui souhaite maintenir son indépendance? Comment cette institution porte-t-elle atteinte à l'indépendance des États-Unis?

M. Campbell: Quelqu'un a pondu la formule suivante: «Pourquoi ne pas se joindre aux États-Unis et appeler ce nouveau pays le Canada?» NORAD est un pas dans cette direction.

Le président: J'aimerais savoir pourquoi vous ne pensez pas que le Canada tire un avantage important de NORAD.

M. Campbell: Je n'irais pas jusqu'à dire cela. Une analyse de rentabilité révélerait que NORAD présente beaucoup d'avantages. La critique que je formule à l'égard de NORAD est que parce que nous voulions coopérer et travailler avec cet immense et puissant pays, nous nous sommes engagés sur une pente glissante sans nous rendre compte qu'il nous serait presque impossible de remonter cette pente.

Compte tenu des raisons particulières pour lesquelles cette institution a été créée, NORAD a été fantastique, mais il nous a habitués à collaborer avec les Américains dans le domaine militaire. Nous en sommes venus à croire qu'il n'y avait pas de différence entre l'armée américaine et l'armée canadienne sauf pour certains grades. Lorsque les gens commencent à confondre les deux pays, on est en droit de se poser des questions. Je ne dis pas que c'est ce que tout le monde pense, mais c'est certainement l'opinion de certains. Au lieu de nous contenter d'envier la capacité militaire des Américains, nous leur envions maintenant d'autres choses, et cela a une incidence sur toute notre relation avec les États-Unis. À mon avis, les choses sont allées trop loin.

Le sénateur Atkins: Monsieur Campbell, vous avez fait allusion au fait que depuis deux semaines, nous entendons beaucoup parler de ce que les États-Unis savaient et ne savaient pas au moment des attaques perpétrées contre eux. Ces révélations vous surprennent-elles?

M. Campbell: Non. Tout de suite après le 11 septembre, j'ai dit lors d'une émission télévisée que j'étais sûr que le gouvernement américain disposait de l'information pertinente sous diverses formes. Je connais aussi le contexte dans lequel est transmis ce genre d'information. Ainsi, on peut recevoir une note de Phoenix et une note portant sur la tenue d'une petite manifestation à Minneapolis. Une fois cette information analysée, on se rend compte qu'elle était connue depuis longtemps. Le FBI est un organisme policier qui n'a presque pas de temps à consacrer à la collecte du renseignement de sécurité au sens où l'entendent les Américains, c'est-à-dire la connaissance. Le FBI n'est pas en mesure d'analyser ce genre de renseignement. Je ne pense pas que le FBI soit en mesure de le faire du jour au lendemain même si le service a recruté 400 nouveaux agents. Cela exigera de sa part un changement de mentalité, ce qui n'est pas facile.

Aux États-Unis, il était impossible de transmettre des renseignements cruciaux au cortex cérébral. À Pearl Harbour, le même problème s'est posé parce qu'il n'y avait pas de collaboration entre les milieux du renseignement de sécurité étrangers et les milieux du renseignement de sécurité militaires. La CIA et le Defence Intelligence Agencies ont été créés pour résoudre ce problème. Les Américains disposaient de bons renseignements de sécurité étrangers avant le 11 septembre, mais on ne peut pas en dire autant au sujet du renseignement de sécurité intérieur. Le même problème ne se pose pas au Canada parce que notre renseignement de sécurité intérieur est bon, mais notre renseignement de sécurité étranger présente des lacunes.

Le sénateur Atkins: Vous nous dites donc qu'il est possible qu'une autre catastrophe survienne. Quel que soit le système qui sera mis en place, il comportera toujours des failles.

M. Campbell: J'ai dit que le risque qu'une autre catastrophe existe et qu'à moins que nous n'apportions des changements au système, il comportera toujours des failles. Si nous ne prenons pas les mesures qui s'imposent, nous ne pourrons que nous en prendre à nous-mêmes si une autre catastrophe survient. Les Américains veulent vraiment que les choses changent, mais il sera difficile au FBI de prendre 400 personnes et d'en faire des analystes parce que c'est impossible à faire du jour au lendemain. Cela exige des investissements dans le système, investissements que les Américains sont en train de consentir. Ils prennent les mesures qui s'imposent. Les Américains veulent vraiment régler le problème qui se pose et c'est pourquoi je dirais que je suis plus optimiste que pessimiste.

Ce qui m'effraie le plus, ce n'est pas nos lacunes en matière de détection et de dissuasion, mais plutôt le type d'armes auxquelles les terroristes sont prêts à recourir. Voilà pourquoi le rétablissement de l'équilibre dans le domaine des affaires internationales importe tant. Le fait que des gens soient prêts à se sacrifier pour une cause qu'ils estiment juste signifie que nous ne vivrons jamais en sécurité si nous ne rétablissons pas un équilibre à l'échelle internationale. Je mise sur le lien qui existe entre notre capacité à dépister nos adversaires et la nécessité d'élaborer des politiques qui les amèneront à renoncer à leurs projets pervers qui se fondent sur une perception erronée de la réalité.

Le sénateur Atkins: Si vous aviez un modèle à proposer, est-ce que ce serait le modèle britannique?

M. Campbell: Non, je crois qu'il s'agit du pire modèle qui soit. Les Britanniques n'analysent pas suffisamment le renseignement de sécurité. J'exagère peut-être un peu. Ils ont des bureaux, et notamment un bureau central, qui analyse très bien l'information qui lui est communiquée. Les Britanniques partent du principe qu'il est possible d'acquérir une connaissance approfondie du monde et de maîtriser diverses langues. Quelqu'un a dit qu'il serait bon d'enseigner la dialectique et ce serait évidemment souhaitable. Les Britanniques ont un excellent système éducatif qui produit d'excellents analystes, mais ces analystes ne sont pas suffisamment nombreux.

Il n'existe pas de système idéal au monde à l'heure actuelle. Nous n'avons pas à avoir honte parce que le Canada à bien des égards a de quoi être fier. Compte tenu de l'argent que nous investissons dans le renseignement de sécurité, nous obtenons de bons résultats.

Le sénateur Atkins: Est-ce que nous n'exagérons pas?

M. Campbell: Pas du tout. Ce serait plutôt le contraire. Quelques mois à peine se sont écoulés depuis le 11 septembre 2002 et je sais qu'il y a des choses qui se préparent. Comme les autres citoyens, je ne peux qu'attendre de voir ce qui va se produire.

L'un des plus horribles souvenirs que je garde de l'époque où je travaillais dans le domaine du renseignement de sécurité, c'est ce que des amis américains m'ont dit autour de 1993 ou 1994, que nous nous y prenons mal dans le domaine du renseignement. Le fondamentalisme islamique retenait beaucoup l'attention à cette époque, mais ces amis ont pensé qu'il faudrait un autre Pearl Harbour avant que les choses ne changent.

J'ai beaucoup voyagé aux États-Unis et dans une moindre mesure au Canada et j'ai entendu des gens dire que deux Pearl Harbour n'y changeront rien. J'espère qu'ils se trompent, mais les avis sont partagés là-dessus.

Le sénateur Atkins: Qu'en est-il de l'incidence sur les libertés civiles?

M. Campbell: Les libertés civiles constituent le paradoxe principal. Si l'on veut que certains renseignements demeurent secrets, c'est pour profiter d'un avantage par rapport à des adversaires violents. L'histoire nous enseigne cependant que le secret mène souvent à des abus dès qu'il y a concentration du pouvoir et c'est la raison pour laquelle la transparence revêt tant d'importance. Depuis de nombreuses années, nous accordons cependant la préséance aux libertés civiles et un petit coup de barre dans l'autre direction ne nuira pas.

Au nombre des diverses décisions auxquelles on peut attribuer la situation vulnérable dans laquelle se sont retrouvés les États-Unis le 11 septembre, mentionnons celle de donner la préséance aux libertés civiles. La recherche du juste équilibre entre le respect des libertés civiles et le besoin pour la société de se protéger constitue l'un des deux ou trois grands défis que votre comité doit relever.

Le sénateur Atkins: Il est cependant possible d'aller trop loin et de ne jamais trouver le juste équilibre.

M. Campbell: C'est absolument vrai. Je viens de terminer la lecture de I Claudius. Les Romains sous la gouverne des Césars sont passés d'une démocratie quasi constitutionnelle à la dictature. Ils ont fait face aux mêmes problèmes que ceux auxquels nous faisons face actuellement. Vient le moment où le public exige que l'autorité centrale brime les libertés civiles pour assurer la défense de la collectivité. C'est à ce moment-là qu'on risque d'aller trop loin.

Les gouvernements se retrouvent toujours devant ce dilemme, mais on ne peut vraiment pas accuser le Canada de toujours s'être trompé à cet égard. La recherche du juste équilibre nous amènera maintenant à faire des compromis qui auraient semblé impensables il y a deux ans.

Comment atteindre le juste équilibre? Il faut toujours viser à se rapprocher davantage de l'équilibre. Nous devons dire «libertés civiles» et «secrets» dans le même souffle et ne pas faire en sorte que l'un exclut l'autre. S'il y a opposition de ces deux concepts pour une personne, cela ne peut mener qu'à un dialogue de sourds. La sécurité du Canada repose sur la conciliation de ces deux notions.

Le sénateur Atkins: Lorsque vous travailliez dans le domaine du renseignement de sécurité, le Secrétariat de l'évaluation du renseignement vous semblait-il adéquat? Avez-vous des suggestions à faire quant à la façon de coordonner les activités de renseignement?

M. Campbell: J'ai été affecté au secrétariat de l'évaluation du renseignement au moment de sa création. Est-ce que j'ai ressenti de la frustration lorsque à la fin de la guerre froide on a décidé de réduire et de fusionner les capacités d'analyse et de collecte de renseignement de sécurité du Secrétariat avec celles du BCP? Oui, et souvent mécontent.

Quelques semaines à peine après mon entrée en fonction, la crise au Rwanda a éclaté et nous ne disposions pas vraiment des ressources voulues pour analyser la situation. Il était sans doute logique du point de vue comptable de réduire les capacités du Secrétariat, et nous n'avions personne qui s'occupait de l'Afrique. Ce n'est pas la seule fois que le problème s'est posé. Nous n'avions pas le personnel voulu pour remplacer la personne chargée d'une région si celle-ci souffrait d'épuisement. Pendant la majeure partie des années 90, en raison de la fin de la guerre froide, nous avons réduit nos capacités analytiques. Je dirigeais alors le Secrétariat.

Il n'y a pas eu de changement d'orientation en termes de ressources — je le dis avec plaisir — ce qui était au centre du problème. Toutefois, le problème en est un aussi d'attitude et il est de savoir où s'inscrit l'institution.

M. Rudner a mentionné le KGB et les difficultés qu'on y avait à analyser le renseignement. Il est de notoriété que Staline s'analysait lui-même, et il a même fait exécuter des tas de gens qui ne pensaient pas comme lui. Il n'a pas cru les rapports de l'excellent service d'espionnage du KGB selon lesquels les Allemands allaient attaquer. Aujourd'hui, l'histoire soviétique passe sous silence le fait que Staline est sans doute le seul à avoir refusé d'accepter l'information qui lui parvenait.

D'après mon expérience des politiques d'un peu partout, et même des gens en général, personne ne veut entendre un expert lui dire quoi penser. Voilà où réside le problème. Durant la guerre froide, on n'avait pas besoin d'analystes qui vous disaient quoi penser, car ce que pensaient les Américains était plus important. Or, aujourd'hui, personne au gouvernement ne peut à lui seul prétendre tout savoir ce qu'il faut savoir sur les enjeux critiques. Certains affirment que la révolution de l'information nivelle toutes les différences, mais je n'en crois rien. Il faut inventer de nouvelles formes de hiérarchie.

Aujourd'hui, notre système d'analyse du renseignement repose sur le modèle du système de renseignement britannique et adopte la structure hiérarchique classique en l'appliquant à l'analyse. Le débutant est capitaine et, s'il prend du galon, il devient major. Toutefois, dès qu'il atteint le grade de colonel, il lui faut faire de la gestion et il ne peut plus analyser. Cela représente une variation sur le thème du diplômé qui n'étudie plus les langues. Dès qu'il obtient son diplôme, il ne peut plus apprendre de langue car la hiérarchie le lui interdit.

L'analyse du renseignement est à la base même de toute compréhension de ce qui se passe dans le monde. Actuellement, le Canada n'a pas les ressources pour le faire. Il a un système de roulement du personnel qui l'affaiblit. Il faut reconnaître que le Canada n'a pas besoin d'un service du renseignement étranger ni de nouvelles façons de voir le renseignement, puisqu'il est déjà un récepteur important d'informations internationales, mais sans qu'il les ait recueillies et sans qu'il les partage. Il y a des tas de gens qui travaillent pour des agences partout dans le monde, comme l'ACDI, qui ne songeraient pas une minute à transmettre de l'information. Mais s'ils voulaient le faire, ils ne sauraient pas à qui l'envoyer à l'extérieur de leur propre organisation.

Nous avons de l'information sur l'agriculture, la santé et l'immigration. Nous avons quantité de renseignements, mais la difficulté vient de savoir quoi en faire plutôt que de l'utiliser simplement à nos propres fins.

Oui, je m'échauffe lorsque je parle de l'analyse du renseignement, parce que dans certains cas cela aurait pu faire la différence. Comment aurions-nous pu empêcher les événements du 11 septembre? Je peux en fait vous citer des gens qui auraient pu intervenir s'ils avaient eu plus de ressources. Mais au lieu de consacrer leur temps à cette catastrophe imminente, ils ont été disséminés partout au Moyen-Orient pour répondre à la crise du jour.

Peu importe ce qui peut se produire, je sais qu'il faudra résoudre le problème, sans quoi ce sera encore plus pénible. Nous avons simplement eu de la chance que les événements du 11 septembre ne démarrent pas chez nous.

Le sénateur LaPierre: Étant donné l'heure qu'il est, monsieur le président, je suggérerais que nous réinvitions ce témoin.

Le président: Cela va sans dire. Avez-vous des questions?

Le sénateur LaPierre: Si vous imaginez que le gouvernement du Canada donnera des renseignements secrets à un groupe de sénateurs sans faire de même avec les députés, je vous assure que le gouvernement sera défait dans l'heure qui suivra.

Mais je ne voulais pas vous parler de cela.

Les services de renseignement existent ici depuis les débuts de la Nouvelle-France, et même avant. Nos Autochtones avaient des services de renseignement et avaient des éclaireurs partout où ils faisaient du commerce. Les Canadiens ont servi d'éclaireurs pour les Autochtones, notamment. Nous avions des éclaireurs en 1759, puis en 1812. Autrement dit, notre histoire en est une de collecte de renseignements. Au XIXe et au XXe siècles, nous nous servions de nos missionnaires en Afrique et en Amérique latine pour recueillir les renseignements. Nous avons une longue tradition de collecte d'information, mais ce que nous en faisons est une tout autre affaire.

J'aimerais que vous compreniez que le problème ne vient pas de ce que nous soyons négligents au sujet de notre sécurité, mais plutôt de ce que nous venons tout juste de découvrir à quel point nous étions vulnérables. Or, nous avons découvert cela non pas à cause de nos faiblesses à nous, mais à cause de notre géographie. Nos voisins du Sud ont une telle importance dans le monde que cette dimension influe sur nous. Autrement dit, s'il y a une attaque contre les Américains, nous serons entraînés dans leur sillage.

Nous sommes prisonniers de ce phénomène, et cela n'a rien à voir ni avec nos droits ni avec nos valeurs. Il faut bien comprendre notre vulnérabilité et décider comment réagir.

De plus, 40 p. 100 de nos concitoyens n'ont pas les traditions démocratiques que les autres peuvent avoir. Ils viennent, en effet, de pays où la police et les agents secrets recueillent des renseignements afin de les utiliser principalement contre leurs familles. C'est ce qui explique qu'ils figent dès qu'on leur en parle. Après tout, s'ils sont venus au Canada, c'est parce que rien de cela n'existait ici. Or, nous leur demandons aujourd'hui d'assumer notre vulnérabilité et d'accorder à la police et à ceux qui recueillent les renseignements des pouvoirs tels que ceux qu'ils ont connus dans leur pays d'origine. Pourtant, nous devrions saisir l'occasion d'élargir nos libertés plutôt que de les limiter.

Comment réagir après le 11 septembre même si, à mon avis, on a beaucoup exagéré les conséquences du 11 septembre. On dit souvent qu'il faut faire ceci ou cela en raison de ce qui s'est passé ce jour-là, mais je trouve cela absurde.

Désormais, nous devons tenir compte de cet impératif énorme qu'est notre vulnérabilité, avec une population qui n'est pas divisée au sujet de la sécurité du Canada, ni au sujet des valeurs du Canada, ni au sujet de la possibilité d'aider les forces armées pour faire ce qu'il faut dans le monde. Non, notre population est plutôt divisée quant au sens à donner à notre vulnérabilité et quant à l'éventualité de devoir oublier le rêve qu'elle avait pour ses enfants de grandir sans craindre la police, ce qui n'est peut-être pas le cas aujourd'hui pour les petits musulmans.

Le président: Vous devez poser une question.

Le sénateur LaPierre: Je vous ai demandé de réinviter notre témoin parce que l'enjeu est à ce point important pour la sécurité et pour l'idée que nous nous en faisons. Comment concilier tous ces sentiments avec la sécurité?

M. Campbell: Je reviendrai à ce que vous avez dit en dernier, mais je commencerai par répondre à votre première affirmation, à laquelle je ne souscris pas. Votre affirmation illustre un problème, celui de croire que certaines choses sont impossibles.

Les règles du jeu ont complètement changé. Par conséquent, il faut cesser d'avoir des blocages psychologiques devant des solutions de rechange possibles. L'un de ces blocages psychologiques dont nous devons nous débarrasser, c'est celui de croire que le Sénat sera traité comme vous l'avez laissé entendre.

Nous parlons ici d'institutions, et comme je l'ai dit plus tôt, nous nous heurtons à des problèmes d'ordre structurel et institutionnel. Saviez-vous que le déverrouillage des cockpits des avions, contrairement à ce que prévoit la convention de l'OACI à laquelle avaient adhérée les Américains, a été l'un des éléments clés du 11 septembre? Le symbole du 11 septembre illustre beaucoup d'échecs institutionnels de ce genre.

Je reviens à votre dernière question: «Comment trouver une institution qui puisse faire l'équilibre?» J'ai travaillé dans trois pays et je suis un Sud-Américain de la quatrième génération. Je connais à fond les services de renseignement qui sont utilisés dans les régimes répressifs. Vous avez raison: lorsque les immigrants arrivent au Canada, la dernière chose qu'ils souhaitent, c'est d'être exposés à ce genre de service.

Malheureusement, les services de renseignement étaient tolérés dans beaucoup de ces régimes parce qu'ils étaient la seule solution de rechange viable à des situations encore pires. Quand on en arrive au point où il est impossible de prendre un avion en toute sécurité, beaucoup de Canadiens, néo-Canadiens et de souche, sont prêts à admettre qu'il faut changer la donne.

Mais comment faire? Je suis plus préoccupé par le problème des Césars: comment éviter d'accorder trop de pouvoirs à ces institutions et céder avec trop d'enthousiasme nos libertés? Comment trouver le bon équilibre? Ça, c'est un problème difficile. Mais cela pourrait n'en être pas un, s'il n'y avait plus d'atrocités. Les crises ne durent pas éternellement.

Revenons à votre premier point. La Chambre des communes est censée être très sensible à l'opinion, et ce de façon immédiate. Or, pour trouver la bonne solution à long terme, il faut des gens qui n'aient pas à s'inquiéter d'obtenir un nouveau mandat de la population tous les quatre ans.

En ce qui concerne le 11 septembre, je conviens avec vous qu'il ne faut pas dramatiser à l'excès, car les métaphores sont souvent exagérées. Je constate avec intérêt que la chose la plus importante à s'être produite en septembre semble nous avoir échappé. Je ne parle pas des avions qui ont percuté le World Trade Centre ou le Pentagone. À mon avis, la menace la plus grave à notre sécurité, c'était l'attaque à l'anthrax. Voilà ce qui menace l'avenir du Canada, pas les avions.

Le sénateur Cordy: Quelle soirée intéressante! Nous sommes tous devenus des agents secrets en herbe.

Revenons à la question de la confiance de la population à l'égard des services de renseignement. M. Rudner et vous- même avez mentionné des agences qui pourraient surveiller les services de renseignement, tout comme il existe une agence qui surveille les activités du SCRS.

M. Rudner a mentionné un comité mixte parlementaire ou un comité de la Chambre des communes ou du Sénat qui correspondrait un peu à ce qui se fait dans le système britannique. Cela conviendrait aux parlementaires, mais que fait- on du Canadien moyen? Comment pourrait-il avoir confiance dans les services de renseignement canadiens? Comment atteindre le juste équilibre entre le secret et la transparence?

M. Campbell: Voilà qui illustre à merveille les compliments que j'ai faits au président avant le début du comité. Je n'aime pas dire que nous sommes ignorants car nous ne le sommes pas; mais même si nous sommes intelligents et avons en main beaucoup d'information, nous ne sommes pas avertis des choses du monde. Concernant la vulnérabilité dont le sénateur LaPierre a parlé, j'utilise l'expression «la fin du sanctuaire». Comme toutes les sociétés qui ont l'impression d'être un sanctuaire, nous avons de la difficulté à prendre au sérieux les services de renseignement. Le problème vient de ce que, au Canada, nous n'avons jamais bien compris ce qu'était le renseignement.

Les services de renseignement sous leur forme actuelle remontent à la Seconde Guerre mondiale. Le sénateur LaPierre a raison de dire qu'ils existent même depuis plus longtemps. Mais, dans les faits, c'est au cours de la Seconde Guerre mondiale que nous avons recueilli des renseignements, et nous l'avons fait brillamment. À la fin de la guerre, nous avons commencé à démanteler nos services. Puis, au moment de la guerre froide, nous avons effectué de grandes contributions à la collecte de renseignements. Vers la fin de la guerre froide, nous nous sommes dits que nous entrions dans un nouvel ordre mondial et qu'il ne fallait plus s'inquiéter de ces questions. Nous avons donc commencé à démanteler notre service.

C'est ce qui s'est produit dans presque tous les pays qui n'ont pas de sentiment de vulnérabilité. Dès que l'on se sent à l'abri, on baisse la garde. Voilà pourquoi les Canadiens, en général, n'ont pas été exposés à cette notion du renseignement. Lorsque le phénomène devenait nécessaire, on en parlait derrière des portes closes en le réservant à des fins précises. Mais vous vous voudriez savoir comment on peut changer cette attitude.

À mon avis, la question dépend de la connaissance qu'ont les Canadiens du reste du monde. Les Canadiens sont beaucoup mieux informés sur ce qui se passe dans le monde que la moyenne des Américains. Mais ce qui m'inquiète, entre autres, c'est que les décideurs politiques américains doivent prendre des décisions alors qu'ils ne savent pas grand- chose du reste du monde. Ils ont beaucoup de pouvoirs, mais sans l'expérience du monde, ces pouvoirs deviennent inquiétants.

Il est manifeste que si les Canadiens peuvent s'en tirer sans s'inquiéter outre mesure du monde, ils le feront. Pour les Canadiens, les questions de renseignement tiennent plus d'un film de Hollywood que de la réalité.

Comment changer les mentalités? En demandant à nos dirigeants d'en parler et en nous informant nous-mêmes. En septembre, il était remarquable de constater à quel point nos médias étaient ignorants, au point de ne pas pouvoir même formuler une question. Ils me demandaient quel était mon domaine de compétence, et je répondais que j'analysais le renseignement. L'ennui se lisait dans leurs yeux presque immédiatement. Ils voulaient trouver une façon d'expliquer ce que je faisais. Je les comprenais.

Comment? C'est simple. Il s'agit d'en parler et d'en débattre publiquement, qu'il y ait un examen des services de renseignement et de la sécurité, mais aussi que cela soit inscrit dans les programmes d'éducation. Nous faisons face à un préjugé dans notre propre culture. J'étais naguère vice-président du Centre canadien de gestion où j'ai enseigné pendant quatre ans les programmes les plus poussés. Or, personne ne voulait entendre parler du renseignement. C'était un mot à bannir, et ce l'est encore aujourd'hui, en partie pour les raisons qu'a énoncées le sénateur LaPierre. Nous savons qu'après la deuxième guerre, Norman Robertson, Pearson et St-Laurent ont discuté ensemble de l'avenir du renseignement. L'essentiel, aux Affaires extérieures, était d'établir comment garder les forces armées loin de ce pouvoir. Voilà pourquoi il a abouti au Bureau du Conseil privé.

Le sénateur Cordy: Ce qu'il faut, c'est presque changer l'attitude ancrée chez les Canadiens. Regardez les sommes faramineuses que dépensent les Américains pour le renseignement et l'innovation. En janvier et février derniers, lors d'une visite à Washington, nous avons constaté à quel point les Américains dépensaient des sommes énormes pour l'innovation en matière de défense ou de sécurité. Je ne suis pas sûre que les Canadiens en soient venus au point où ils accepteraient de dépenser autant pour des questions militaires ou de sécurité.

M. Campbell: Le Canada n'a pas connu Pearl Harbor. Mais le Canada a connu, à mon avis, le 11 septembre, même si je ne sais pas jusqu'où ils en ont cette conviction. J'ai toutefois remarqué un changement de sentiment dans la population. Les Canadiens ont vu leur sentiment d'invulnérabilité défaillir. Nous le constatons chez les étudiants qui sont aujourd'hui beaucoup plus disposés à discuter du renseignement. On peut le constater aussi au gouvernement.

Les choses évoluent. Une fois que l'on comprendra comment cela se joue, beaucoup d'information surgira. Voilà pourquoi la nouvelle institution de M. Rudner me plaît tant; c'est extraordinaire. Nous sommes en 2002, et nous venons tout juste d'ouvrir le premier institut d'études sur le renseignement, non seulement à Ottawa, mais dans tout le Canada. N'est-ce pas sidérant?

Le sénateur Cordy: Sommes-nous en train de devenir blasés, quelques mois à peine après le 11 septembre? Dirons- nous un jour: «Cela fait longtemps»? Cela se reproduira-t-il?

M. Campbell: Le phénomène de la psychologie dans la population est fascinant. On le constate partout: plus tôt il y a dénégation de quelque chose de douloureux, mieux cela vaut. Je crois que nous réussissons très bien à nier ce qui s'est passé. Voilà pourquoi il faut se demander si nous allons faire face à un événement similaire.

Mon domaine à moi, c'est l'analyse. L'une des façades de l'analyse, c'est l'avenir. Il faut se demander si cet événement était uniquement une aberration en soi. Je ne le crois pas. Mais je suis persuadé que le phénomène se reproduira, mais pas de la façon dont nous l'envisageons actuellement. La catastrophe se reproduira sous une autre forme. Et à ce moment-là, comment allons-nous réagir? Et c'est ce qui me ramène à la crainte que la population pressera le gouvernement d'élargir ses pouvoirs. D'où la nécessité d'avoir de telles institutions.

Le sénateur Forrestall: Merci de vos 20 dernières minutes et merci au sénateur LaPierre d'avoir lancé une discussion aussi intéressante. Revenez, je vous prie, et nous nous barricaderons dans une pièce à l'abri du monde.

M. Campbell: Ce serait à moitié nier la réalité.

Le sénateur Forrestall: Vous dites que l'on demande des mesures intégrées de sécurité nationale pour défendre le territoire et pour faire face aux graves défis qui se posent à la viabilité du Canada. Pourquoi parlez-vous de défis plutôt que de menaces?

M. Campbell: C'est une bonne question, et j'y ai longuement réfléchi à l'ordinateur.

Le sénateur Forrestall: J'en suis sûr.

M. Campbell: Je n'aime pas parler de menaces. J'utilise rarement ce terme, même s'il est au cœur même des objectifs du renseignement et de la sécurité nationale, car je suis convaincu qu'on doit craindre une menace, tandis que le défi peut presque toujours se transformer en occasion à saisir.

Le sénateur Forrestall: Est-ce un obstacle que nous pouvons surmonter.

M. Campbell: Oui.

Le sénateur Forrestall: Ce n'est pas souvent le cas avec une menace.

M. Campbell: Il s'agit de quelque chose avec laquelle il faut composer. J'aimerais croire que les Canadiens sont à la hauteur.

Le sénateur Forrestall: Si vous vous demandez pourquoi c'est en 2002 enfin qu'un tel centre voit le jour, croyez-moi, les tulipes sont hautes comme ça et on est le 3 juin, donc tout est possible.

J'aime bien votre façon de décrire les choses. À l'époque, on construisait les clôtures autour des aéroports pour éviter que les gens soient blessés par les hélices. Est-ce qu'on protégeait les avions? Non, on protégeait les gens des avions. Maintenant, nous protégeons les avions des gens, parce que l'avion représente un défi ou une menace. Je peux composer avec le défi, mais pas avec la menace.

Avons-nous la capacité de formation pour faire le genre d'analyse et d'évaluation de cette analyse qui est nécessaire pour nous permettre d'apprendre quelque chose de notre expérience? Nous avons pu comprendre la différence entre une clôture autour d'un avion pour protéger les gens des hélices et la situation actuelle.

Avons-nous assez de gens formés et assez d'établissements qui peuvent maintenir un niveau de plus en plus élevé de formation et d'éducation, qui est parfois général? Que faisons-nous au niveau du cryptage et du décryptage, dans d'autres domaines? Je serais rassuré si je savais que nous avions les outils nécessaires pour surmonter ce défi. Seul le Bon Dieu nous protégera des menaces.

Est-ce que nous en sommes là? Dépensons-nous assez d'argent dans ce domaine?

M. Campbell: La réponse à toutes vos questions est non. Lorsque j'étais dans la marine, nous faisions du pouce pour aller de Cornwallis à Halifax, et nous passions par la base de Greenwood. Il y avait un écriteau qui disait: «Dormez bien ce soir, nous sommes de garde». Après quelques temps dans la marine, j'ai commencé à me poser des questions à propos de cette assurance. À l'époque, nous ne pouvions même pas nous permettre d'effectuer des sorties en mer.

Pour la même raison, nous avons réduit nos connaissances, et dans certains cas, nous ne les avons jamais exploitées. Nous avons des noyaux d'excellence. Ce qui se passe maintenant, pour autant que je sache, c'est qu'on les augmente et on les renforce dans un sens. On ne peut pas les renforcer trop vite. On ne peut surtout pas le faire du jour au lendemain. On peut causer énormément de problèmes à un établissement juste en s'attaquant à ces questions. Le genre d'objectifs et de niveaux dont j'ai entendu parler publiquement quant à la réponse au 11 septembre ne sont pas adéquats, et ce n'est pas juste au niveau fédéral, mais aussi aux niveaux provincial et municipal.

Mais pour revenir à la question de la vulnérabilité, la plus grosse alerte me rappelle notre service de renseignement préféré: le service météo. Nous avons frôlé le désastre lors de la tempête du verglas. On peut entendre par désastre la panne d'une grande sous-station.

Il faut changer. Il faut faire un grand bond en avant pour protéger notre immense pays.

Le sénateur Forrestall: Manque-t-on de sang neuf dans notre enseignement? Est-ce qu'on devrait recruter à l'étranger?

M. Campbell: Non, notre recrutement est bon. Nous avons d'excellentes personnes, et il y a beaucoup de diversité. Nous sommes au courant du grand avantage du Canada au niveau des langues et des cultures, et nous en profitons. Mon fils est inscrit à une école secondaire ici à Ottawa où on parle 49 langues. C'est une ressource incroyable.

Cela m'amènerait à dire — et les Américains font face à la même situation — que si les services du renseignement sont définis comme étant des endroits où on garde des secrets, on aura beaucoup de mal à faire participer des Néo- Canadiens, car il est très difficile de faire une vérification sécuritaire échelonnée sur 20 ans dans le cas de gens qui ne sont ici que depuis cinq ans. De plus, ces gens viennent de pays où on ne pourra pas obtenir cette information. La seule solution c'est de modifier notre façon de voir en quoi consiste les renseignements et, à mon avis, 90 p. 100 des renseignements utiles au Canada peuvent provenir de sources qui sont entièrement ouvertes. Ensuite, on fait venir des gens qui parlent les langues en question, et on crée de nouvelles institutions au lieu de les brancher à tous ces services secrets.

Le sénateur Day: J'ai suivi votre mémoire qui est très logique et bien pensé, et je vous félicite pour l'exposé que vous avez fait récemment pour nous et pour la National Defence University.

En parlant des changements à faire, vous soulevez quatre domaines qui transforment les relations internationales et les questions de sécurité nationale: la mondialisation, les États-Unis qui deviennent la seule superpuissance, le 11 septembre et, enfin, la technologie de l'information, le domaine où j'aimerais que vous mettiez l'accent. Vous avez soulevé plusieurs points fascinants par rapport à la technologie de l'information.

Vous avez exprimé des préoccupations quant à la concentration des médias et quant à la convergence des différentes formes de services médiatiques; je n'avais pas vraiment pensé à cela et j'aimerais entendre vos explications là-dessus. Cette question intéresse plusieurs personnes parmi nous d'un autre point de vue. J'aimerais savoir si vous croyez que les organismes de réglementation, au Canada et ailleurs dans le monde, sont allés trop loin en permettant cette convergence. Pourriez-vous également expliquer où en est notre personnel du renseignement à l'heure actuelle et où nous en serons dans l'avenir, si cette tendance se maintient, quant à notre capacité d'analyser les renseignements qu'ils recevront et les dangers de la propagande et de la désinformation. Pourriez-vous nous en parler plus en détail?

M. Campbell: C'est une excellente question. Entre autres choses, elle réunit les quatre parties de ma carrière. J'ai passé huit ans dans le domaine de la politique de réglementation. Je m'éloignerai de la sécurité nationale et je dirai que, en tant que personne qui a passé huit ans à examiner en détail le cadre réglementaire, la réponse est oui, les organismes de réglementation ont fait preuve de trop de complaisance à l'égard de transformations vers la convergence. C'est une situation qu'il faudrait corriger.

Cela m'amène à la partie de votre question qui portait sur la sécurité nationale, car je pense que nous avons vu et nous voyons toujours, surtout aux États-Unis, mais aussi au Canada, une situation remarquable — c'est du jamais vu pour moi — où nous avons arrêté de pouvoir parler des vérités.

Qu'est-ce que je veux dire? Aux États-Unis, lorsque j'ai présenté l'ébauche du document qui vous a été distribuée, on m'a dit qu'il était beaucoup trop tôt pour parler de victoire des terroristes, parce que c'est une notion pénible qui de surcroît minimise la situation des victimes. Les raisons à cela sont nombreuses, et je comprends l'émotion. Ce qui est important, à mon avis, c'était que, selon moi, depuis huit mois, nous passons sous silence les vérités auxquelles nous devons faire face. L'idée de l'axe du mal, même la capacité d'inventer cette expression, est un signe de graves problèmes, et que les institutions aux États-Unis ne l'aient pas reconnu est tout simplement remarquable.

Cela me ramène à la question de la concentration des médias, parce que les médias en Amérique du Nord sont maintenant hautement concentrés, et pour différentes raisons, les médias ont été obligés d'adopter une sorte de position commune. Ils le font pour les marchés ou la propriété, ou en raison de leur façon de voir le monde.

Cette question de vérité par rapport au pouvoir m'intéresse. La vérité est occultée à peu près partout. Nous traversons les yeux fermés certains des moments les plus dramatiques des affaires internationales que j'ai jamais vus.

Quant à l'analyse, cela renforce le besoin d'un endroit au sein du gouvernement, et c'est là la gloire du concept anglo-américain du renseignement, au contraire des autres pays. Les Français, par exemple, n'ont pas cette idée de vérité par rapport au pouvoir. La notion est acceptée et encouragée, et c'est important. L'idée comme telle remonte, fondamentalement, à Churchill, qui, comme Stalin, avait la mauvaise habitude d'interpréter les câblogrammes lui- même, jusqu'au jour où certains de ses navires ont été coulés parce qu'il le faisait.

C'est la raison pour laquelle le Parlement existe. C'est pour cette raison-là que vous avez la liberté d'expression. Je ne sais pas si ce que je dis est controversé, ce n'est pas mon objectif. À mon avis, la plupart d'entre nous n'ont pas utilisé la liberté que nous avons de façon adéquate pour composer avec la situation à laquelle nous faisons face depuis huit mois.

Le sénateur Day: Étant donné qu'on a sonné l'alarme à ce sujet, est-ce que les analystes dans le domaine du renseignement stratégique sont suffisamment au courant de cet état de choses? Sont-ils conscients de toute la manipulation que cette concentration peut engendrer?

M. Campbell: Je n'ai sans doute pas assez tenu compte de l'aspect de votre question concernant l'infotechnologie. Je me spécialise dans la déception et la propagande. Je pense qu'au Canada, nous n'avons même pas commencé à comprendre à quel point la déception est devenue une haute science, un art raffiné. Nous autres, nous travaillons sur Madison Avenue dans le domaine de la publicité et nous sommes capables de faire face à cette situation, mais nous ne sommes pas conscients jusqu'à quel point cela joue un rôle actif dans les relations internationales. Autrefois, je pensais que tout cela sortait de Madison Avenue et prenait ensuite la forme d'une guerre. Néanmoins, le concept de la guerre des renseignements est bel et bien vivant aujourd'hui. Au Canada, nous avons des gens qui comprennent ce concept et qui sont capables d'en discuter, surtout parmi les militaires.

Je pense que les simples citoyens comme nous, aussi bien que les pouvoirs publics n'avons pas la moindre idée jusqu'à quel point on y est exposé.

Les analystes sont-ils au courant? Ils le sont, en général. Mais ils ne sont tout simplement pas assez nombreux. Permettez-moi d'approfondir un peu cette question.

Quand je parle d'analyse, les gens s'imaginent qu'il s'agit peut-être de rassembler des renseignements pour ensuite exécuter des calculs. C'est comme un boulanger qui prend de la farine pour la transformer en pain. À comparer avec 1990, même s'il existait déjà un problème à cause de la guerre froide, le travail analytique n'est plus un travail de synthèse mais il consiste surtout à valider les renseignements, pour essayer de déceler les mensonges. C'est une fonction d'une très grande importance. Je vous remercie de l'avoir mentionnée. L'aptitude à déceler les tromperies est une denrée très rare.

Comme je le disais, c'est un Canadien qui a inventé les principes de la déception. Nous avons perdu la trace des gens qui étaient capables de faire ce travail parce que nous avons démantelé nos opérations après la Première Guerre mondiale.

Le sénateur Day: J'ai une question au sujet de votre emploi du terme «déception». À cause de la concentration, cette déception n'est peut-être pas intentionnelle. Il se pourrait très bien que la première personne sur place n'était pas suffisamment perspicace dans son analyse au moment de recueillir les renseignements, et les autres, par la suite, ne font que répéter les commentaires du premier. C'est ainsi qu'on transforme la fausseté en réalité, pas dans l'intention de tromper les gens, mais tout simplement par paresse.

M. Campbell: Vous avez raison, et il y a une grande différence. Les gens dans cette salle sont conscients de l'existence de ce que Larry Zolf appelle les «punditi» des médias qui déterminent le cours des choses, c'est-à-dire ils formulent une idée qu'ils verront ensuite imitée par tout le monde. Lorsqu'une idée fait surface, pendant que les médias sont tellement occupés et achalandés et concentrés, les uns copient les autres. C'est comme un virus. Dès que quelqu'un introduit un mensonge dans le système, intentionnellement, même si ce n'est pas toujours le cas, ils n'ont tout simplement qu'à cibler l'un des «punditi» qui l'achemine plus loin. Thomas Friedman dans le New York Times est sûrement manipulé sans cesse à cause du pouvoir de ses articles d'influencer les médias dans le monde entier.

Il y a une convergence, une coïncidence entre la déception et la guerre contre le terrorisme. C'est un problème d'une importance extrême.

Le président: Chers collègues, nous avons entendu aujourd'hui M. Anthony Campbell, l'ancien directeur exécutif du Secrétariat de l'évaluation du renseignement du Bureau du Conseil privé de 1993 à 2000, où il effectuait et coordonnait des analyses interministérielles portant sur les renseignements étrangers et la sécurité pour le compte du premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et les hauts fonctionnaires dans toutes les sphères du gouvernement.

Monsieur Campbell, cette séance nous a été extrêmement utile. Nous vous remercions d'avoir comparu devant nous. Je serai le troisième membre du comité à vous dire que nous aimerions vous revoir. Au nom du comité, je vous remercie beaucoup.

La séance est levée.


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