Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites
Fascicule 2 - Témoignages du 14 mai - Séance du matin
OTTAWA, le lundi 14 mai 2001
Le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites se réunit aujourd'hui, à 9 h 07, pour réexaminer les lois et les politiques antidrogues canadiennes.
Le sénateur Pierre Claude Nolin (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président: J'aimerais vous souhaiter la bienvenue à cette séance publique du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites. Je profite aussi de l'occasion pour souhaiter la bienvenue à ceux qui se sont déplacés pour assister à Ottawa, à cette séance ainsi qu'à ceux qui, par le truchement de la technologie, nous écoutent soit à la radio, à la télévision ou via le site Internet du comité.
Sans plus tarder, je voudrais vous présenter les membres du comité qui sont présents ce matin, soit le sénateur Shirley Maheu du Québec, le sénateur Eileen Rossiter de l'Île-du-Prince- Édouard, et le sénateur Tommy Banks de l'Alberta.
Le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites fut créé par le Sénat, dans sa première version, durant la trente-sixième législature. En effet, le 11 avril 2000, le Sénat votait à l'unanimité la constitution d'un premier comité sur les drogues et j'en fus nommé le président.
Après quelques mois de préparation, le 16 octobre dernier, nous avons tenu une séance publique dans la salle du Sommet. Le déclenchement d'élections générales en octobre dernier a mis un terme à la trente-sixième législature du Parlement et, par le fait même, mis fin aux travaux du Comité.
En février 2001, le Sénat a commencé l'étude d'une motion visant la reconstitution du comité et, le 15 mars 2001, le Sénat acceptait à l'unanimité de reconduire les travaux du comité avec un mandat modifié.
[Traduction]
Le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites a reçu pour mission de se livrer à une étude et de préparer un rapport sur les politiques canadiennes en matière de cannabis, ainsi que sur leur contexte, de se pencher sur leur efficacité ainsi que sur les principes qui les sous-tendent, et aussi sur les moyens mis en oeuvre et les mesures de contrôle utilisées dans le cadre de leur application. Le comité doit également se pencher sur les politiques officielles adoptées dans d'autres pays. Nous aborde rons en outre la question des responsabilités internationales incombant au Canada en vertu des conventions dont il est signataire. Le comité se penchera aussi sur les répercussions sociales et sanitaires des politiques canadiennes en matière de cannabis, ainsi que sur les retombées prévisibles des autres approches susceptibles d'être adoptées.
[Français]
Enfin, le comité doit déposer son rapport final à la fin août de l'an 2002. Afin de remplir adéquatement le mandat qui lui a été confié, le comité a adopté un plan d'action qui s'articule autour de trois enjeux importants.
Le premier de ces enjeux est celui de la connaissance. À cette fin, nous entendrons une gamme imposante d'experts, tant canadiens que de l'étranger, des milieux académiques, policiers, judiciaires, médicaux, sociaux et gouvernementaux.Ces auditions se tiendront principalement à Ottawa, et à l'occasion, si nécessaire, à l'extérieur de la capitale.
Le second enjeu, certainement le plus noble, est celui du partage de la connaissance. Le comité désire que les Canadiens de partout s'informent et partagent l'information que nous aurons recueillie.
Afin de réaliser cet enjeu, nous organiserons l'accessibilité et la distribution de cette connaissance et nous voudrons aussi connaître les vues de la population sur celle-ci. Pour ce faire, nous tiendrons au printemps de l'an 2002 des audiences publiques à divers endroits au Canada.
Comme troisième enjeu, le comité devra examiner quels sont les principes directeurs sur lesquels une politique publique canadienne sur les drogues doit s'appuyer.
[Traduction]
Avant de vous présenter les éminents experts appelés à intervenir aujourd'hui, je tiens à rappeler à mes honorables collègues qu'en vertu d'une décision du Sénat, le compte rendu des séances du comité tenues lors de la trente-sixième législature sera considéré comme faisant partie intégrante de nos travaux. Je tiens également à rappeler que le site Internet du comité est régulièrement mis à jour et qu'on peut y accéder à l'adresse du site Internet parlementaire: www.parl.gc.ca.
Toutes les séances du comité y sont affichées, y compris les mémoires, annexes et documents produits par nos experts témoins. Nous nous tenons également au courant de ce qui se trouve sur plus de 150 sites Internet touchant au même domaine.
[Français]
Voici quelques mots au sujet de notre salle de comité. Cette salle, appelée Salle du Sommet, fut aménagée en 1982 à l'occasion du Sommet du G6 du Canada. Les chefs d'État des pays les plus industrialisés s'y sont réunis pour leurs délibérations à huis clos.
Nous recevons ce matin Jürgen Rehm, docteur en psychologie et méthodologie et professeur à l'Université de Zurich. Nous recevons également Eric Single, docteur en sociologie et professeur au Département de santé publique de l'Université de Toronto.
Cet après-midi nous entendrons Andy Hathaway, docteur en sociologie et recherchiste au Centre de toxicomanie et de santé mentale. Nous entendrons aussi Patricia Erickson, docteure en criminologie et administration sociale, scientifique principal à la Fondation de la recherche sur la toxicomanie de Toronto.
[Traduction]
Je tiens maintenant à vous présenter M. Rehm. Le professeur Jürgen Rehm a achevé ses études de psychologie et de méthodologie à l'Université de Mannheim par la rédaction d'une thèse de doctorat. Après plusieurs années à l'Office de santé de la République fédérale d'Allemagne, où il était directeur adjoint du département d'épidémiologie des comportements à risque, il s'est spécialisé dans le domaine des toxicomanies.
Le professeur Rehm a ensuite été à l'Institut suisse de prévention des problèmes de dépendance vis-à-vis de l'alcool et des autres drogues, à Lausanne en Suisse, en tant que chef du département d'épidémiologie et des enquêtes, puis au sein de la Addiction Research Foundation (ARF), où il a occupé plusieurs fonctions importantes dans les domaines de la recherche et de l'administration. Parallèlement, M. Rehm a assuré, à diverses époques, des enseignements à l'Université de Toronto ainsi qu'à l'Université des sciences appliquées de Hambourg en Allemagne et a servi de consultant dans le cadre de plusieurs projets de l'OMS.
M. Rehm est actuellement directeur de l'Institut de recherche sur les toxicomanies de Zurich (Suisse), établissement de recherche affilié à l'Université de Zurich et comprenant une trentaine de chercheurs. Il est en même temps chercheur principal au Centre for Addiction and Mental Health à Toronto et assure parallèlement un enseignement au département des sciences de la santé publique à l'Université de Toronto.
Professeur, dans quelques instants je vous abandonne le micro. Je vois que vous avez également amené des diapositives. Vous aurez 30 minutes pour nous présenter votre exposé. Ensuite, mes collègues et moi auront un certain nombre de questions à vous poser.
Mais, avant de vous céder la parole, je tiens à vous dire le plaisir que nous avons à vous accueillir ici. Nous sommes très fiers de l'intérêt que le monde universitaire porte à nos délibérations. Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Si, après votre exposé, mes collègues et moi-même ont d'autres questions à vous faire parvenir, nous vous les transmettrons par courrier. J'espère que vous voudrez bien y répondre. Si vous vous tenez au courant de nos travaux et que vous avez d'autres renseignements à nous fournir, je vous demande de ne pas hésiter à le faire.
M. Jürgen Rehm, directeur général, Institut de recherche sur les toxicomanies de Zurich (Suisse): Vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à prendre la parole devant le comité. Je vais tenter de vous présenter, dans leurs grandes lignes, les résultats de mes travaux sur les coûts de nos politiques publiques de lutte contre les drogues illicites.
En ce qui concerne les coûts des politiques gouvernementales de lutte contre les toxicomanies, l'étude la plus poussée dont on dispose au Canada est celle menée par mon confrère Eric Single et ses collègues. Il a, en effet, mené cette étude avec plusieurs autres collaborateurs, dont moi.
Il s'agissait, dans ce travail, de déceler les coûts, au Canada, de la dépendance à l'égard de certaines substances. L'étude comprenait trois volets: alcool, drogues illicites, et tabac. D'après nos travaux, en 1992 la consommation de drogues illicites aurait coûté environ 442 millions de dollars aux autorités. Il y a, parmi les économistes, un débat sur la question de savoir ce qui doit être pris en compte dans le calcul des coûts des politiques publiques. J'ai moi-même choisi de n'inclure que les coûts d'application de la loi en matière de drogues illicites, c'est-à-dire environ 400 millions de dollars. Ce chiffre correspond d'ailleurs, et de loin, à la majeure partie des coûts en question. Je comprends également dans ce chiffre les coûts de recherche et de prévention, soit environ un dixième du total, ce qui donnerait, pour 1992, environ 42 millions de dollars en monnaie canadienne. D'une manière générale, en ce qui concerne les drogues illicites, le coût des politiques publiques tel que défini correspond à un tiers environ des coûts globaux, c'est-à-dire de ce que la consomma tion de drogues illicites a coûté, en 1992, à la société canadienne.
Mais quel est le sens des chiffres ainsi cités? Comment sont-ils calculés? L'approche que nous avons retenue est celle du capital humain. Selon cette approche, l'on reconnaît que la société ne dispose pas de ressources illimitées, et que si l'on consacre ces ressources à la solution A, il ne reste plus d'argent pour la solution B. C'est, en peu de mots, l'approche économique retenue en l'occurrence: elle consiste à dire que s'il n'y avait, au Canada, pas de drogues illicites, le pays aurait pu consacrer ces millions à d'autres choses mais c'est là, bien sûr, une situation tout à fait hypothétique.
Cela dit, il n'y a pas, entre les coûts en question et les drogues, de rapport inéluctable. Le législateur et la classe politique sont en mesure d'agir sur la législation antidrogue et cela veut dire que les coûts auxquels nous avons fait référence sont liés aux décisions prises par le gouvernement et par les responsables politiques.
On parle ici de «coûts directs». Dans les études de coûts, on distingue généralement deux grandes catégories. Les coûts directs sont ceux qui concernent, par exemple, le prix d'achat des drogues illicites elles-mêmes, ainsi que les coûts liés à la santé et aux soins hospitaliers.
Les coûts indirects concernent, eux, les conséquences de la toxicomanie; citons notamment la perte de productivité puisqu'en raison de leur décès ou de leur état de santé, les personnes concernées ne sont plus à même de contribuer à la société. Selon toutes les études menées, dans les divers pays, sur les coûts sociaux de la toxicomanie, la perte de productivité est encore plus lourde que les coûts directs.
Mais quels sont ces coûts par rapport aux coûts engendrés par d'autres drogues? On constatera, d'une manière générale, que les coûts liés aux drogues illicites sont inférieurs à ceux occasionnés par les drogues licites. Cela est vrai aussi bien au niveau de la recherche et de la prévention qu'au niveau des mesures d'application de la loi au Canada.
Quelles comparaisons établir sur ce point entre le Canada et les autres pays? J'ai choisi de m'étendre sur l'aspect répression ou application de la loi car c'est quantitativement le plus important et aussi parce qu'il peut faire l'objet de définitions comparables dans le cadre d'études des coûts sociaux. J'ai converti en argent américain les chiffres réunis dans les pays ayant effectué une étude des coûts relative à l'année 1992, retenant le taux de change moyen tel que calculé par le gouvernement des États-Unis. J'ai alors calculé le coût par personne. Vous constaterez des différences entre pays, le Canada étant celui où le coût de l'action répressive est le plus faible, et les États-Unis le pays où il est le plus élevé.
On trouvera des chiffres comparables dans d'autres études menées. J'ai retenu cette définition assez étroite car c'est elle qui se prête le mieux aux comparaisons. Un économiste français a ramené ces divers chiffres au produit national brut et, pour ce faire, a retenu des définitions légèrement différentes. Cela dit, quelle que soit la définition retenue, toutes les études aboutissent à la même conclusion: c'est, de loin, les États-Unis qui, en moyenne, dépensent le plus pour la mise en oeuvre des politiques publiques, aussi bien en matière répressive qu'en matière de recherche et de prévention.
Ainsi, par exemple, le National Institute of Drug Abuse (NIDA) - le plus important institut de recherche sur les toxicomanies aux États-Unis - signale, dans l'entête de sa correspondance, qu'il absorbe, à lui seul, 85 p. 100 des crédits de recherche consacrés à ce domaine dans le monde entier.
Je ne sais pas si la meilleure comparaison à effectuer est avec le PNB ou d'autres agrégats. Il est clair cependant que des pays tels que l'Allemagne se retrouveraient en deuxième position par rapport aux États-Unis et que si l'on se fonde sur le produit national brut, tous les pays, hormis les États-Unis, se retrouveraient plus ou moins dans le même peloton. Les dépenses canadiennes se situent à peu près au niveau des dépenses engagées par les autres économies marchandes pour l'application de la loi et la mise en oeuvre des politiques gouvernementales, sans doute vers le bas de la fourchette.
Il y a diverses manières de répartir les dépenses. Les résultats sont-ils proportionnels? Il est clair que si l'on dépense deux, trois ou quatre fois plus, en moyenne, pour mettre en oeuvre des politiques gouvernementales, la classe politique va s'attendre à des résultats. Pouvons-nous prétendre qu'il y a effectivement un lien entre les sommes dépensées et les résultats obtenus? Nous ne pouvons pas l'affirmer car un tel lien n'existe pas. Rien ne permet de dire que les pays qui consacrent des sommes relativement élevées à l'action répressive ou à d'autres politiques publiques en ce domaine souffrent moins des problèmes de toxicomanie.
Cela dit, il existe un autre problème qui est celui qui nous intéresse le plus: le rapport entre les politiques gouvernementales, la toxicomanie et les maux qui en découlent. À ce chapitre, il ne s'agit pas uniquement des politiques gouvernementales telles que définies plus haut. Ces politiques influent sur d'autres coûts liés à l'incidence et aux effets de la toxicomanie.
Il s'agit donc d'un environnement complexe dans lequel les politiques publiques influent sur d'autres coûts. On ne saurait par conséquent isoler les politiques publiques et passer sous silence les effets que ces politiques vont avoir au niveau des autres coûts sociaux. À supposer, par exemple, qu'une politique gouvernementale ait pour effet d'accroître la consommation de drogues illicites et le nombre d'hospitalisations, il est clair que les coûts d'une telle politique dépassent les simples coûts de sa mise en oeuvre. Il faut donc ajouter à ces coûts-là les coûts d'hospitalisation et de soins médicaux.
En ce qui concerne les tribunaux spécialisés dans les affaires de toxicomanie, la décision de créer de tels tribunaux a entraîné certains effets. Certains de ces effets ont trait aux coûts de l'action répressive - par exemple, les coûts de fonctionnement des tribunaux, de la police et des établissements pénitentiaires. On s'attend donc à ce que les tribunaux spécialisés ainsi institués aient des effets sociaux bénéfiques. L'on s'attend à ce qu'ils entraînent une modification des comportements et influent sur les maux liés aux toxicomanies. Quels sont les effets, pour la société, des tribunaux ainsi institués? Modifient-ils le comportement des toxicomanes? Si l'on retient cette hypothèse, il faut intégrer, aux coûts publics, les coûts directs des coûts de santé ainsi que les coûts indirects des pertes de productivité. Pour apprécier l'incidence économique des tribunaux spécialisés en matière de drogues, il faut tenir compte de l'ensemble des coûts qui y sont liés.
Un second exemple plus proche de notre mission centrale serait celui des régimes régissant le cannabis. En ce qui concerne le cannabis, plusieurs solutions possibles s'offrent au législateur. On peut opter pour la dépénalisation, la légalisation totale ou la répression à outrance. Ces trois grandes orientations admettent de multiples solutions intermédiaires. Quels en seraient les effets?
Une des études les plus récentes, qui est également une des meilleures enquêtes en ce domaine, a été menée par des économistes américains. Selon eux, au niveau de la consommation, il n'y a aucune différence entre la répression et la dépénalisation. Si cela est exact, une telle politique aurait des conséquences très pratiques au niveau des coûts. Si la dépénalisation entraîne une baisse radicale des dépenses judiciaires, policières et correctionnelles, par rapport à la situation actuelle, et si une telle politique n'entraîne l'augmentation d'aucun autre coût, c'est-à-dire n'entraîne aucun accroissement de l'utilisation, cela pourrait être, dans l'optique de la société, la solution indiquée.
Dans leur étude des politiques appliquées en ce domaine, les auteurs signalent que la légalisation intégrale, c'est-à-dire l'autorisation de la publicité et de la vente du cannabis, entraîne une augmentation de la consommation. Selon eux, cependant, la simple dépénalisation n'entraîne aucune augmentation de la consommation de cannabis. La commercialisation, assortie de publicité, entraîne, elle, une augmentation de la consommation. Cela risque d'accroître les coûts dans certains secteurs tels que celui des traitements.
Ces genres de recherches nous permettent d'effectuer des études sur les coûts et d'évaluer les dépenses qu'entraînent, pour la société, les diverses politiques en ce domaine. Reste à savoir si les avantages de telle ou telle politique peuvent effectivement être réalisés. Dans les études portant sur les coûts économiques de telle ou telle mesure gouvernementale, on se fonde généralement sur l'hypothèse voulant que l'amenuisement des problèmes entraîne un amenuisement des coûts. Or, dans les cas où la police s'est vue enjoindre d'accorder une moins grande priorité au cannabis, elle n'a jamais dit aux responsables que dans ce cas-là elle pourrait se contenter de moyens moins importants. Dans cette hypothèse, les services policiers se penchent sur d'autres activités et leurs coûts de fonctionnement ne baissent guère. C'est dire que la baisse des coûts de l'activité policière ainsi prévue ne va pas nécessairement permettre de réduire les budgets à moins, bien sûr, de s'entendre sur le fait que les économies réalisées donneront lieu à une réaffectation des crédits. Il en va de même pour les autres secteurs de l'activité publique et les coûts ne sont pas nécessairement aussi adaptables que prévu.
Le troisième exemple est l'incidence du VIH chez les toxicomanes qui se piquent au Canada et dans certains pays d'Europe occidentale. Nous avons recueilli, dans le cadre de l'étude plus approfondie que nous menons actuellement, des données préliminaires. Ces données permettent de calculer des taux d'incidence parmi les gens qui se piquent, selon les politiques en vigueur. Vers la fin des années 80, les trois villes principales - Montréal, Toronto et Vancouver - avaient, parmi les gens qui se piquent, une incidence relativement faible de VIH. Le taux a commencé très tôt à s'accroître à Montréal puis s'est stabilisé. Puis il a augmenté plus progressivement à Toronto et assez radicalement à Vancouver. Au cours de cette même période, l'incidence du VIH a baissé dans d'autres pays à économie libérale et c'est ce qu'on a constaté à Amsterdam ainsi que sur l'ensemble du territoire suisse où la population est assez dense même en dehors des villes. On constate également une baisse du phénomène à Francfort et à Hambourg.
C'est dire qu'on ne constate pas une augmentation de l'incidence du VIH parmi les toxicomanes indépendamment des politiques adoptées. En effet, le choix d'une politique peut influer sur ce genre de phénomène. Notre thèse est qu'il convient de choisir des politiques qui entraînent un amoindrissement des maux liés aux drogues et une baisse des coûts connexes.
En ce qui concerne le nombre de décès par surdose de drogues illicites au Canada et dans certains pays d'Europe occidentale, les chiffres cités précédemment pourraient être mis en doute, puisqu'ils se fondent sur certaines hypothèses concernant le nombre de toxicomanes par voie intraveineuse ou de consommateurs de cannabis. On ne peut pas, effectivement, connaître les chiffres exacts puisqu'il s'agit de drogues illicites. Nombreuses sont les personnes qui ne veulent pas faire état d'un comportement illégal et c'est bien pourquoi il est difficile d'en évaluer le nombre. Les méthodes scientifiques permettent difficilement de déceler le nombre de ces comportements illicites.
Le nombre de décès par surdose échappe à cette restriction. En effet, ce genre de décès est, dans la plupart des pays occidentaux, généralement constaté par un médecin légiste. Ce genre de décès fait l'objet de définitions légèrement différentes, mais celles-ci n'ont en l'occurrence guère d'importance. On constate, en effet, que le nombre de ces décès est, à Montréal et à Toronto, à peu près stable depuis la fin des années 80, mais que ce chiffre a subi une augmentation radicale à Vancouver. Au cours de la même période, le nombre de décès par surdose a baissé de moitié à Amsterdam. On constate également une baisse générale à Francfort ainsi qu'en Suisse.
Si l'on compare cela avec la situation dans d'autres villes d'Allemagne, on constate que le nombre de décès par surdose a baissé dans les villes ayant adopté certaines politiques et ont augmenté dans des villes ayant adopté d'autres politiques. C'est dire que le choix des politiques exerce une réelle influence sur des phénomènes aussi facilement chiffrables que le nombre de décès par surdose.
Plusieurs politiques peuvent être citées à cet égard. La ville de Francfort et la Suisse ont installé des locaux où les toxicomanes peuvent s'injecter de l'héroïne ou de la cocaïne sans craindre les poursuites. Beaucoup d'autres initiatives ont été entreprises en matière de thérapie. La thérapie de seuil, par exemple, permet à un consommateur de recevoir une dose de méthadone lui permettant d'éviter les effets de sevrage et c'est peut-être cela qui permet d'expliquer la baisse du nombre de décès par surdose. Tous ces exemples, tirés de divers pays, semblent indiquer que le régime réglementaire influe sur les comportements et sur les maux qui en découlent.
J'en conclus que les responsables politiques sont en mesure d'influer sur les coûts liés à l'application des diverses politiques gouvernementales. C'est une évidence si l'on s'en tient aux coûts directs. Les responsables politiques sont à même d'influer directement par la manière dont ils répartissent les crédits, policiers notamment, mais ils peuvent également influer sur les coûts indirects en adoptant des politiques tendant à faire baisser les coûts en rapport avec les soins de santé, l'action policière et les pertes de productivité. Les responsables politiques doivent prendre, à cet égard, des décisions fondées sur l'ensemble des données disponibles concernant, notamment, les conséquences des mesures adoptées jusqu'ici.
Avant de conclure, je tiens à formuler un avertissement. L'on a récemment pu voir, malheureusement, de nombreuses études qui tentent de calculer très sommairement ce genre de coûts. C'est ainsi qu'une étude menée il y a peu de temps en Colombie- Britannique affirme que cette province pourrait économiser des millions de dollars en instituant un programme de subsistance à l'intention des héroïnomanes. Ce nombre a été obtenu en multipliant le nombre de personnes qui seraient invitées à participer à ce programme par les sommes qu'on prévoit d'économiser en raison d'une baisse des infractions contre les biens. Ces chiffres étaient fondés sur les données recueillies en Suisse. Or, les choses ne sont pas aussi simples que cela, pour de multiples raisons. Avant de parvenir à une conclusion il faut étudier avec attention tout un ensemble de considérations et d'hypothèses.
Cet avertissement ne doit pas porter, cependant, à négliger les recherches que les responsables politiques envisageraient d'entreprendre si l'on veut mettre en lumière les diverses hypothèses et les diverses données permettant de mieux comprendre les conséquences des politiques publiques.
Le président: Merci, monsieur Rehm. Nous allons maintenant passer aux questions.
Le sénateur Kenny: Je vous remercie de ce passionnant exposé. Chaque paragraphe et chaque diapositive soulevait un nouvel aspect du problème.
Vouliez-vous dire, par votre dernière observation, que les décisions prises vont parfois avoir sur les coûts des effets inattendus?
M. Rehm: Oui.
Le sénateur Kenny: Les décisions prises peuvent avoir, sur les coûts, des effets inattendus. J'ai cru comprendre que, d'après vous, les coûts sont moins élevés si l'on peut rendre le problème moins manifeste. Je ne suis pas certain que les solutions se trouvent là. Votre témoignage va d'ailleurs dans le même sens.
Qu'en est-il, selon vous?
M. Rehm: En fait, le problème de la visibilité ou de l'invisibilité du phénomène n'est pas lié à la consommation de drogues. Permettez-moi de vous citer un exemple. Le «Parc des seringues» de Zurich et de nombreux autres lieux de consommation ouverts ou tolérés dans d'autres villes européennes ont été fermés non en raison des maux ou des coûts médicaux ou policiers qu'ils occasionnent. On a fermé ces locaux parce que les citoyens l'ont exigé et parce que les responsables politiques ont fait primer leur volonté d'être réélus. Le plus souvent, le «balayage» n'est qu'indirectement lié à la consommation de drogues. C'est pourquoi l'on opte pour ce genre de stratégie.
S'il est clair que, dans une certaine mesure, la consommation de drogues est un simple phénomène de consommation comme beaucoup d'autres, le cannabis demeure illégal dans tous les pays mais si l'on permettait d'en faire la publicité à la télévision, sa consommation augmenterait.
Toutes ces substances, qu'elles soient licites ou illicites, comportent certains risques. On peut réduire ces risques en dépénalisant la consommation tout en essayant de réduire les bénéfices qu'ils procurent au vendeur et au producteur. Si l'on savait comment procéder, les choses seraient effectivement faciles. Or, c'est sur ce problème-là que nous nous penchons actuellement. Nous essayons de réduire autant que possible les risques liés à la consommation de drogues. On peut parvenir à cela dans certains cas en rendant le phénomène moins patent.
Le niveau de visibilité va, par contre, dépendre des réactions de la population. Les locaux d'injection sécurisés sont à l'abri du public. Cela dit, lorsqu'on voit des consommateurs faire la queue pendant des heures pour y être admis, le phénomène est exposé à la vue des citoyens. Cela va créer des problèmes. Les citoyens vont s'en plaindre et dire qu'ils ne veulent pas de cela chez eux, ou du moins pas dans leur quartier.
Une grande partie de «l'invisibilité» dépend en effet des réactions de la population et aussi des conditions d'approvisionnement. Ce qui me paraît plus important - car je ne pense effectivement pas que l'on puisse rendre le phénomène entièrement invisible - est la manière dont nous faisons face aux conséquences. Comment faire face aux maux qui en découlent?
Le sénateur Kenny: C'est effectivement une question difficile. Les moyens dont on dispose dépendent tellement des objectifs retenus. Si vous n'avez pas d'objectifs clairs et précis, le débat va s'éterniser.
Notre action se situe dans un contexte politique. Pour être efficace, les mesures décrétées doivent avoir l'appui du public. On ne peut pas faire fi des coûts connexes. Si j'ai réagi comme je l'ai fait à vos diapositives, c'est, me semble-t-il, parce que la classe politique est particulièrement attirée par la solution du moindre coût. Ce qui nous attire particulièrement c'est ce qui coûte le moins cher et qui prend le moins de temps. Or, cette approche ne tient pas nécessairement compte du coût intégral d'une politique ou de ses effets dans le temps, mais c'est parfois comme cela que l'on boucle un budget.
J'aurais voulu que vous nous en disiez un peu plus sur les autres répercussions possibles. Vous nous avez dit que si le public a cela sous les yeux, il risque de le rejeter.
C'est bien là tout le problème. Quelles seraient vos recommandations? Selon vous, comment conviendrait-il de procéder?
M. Rehm: Je dois dire, d'abord, qu'on ne peut pas d'après moi transposer d'un pays à un autre des politiques, même si elles ont fait leurs preuves. J'ai eu l'avantage de passer plusieurs années en Suisse, pays où il est très facile de mesurer le taux d'acceptation du public. En effet, chaque loi concernant les stupéfiants fait l'objet d'un référendum. Nous pouvons donc savoir de manière précise ce que la population en pense.
Le sénateur Kenny: À un moment donné.
M. Rehm: Oui, à un moment précis, nous pouvons savoir ce que le public en pense. Ainsi, lorsque les Suisses ont voté en faveur de la continuation du programme de substitution à base d'héroïne, ils ont voulu avoir les chiffres en main et il y a eu un référendum. À l'époque, 56 p. 100 s'y sont dits favorables.
Ce résultat était, me semble-t-il, lié à quatre considérations. D'abord, il a pu être démontré que ce genre de traitement revenait moins cher à la société. Il est clair que cet élément est important lors des référendums suisses. De nombreux autres référendums ont échoué car la population craignait de voir l'État augmenter encore les impôts.
Le sénateur Kenny: L'a-t-on présenté comme une solution à court terme - n'ayant une incidence que sur l'exercice financier en cours, ou sur des mesures à moyen terme ou bien, encore, a-t-on chiffré ce programme dans la durée? A-t-on fait valoir à la population qu'une telle mesure leur épargnerait de l'argent cette année, ou qu'elle leur épargnerait de l'argent à terme?
M. Rehm: Il s'agissait d'une étude des coûts chiffrant les coûts au cours de la première année du programme, c'est-à-dire intégrant tous les coûts connus. Selon cette étude, au cours des 18 premiers mois, la société épargnerait plus en termes de baisse du nombre d'atteintes à la propriété qu'elle ne dépenserait pour assurer aux toxicomanes un traitement supérieur à ce qu'ils recevaient auparavant. Le chiffre le plus important était celui de la différence entre le coût direct d'un financement public et la baisse des coûts attribuables aux infractions contre les biens. Quelques autres coûts mineurs étaient intégrés à l'équation.
À long terme, le calcul devient problématique, surtout pour les économistes, étant donné la prise en compte des diverses variables et de leurs interactions. Il faut également s'interroger sur la valeur qu'on attribue à une vie, un des principaux éléments à prendre en compte dans les études de coûts. Quelle est, en ce sens, la signification du fait que quelqu'un meurt à 70 ans plutôt qu'à 60 ans? Certaines approches attribuent telle ou telle valeur à une vie. D'autres précisent que les personnes qui meurent à 70 ans ne font plus partie de la population active. Ce genre de calcul à long terme est extrêmement problématique. À horizon de 18 mois, le résultat était pourtant très clair.
Le sénateur Kenny: Les banquiers d'affaires connaissent bien la notion de versement forfaitaire, c'est-à-dire que dans l'hypothèse d'un prêt, les remboursements sont très faibles au cours des premières années puis, à la fin du prêt, il y a un versement assez considérable. Peut-on savoir si, dans l'hypothèse suisse, on pouvait prévoir une augmentation des versements?
M. Rehm: Nous ne sommes pas encore en mesure de le faire. Les calculs et les hypothèses dépendent essentiellement des données qu'on intègre à l'équation. Nous nous livrons actuellement à des expériences sur une durée de sept ans. Sur cette durée, il n'y avait pas d'accroissement des versements. Nous ne nous attendons pas à une telle éventualité étant donné que, d'une manière générale, la consommation de drogues en Suisse n'a pas augmenté au cours des quelques dernières années. Nous croyons même déceler une baisse, mais l'incidence des comporte ments illicites sera toujours problématique.
À l'heure actuelle, la Suisse se pose exactement les mêmes questions que le Canada. Son parlement, l'Assemblée fédérale, après un long débat auquel ont été appelées à participer l'ensemble des parties prenantes, a adopté une modification de la législation sur les stupéfiants, principalement en ce qui concerne le cannabis. L'Assemblée a invité de nombreux experts venus du monde entier pour leur poser les mêmes questions à propos, justement, du cannabis. Les parlementaires se sont aperçus que pour obtenir l'adhésion du public, on ne pouvait pas s'attaquer à tous ces problèmes au moyen d'un texte unique. Ils se sont rendu compte qu'il fallait procéder par étapes. Le législateur fédéral va donc adopter un certain nombre de mesures visant le cannabis, puis se pencher sur l'héroïne, puis modifier la loi sur les stupéfiants et y inclure l'alcool et le tabac. Afin de donner à la population l'occasion de se prononcer sur chacun de ces éléments, les modifications se feront pièce à pièce.
Le sénateur Maheu: J'aurais plusieurs questions à vous poser sur les divers éléments que vous avez évoqués. Vous avez parlé de deux choses qui m'intriguent beaucoup. Pourquoi pensez-vous que les choses se passeraient autrement au Canada? Je ne vois aucune différence entre l'Europe et le Canada car la classe politique privilégie toujours sa réélection. La légalisation des drogues aurait ici un impact aussi grand qu'en Europe.
Vous avez dit autre chose qui m'a surprise au sujet du coût des traitements destinés aux consommateurs de cannabis. Pourriez- vous nous en dire un peu plus sur ce point?
M. Rehm: Le coût des traitements destinés aux consomma teurs de cannabis figure, par exemple, dans l'étude des coûts menée par Single et ses collègues. Peut-être n'ai-je pas bien compris votre question. Il s'agit du coût des traitements s'adressant aux toxicomanes ainsi que des coûts cumulatifs liés à l'ensemble des maladies auxquelles la consommation de cette drogue peut donner lieu. Les états maladifs peuvent faire l'objet d'un traitement au sein d'une unité de traitement spécialisée, d'un hôpital général ou d'un établissement psychiatrique.
Les coûts liés à l'abus de l'alcool, par exemple, comprennent les coûts de traitement des excès et de la dépendance, les soins étant généralement assurés par des établissements spécialisés, ainsi que les coûts de traitement du cancer du sein, par exemple. On ne compte pas l'intégralité des coûts de traitement du cancer du sein mais seulement de cette fraction qui semble être liée à l'alcool - en ce qui concerne le cancer du sein, la proportion et de 3 à 4 p. 100. Sur l'ensemble des coûts afférents au traitement du cancer du sein, 3 p. 100 environ sont dus à l'alcool. Il en va de même pour les drogues illicites.
Le sénateur Maheu: Mais on parlait de cannabis. Vous avez parlé, en matière de cannabis, des coûts de traitement.
M. Rehm: En ce qui concerne le cannabis, il s'agit du coût des traitements dus à l'abus et à la dépendance. Le HMK, par exemple, comporte des services spécialisés dans le traitement des consommateurs de cannabis - c'est-à-dire de personnes qui sont principalement des consommateurs de cannabis. Il faut également tenir compte du coût qu'exige le traitement des maladies liées au cannabis. Ainsi, une partie des cancers du poumon est liée au cannabis car la plupart du temps le cannabis est fumé en cigarette. Comme le tabac, cela entraîne dans certains cas un cancer du poumon. Il convient donc d'intégrer ces coûts au calcul des coûts liés à la consommation de cannabis. Dans l'étude menée par Single et ses collègues, tous les coûts sont globalement intégrés aux coûts en rapport avec la consommation de drogues illicites.
Le sénateur Maheu: Je vous ai posé la question car plusieurs de nos témoins ont prétendu que le cannabis n'entraîne aucune accoutumance. On nous a affirmé, me semble-t-il, qu'aucun coût n'était imputable à ce genre de consommation. J'ai d'ailleurs lu que les drogues douces telles que le cannabis, s'adoucissent tellement avec le temps, que les consommateurs ne ressentent plus ce sentiment d'euphorie qui était probablement ce qui les avait portés à fumer au départ. Certains pans de l'opinion publique estiment que ce besoin d'euphorie est ce qui pousse les gens à fumer des drogues de plus en plus fortes. La cocaïne en serait un exemple, mais je ne sais pas très bien à quoi les cocaïnomanes vont s'adonner une fois que cette drogue aura cessé de faire effet. Je n'ai rien vu sur cela dans votre rapport. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez ou si, d'après vous, il existe un lien quelconque?
M. Rehm: Il y a là deux questions. Le cannabis peut avoir des effets nocifs et génère un certain nombre de coûts. Les expériences menées sur des animaux et des êtres humains montrent, par exemple, que le cannabis, comme la cigarette, peut être une cause du cancer du poumon. Il s'agit là purement d'effets sur la santé. Cela n'est pas nécessairement lié à un sentiment d'euphorie. Cela est plutôt lié au mode de consommation sous forme de cigarette, soit avec du tabac soit seul, soit encore dans une pipe, mais toutes ces formes de consommation comportent certains risques. Aucun de ces produits, y compris l'alcool et le tabac, n'est entièrement anodin. Il faut donc se pencher sur les effets et essayer d'évaluer leur gravité et les mesures qu'il conviendrait de prendre.
En ce qui concerne votre deuxième question, il existe une théorie dite hypothèse du portail. Il s'agit de savoir si l'on peut effectivement affirmer que la consommation de cannabis va généralement et nécessairement porter certaines personnes à passer à d'autres drogues telles que la cocaïne ou l'héroïne, ce qu'on appelle généralement des drogues dures. Cette hypothèse est certainement celle qui, au cours des 25 dernières années, a inspiré le plus de recherches. Sur ce point, les travaux ne permettent pas de conclure.
Il y en a qui ont toujours affirmé qu'il existe, en matière de drogues, un ordre de succession très net. Selon eux, on commence par telle ou telle substance, ce sera en général l'alcool ou le tabac, puis on passe au cannabis, puis à la cocaïne et, selon la culture ambiante, à l'héroïne. D'après les données en provenance des divers pays, rien ne permet, cependant, de conclure à l'existence d'un tel mécanisme de succession. Dans certaines cultures, en effet, les gens commencent, dès le départ, à consommer une autre drogue, pour parfois passer ensuite à autre chose. Mais beaucoup ne passent jamais aux drogues dures. On ne constate l'existence d'aucun mécanisme biologique. Nos connaissances se fondent sur des données sociales et culturelles qui ont permis de constater que, chez certains, on relève des comportements qui semblent être liés à d'autres drogues.
Il n'existe en cela aucune détermination ni aucun élément permettant d'assurer que si l'on augmente de 10 p. 100 l'usage du cannabis, on est certain de constater, dans 10 ans, une augmentation de 0,5 p. 100 du nombre de personnes qui s'adonnent à l'héroïne. Ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent.
Nous pensons que les rapports statistiques entretiennent quelques liens avec le comportement ou les réactions de la société. Cela veut dire que dans les sociétés où l'on ne fait aucune différence, au niveau des poursuites ou de la réprobation sociale, entre le cannabis et les autres drogues illicites, les usagers ont affaire aux mêmes fournisseurs de drogues et risquent de se couper du reste de la société. C'est pour cela que, dans certaines sociétés, ce lien est plus fort que dans d'autres. D'après les recherches entreprises jusqu'ici - dont les résultats ne permettent pas encore de conclure - il n'existerait aucun mécanisme biologique.
Le sénateur Maheu: Comment expliqueriez-vous l'augmentation, à Vancouver, du nombre de décès parmi les toxicomanes infectés par le VIH? Je sais que le comité ne se penche pas actuellement sur le problème du VIH, mais Vancouver semble toujours se retrouver en tête du palmarès. Quelle en serait, d'après vous, l'explication?
M. Rehm: D'après nous, cela est probablement dû en grande partie au contexte spécifique de la toxicomanie à Vancouver, où l'on constate la persistance du partage des aiguilles, comporte ment qui, il est clair, expose au risque de contamination par le VIH. Tous les pays industrialisés à économie libérale, même ceux qui ont une politique très restrictive à cet égard, ont instauré des programmes d'échange des seringues. La Suède a été la première à le faire en 1987. Entre les pays où l'État distribue gratuitement des seringues, c'est-à-dire entre le Canada, d'une part, et d'autre part la Hollande, certaines parties de l'Allemagne et la Suisse, le risque de contagion varie de 16 à 1. Le Canada, en effet, a instauré des programmes d'échange des seringues, mais ce genre de programme est beaucoup plus fréquent et beaucoup plus accessible aux consommateurs dans d'autres pays. D'après nous, ce genre de programme a un réel effet sur la situation.
Le sénateur Banks: Vous avez, dans vos propos et dans les tableaux qui les illustrent, fait des comparaisons entre, d'une part, le Canada et certains autres pays, et, d'autre part, Amsterdam et la Suisse. Vous avez montré les différences existant entre ces deux types de situations.
Vous avez également parlé de ce qu'on appelle la «décriminalisation». Vous l'appelez vous-même «dépénalisation». Vous l'avez opposée à la légalisation. Pourriez-vous nous dire lequel de ces deux régimes a été adopté à Amsterdam et en Suisse? S'agit-il d'une décriminalisation ou d'une légalisation?
M. Rehm: Aucun pays n'a opté pour la légalisation intégrale étant donné qu'ils sont tous parties à des traités internationaux. En raison des obligations incombant à la Hollande en vertu de traités internationaux, le droit hollandais prévoit très nettement que le cannabis est illicite. Cela dit, ce produit, en Hollande, est légal en fait sinon en droit. Aucun consommateur ou vendeur de cannabis ne fera l'objet de poursuites à moins d'avoir enfreint certaines autres règles. Il peut s'agir, notamment, de publicité manifeste; il est ainsi interdit de faire de la publicité à la télévision, bien que l'on tolère les livres faisant l'éloge de certains types de cannabis ou les publications indiquant, à l'intention des consommateurs, les sortes qui présentent le meilleur rapport qualité-prix. On ne peut pas, non plus, vendre de drogues dures dans les mêmes locaux, vendre du cannabis aux mineurs ou se livrer à des opérations commerciales.
Le sénateur Banks: Aucune opération commerciale?
M. Rehm: C'est-à-dire qu'on ne peut pas y négocier de grosses quantités. Il y a une limite d'un certain nombre de grammes. Vous ne pouvez donc pas acheter ou vendre deux kilos, par exemple.
Le sénateur Banks: Il s'agit donc d'un commerce de détail, et non d'un commerce de gros.
M. Rehm: Exactement. J'ajoute que la loi interdit également tout trouble à l'ordre public.
En Hollande, donc, la consommation et la vente de cannabis sont légales dans la mesure où vous respectez certaines règles. En Suisse, la consommation est légale mais, officiellement, la vente est interdite. Cela dit, les ventes ne dépassant pas un certain nombre de grammes, ne font jamais l'objet de poursuites.
Il faut toujours décider comment l'on va traiter les consommateurs. On pourrait décider, par exemple, que la consommation d'héroïne sera, pour l'héroïnomane, entièrement licite. Une telle personne pourrait donc consommer de l'héroïne légalement. On ne pourrait ainsi pas l'incarcérer à ce titre. Cela dit, la vente d'héroïne pourrait demeurer illicite.
Les deux régimes en question comportent, à des degrés divers, une part de dépénalisation mais ces degrés varient énormément. Selon les connaissances actuelles, les diverses formes de décriminalisation - c'est-à-dire la dépénalisation de la consommation personnelle ou de la vente de petites quantités - n'ont pas provoqué une hausse de la consommation ou l'aggravation des maux qui en découlent.
La Hollande est le seul pays à avoir autorisé le commerce du cannabis. Dans ce pays, la consommation de cannabis et les maux qui y sont liés ont augmenté. Comptons, parmi ces maux, le nombre de personnes admises en thérapie.
Au Canada, dans les grandes villes, un nombre considérable de consommateurs de cannabis sont actuellement en traitement. Je serais en mesure de vous fournir les statistiques à cet égard. À Toronto, dans l'établissement où je travaille, il y a un programme permanent de traitement à l'intention des personnes qui préten dent souffrir principalement d'une surconsommation de cannabis. Ce sont les seuls chiffres dont je ferai état.
On constate, en outre, une forte consommation de cannabis parmi les personnes en traitement pour d'autres formes de toxicomanie telles que l'héroïne. Je n'ai pas compris ces personnes dans les chiffres que je pourrais vous citer.
Le sénateur Banks: J'imagine que la Hollande interdit également la vente de cannabis aux enfants.
M. Rehm: C'est exact. Il existe effectivement des règlements relatifs aux mineurs.
Le sénateur Banks: Dans le cadre d'un autre comité dont le sénateur Kenny et moi-même faisons partie, nous avons appris que les enfants peuvent acheter du tabac bien que la loi interdise la vente de tabac aux mineurs et prévoie à cet égard des sanctions assez sévères. Les enfants nous ont dit pouvoir se procurer du tabac tant qu'ils en veulent, n'importe où. Il y a également de très inquiétantes anecdotes concernant la vente de drogues aux enfants dans les écoles, et en particulier dans les quartiers défavorisés et ailleurs.
La Hollande connaît-elle ce phénomène? La vente de cannabis ou d'autres drogues aux enfants constitue-t-il, en Hollande, un problème? Y a-t-il des éléments de réponse sur ce point?
M. Rehm: Il n'existe pas toujours de réponses. Nous savons, d'après des enquêtes uniformisées menées dans les écoles, que le taux de consommation de cannabis n'est pas plus élevé en Hollande qu'au Canada. Cela ne veut pas dire cependant qu'en Hollande les mineurs n'ont pas accès aux drogues.
Le sénateur Banks: Mais la situation n'y est pas pire.
M. Rehm: C'est exact. Il est possible, en effet, d'effectuer des comparaisons étant donné qu'il s'agit d'une enquête menée par l'Organisation mondiale de la santé sur le comportement sanitaire des enfants d'âge scolaire, ces enquêtes ayant recours à des protocoles uniformisés. Le Canada a participé aux trois derniers cycles d'enquête. De nombreux pays européens y ont participé et l'on peut dire qu'à cet égard le Canada n'est pas mieux situé que les pays européens.
Le sénateur Banks: Poursuivons sur ce point, car il est clair que vous avez beaucoup réfléchi à la question et notamment à ses répercussions internationales. Que se passerait-il dans l'hypothèse où un pays A, qui applique, en matière de drogues, de strictes politiques d'interdiction, une législation répressive, et où la tolérance en matière de stupéfiants est faible sinon nulle, a comme voisin un pays B, qui envisage de réduire la criminalité en facilitant l'accès aux drogues et peut-être même d'atténuer les nuisances liées à la consommation de drogues et à la toxicomanie en procédant à une certaine dépénalisation? Ne risque-t-on pas alors de voir ce pays B inondé par toute une faune que l'on préférerait ne pas avoir à accueillir?
M. Rehm: L'enseignement de l'histoire est clair sur ce point. Il y a, en effet, un tourisme de la drogue. Cela a entraîné l'adoption de mesures en vertu desquelles, par exemple, les programmes de substitution de drogues dures sont réservés aux personnes qui possèdent depuis longtemps la citoyenneté du pays en cause.
La Suisse, par exemple, a mis fin à la libéralisation à outrance de l'usage des stupéfiants et déclaré qu'elle offrirait des programmes de substitution à base d'héroïne mais que ces programmes seraient offerts aux toxicomanes dans leur ville d'origine. Il s'agissait d'éloigner un certain nombre de personnes de villes telles que Zurich. Ces traitements sont maintenant offerts en Suisse dans des petits centres répartis sur l'ensemble du territoire afin d'aider les personnes à se réinsérer dans leur communauté d'origine.
Cela est lié à des raisons essentiellement historiques et à la notion de ville d'origine puisqu'en Suisse on est d'abord citoyen de telle ou telle ville, puis citoyen suisse.
Cela vaut également pour la Hollande et l'Allemagne. Ni l'une ni l'autre n'offre à des non-résidents l'accès à des programmes à base de méthadone ou autre. C'est en partie pour cela qu'il a été mis fin à la libéralisation à outrance de la consommation publique. C'était devenu une véritable nuisance publique; la population commençait à craindre pour sa sécurité et celle de ses enfants. En fermant ses hauts lieux de la consommation, les Suisses ont pu éloigner de la ville ceux qui n'y venaient que pour se procurer des drogues illicites. Les gens venaient s'approvision ner mais restaient, ce qui a suscité l'inquiétude de la population.
Cela dit, en Europe, le trafic et le tourisme du cannabis vers les pays où cette drogue a été dépénalisée restent considérables. Plusieurs chiffres ont été avancés quant au nombre de personnes se rendant à Amsterdam simplement pour s'approvisionner en haschich, avant de regagner un des pays voisins. Cela dit, la plupart des pays estiment que ce genre de tourisme de la drogue n'entraîne pas de problèmes graves. Les Hollandais ont fait un certain nombre de calculs auxquels je ne pense pas que nous puissions avoir accès. Il est clair qu'ils profitent de ce genre de tourisme. Les gens arrivent, achètent leurs 20 grammes puis repartent.
Dans l'opinion publique, ce tourisme de la drogue est source de nombreux problèmes. On voit des voyageurs se rendre dans un autre pays où les drogues dures sont en vente libre. Il est fréquent qu'ils y séjournent, sans avoir d'emploi, tout en ayant tout de même à trouver l'argent pour se procurer de la drogue. Au Canada, cela coûte 47 000 $ par an et en Europe beaucoup plus. Voilà le genre de tourisme de la drogue que la plupart des pays tentent d'éviter.
En toute hypothèse, personne ne peut éviter entièrement le tourisme de la drogue. Il est clair qu'à chaque fois qu'un pays a une législation qui s'écarte tant soit peu de celle des pays voisins, il y aura des gens qui passeront du pays A au pays B.
Le sénateur Rossiter: En ce qui concerne la Hollande, je crois savoir que l'intention est d'ouvrir des cafés situés plus près des frontières afin que les touristes n'aient pas à envahir le centre-ville. Est-ce exact?
M. Rehm: C'est exact. Cela dit, la Hollande a adopté une loi dite de la mise en oeuvre décentralisée. Cette loi stipule qu'il y aurait lieu d'installer davantage de boutiques de ce genre à la frontière. C'est un peu comme les casinos. Vous refilez le problème à vos voisins tout en essayant de continuer à en bénéficier.
Le sénateur Rossiter: En ce qui concerne le tourisme de la drogue, est-ce cela qui aurait empêché une baisse de la consommation de cannabis dans les cafés? Cela a-t-il provoqué, au contraire, une augmentation de la consommation du cannabis? Lorsqu'ils se rendaient dans les cafés pour acheter du cannabis, on ne cherchait pas à savoir s'ils étaient résidents ou non.
M. Rehm: Oui. Les règles qui distinguent les résidents des non-résidents ne s'appliquent qu'aux drogues dures. Les traitements ne s'adressent qu'aux toxicomanes faisant usage de drogues dures. N'importe qui peut, à Amsterdam, entrer dans un café et acheter du cannabis. On ne vous demande pas votre passeport.
Le sénateur Rossiter: Les achats que nous pourrions, vous ou moi, effectuer, à supposer que nous soyons à Amsterdam et disposés à le faire, seraient-ils comptabilisés dans les statistiques de la drogue?
M. Rehm: Non. L'augmentation de la consommation de drogues en Hollande n'a rien à voir avec le tourisme. Les chiffres proviennent d'enquêtes menées auprès de la population ou de certains secteurs de la population, généralement auprès des jeunes ou dans les écoles. Cela permet de calculer à peu près le pourcentage de Hollandais qui fument du cannabis.
Le sénateur Rossiter: L'ouverture de ces cafés a-t-elle permis de régler les problèmes qu'on a cherché, justement, à atténuer de cette manière? Le cannabis ne doit pas être fumé en public et on limite les quantités pouvant être vendues. L'ouverture de ce genre de cafés a-t-elle permis d'éliminer la consommation en public ou les excès?
M. Rehm: Disons, en termes de coûts sociaux, que les personnes qui fréquentent ces cafés ne peuvent plus être incarcérées et ne risquent pas leur carrière en fumant, au cours de leur vie, une vingtaine de grammes de cannabis. La plupart des clients ne courent plus le risque d'avoir un casier judiciaire. C'est en ce sens-là que les cafés ont contribué à une solution. Ajoutons que la vente de cannabis a été limitée à un quartier. Dans les autres quartiers, le cannabis n'est pas fumé en public et le problème est donc circonscrit. La population ne se plaint pas, par exemple, de voir du cannabis consommé aux alentours des écoles puisque cela ne se produit guère.
Le président: Monsieur Rehm, il nous reste huit minutes, mais comme j'ai beaucoup d'autres questions à vous poser, je vous les poserais par écrit.
[Français]
Est-il possible de faire une distinction entre les coûts sociaux de la consommation du cannabis et d'autres substances illégales?
M. Rehm: En principe c'est possible, mais dans la littérature, vous ne trouverai pas plusieurs essais à ce sujet. Il existe plutôt un problème de polytoxicomanie dans toutes les économies établies. Cela veut dire que si dans un centre de traitement de Vancouver, par exemple, vous essayez de faire une distinction entre l'héroïnomane et le cocaïnomane, vous trouverez que plus de 80 p. 100 des héroïnomanes utilisent aussi la cocaïne au moins une fois par semaine. Il se peut que ce pourcentage soit plus élevé. Cela veut dire que l'on ne peut plus faire de distinction entre les substances. La distinction moins problématique qui peut être faite est celle des utilisateurs des drogues dures versus des utilisateurs d'autres drogues. Par exemple, 30 p. 100 des héroïnomanes ont aussi un problème de dépendance de l'alcool. Cela veut dire que l'on peut que faire une distinction entre ceux qui utilisent les drogues dures et ceux qui ne les utilisent pas. C'est la seule distinction que l'on peut faire. Normalement, on ne fait pas cette distinction car au niveau de la recherche et de la prévention on essai de prévenir la consommation de toutes les drogues. Tous nos programmes ne sont pas spécifiquement ciblés sur, par exemple, l'héroïne. Nos programmes de prévention sont orientés vers toutes les drogues illégales et légales. On peut faire une distinction et étudier seulement le cannabis, mais certains de ces chiffres vont être un peu artificiels. Il y a problème de dire que certains renseignements seront seulement donnés pour les consommateurs d'héroïne ou de cocaïne.
Le président: Dans la version française d'un document publié sur Internet, on fait référence à une étude effectuée en 1992, où l'on suggérait qu'après avoir établi de façon satisfaisante les coûts associés à la toxicomanie, l'étude recommendait la nécessité de faire trois choses. Ces trois choses recommandées dans cette étude ont-elles été entreprises? Sinon, pourquoi? Si oui, quels en sont les résultats?
Les auteurs de l'étude avaient à déterminer, premièrement, quelle partie de ces coûts était raisonnablement évitable; deuxièmement, déterminer là où il était approprié d'investir pour éviter ces coûts; et, troisièmement, procéder à un suivi afin de suivre les résultats de l'investissement.
Je vous pose la question parce que vous êtes un des signataires de cette documentation. Je vais en citer un extrait:
Seulement alors pourrons-nous déterminer si les politiques et les programmes reliés à l'abus des substances sont justifiés par les bénéfices qu'ils produisent.
J'ai de la difficulté avec cet usage commercial de la terminologie financière «investissement et bénéfice». Comment se fait-il que l'on n'inclut pas les coûts intangibles? Est-ce parce que c'est trop difficile à calculer? Ou est-ce parce que ce n'est pas approprié? J'espère que c'est pour la deuxième raison parce si c'est pour la première, on devra trouver une façon de les inclure. La population, en général, se préoccupe de ces intangibles, des pertes de vie et de la perte de qualité de vie.
Les trois points que je soulève sont des recommandations bien précises suite à l'étude sur les coûts que vous avez faite. Ces trois recherches ont-elles été entreprises? Et quels en sont les résultats?
[Traduction]
M. Rehm: Il me sera plus facile de répondre en anglais. Je ne manquerais pas de répondre à vos questions écrites.
La question des coûts qui pourraient être évités par opposition aux coûts liés de manière indissociable aux drogues est une question qui a fait l'objet, au cours des quatre ou cinq dernières années, d'une élaboration scientifique. Sous la direction de l'OMS et dans le cadre de l'Enquête mondiale sur la maladie, dite Global Burden, des directives ont été élaborées afin de distinguer, au niveau des facteurs de risque, y compris la consommation de drogues illicites, les coûts inévitables et ceux qui ne le sont pas. Il n'était pas, auparavant, possible de procéder à de telles comparaisons transculturelles. Cette nouvelle méthodologie scientifique nous permet d'effectuer des comparaisons. Je crois qu'à l'avenir beaucoup des travaux s'inspireront de ces recherches menées par l'OMS. L'accumulation de ce type de connaissances prend du temps.
Ce genre d'enquête exige une véritable volonté politique. Ce genre d'étude à long terme est coûteuse et doit être financée par un des organismes actifs en ce domaine. Aujourd'hui ces travaux seraient financés par les IRSC mais il faudrait qu'on ait, au Canada, la volonté politique de suivre l'évolution de la recherche.
Un chercheur peut demander une subvention mais, en général, cette subvention ne s'appliquera qu'à un projet unique. L'instauration d'un système de contrôle ou de suivi dépasse les possibilités des chercheurs car cela exige un effort continu. Cet effort doit être consenti par les responsables politiques.
En ce qui concerne les coûts intangibles, nous pourrions aborder de nombreux aspects de la question mais disons simplement qu'il y a des méthodologies qui nous permettent de mesurer des coûts intangibles qui nous auraient échappé en 1992.
Je précise que le décès n'est pas, à cet égard, considéré comme un coût intangible. Dans le cadre de l'approche dite du capital humain, tous les décès ne sont pas comptabilisés de la même manière; on leur attribue une certaine valeur en fonction du nombre d'années actives qui restaient à l'intéressé, etc. Ce qui est intangible, par contre, c'est l'importance que la personne revêtait aux yeux de ses voisins et de ses proches. C'est cela que nos calculs cherchent à déceler. Il existe des méthodologies qui permettent un calcul encore plus précis de ce genre d'éléments.
Le président: Je vous remercie du témoignage que vous avez bien voulu nous livrer. N'hésitez pas à nous faire parvenir d'autres documents susceptibles de nous intéresser.
Chers sénateurs, notre deuxième témoin est le professeur Eric Single. Le professeur Single a obtenu un doctorat en sociologie de l'Université Columbia en 1973. Il est professeur de sciences de la santé publique à l'Université de Toronto. Il est membre de l'équipe de recherche du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies et professeur honoraire à l'Université Curtin, à Perth (Australie). Il a en outre monté un cabinet de consultants.
Le professeur Single travaille depuis 29 ans sur les problèmes de toxicomanie et a écrit, seul ou en collaboration, 18 livres, 27 chapitres, 60 articles de revues scientifiques et de nombreux rapports et autres publications.
Le professeur Single a été le premier directeur de la recherche du CCLAT. Il est directeur-fondateur du Collaborative Program on Addictions de l'Université de Toronto. Il a collaboré à huit projets de l'OMS, dont plusieurs à titre de directeur. En 1996, il a achevé une étude très importante sur les taux de morbidité et de mortalité et les coûts économiques qu'entraîne la consommation d'alcool, de tabac et de drogues illicites au Canada, étude que nous avons mentionnée plus tôt.
En 1997, le professeur Single a mené, pour le compte du gouvernement australien, une étude sur la stratégie nationale australienne en matière de drogues. Plus récemment, le professeur Single a participé à la rédaction des directives de l'OMS sur la consommation d'alcool et coordonné une grande étude qui a servi à établir, en Australie, de nouvelles directives en matière de consommation de boissons alcoolisées. Il étudie actuellement le fonctionnement de la Alcohol Advisory Council de Nouvelle-Zélande et dirige une enquête sur l'obsession du jeu en Ontario. Peut-être devrait-il en faire autant pour le Québec!
Le professeur Single préside actuellement, au sein du CCLAT, le groupe de travail national sur les politiques en matière de dépendance. Il est régulièrement sollicité par des organismes internationaux pour ses conseils en matière de méthodologie, de contrôle épidémiologique et de formulation des politiques dans ces divers domaines.
Monsieur le professeur, bienvenu devant le comité. Vous avez la parole.
Le professeur Eric Single, département des sciences de la santé publique, Université de Toronto: Honorables sénateurs, on m'a demandé de parler ici de la stratégie nationale australienne en matière de drogue, stratégie sur laquelle je viens de terminer une étude menée pour le compte du gouvernement australien. On m'a également demandé de résumer une analyse comparative des répercussions des mesures de dépénalisation du cannabis adoptées en Australie et aux États-Unis et d'exposer les enseignements que le Canada pourrait en tirer.
En 1996, le gouvernement australien m'a demandé de procéder à une évaluation de sa stratégie en matière de drogue, évaluation qui, en Australie, constitue un exercice régulier en ce domaine. Le gouvernement voulait obtenir un avis indépendant. On m'a mis en tandem, sans présentation préalable, avec le directeur de leur école de la police, le professeur Timothy Rohl, association qui s'est révélée tout à fait productive.
Une copie de ce rapport a été remise à votre directeur de la recherche, Daniel Sansfaçon. Ce document se trouve également sur Internet et la référence figure dans la version papier de mon exposé.
Disons, au départ, que la stratégie nationale antidrogue repose sur deux grandes idées. D'abord, pour lutter contre les drogues, elle s'inspire de principes d'harmonisation plutôt que du principe de la tolérance zéro. Comme la stratégie canadienne, il s'agit d'une approche globale qui s'applique aussi bien aux drogues licites qu'aux drogues illicites.
Cette politique a permis d'instaurer tout un éventail de programmes de prévention et de traitement. Les Australiens ont en outre édifié, en matière de recherche, une infrastructure très solide. Il y a une quinzaine d'années, les chercheurs en ce domaine ne songeaient même pas à se tourner vers l'Australie pour puiser des connaissances. Les chercheurs de ce pays voyaient rarement paraître leurs travaux dans les principales revues scientifiques et ne participaient que peu aux réunions internationales. Ils ont réussi, cependant, à créer deux centres nationaux de recherche; celui de Sydney, spécialisé dans le domaine thérapeutique et celui de Perth qui s'intéresse davantage aux moyens de prévention et de contrôle épidémiologique. Ces deux centres ont depuis acquis une réputation internationale.
Le trait le plus caractéristique de leur stratégie antidrogue est peut-être l'existence d'un partenariat très fort entre les autorités de santé et les organismes répressifs. Plus de 90 p. 100 des crédits sont affectés aux questions de santé, une faible proportion seulement étant consacrée à l'action répressive. Cela dit, la santé et la police travaillent de concert. Le secteur de la police adhère pleinement à la politique de réduction des maux car, en faisant cela, il améliore ses rapports avec le reste de la population, ce principe étant au coeur même de la notion de police de proximité.
La police en Australie n'a en effet, dans l'esprit du public, pas autant de prestige qu'au Canada. Cela est peut-être dû à des raisons historiques; après tout, à l'origine, ce qu'on entendait par police c'était les auxiliaires du bagne. C'est pourquoi le rôle traditionnel de la police, l'arrestation des bandits et l'application de la loi, ne leur a pas vraiment permis de gagner l'estime de la communauté. Les policiers sont vraiment acquis au concept de police de proximité, où l'on travaille de concert avec la communauté afin de s'attaquer aux problèmes criminogènes. C'est sans doute pourquoi, au lieu de rechigner à mettre en oeuvre les programmes de réduction des maux, ils n'ont pas hésité à s'allier avec les autorités de santé. C'est un des aspects clés de la politique australienne en matière de drogues, aspect que les autres pays ignorent souvent.
L'étude des indicateurs objectifs des résultats obtenus dans le cadre de cette stratégie démontre qu'ils ont fort bien réussi à identifier les indices de résultats et les points d'observation. Ils ont mis l'accent sur les maux découlant de la consommation de drogues plutôt que sur la consommation elle-même.
Tout indique qu'ils ont obtenu un certain nombre de succès. L'usage du tabac a baissé. La population, en moyenne, consomme moins d'alcool. On constate, au cours des cinq années précédentes, période sur laquelle on m'a demandé de me pencher, une certaine augmentation de la consommation de marijuana, mais on ne relève aucune tendance en ce sens pour les autres drogues illicites telles que l'héroïne, les amphétamines ou la cocaïne. On observe, plutôt, tantôt un mouvement de hausse tantôt un mouvement de baisse, sans changement important dans l'une ou l'autre direction.
Cela dit, cette évaluation a mis en lumière plusieurs objets de préoccupation. D'abord, on ne s'entendait guère sur le concept même, situé pourtant au coeur de cette stratégie. On ne savait pas très bien, en effet, ce qu'on devait entendre par réduction des maux. Pour certains, cela voulait dire tout ce qui permet de réduire les maux auxquels donne lieu la drogue, ce qui comprendrait donc des mesures de sevrage telles qu'on en trouve dans les communautés thérapeutiques ou telles que permet d'appliquer la législation anti-stupéfiant, mesures qui sont, elles aussi, censées contribuer à réduire les maux.
Pour d'autres, la diminution des maux procède uniquement de stratégies de tolérance visant à réduire la probabilité et la gravité des maux chez les personnes dont on ne peut guère raisonnablement s'attendre à ce qu'elles renoncent aux drogues pour l'instant. Ce sont deux concepts tout de même assez différents.
L'initiative nationale en ce domaine souffre donc de cette absence de consensus quant au concept sur lequel elle était fondée, ce qui veut dire défaut d'une orientation nette et d'un moyen clair de fixer les priorités.
Le ciblage des interventions donnait lieu, lui aussi, à certaines difficultés. On s'intéressait trop peu aux membres des groupes à risque tels que les sans-logis, les personnes éprouvant un handicap physique ou, encore, les personnes âgées souffrant de toxicomanie ou de pharmacodépendance. On constatait en outre un manque de coordination entre les diverses stratégies. Il y avait, en effet, une stratégie nationale de lutte contre l'hépatite C, une stratégie nationale pour le sida, par exemple, et plusieurs groupes communautaires ont indiqué qu'à chaque fois qu'ils sollicitaient une aide on leur disait de s'adresser aux responsables d'une autre stratégie nationale. Le système les laissait tomber.
Les organisations non gouvernementales estimaient être ex clues du processus. Il s'agissait, certes, d'une stratégie intéressan te, très différente de celle adoptée par le Canada car elle était pilotée par un groupe de comités au sein desquels les États de la fédération avaient la majorité des voix bien que le financement ait été assuré par le gouvernement fédéral. L'idée est donc intéressante.
Les ONG participaient dans une moindre mesure. On a invité, plus qu'ici, la participation des personnes faisant usage de drogues, mais il était évident que sur tous ces plans on pouvait faire mieux. Les groupes d'usagers sont souvent constitués de personnes suivant un traitement à base de méthadone. Autrement dit, il ne s'agit pas en général de personnes s'adonnant actuellement à des drogues illicites. Il s'agit de personnes qui veulent tout faire pour éviter de voir leurs amis mourir sur le trottoir. Ici non plus je ne pense pas que nous les consultions suffisamment. Ces personnes peuvent vous dire immédiatement si la politique ou le programme envisagé sera efficace. On peut éviter beaucoup d'erreurs en les consultant avant d'agir. Je ne veux pas dire en cela qu'il faille nécessairement leur confier la décision finale, mais on devrait, à tout le moins, les consulter davantage.
En Australie, nombre de personnes reprochaient également à la stratégie des lacunes au niveau du commandement. Il s'agissait d'une stratégie sans quartier général. Si vous posiez une question, elle risquait d'être indifféremment adressée à l'un ou l'autre des 14 services de la bureaucratie sanitaire.
On avait également l'impression que rien n'était contrôlé. Au cours de l'évaluation, après y avoir consacré beaucoup de temps et d'efforts, nous nous sommes aperçus qu'à peu près la moitié des crédits servaient simplement à assurer le fonctionnement des services. Cela était parfaitement contraire à une résolution adoptée par le conseil ministériel de stratégie antidrogue qui en était chargé. C'était une dérive et un défaut de gestion. Les États voulaient que l'argent soit versé à des communautés thérapeutiques qui, après tout, le méritaient bien et que devraient effectivement être financées. La stratégie en matière de drogues n'avait, cependant, pas été conçue comme un moyen d'assurer leur financement. Il s'agissait, en effet, de mettre en oeuvre des programmes novateurs. Comme la stratégie canadienne, l'initiative australienne était censée constituer le gouvernail permettant de piloter l'ensemble des actions menées en ce domaine. Il est clair qu'il ne suffit pas, pour répondre aux problèmes de la drogue, d'instituer une stratégie nationale à laquelle on affecte des crédits spéciaux. Il convient, plus globalement, d'intégrer l'aspect répressif, les programmes de santé, le système sanitaire et tous les autres éléments de l'action gouvernementale normalement financés par l'État. En général, les crédits spéciaux prévus pour une stratégie antidrogue devraient être consacrés à des initiatives novatrices qui vont, disons, servir de gouvernail à l'ensemble des mesures gouvernementales.
Voici donc les problèmes que nous avons relevés et que nous avons tenté d'exposer dans notre rapport. Nous avions envisagé de formuler des recommandations nombreuses et détaillées. Cinq ans plus tôt, il y avait déjà eu une évaluation, excellente, qui avait donné lieu à un rapport intitulé «No Quick Fix». Cette évaluation, menée par un collège de 12 experts réputés, avait disposé d'un délai de 18 mois et d'un budget plus important que le nôtre. Le rapport était excellent. La grande difficulté de ce rapport, cependant, était qu'il contenait quelque 130 recommandations. La première question que j'ai posée lors de mon arrivée était: «Qu'avez-vous fait de ces 130 recommandations formulées dans le cadre de la dernière évaluation?» Malgré une certaine réticence, on a fini par nous répondre qu'on avait donné suite aux 15 premières recommandations, qu'on avait tenté de donner quelque suite aux 15 recommandations suivantes mais, après cela, plus rien. Ils avaient alors épuisé leur énergie et leur budget.
Très tôt, nous avons décidé de ne pas formuler un grand nombre de recommandations précises mais plutôt un petit nombre de recommandations stratégiques.
Il y en a eu sept. Nous avons recommandé le renforcement des partenariats et leur extension au niveau local; la création d'un service spécialisé chargé d'impulser l'ensemble des efforts ou d'y contribuer, et d'améliorer les moyens de gestion et plus particulièrement l'obligation, pour les divers secteurs, de rendre compte de leur action et de leurs dépenses; de renforcer la formation des personnels sanitaires et policiers sur les grands dossiers que sont l'alcool, le tabac et les drogues; d'améliorer la rentabilité des recherches en matière de traitement et de prévention, en soumettant les programmes à un minimum d'évaluation afin de ne pas continuer à faire des choses qui ne sont pas efficaces; de mettre davantage à la disposition de toutes les parties prenantes les nouvelles connaissances acquises, ce qui supposait la création, comme il y en a ici, d'un répertoire national; d'améliorer la participation et l'efficacité des services policiers, notamment en instaurant, auprès des services sanitaires et policiers, des programmes conjoints de réduction des maux; et de veiller à ce qu'ils utilisent les financements accordés par le gouvernement fédéral et les États non pas pour les services ordinaires mais pour créer des programmes novateurs.
Je n'ai pas pu assurer le suivi; il ne m'appartenait pas de vérifier ce qui serait fait par la suite. J'ai eu, cependant, pour d'autres motifs, l'occasion de retourner en Australie et j'ai l'impression qu'ils ont assez bien réussi à mettre en oeuvre ces recommandations. Ils se sont en outre engagés à proroger la stratégie pour un nouveau délai de cinq ans. À l'époque, ils avaient envisagé d'y mettre fin après trois ans. Ils ont créé un service spécialisé chargé de la stratégie nationale antidrogue au sein du ministère fédéral de la Santé et je crois savoir qu'ils contrôlent mieux maintenant la manière dont les crédits sont engagés. En ce qui concerne les autres recommandations, ils ont adopté des plans d'action assortis de délais et confié chacun à des responsables. C'était pour moi une grande satisfaction de voir qu'ils ont réussi à faire quelque chose. Il est désagréable de faire des efforts qui n'aboutissent à rien.
Cette situation est assez différente de l'évaluation de la stratégie canadienne antidrogue menée en 1997 à la fin de la seconde période de cinq ans. Il s'agissait, en effet, d'une pure évaluation. On n'a pas cherché, à l'aide d'indicateurs objectifs, à se prononcer sur le succès ou l'échec de cette stratégie, l'évaluation ayant été confiée à un organisme privé de recherche après que les responsables politiques eurent déjà décidé de renoncer à la stratégie. Pour moi, c'était un peu un gaspillage. J'imagine que l'exercice pourrait se révéler utile si le gouverne ment décidait éventuellement d'élaborer une nouvelle stratégie. J'ai trouvé curieux le fait de procéder à une évaluation après avoir décidé de mettre fin à un programme.
L'expérience de l'Australie faciliterait peut-être ici le choix de nouvelles orientations, que l'on décide ou non d'adopter, en matière de drogues, une nouvelle politique. Le Livre rouge promettait l'adoption d'une nouvelle stratégie antidrogue et je crois savoir qu'un tel projet est actuellement à l'étude. Pour l'instant, nous ne savons pas très bien où nous allons en ce domaine. J'imagine que cette impression est également la vôtre, sans cela vous n'auriez pas créé ce comité.
De ses débuts en 1987, jusqu'à sa fin en 1997, la stratégie du Canada en matière de drogues a toujours manqué d'une orientation claire. Ou du moins on aurait pu lui imprimer une direction plus claire. Officiellement, il s'agissait de réduire les maux et l'objectif était effectivement de réduire les contre-coups de l'utilisation des drogues. Le concept englobait tous les moyens permettant de réduire les maux découlant de la drogue. Toutes les interventions en ce domaine, c'est-à-dire toutes les politiques et programmes en matière de drogues tentent, bien sûr, de diminuer les maux. D'une certaine manière, il faut bien sûr conceptualiser la stratégie nationale - du moins, nous pensions cela jusqu'ici - car on ne veut exclure d'une telle stratégie ni les organismes de répression, ni l'action des communautés thérapeutiques. Ce sont, en effet, des pans importants des efforts déployés par la société pour lutter contre la drogue. On peut dire que les communautés thérapeutiques contribuent effectivement à la réduction des maux découlant de la drogue. C'est au niveau de l'action répressive que l'on manque d'éléments d'appréciation. Cela dit, si l'on se contente d'affirmer qu'on veut réduire les maux par tous les moyens, on n'obtient pas une direction stratégique ou un ordre des priorités.
Le second problème qui se posait au niveau de notre stratégie antidrogue était que si des crédits spéciaux avaient été dégagés, comme ils l'ont effectivement été au cours des dix années qu'a duré la stratégie canadienne en matière de drogues, toutes les décisions continuaient à être prises par le gouvernement fédéral. Il s'agissait donc d'une stratégie hypercentralisée. Nous avons décidé de dégager des crédits, et voici comment nous entendons les dépenser. Nous allons partager avec vous, vous consulter aussi, mais les décisions, en ce domaine, nous appartiendrons. On n'a jamais dressé un ordre des priorités au niveau des actions sollicitant une part de ces crédits. Les ONG et autres parties intéressées ont souvent regretté leur manque de participation et il n'y avait guère de consensus concernant l'objectif même de la stratégie, les priorités ou les indicateurs de rendement qu'il conviendrait de retenir. On manquait, en outre, de stratégie en matière de recherches. À ce niveau-là, on a eu simplement l'évaluation extérieure commandée, comme je le disais tout à l'heure, après qu'il eut été décidé de mettre fin à la stratégie.
Depuis, aucun crédit n'a été affecté à la stratégie antidrogue. À cet égard, la situation est encore pire aujourd'hui. Le gouvernement fédéral a réduit les subventions, les provinces aussi, et l'infrastructure de la recherche est sérieusement atteinte. Peu de spécialistes chevronnés demeurent. Je ne sais pas ce que peuvent en penser les autres personnes présentes ici, mais je me sens moi-même un peu seul. J'étais content de revoir le professeur Rehm. Auparavant, il oeuvrait ici à plein temps, mais il est rentré en Europe. Ce qui est encore pire c'est que beaucoup de jeunes chercheurs appelés à un brillant avenir ont changé de domaine ou ont accepté un poste ailleurs. Sur ce plan, beaucoup de mal a été fait. À une certaine époque, dans ce domaine, nous étions un des leaders mondiaux. Ce n'est plus le cas.
Si nous envisageons d'adopter une nouvelle stratégie nationale en matière de drogues, j'ai trois recommandations à faire quant aux moyens de définir une orientation stratégique plus claire et de dresser un ordre des priorités. Il faut, d'abord, assurer une large participation des principales parties prenantes, ce que nous n'avons pas su faire dans le passé, ne pas simplement se contenter de les consulter mais bien de leur confier des rôles au niveau des décisions. La structure adoptée en Australie en ce domaine n'est certes pas parfaite et ne conviendrait peut-être pas au Canada. Elle comporte, cependant, un aspect dont nous pourrions nous inspirer afin d'assurer une très large participation des partenaires dans le cadre de la stratégie. Les ministères australiens de la Santé et de l'Ordre public, fédéraux et étatiques, sont représentés au sein des deux grands comités chargés des décisions importantes. Le gouvernement fédéral est en fait minoritaire au sein de ces deux comités. Cela ne veut pas dire qu'on devrait en faire autant ici, mais il faut obtenir la pleine participation des principaux partenaires. Cela les engage politiquement et permet d'assurer un certain consensus entre les divers paliers de gouvernement et les autres acteurs.
Il convient également de se pencher sur d'autres aspects des efforts permettant d'assurer une telle participation. Les deux dernières phases quinquennales de la stratégie ont été lancées dans le cadre d'une conférence nationale. Des groupes de travail spéciaux réunissant des experts ont précédé cette conférence. Celle-ci avait pour objet principal non seulement de faire connaître nos initiatives - c'est souvent le but de telles conférences, même si ici, au Canada, la dernière conférence sur les drogues remonte à 1989. Il s'agit plutôt, de s'entendre sur les grands axes de la stratégie, les objectifs que nous voulons atteindre, les principales initiatives à entreprendre et les indica teurs de rendement qu'il conviendrait de retenir afin de savoir si nos efforts sont vraiment efficaces et payants par rapport aux efforts consentis par le gouvernement.
En même temps que l'on définit des indicateurs de rendement, on élabore une stratégie de recherche permettant de surveiller l'évolution de ces indicateurs. Avec notre document, ils ont publié un volume spécial analysant les tendances des principaux indicateurs de rendement. J'en laisserai un exemplaire à votre directeur de la recherche.
Mais avant d'entreprendre, il nous faut nous entendre au niveau des priorités. Il faut décider quelles vont être les principales activités et approches et retenir les indicateurs qui nous permettront de contrôler l'efficacité de notre action.
Une seconde manière d'améliorer la stratégie antidrogue - surtout dans l'hypothèse d'une nouvelle stratégie nationale - est de prendre comme principe de base la réduction des maux. Cette approche est très largement partagée, mais il va nous falloir mieux nous entendre sur ce que cela veut dire. Au lieu d'englober dans cette notion tous les moyens visant à réduire les maux, y compris des initiatives telles que les échanges de seringues permettant de réduire le risque chez les personnes dont on ne saurait actuellement s'attendre à ce qu'elles renoncent à la drogue, il faut, je pense, retenir un concept radicalement différent. Il s'agit d'adopter une approche empirique, c'est-à-dire que, même si l'on ne peut pas adopter une définition trop étroite en raison de connaissances restreintes, il nous faut uniquement retenir les interventions qui ont, en quelque sorte, fait leurs preuves.
Cette approche possède un certain nombre d'inconvénients. Ce n'est pas, en effet, la manière dont les gens conçoivent généralement la réduction des maux. Il faudra donc pour y remédier s'entendre sur une stratégie de la communication. On ne veut pas que l'approche retenue constitue un obstacle à l'innovation. En effet, les mesures novatrices n'ont par définition pas eu le temps de faire leurs preuves. Il faut donc leur laisser le temps de se montrer efficaces; il faut pour cela créer des fonds favorisant l'innovation et d'autres mesures incitatives.
Le plus grand inconvénient est peut-être qu'on ne sait rien avec certitude. Depuis longtemps, on avance un peu à l'aveuglette. On a financé des programmes dont on n'était pas sûr de l'efficacité. C'est d'ailleurs pour cela qu'il nous faut faire un réel effort en matière de recherche et d'évaluation. Nous allons devoir nous pencher sérieusement sur les principales approches et chercher à savoir si elles répondent aux objectifs fixés, et si oui comment les affiner. C'est alors que nous pourrons peut-être faire valoir qu'il n'y a pas lieu d'investir dans des modes d'intervention qui ne semblent pas donner les résultats voulus.
Tout en reconnaissant que nous manquons d'éléments d'appréciation, cette solution se justifie à terme, mais il s'agit, bien sûr, d'une solution à longue échéance. En ce qui concerne un horizon plus rapproché, c'est-à-dire la période des quelques prochaines années, il nous faudra pas mal de temps pour recueillir les renseignements nécessaires si nous voulons pouvoir choisir, sur la base de données empiriques, entre les diverses stratégies et modes d'intervention.
En attendant, il existe une troisième voie qui nous permettrait de donner à la nouvelle stratégie une orientation plus claire. Il s'agirait d'obtenir un large consensus fondé sur les principes qui, en attendant de plus amples connaissances, nous permettraient de fixer certaines priorités. Cela est tout à fait conforme d'ailleurs à la tradition de l'approche de réduction des maux.
Le principe est, me semble-t-il, de ne pas faire de mal. Cela est prévu dans le serment d'Hippocrate. Il est clair que les docteurs en médecine sont d'accord sur ce point. Il en découle qu'il ne faut pas seulement s'arrêter aux effets immédiats, mais à toute la gamme des effets possibles, y compris les conséquences imprévues telles que la stigmatisation des consommateurs de drogue et les obstacles que cela crée au niveau de la communication. Il faut tenir compte de tout cela lorsqu'on se penche sur les conséquences potentiellement nuisibles de telle ou telle action.
Il faut donc tendre progressivement vers un consensus permettant de dégager un certain nombre de principes. On pourrait également insister moins sur la consommation de drogues que sur les maux qui en découlent. Il y aurait aussi lieu de multiplier les moyens dont disposent les intervenants directs, que ce soit en matière de santé ou d'application de la loi, et renforcer l'initiative des personnels soignants et des policiers. Très souvent, ces intervenants ont les mains liées. Souvent ils n'ont aucun pouvoir d'appréciation et doivent recourir à des mesures qui ne sont pas nécessairement les plus efficaces.
Il faut donc s'entendre sur les objectifs et accorder la priorité aux programmes qui répondent à des buts réalistes et pratiques.
Il ne faut pas croire que les programmes de réduction des maux ne sont pas compatibles avec les programmes fondés sur l'abstinence. Très souvent, les programmes de réduction des maux deviennent des programmes de proximité. La plupart des personnes s'adonnant à la drogue voudraient être libérées de leur toxicomanie. Vous n'avez qu'à demander aux fumeurs de cigarettes. La très grande majorité des personnes qui s'adonnent à la drogue voudraient rompre leur dépendance. Très souvent les mesures de réduction des maux, telles que les programmes d'échange de seringues, deviennent des programmes de proximi té; ce sont des moyens menant à l'aide psychologique et au traitement. Les personnes qui ne sont pas prêtes à renoncer à leur dépendance font quand même un pas dans la bonne direction. Les mesures de réduction des maux visent en priorité les objectifs immédiatement réalisables, sans pour cela faire obstacle à une éventuelle abstinence.
On peut dire qu'en général les programmes de réduction des maux ont donné des résultats. Contrairement à ce que de nombreuses personnes avaient craint, ils n'ont pas entraîné une augmentation de la consommation. C'est probablement en grande partie parce que certaines personnes ont été orientées vers des modes de traitement et que cela a réduit le nombre de consommateurs.
Il existe un certain nombre d'autres principes du même ordre. Je précise bien que ce qui importe ce ne sont pas les principes dont je peux moi-même faire état car il convient que ces principes soient graduellement définis par les principaux acteurs dans le cadre d'un processus consensuel.
J'en viens maintenant à la seconde partie. On m'a également demandé de parler d'une analyse des politiques, que j'ai menée de concert avec Paul Christie et Robert Ali de la Drug and Alcohol Services Council d'Australie du Sud. Nous avons récemment publié, dans une revue spécialisée, un article sur les effets qu'ont eus, en Australie et aux États-Unis, les mesures prises en vue de la dépénalisation du cannabis.
Cela s'écarte un petit peu du sujet de la stratégie nationale antidrogue. Je n'ai pas voulu en traiter en même temps car les États de l'Australie disposent d'une assez grande marge de manoeuvre en matière de drogues. Tous les États n'ont pas décidé de dépénaliser. Cela s'est fait en Australie du Sud et dans le territoire de la capitale. L'Australie de l'Ouest, par exemple, a instauré un système d'expiation et d'autres États envisagent d'en faire autant, mais ce n'est pas le cas dans tous les États.
Les mesures prises tant aux États-Unis qu'en Australie ont donné de bons résultats. On en constate les avantages sans vraiment relever beaucoup de conséquences néfastes. Il est clair qu'il y a tout de même eu certains problèmes. Je précise que le mot «décriminalisation» porterait à penser que dans les endroits cités la possession de cannabis n'est plus contraire à la loi. Cela n'est pas exact. Je ne sais pas comment ce terme est arrivé à être retenu. Je crois que cela remonte aux années 70, aux États-Unis. On a commencé, aussi bien dans la presse que chez les chercheurs, à voir le mot «décriminalisation» utilisé à l'égard de mesures qui éliminaient de l'arsenal répressif les peines de prison, la possession de cannabis n'étant dorénavant passible que d'une amende. Tout dépend de ce qu'on entend par «infraction». Il y a des infractions qui, même si elles ne sont que de simples contraventions, continuent à relever de la justice pénale. C'est dire que leurs auteurs peuvent tout de même être arrêtés et sanctionnés, même si ces sanctions ne comprennent pas des peines d'emprisonnement. Cela me semble important. Il ne s'agit donc pas d'une véritable dépénalisation mais simplement d'une dépénitenciarisation.
En Australie, et notamment en Australie du Sud, on a adopté en matière de dépénalisation un régime d'expiation dans le cadre duquel les contrevenants ont la possibilité d'expier l'infraction qu'ils ont commise en réglant une petite amende administrative. Ils sont contactés par un agent de police qui leur notifie un avis d'expiation leur ordonnant de comparaître devant le tribunal à telle ou telle date ou de régler cette amende administrative, ce qui règle l'affaire. Le montant à verser est d'environ 100 $, et dans certains États peut atteindre 150 $. Ce règlement met fin au dossier pénal avant même que ne soit engagée une procédure et l'intéressé n'aura pas de casier judiciaire. Ce système réduit les coûts de la justice pénale et le versement de ces amendes rapporte à l'État.
Il s'agissait de réduire, pour les individus, les conséquences néfastes qu'entraînait une condamnation au pénal pour simple possession de cannabis. Cette sanction était considérée comme trop sévère eu égard à l'infraction commise.
Lorsque fut introduit cet avis d'expiation, le nombre de contrevenants augmenta sensiblement, ce qui porte à penser que la police n'appliquait pas vraiment la loi auparavant car elle la jugeait elle-même trop sévère. Après l'adoption de ce nouveau régime, le nombre de personnes interpellées pour possession de cannabis a plus que doublé.
Au cours de cette même période, environ 48 p. 100 - c'est-à-dire moins de la moitié des contrevenants interpellés - ont donné suite à l'avis d'expiation. Moins de la moitié d'entre eux ont réglé l'amende. Cela a provoqué une augmentation des charges de la justice, qui tout à coup a dû faire face à une forte croissance du nombre d'affaires de possession dont elle était saisie. L'adoption de ces nouvelles mesures a tout de même permis d'abaisser les coûts de la justice pénale et notre article en expose les détails. Il est donc clair qu'un certain nombre de problèmes se sont posés au niveau de la mise en oeuvre. Tout semble maintenant être rentré dans l'ordre, l'avis d'expiation étant dorénavant accompagné d'une notice expliquant que les contrevenants qui ne règlent pas l'amende auront un casier judiciaire. Cela pourrait par exemple les empêcher, dix ans plus tard, d'être admis au sein de professions qui exigent, de leurs membres, un certain comportement. Cela a entraîné une augmentation du nombre d'expiations.
C'est dire qu'en Australie les changements adoptés ont posé certains problèmes et que le nouveau régime a dû être affiné en conséquence. Les mesures de décriminalisation n'ont cependant provoqué aucune augmentation de la consommation de drogues et ont permis, en même temps, certaines économies. Les nouvelles mesures ont donc donné d'assez bons résultats de l'avis même de la population.
Aux États-Unis, on n'a pas relevé ce genre de problèmes au niveau de la mise en oeuvre. Dans les États qui ont modifié le régime de sanctions, il semble - malgré des lacunes au niveau des données - que la consommation de cannabis n'ait pas augmenté ou du moins que l'augmentation éventuelle ne soit pas due aux mesures de décriminalisation. Ces mesures ont également permis des économies sensibles, notamment au niveau de la justice pénale.
Assez curieusement, l'expérience n'a pas fait grande impres sion aux États-Unis. Aucun État n'a dépénalisé la possession. Un État a même repénalisé ce comportement et, depuis les années 70, aucun autre État n'a opté pour la dépénalisation. Cela est assez révélateur du peu de cas que la population fait des preuves empiriques en ce domaine.
Je vous ai livré quelques éléments tirés des travaux que j'ai effectués dans le cadre d'une évaluation de la stratégie nationale antidrogue en Australie et des recherches sur l'impact des mesures de dépénalisation. On peut affirmer que l'élimination des peines d'emprisonnement pour possession de cannabis entraîne vraisemblablement une baisse des coûts d'application de la loi sans pour cela provoquer une augmentation de la consommation. De telles mesures doivent à l'évidence être affinées selon l'option choisie. Il faudrait engager des recherches approfondies afin de pouvoir vérifier quels sont plus précisément les effets de telles mesures et il faut également appliquer une stratégie de communi cation avec le public pour assurer que la population ne se méprendra pas sur les nouvelles politiques en y voyant, de la part des autorités, une sorte d'indifférence à l'égard des problèmes sociaux et de santé que peut entraîner la consommation de cannabis.
Compte tenu de ce que nous apprend l'évaluation menée en Australie, nous devrions rechercher les moyens d'assurer, dans le cadre de notre politique en matière de drogues, une plus grande participation de toutes les parties intéressées, et cela que nous adoptions ou non une stratégie à l'échelle nationale. Il faudrait nous entendre sur les principes essentiels au regard desquels seront fixées les priorités et nous devrons adopter, en tenant compte des ressources, des recherches et des évaluations dont nous pourrons disposer, un concept empirique de la réduction des maux. Investissons, donc, dans les mesures dont l'efficacité est certaine.
Le président: Je vous remercie pour cet exposé, et j'ai ici la liste des sénateurs qui auraient des questions à vous poser.
Le sénateur Rossiter: Monsieur Single, la semaine dernière, j'ai lu votre manuel. J'aimerais, d'abord, essayer de définir de manière plus précise les notions de décriminalisation, de dépénalisation et de légalisation. Ces termes ont été beaucoup entendus, mais on semble les confondre.
M. Single: Le sens qu'il convient d'attribuer à ces termes n'est dicté par aucune autorité centrale. Selon moi, et aussi selon la plupart des chercheurs, on doit entendre par décriminalisation le fait qu'un certain comportement, en l'occurrence la possession de cannabis, n'expose son auteur à aucune sanction pénale. Il ne s'agit donc pas d'une infraction au Code criminel.
La dépénalisation représente un changement beaucoup moins radical par rapport à la situation actuelle. C'est-à-dire que, par exemple, la possession resterait une infraction pénale n'exposant pas cependant son auteur à une peine d'emprisonnement mais uniquement à une amende ou à un service communautaire d'une certaine durée, enfin à des sanctions ne comprenant aucune mesure d'incarcération.
La légalisation est un peu comme la décriminalisation mais on légalise non seulement la possession mais également l'approvisionnement. Il s'agit alors de savoir si l'on parle d'une situation de droit ou d'une situation de fait. À Amsterdam, ainsi que mon collègue le professeur Rehm le disait tout à l'heure, il y a une légalisation de fait étant donné que l'approvisionnement est lui-même licite. Un tel régime va plus loin que la simple décriminalisation.
Le sénateur Rossiter: Dans ce contexte-là, on entend donc pas «possession», la possession à titre personnel. Qu'en est-il de la possession en vue d'en faire commerce?
M. Single: C'est une autre distinction que l'on peut opérer. On peut, effectivement, décriminaliser la possession mais non les autres infractions telles que la possession en vue de se livrer au trafic ou le trafic lui-même. C'est une autre nuance.
Le sénateur Rossiter: En ce qui concerne l'opinion publique, je ne sais pas à quoi l'opinion est la plus opposée, si c'est à la décriminalisation ou à la légalisation. Il n'y a finalement pas grande différence entre les deux.
M. Single: Oui, à vrai dire, il n'existe guère de différence. Je n'ai en mémoire aucun exemple où l'on ait décriminalisé quelque chose sans qu'il y ait eu, en même temps, une source licite d'approvisionnement. Généralement ces deux choses vont ensemble. La confusion est née aux États-Unis dans les années 70 lorsque les mesures de dépénalisation avaient été baptisées décriminalisation. À chaque fois que j'utilise le mot décriminali sation je le mets entre guillemets justement pour cela. Cela crée une certaine confusion.
Le sénateur Rossiter: Y aurait-il d'autres termes qui prêteraient moins à confusion?
M. Single: De temps à autre, quelqu'un propose une nouvelle expression mais leur visage ne s'est pas généralisé. Ces trois expressions-là correspondent aux trois solutions possibles. Le maintien du statu quo. La dépénalisation, qui veut dire des sanctions moins sévères. Et la décriminalisation qui fait que la possession ne serait plus passible de sanctions pénales mais où les sources d'approvisionnement ne deviendraient tout de même pas licites. La légalisation rendrait licites les sources d'approvisionnement. C'est comme cela que je vois les choses.
Le sénateur Banks: Pour poursuivre dans le sens indiqué par le sénateur Rossiter, on peut dire, donc, que selon l'option excluant toute peine d'emprisonnement, l'infraction s'apparente un petit peu à la contravention au code de la route. Vous pouvez régler l'amende prévue, et si vous ne régler pas vous allez devoir comparaître devant les autorités. On attribue aux deux types d'infraction une gravité à peu près analogue. J'aurais beaucoup de mal à justifier une telle solution devant quelqu'un qui, pour des raisons pratiques ou morales, est contre l'usage de drogues illicites. Cela est une observation personnelle et non pas une question.
Dans quelle mesure le Canada voit-il restreindre sa marge de manoeuvre en raison des conventions ou traités internationaux auxquels il adhère?
M. Single: Sa marge de manoeuvre n'est pas aussi réduite que beaucoup de gens le pensent. Je me suis pas mal intéressé à la question dans le cadre d'un projet que j'avais mené avec d'autres collègues pour le compte du Parlement de Victoria en Australie. Le Parlement nous demandait si la réforme des lois sur le cannabis pourrait être contraire à certains traités internationaux. Cela dépend bien sûr de l'étendue des réformes envisagées, mais il est clair que le fait d'exclure toute peine d'emprisonnement n'est aucunement contraire à un traité international. Il n'y a aucun problème à ce niveau-là.
La suppression de toute sanction pénale, même les peines d'amende, c'est-à-dire la décriminalisation proprement dite, est plus problématique. Selon certaines interprétations, une telle solution serait permise mais ce n'est pas généralement admis. La solution hollandaise consiste à continuer, en droit, à y voir une infraction pénale. Aux Pays-Bas, il est donc illégal de posséder du cannabis, mais on peut néanmoins l'acheter dans des cafés.
La différence est faite entre la situation de jure et la situation de facto. Or, une telle solution est contraire aux usages canadiens et elle n'est donc pas envisageable ici. Voici comment certains pays ont résolu le problème que poseraient éventuellement les traités. Ils se conforment aux traités en maintenant la législation en l'état mais, en même temps, adoptent, en fait, une politique entièrement différente.
Le sénateur Banks: C'est dont un peu une solution en trompe-l'oeil.
M. Single: Oui.
Le sénateur Banks: Il serait, me semble-t-il, très dangereux pour un pays de décider soit de légaliser la possession à titre personnel, soit la décriminaliser ou la dépénaliser sans, en même temps, modifier la loi applicable aux personnes se livrant au commerce. On suppose, en effet, qu'il y aurait une augmentation du nombre de personnes fumant du cannabis. Selon la distinction que vous avez faite, la source d'approvisionnement est forcément illicite et la vente constitue une infraction pénale avec tout ce que cela comporte.
C'est à peu près comme cela que les choses se passeraient. Existe-t-il des pays, autres que le Canada, où la possession elle-même n'est pas réprimée mais où la vente vous expose aux foudres de la loi?
M. Single: Je ne peux citer aucun exemple d'un véritable régime de décriminalisation où la possession serait licite sans qu'existe en même temps un approvisionnement licite. Il se peut que cela se trouve dans quelque lieu lointain. En Australie et aux États-Unis, on a supprimé toute peine d'emprisonnement. Cela dit, la possession demeure une infraction. Aux États-Unis, par exemple, il n'y a aucune source licite d'approvisionnement. L'Australie, reconnaissant l'existence d'un problème à cet égard, comprend, parmi les infractions susceptibles d'expiation, la culture qui peut aller jusqu'à dix plantes. Cela avait soulevé de nouveaux problèmes et le maximum a été ramené à trois. La culture du cannabis demeure illicite mais, pour trois plantes au maximum, on ne risque pas d'être accusé de culture en vue de se livrer au trafic.
Le sénateur Banks: Est-ce qu'on ne joue pas actuellement, au Canada, un petit peu sur les mots? Est-ce qu'on ne reste pas un peu dans un régime de non-dit? On ne met pas les gens en prison pour possession. On n'engage pas de poursuites contre les personnes pour simple possession dans la mesure où c'est pour leur usage personnel.
Cela dit, on réprime très durement les vendeurs dans le cadre d'une législation qui est un peu en trompe-l'oeil. Les vendeurs risquent, en effet, la prison à vie.
M. Single: En réalité, il est assez fréquent que l'on mette en prison des personnes accusées de possession. Évidemment, les journalistes regardent dans leur entourage et n'y voient personne qui ait été emprisonné. Il est vrai que, en général, ce sont les personnes les plus démunies, celles qui ne peuvent pas régler l'amende qui leur est imposée, qui sont mises en prison.
Chaque année, on arrête au Canada de 30 000 à 40 000 personnes dans des affaires de stupéfiants. Il est vrai qu'on constate un changement très net au niveau des priorités policières. Auparavant, 90 p. 100 des accusations portées en matière de stupéfiants l'étaient dans de simples cas de possession de cannabis; aujourd'hui, la possession de cannabis correspond à 50 p. 100. Je n'ai pas les chiffres exacts, mais je crois que la proportion est à peu près celle-là.
Il est bien évident que la police a réorienté son action en direction des drogues dures et des faits de trafic. Je n'entends pas les critiquer sur ce point. Ils font leur travail, mais il n'en reste pas moins vrai que chaque année on continue à arrêter par milliers des personnes dans des affaires de cannabis. Un certain nombre d'entre elles ne peuvent pas régler l'amende et sont de ce fait mises en prison. Je ne me suis pas penché sur les chiffres précis mais, vers la fin des années 80 et le début des années 90, chaque année, de 1 000 à 2 000 personnes étaient incarcérées pour possession de cannabis. Voilà la réponse à la première question.
Le président: Nous devons entendre, cet après-midi, un témoin qui nous parlera justement de cela. Il devrait être en mesure de nous fournir les chiffres exacts.
M. Single: Pour ce qui est de votre deuxième question, même si nous ne mettions plus les gens en prison, une telle évolution ne serait-elle pas parfaitement logique? Ce que je veux dire c'est que s'il existe en effet à cet égard une politique de facto, pourquoi ne pas l'officialiser? S'il existe de bonnes raisons de ne pas appliquer la loi dans son état actuel, peut-être devrions-nous la modifier. Je n'aime pas que les choses se fassent officieusement au niveau de la bureaucratie plutôt qu'officiellement en vertu d'une politique gouvernementale.
Le sénateur Maheu: M. Single, je crois avoir compris la distinction que vous faisiez tout à l'heure entre décriminalisation, dépénalisation et légalisation. J'ai été surprise d'apprendre qu'en Australie on a adopté cette amende expiatoire. Cela fait un peu penser aux avis de contravention au code de la route. Sur ce point, je suis tout à fait d'accord avec le sénateur Banks. Cela relève donc d'une politique de dépénalisation.
Nous parlions plus tôt avec le professeur Rehm du personnel politique qui en Europe hésite à légaliser ou à décriminaliser la consommation de cannabis pour des raisons essentiellement électorales. Je crois que cela est vrai du Canada. Si un de nos élus osait proposer une telle solution, la presse lui imputerait un projet de légalisation. C'est un sujet très délicat.
Il y a deux choses que je tiens à vous demander. Pourriez-vous, d'abord, nous parler un petit peu de l'hypothèse du portail. Puis, 11 États ont légalisé ou décriminalisé l'utilisation du cannabis. Les lois fédérales ne l'emportent-elles pas sur les lois des divers États étant donné que le gouvernement fédéral, lui, n'a pas modifié sa politique à cet égard? Que se passerait-il, donc, si la loi fédérale devait l'emporter sur celle des États?
M. Single: Je ne suis ni avocat ni juriste. Aux États-Unis, on peut commettre une infraction pénale à une loi municipale, à la loi d'un État, ou à une loi fédérale. Les trois paliers de gouvernement possèdent en effet des compétences en matière pénale. Au Canada, par contre, le droit pénal relève de la compétence exclusive du gouvernement fédéral.
Aux États-Unis, en général, en matière d'application de la loi, c'est plutôt les paliers inférieurs qui s'imposent. La loi fédérale intervient surtout lorsque d'importants problèmes constitutionnels se posent. Une loi municipale peut donc l'emporter sur la loi d'un État.
Ann Arbour (Michigan) nous fournit un précieux élément d'appréciation concernant les répercussions de la décriminalisation. Cette municipalité a vu, en très peu de temps, une évolution radicale de la situation. La possession du cannabis était passible d'une amende de 5 $. Les étudiants de l'Université du Michigan contrôlaient alors le conseil municipal et ils avaient adopté cette loi particulièrement clémente. Or, les citoyens de cette ville reprirent le contrôle du conseil municipal et adoptèrent, en matière de possession de cannabis, une loi beaucoup plus sévère. C'est alors qu'intervint un référendum qui eut pour effet d'adoucir les sanctions. Tout cela s'est passé dans un laps de temps très bref. Pendant cette même période, une étude sur la question se poursuivait. L'étude ne portait aucunement sur la décriminalisation, mais l'on demandait cependant aux sondés s'ils fumaient du cannabis.
On a constaté qu'aucune des modifications apportées à la loi n'avait entraîné de changement au niveau de la consommation. Cela montre bien que la loi n'a pas du tout cet effet dissuasif qu'on lui prête généralement. Quelles que soient les sanctions prévues, la loi n'a pas d'effet dissuasif.
Le sénateur Maheu: Peut-on donc supposer que quelles que soient les conséquences prévues, l'on ne constate actuellement aucune baisse de la consommation du cannabis?
M. Single: Les mesures de décriminalisation n'ont pas vraiment pour objet de réduire la consommation. Leur but est, plutôt, de réduire les coûts et de réduire les conséquences néfastes pour les individus qui fument. On ne s'attend d'ailleurs pas à une baisse de la consommation. On espère qu'il n'y aura aucune augmentation et c'est généralement ce qui semble se produire.
En ce qui concerne la théorie du portail, je crois pouvoir dire qu'il n'y a aucun lien de causalité entre cela et la consommation d'autres drogues. Par deux fois, au cours de ma carrière, j'ai dû prendre parti dans le cadre de la controverse entourant le portail. La première fois c'était en étudiant la question de savoir si la consommation de drogues est un phénomène unidimensionnel. C'est-à-dire si son analyse démontre effectivement que les toxicomanes ont commencé par fumer de la marijuana ou une autre drogue douce? Il s'agit de remonter aux sources de la toxicomanie. Cette analyse permet de dire s'il s'agit effectivement d'un phénomène unidimensionnel. Les origines sont-elles communes, et cetera? Il est vrai que la marijuana appartient à cette nébuleuse comprenant diverses substances psychédéliques et autres drogues dites dures.
Par contre, l'alcool peut très bien figurer au même titre chez les adolescents. On ne constate donc l'existence d'aucun mécanisme biologique; on s'aperçoit simplement que la consommation d'une substance psychoactive, quelle qu'elle soit, va de pair avec la consommation d'autres substances. Si l'on constate une progression, on ne peut pas dire que le cannabis en est à l'origine; l'origine serait plutôt à rechercher du côté de la publicité à la télévision où les enfants peuvent voir des gens qui prennent des pilules pour se sentir mieux. Le phénomène a donc plutôt sa source dans les drogues licites que dans les drogues illicites.
Le second travail de recherche auquel j'ai participé portait sur la théorie du portail. Nous avons organisé une expérience empirique de ce qu'on appelle la théorie socio-culturelle de l'escalade en matière de drogues. Selon cette théorie, ce n'est pas le cannabis qui stimule l'ascension vers d'autres drogues, mais plutôt le simple fait de l'avoir rendu illégal car le consommateur est alors mis en contact avec le monde de la toxicomanie.
Je me suis livré à certaines expériences empiriques afin de voir si les adolescents avaient tendance à se lancer dans le commerce. Je voulais savoir s'ils avaient tendance à se procurer des quantités supérieures à leurs propres besoins afin d'en revendre, soit à leurs amis soit, plus généralement, à des clients.
Ceux qui fumaient le plus de marijuana étaient aussi les plus susceptibles de passer à d'autres drogues. Or, en limitant les occasions d'acheter et de vendre, on limitait en même temps cette escalade. Ce n'est donc pas la quantité de marijuana fumée qui favorisait la consommation de drogues dures mais plutôt le fait que les quantités fumées incitaient à en acheter davantage et donc à en revendre. D'après moi, cela voulait dire qu'en faisant du cannabis un produit illicite, on obligeait les consommateurs à fréquenter un milieu interlope et on favorisait par là même une escalade vers des drogues plus dures. Ce travail ne permet pas, cependant, de dire ce qui se produirait si la situation était inversée.
Le fait est, encore une fois, qu'il n'existe aucun lien de causalité entre la consommation de marijuana et la probabilité d'une escalade vers des drogues plus dures. Cela est également vrai de l'alcool ou du tabac.
Le sénateur Banks: On sait qu'un programme visant à réduire la consommation de tabac chez les jeunes, s'est révélé très efficace en Californie. La proportion d'adolescents fumant la cigarette est passé de 30 p. 100 à 6,9 p. 100, soit une baisse très sensible. Ce programme a exigé une mise de fonds considérable au départ et, pour obtenir ce genre de résultats, il faut instaurer un programme global. Là où l'on a consacré les ressources nécessaires, on a obtenu des résultats comparables. Cela n'a bien sûr rien à voir avec la décriminalisation puisqu'il s'agit de tabac. Mais il s'agit de modifier les attitudes et les habitudes. Ce qui justifie la mise de départ, c'est l'idée que les jeunes qui ne fument pas encore à 18 ans, ne se mettront jamais à fumer la cigarette.
Je parle néanmoins là de substances qui entraînent la dépendance. On a instauré des mesures dissuasives, mais je continue à acheter des cigarettes. J'avais dit un jour que si le prix des cigarettes atteignait 1 $, j'arrêterais du jour au lendemain. Rien pourtant, hormis le programme global que j'ai évoqué tout à l'heure, ne semble avoir réussi à empêcher les gens de fumer.
Pensez-vous qu'on pourrait également changer les attitudes et les habitudes de personnes qui s'adonnent à d'autres drogues?
Comment expliquer, historiquement, le fait que le tabac et l'alcool, qui chaque année tuent de nombreuses personnes, soient licites, alors que les drogues illicites sont responsables de beaucoup moins de décès? Globalement, les maux imputables aux drogues illicites sont beaucoup moins importants que ceux qui découlent de ces deux drogues licites qui, tout à fait arbitrairement, sont considérées comme de «simples dépendan ces» et acceptables à ce titre. La dépendance par rapport aux drogues illicites, responsable de beaucoup moins de décès, n'est pourtant pas admise. Quelles seraient, historiquement, les raisons d'une telle situation? Comment en sommes-nous arrivés là?
M. Single: C'est vrai. J'estime qu'il y a effectivement pour cela des raisons historiques et je commencerai par votre deuxième question. J'ai essayé de calculer le taux de morbidité et de mortalité accompagnant la consommation d'alcool et de tabac. Il est frappant de voir que ces deux substances, jugées acceptables par la société, attirent beaucoup moins l'attention des responsa bles politiques que ne le font les drogues illicites. Le tabac, par exemple, est considéré, au niveau des politiques gouvernementales, beaucoup moins problématique bien que, chaque année, il soit responsable de 40 ou 50 fois le nombre de décès dus aux drogues illicites. Chaque année, au Canada, un décès sur cinq est imputable au tabac.
C'est tout de même quelque chose et néanmoins on dépense relativement peu au niveau de la prévention et de la recherche en ce domaine. Par contre, on consacre 400 millions de dollars à la répression de stupéfiants qui tuent un beaucoup moins grand nombre. Ce phénomène est quasi universel; on voit à peu près la même chose dans les autres pays. Cela est dû à l'histoire et également à la dynamique politique liée aux divers problèmes - en un mot, les fumeurs meurent sans faire de bruit. Ils ne font pas parler d'eux, ne commettent pas de crimes contre leurs concitoyens pour subventionner leur dépendance, n'embarrassent pas les autorités et ne sont pas là comme des rappels gênants des ratés de notre société. En effet, chaque fois que vous croisez, dans la rue, un toxicomane, la société est tout de même un peu interpellée.
Pour évaluer les coûts du phénomène, il faut bien sûr tenir compte des taux de morbidité et de mortalité. Politiquement, ces données sont neutres. Elles montrent bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Pourquoi, en effet, porter autant d'intérêt et consacrer autant de ressources à ce phénomène de toxicomanie qui ne semble pas coûter très cher à la société? Si, par contre, les réformes sont trop radicales, on risque de favoriser la consommation.
S'agissant d'une substance licite, considérez le coût. Politiquement, ce facteur est neutre. Les conclusions des études de coûts peuvent être invoquées par les partisans du statu quo comme par les partisans de la réforme et ne privilégient en fait aucune solution particulière. Voilà le genre de recherches auxquelles j'aime me livrer.
En ce qui concerne la prévention du tabagisme en Californie, je dois dire que je ne connais pas ce programme. Je sais qu'en matière d'alcool ce genre de programme a donné de bons résultats, là où l'on y a consacré des sommes dont nous ne disposons d'ailleurs pas au Canada. Il s'agissait, en effet, d'un programme très complet.
Je ne suis pas certain que ce genre de programme donnerait, en matière de drogues illicites, des résultats aussi bons que pour le tabac, et cela pour plusieurs raisons même si la cigarette crée une plus grande dépendance. Ces résultats incitent néanmoins à l'optimisme. Chez les adolescents californiens, la cigarette n'est vraiment plus en vogue. Elle a perdu beaucoup de son chic. Or, cela n'est pas vrai au Canada et surtout chez les jeunes femmes. Cela dit, on ne désespère aucunement.
En ce qui concerne les fumeurs de cannabis - cela est moins vrai pour les utilisateurs d'autres substances étant donné qu'on constate chez eux un taux plus élevé de dépendance - il est difficile de les convaincre qu'ils devraient y renoncer. Ce n'est pas du tout comme la cigarette où l'on voit sur les paquets des photos de poumons noircis par la fumée. Il est généralement admis que la cigarette nuit à la santé.
Cette conviction ne se retrouve pas chez de nombreux fumeurs de cannabis. Tout programme de prévention doit tenir compte de cela. Le cannabis pose, certes, un risque sanitaire. Il y a lieu d'insister sur cela, non pas en jouant sur la peur mais en diffusant des informations fiables. En effet, la peur risque de stimuler une sorte de fascination et d'accroître la consommation de drogues.
Le président: J'aimerais maintenant, monsieur Single, reparler de la situation en Australie. Comme le Canada, l'Australie possède une population autochtone. Les autochtones y sont à peu près 350 000, soit 2 p. 100 de la population. Ils habitent principalement deux territoires dans le nord du pays. Dans votre étude sur la stratégie adoptée par l'Australie, comment voyez- vous les initiatives prises en faveur de la communauté autochto ne?
M. Single: Ces efforts sont, hélas, très semblables. C'est-à-dire que la situation est déplorable dans les deux pays. On constate, en effet, chez les autochtones un taux élevé d'alcoolisme, de toxicomanie et de tabagisme. En moyenne, un Autochtone au Canada vit dix ans de moins qu'un non-Autochtone. Le nombre de décès par accident est très élevé. Il est vraisemblable que la moins grande longévité des autochtones est pour une bonne part due à l'alcool, aux drogues et à la cigarette.
Il en va à peu près de même en Australie ainsi que dans d'autres pays qui constatent des problèmes analogues au sein de leurs populations autochtones. La consommation de drogues illicites constitue un problème beaucoup moins grave que l'alcool et l'inhalation des vapeurs de pétrole même si la consommation de drogues illicites est beaucoup plus élevée chez les autochtones que dans le reste de la population.
Cette inefficacité des initiatives prises en ce domaine est une grande source de frustration. Ils ont modifié leur approche et maintenant les Autochtones établissent leurs propres programmes et en assurent l'administration. Les efforts du gouvernement fédéral consistent surtout à assurer aux communautés autochtones la formation leur permettant d'utiliser les outils mis à leur disposition. L'approche précédente, c'est-à-dire les gens venant de l'extérieur, s'est révélée inefficace. Les initiatives ancrées dans la communauté semblent donner de meilleurs résultats. C'est également comme cela qu'on voit les choses au Canada.
Je n'ai pas essayé de formuler des recommandations en Australie. Compte tenu des ressources engagées, les efforts semblent aller dans le bon sens. L'ampleur du problème incite à la modestie. On voit mal quelle en serait l'issue. La plupart des chercheurs s'entendent pour dire qu'il faut que les communautés autochtones prennent elles-mêmes l'initiative en vue de régler les problèmes qu'elles éprouvent.
Le président: Ce qui serait à retenir dans ce qui a été fait en Australie c'est l'idée de partenariat. Le Canada pourrait en tirer des leçons très utiles. Je ne parle pas simplement en matière d'application de la loi ou de mesures de santé. Je veux dire aussi au niveau des gouvernements. Les communautés autochtones ont-elles dès le départ été associées à ce partenariat? Le sont-elles actuellement?
M. Single: Elles reçoivent des subventions spéciales. Dans ce domaine, une des meilleures spécialistes mondiales, Maggie Brady, travaille en étroite collaboration avec le gouvernement australien. Elle a écrit un grand livre, The Grog Book: Strengthening Indigenous Community Action on Alcohol qui traite des conséquences de l'alcool et de la drogue au sein des communautés autochtones et des moyens d'y faire face. Les communautés autochtones du Canada pourraient s'en inspirer dans le cadre de leurs initiatives dans le même domaine. Le partage des connaissances est fondamental et les communautés autochtones se réunissent régulièrement à l'occasion de conférences internationales.
Le président: Ont-elles participé à l'élaboration de la stratégie adoptée par l'Australie?
M. Single: Non, mais elles ont bénéficié d'une large part des subventions prévues. Ce sont des ministres et autres hauts responsables qui étaient là lorsque le gouvernement fédéral et les gouvernements des États ont élaboré cette stratégie. Les autochtones n'y ont guère participé, mais le reste de la population non plus.
Le président: Les trois paliers de gouvernement étaient donc représentés par des ministres. Pourriez-vous me dire en quelques mots comment cette stratégie a été lancée et comment elle était organisée?
M. Single: Tout cela est expliqué au chapitre 2 du rapport.
Le président: Je m'y reporterai. Les communautés autochtones relèvent des responsabilités des ministres territoriaux qui ont pris part à cette élaboration?
M. Single: Oui.
Le président: Quelles étaient les préoccupations proprement autochtones évoquées au cours de cet exercice?
M. Single: Il s'agissait surtout de problèmes de santé dus à l'alcoolisme et à l'inhalation des vapeurs de pétrole. C'était, d'après moi, le principal problème.
Le président: Nous allons prendre connaissance des rapports que vous avez cités. Nous consulterons peut-être leur auteur pour obtenir des éclaircissements sur tel ou tel point ou pour nous aider à formuler des recommandations qui pourraient être retenues par nos propres communautés.
L'Australie avait retenu une stratégie à trois volets portant non seulement sur les drogues illicites mais également sur le tabac et sur l'alcool. Devrions-nous en faire autant au Canada?
M. Single: La question se pose en effet. Il est clair que l'alcool et les drogues font partie d'une même problématique. Les deux ont de nombreux points en commun et des initiatives conjointes permettraient une approche plus rentable. Au niveau de la personnalité et des besoins il y a, là aussi, de nombreux points communs. On constate une polytoxicomanie très étendue; presque toutes les personnes toxicomanes éprouvent également une forte dépendance à l'égard de l'alcool. Il serait donc parfaitement illogique de les considérer séparément. Il est parfois utile d'opérer une distinction entre les deux phénomènes mais il est plus économique aussi de les traiter de pair.
Le tabac a toujours été considéré à part. Je ne suis moi-même pas certain que l'on doive retenir le tabac dans le cadre d'une même politique. Le tabac et la drogue se recoupent dans une certaine mesure mais il s'agit de deux problèmes distincts. L'idée de retenir le tabac dans le cadre d'une stratégie se défend, certes, mais je ne suis nullement opposé à l'idée de lui accorder pour l'instant un traitement séparé. À terme, le simple souci de rentabilité incite à adopter une politique globale portant à la fois sur les drogues, le tabac et l'alcool. La pharmacodépendance comporte de nombreux enseignements applicables aux toxicomanies et l'inverse est également vrai.
Le sénateur Kenny: Le témoin a, comme par anticipation, répondu à la question que je me posais. Je crois que la cigarette est souvent un premier pas sur la voie menant aux drogues illicites. Une des grandes différences est que le tabac vient, chronologiquement, avant l'alcool ou les autres drogues, mais, chemin faisant, ce sont les mêmes personnes qui semblent impliquées dans le phénomène. J'ai écouté votre réponse avec beaucoup d'intérêt.
M. Single: Nous élaborons actuellement un document de travail au sein du groupe de travail national que je préside pour le compte du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies. Il s'agit d'examiner la position à prendre vis-à-vis du tabac dans le cadre des programmes de réadaptation des personnes ayant une dépendance à l'égard de l'alcool ou des drogues. Nous nous sommes aperçus, en examinant la littérature publiée en ce domaine, que l'amélioration est plus marquée si l'on supprime également la cigarette. Vous avez peut-être eu l'occa sion de constater qu'on fume beaucoup aux réunions des AA. En général, les gens cherchent à rompre un état de dépendance en accentuant leur dépendance à l'égard d'une autre substance. On constate de meilleurs résultats lorsque les efforts de réadaptation comprennent l'arrêt volontaire de la cigarette.
Le président: Je crois savoir que l'Australie a calqué sa politique sur celle des Américains et introduit, pour les jeunes autochtones, un barème de peines obligatoires. Vous êtes-vous penché sur cet aspect de la question?
M. Single: Non, notre mission n'était pas d'évaluer la politique elle-même.
Le président: Quelles étaient les premières mesures adoptées par l'Australie lors de l'élaboration d'une stratégie nationale? Dans quelle mesure la population a-t-elle pu participer? Je ne veux pas dire, par cela, qu'une population ne saurait être valablement représentée par un député ou un sénateur ou autre représentant élu, mais je veux dire une représentation plus forte de la population en général. Les citoyens ont-ils pu participer à tout cela?
M. Single: Au départ, on ne peut guère dire qu'ils ont participé. En effet, au début, les décisions venaient d'en haut. Tout cela trouve son origine dans le fait que le premier ministre de l'époque avait une fille qui s'adonnait à l'héroïne. Cela l'a beaucoup secoué et il a convoqué une conférence nationale sur les drogues réunissant les premiers ministres des divers États. Ils ont élaboré de concert avec le conseil ministériel une stratégie nationale en matière de drogues - les principaux ministres de la Justice et de la Santé des divers États. Ils en ont assuré le financement pour cinq ans, subvention qu'ils ont renouvelée pour cinq autres années. Au début, toutes les décisions venaient d'en haut.
L'initiative est donc née d'un problème que le premier ministre a perçu au sein de sa propre famille. Cette situation aurait pu être à l'origine d'une véritable guerre contre la drogue. Les choses ne se sont pas produites ainsi, en grande partie à cause du ministre de la Santé de l'époque qui s'intéressait beaucoup à l'approche qui commençait à être retenue en Europe: des stratégies de réduction des maux. Il a consulté des experts - c'est-à-dire les quelques experts que comptait alors l'Australie - ainsi que les interve nants sur le terrain, c'est-à-dire les personnes qui, dans le cadre des urgences médicales, sont en contact direct avec les toxicoma nes. Ils ont décidé d'adopter une stratégie fondée sur la réduction des maux.
Bien qu'au départ les décisions soient venues d'en haut, elles ont progressivement filtré vers les bas, la participation s'élargissant en cours de route, du moins la participation des États. Certaines ONG ont été appelées à un rôle consultatif. La mise sur pied d'un bureau central a en effet été confiée à une des principales ONG. Ils ont mieux réussi à instituer un partenariat entre les divers paliers de gouvernement et les ONG qu'entre les divers ministères.
Le président: Dans quelle mesure les chercheurs parviennent-ils à porter les données et les chiffres à la connaissance des citoyens afin de dissiper les mythes et d'attirer l'attention sur le véritable problème? Le public a-t-il, en Australie, une bonne compréhension de ces divers problèmes? Est-ce comme au Canada où chacun a une opinion à ce sujet? S'agit-il d'une opinion fondée sur des données concrètes ou d'une opinion plus «informée»?
M. Single: Le public a, me semble-t-il, une opinion plus informée mais je manque peut-être d'objectivité sur ce point car dans le cadre de l'évaluation j'ai participé à des audiences publiques dans les capitales de tous les États et territoires. Les personnes qui se sont exprimées à ces occasions avaient toujours cherché à s'informer sur l'état des problèmes.
Mais ce n'est pas tout. Je constate maintenant des réactions mieux informées aux problèmes qui surgissent. Par exemple, lorsqu'au Canada un enfant meurt d'une surdose, les gens en sont attristés et on va peut-être voir un politicien exiger que l'on renforce les sanctions applicables aux revendeurs de drogues. En Australie, par contre, en pareil cas les parents ont plutôt tendance à reprocher au gouvernement d'avoir transformé leur enfant en criminel en adoptant des politiques qui ne l'ont pas encouragé à se faire traiter. Il y a une très grosse différence au niveau de la réaction qui est, là-bas, beaucoup plus avisée. En Australie, les parents de toxicomanes ont un réel poids politique. On constate la même chose à Vancouver mais pas dans le reste du Canada.
Le sénateur Kenny: Constate-t-on un tel sentiment de révolte chez les parents de jeunes enfants atteints de tabagisme, ou lorsqu'on voit un adulte dont le décès prématuré est dû à la cigarette?
M. Single: Je ne saurais vous répondre sur ce point. Je me suis assez souvent rendu en Australie et j'ai l'impression que ce genre de situation ne provoque pas le même sentiment de révolte. Je ne crois pas que la cigarette soit plus largement acceptée là-bas qu'ici.
Le sénateur Kenny: Les taux de mortalité sont comparables, c'est-à-dire beaucoup plus élevés pour les maladies liées à la cigarette que pour les drogues. Cela dit, on constate une certaine ambivalence qui, politiquement, ne débouche sur rien. Le lien est mal perçu au Canada.
Je suis surpris d'apprendre que, du moins en matière de drogues, les électeurs reprochent au personnel politique son manque d'initiative. C'est pourquoi j'aurais aimé savoir s'il en allait de même pour le tabac.
M. Single: Je ne saurais établir un parallèle.
Le président: D'après vous, il conviendrait d'insister davantage sur l'évaluation des divers projets. Pour donner suite à cette recommandation, pensez-vous que nous devrions assortir chaque projet de l'obligation de consacrer une partie du financement à l'évaluation du programme?
M. Single: Je dirais en principe que oui. Je pense, effectivement, qu'une partie des crédits affectés à un projet devrait être consacrée à l'évaluation. Cela dit, nous n'avons pas assez de chercheurs possédant la formation nécessaire. Il serait possible d'évaluer, disons, un projet en partie, ou certains projets seulement. On devrait, cela dit, exiger qu'au moins tel ou tel pourcentage des programmes fasse l'objet d'une évaluation systématique.
Ce qui importe, également, c'est de fixer les mêmes normes de résultat pour toutes les interventions. Nous possédons une vaste quantité de données concernant les résultats des divers modes de traitement et l'efficacité des diverses méthodes thérapeutiques et il est bien qu'il en soit ainsi. Cela dit, dans des domaines tels que les programmes de prévention, les éléments d'appréciation sont beaucoup plus rares. En ce qui concerne les interventions au niveau de l'approvisionnement, les données sont pratiquement inexistantes.
Il ne suffit pas d'exposer les armes à feu, les drogues et les billets de banque dans le cadre d'une conférence de presse. Cela impressionne fortement les téléspectateurs qui regardent les nouvelles de 18 h mais cela ne permet pas vraiment de savoir quels ont été les effets d'une opération policière qui a pris un ou deux ans et coûté plusieurs millions de dollars. Cela ne permet pas de se faire une idée des répercussions, au niveau de la communauté, des toxicomanies et des problèmes qui en décou lent. C'est cela pourtant qui m'intéresse. Or, personne ne semble connaître l'incidence réelle de ce genre de chose.
On pourrait même dire qu'en fait ce genre de chose ne sert qu'à provoquer une augmentation provisoire du prix des drogues, ce qui risque d'ailleurs d'entraîner une augmentation de la criminalité étant donné que les toxicomanes vont devoir payer des prix plus élevés ou aller plus loin pour s'approvisionner. Ensuite, un autre fournisseur s'installe et remplace celui qui a été arrêté.
Je ne prétends pas qu'on devrait supprimer ce genre d'interven tion, mais il me paraît étrange de voir dépenser chaque année 400 millions de dollars pour réprimer le trafic de drogues alors qu'on ne cherche même pas à comprendre quelles peuvent être les répercussions de ce genre de chose sur l'ensemble des problèmes liés aux toxicomanies. On dépense beaucoup moins en matière de prévention et de traitement mais, pourtant, tous nos efforts de recherche et d'évaluation sont consacrés à cela. Il faut que les crédits de recherche et d'évaluation soient répartis sur l'ensemble des interventions et que l'on retienne partout les mêmes critères de résultat.
Le président: Je sais toute l'importance que revêtent pour vous les mesures de financement. Mais, même si nous investissions dans des programmes de recherche et de prévention, d'après ce que j'ai lu dans votre mémoire, il ne faudrait pas négliger les programmes d'évaluation afin d'atteindre tout de même l'objectif que les subventions étaient censées viser.
M. Single: Tout à l'heure, on a posé au professeur Rehm une question sur le rôle que les études de coûts pourraient jouer dans le cadre d'un processus d'évaluation et de contrôle. Je relève que l'unité de recherche qui avait pris l'initiative de cette étude des coûts a été démantelée trois semaines après qu'elle eut fait connaître ses résultats.
Aucun facteur personnel n'est à retenir en cela. Je ne pense pas, en effet, que l'unité ait été démantelée à cause des résultats dont elle a fait état. Cela faisait simplement partie des réductions budgétaires de l'époque, même si ces restrictions confinaient à l'imprévoyance. Nous ne savons même pas au Canada combien de personnes s'adonnent à la drogue. Cela n'est pas pour vous surprendre. La dernière enquête nationale sur l'alcool et les drogues remonte à 1984 et, à ma connaissance, aucune autre enquête n'est prévue.
Ce manque d'information est gênant. Je collabore, avec le Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies, à la rédaction d'un recueil statistique national contenant toutes les données relatives à l'alcool, au tabac et aux drogues. Il a pour titre Profil canadien. Depuis trois ans, nous n'avons rien publié et nous ne pensons pas reprendre cette publication étant donné l'absence de nouvelles données. Il serait malhonnête de notre part de vendre une telle publication en se contentant de mettre à jour un ou deux tableaux. Nous ne possédons pas de nouvelles informations. Le gouvernement a refusé d'investir les sommes nécessaires à de nouvelles recherches et, sur de nombreux points, nos questions restent sans réponse.
Le sénateur Banks: Vous disiez tout à l'heure que la ligne dure adoptée par les États-Unis dans sa lutte contre la drogue n'a guère donné de résultats. Pensez-vous que cette politique puisse, à terme, soit éliminer soit réduire sensiblement la consommation de drogues illicites?
M. Single: D'après moi, cette politique n'a presque rien donné. C'est un trou noir qui a absorbé d'énormes ressources mais qui a eu davantage tendance à aggraver le problème qu'à le réduire. Comme la plupart de mes collègues, je ne suis pas du tout partisan d'une «guerre contre la drogue».
De telles initiatives pourraient donner de meilleurs résultats, mais il faudrait accepter d'en payer le prix. On constate, dans l'histoire, des cas où une répression encore plus féroce s'est abattue sur le marché de la drogue. Peu après la fin de la guerre civile en Union soviétique, dans les années 20, les personnes prises à consommer ou à vendre de la drogue étaient tout simplement fusillées. La répression est un moyen efficace mais une politique de la drogue digne de ce nom ne vise pas simplement à réduire les maux associés à la drogue. Il y a toujours, implicitement, un second objectif qui est d'adapter son action non seulement aux ressources disponibles mais également à ce qui est socialement acceptable. Il est clair qu'il n'y aurait aucune récidive en matière de drogue si les fumeurs de cannabis étaient passibles de la peine capitale, mais une telle sanction dépasserait les bornes de ce qui est acceptable.
Je ne vois aucun moyen de mettre fin à la consommation, si ce n'est par des mesures qui seraient inacceptables. Il y a des années, on avait essayé de rendre la répression plus efficace en accordant des mandats de main-forte, c'est-à-dire, en fait, en confiant aux policiers un mandat de perquisition de durée illimitée. Cette mesure faisait fi de tout ce qui s'était passé depuis la Grande Charte pour garantir le droit à l'intimité, sans pour cela donner les résultats escomptés. Depuis, on a supprimé ces mandats. Pour mener contre la drogue une guerre efficace il faudrait, en effet, adopter des mesures draconiennes que réprouveraient, je pense, la plupart des Canadiens. Il est donc bien préférable d'envisager d'autres moyens tels que la réduction des maux. On ne peut pas actuellement affirmer que de telles mesures auront les effets voulus mais il est clair qu'à tout le moins elles ne contribueront pas à une aggravation de la situation.
Le sénateur Kenny: Est-ce à dire que la guerre contre la drogue est un effort en vue d'apporter une solution politique à un problème sanitaire?
M. Single: C'est effectivement un peu ça.
Le sénateur Kenny: Lorsque le président a évoqué les évaluateurs, vous avez ajouté que nous n'en avions pas assez qui possèdent la formation voulue. Cela m'a fait penser au film Field of Dreams: construisez un stade et les spectateurs suivront. Pensez-vous que si on dégageait les crédits nécessaires, on pourrait trouver les évaluateurs?
M. Single: Oui, mais il faudrait peut-être attendre cinq ou dix ans avant d'obtenir les résultats voulus.
Le sénateur Kenny: Quels sont les résultats de ce que nous avons fait au cours des cinq ou dix dernières années?
M. Single: Très minces, car nous n'avons pas eu les crédits nécessaires.
Le sénateur Kenny: Peut-être devrions-nous faire l'effort afin, justement, de pouvoir, dans cinq ou dix ans, effectuer les évaluations nécessaires.
Mon second commentaire est que la vareuse rouge ne se trouve jamais à court. Je ne dis pas cela par cynisme, mais il est clair qu'au Canada les informations en ce domaine nous proviennent de la police. La police assure elle-même l'évaluation des programmes qu'elle est chargée de mettre en oeuvre; c'est elle qui bénéficie des crédits nécessaires, et c'est pourquoi il nous est tellement difficile de dire si les sommes qu'elle dépense pour réprimer le commerce de la drogue ou pour faire face aux problèmes qui en découlent se justifient pleinement au vu des résultats obtenus.
Est-ce à dire que, selon vous, on ne peut pas espérer avoir un système efficace si l'on ne centralise pas l'autorité, les programmes d'évaluation et l'ordonnancement des dépenses car c'est le seul moyen d'obtenir des résultats objectifs?
M. Single: En effet. Les recherches devraient être menées indépendamment des organismes chargés d'engager les dépenses.
Le sénateur Kenny: Vous nous seriez utile en indiquant les moyens permettant d'assurer cette indépendance vis-à-vis des organismes policiers. Comment, en effet, évaluer l'efficacité de l'action policière? Comment savoir si la répression est aussi rentable que la prévention?
M. Single: En Australie, ils ont constitué un fonds spécial pour la recherche. Ils ont également créé une unité de recherche chargée d'étudier l'activité policière. Cette unité a notamment effectué une étude sur l'incidence que de grosses descentes policières peuvent avoir sur une communauté et sur les problèmes liés à la drogue. D'après ces études, ce genre d'opération coup-de-poing n'influe que dans le court terme, et encore de manière en grande partie négative puisqu'elle provoque une augmentation du prix de la drogue, ce qui entraîne, à son tour, une multiplication des délits.
Le sénateur Kenny: Est-ce à dire que la police australienne a supprimé sa brigade des stupéfiants?
M. Single: Les responsables politiques ne leur ont pas donné d'instructions en ce sens. Je ne formule aucun reproche à l'endroit des policiers. Leur situation est en effet très délicate et, après tout, ils font le travail qu'on leur demande de faire.
Le sénateur Kenny: Je n'entends pas, moi non plus, critiquer la police, mais il est vrai qu'en attendant la constitution d'un autre organisme spécialisé, c'est la police qui assure les trois fonctions.
M. Single: Oui, et elle hésite naturellement à renoncer à l'une ou l'autre d'entre elles, mais je pense qu'on pourrait la convaincre de le faire. Cela dit, on ne peut pas voir dans la police un ensemble monolithique. Selon les chefs de police, il y a en effet lieu de supprimer les peines carcérales pour la possession de cannabis. Ils sont favorables à une décriminalisation du cannabis.
Le sénateur Kenny: Quel est, sur ce point, l'avis du policier de base?
M. Single: Je crois savoir qu'eux-mêmes n'y sont pas favorables. Le responsable du comité de la drogue au sein de l'association des chefs de police a fait part des plaintes que lui avaient adressées des policiers de base. Cela pourrait être, d'après moi, parce que les dossiers de drogue, qui exigent la présence des policiers à l'audience, leur offrent la possibilité de faire des heures supplémentaires. Peut-être y a-t-il un problème au niveau de la rémunération des policiers et il se peut que ce problème vienne compliquer les problèmes liés à l'actuelle politique en matière de drogues. Mais ce qu'il faudrait faire alors c'est résoudre ce problème-là afin que les policiers ne comptent plus sur les heures supplémentaires que leur assurent les dossiers de drogue, attitude qui influence les priorités de l'action policière.
Le président: J'aurais plusieurs questions à poser sur le financement de la politique appliquée en Australie. Cela relève de qui, du gouvernement fédéral ou du gouvernement des États? Je m'intéresse aussi à cette idée, qu'ils ont empruntée à l'Europe, et qui consiste à assurer, pour la présidence du comité, un roulement. Cela me semble intelligent. Peut-on en faire autant au Canada?
En Australie, vous avez recommandé la création d'un bureau d'information chargé de centraliser les données. Songiez-vous à ce qui s'est fait en Europe, c'est-à-dire à un répertoire central des connaissances?
M. Single: Je pensais plutôt au centre national d'échange des données tel qu'il fonctionne au sein du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies. Il s'agit d'une mise en réseau informatique des divers centres de ressources. Au Québec, il existe des centres de ressources et des centres de traitement où seul le français est utilisé. En Alberta, le Nechi Institute possède la collection la plus complète de documents sur les problèmes de dépendance au sein de la population autochtone. Le Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies a constitué une base de données bilingue utilisant un même logiciel qui relie électroniquement tous les autres centres afin que tout le monde puisse avoir accès aux données. Les personnes n'appartenant pas à des centres de ressources n'ont pas directement accès aux informations mais peuvent les commander et se les faire envoyer. Voilà le genre de modèle que j'envisage - non pas une bibliothèque ou des archives nationales mais un réseau informatique.
Le président: Je croyais que vous songiez à ce qui se fait en Europe. Il existe là-bas une organisation indépendante qui suit de près la situation.
M. Single: J'ai eu l'occasion de visiter, à Lisbonne, le centre européen de contrôle. C'est plutôt bien. Je l'envie même un peu car il a un budget de fonctionnement de 100 millions de dollars par an.
Le président: Lui enviez-vous son budget de fonctionnement ou la mission dont il est chargé?
M. Single: Il y a le climat de Lisbonne, aussi, qui est très agréable. Mais j'envie à la fois son budget et sa mission. Ils ont pu progresser rapidement dans de nombreux domaines. Cela leur a permis, bien qu'ils n'existent que depuis six ou sept ans, de favoriser dans les divers pays européens le mise en place de programmes plus efficaces.
Le président: Le Canada devrait-il se doter d'une organisation indépendante comme celle-là?
M. Single: Nous avons ici une organisation nationale créée en 1998 par une loi spéciale. Il s'agit, en effet, du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies, mais il y a quelques années cet organisme a presque été contraint de fermer ses portes en raison de l'insuffisance radicale des crédits qui lui étaient affectés. Financièrement, la situation n'a pas changé. D'après moi, c'est de ce côté-là qu'il faut chercher. Je ne dis pas cela par intérêt car je n'en fais plus partie. Mieux vaudrait, d'après moi, renforcer le financement d'un organisme qui existe déjà que de vouloir repartir à zéro.
Le président: Monsieur Single, je tiens à vous remercier d'avoir ainsi répondu à notre invitation. Nous vous ferons parvenir, par écrit, d'autres questions encore, auxquelles nous vous saurions gré de bien vouloir répondre.
[Français]
Avant de suspendre les travaux de cette séance du comité, je tiens à rappeler à tous ceux qui s'intéressent aux travaux de notre comité, qu'ils peuvent s'informer au sujet des drogues en visitant notre site Internet à l'adresse suivante: www.parl.gc.ca.
Ils y trouveront les exposés de tous les témoins, leur biographie, la documentation argumentaire qu'ils auront jugée nécessaire de nous offrir, ainsi que plus de 150 liens pertinents.Vous pouvez également utiliser cette adresse pour nous transmettre vos courriels.
En mon nom et au nom de mes collègues, nous vous remercions de l'intérêt que vous portez à nos travaux. Les travaux du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites sont maintenant ajournés jusqu'à 13 heure 30.
La séance est levée.